Livre : Septième art, du sens pour l´esprit

Article écrit par

Daniel Weyl, Septième art : Du sens pour l´esprit, éditions L´Harmattan, octobre 2006.

« Le septième art est l’objet d’une incroyable confusion, résultant de deux attitudes opposées, mythification publique et études savantes. Elles se rejoignent dans la banalisation de l’art. »

Penser le cinéma comme un art. Se défier du cinéma-divertissement, qui véhicule une idéologie à laquelle le consommateur fait plus qu’adhérer : il s’y reconnaît. Ne pas non plus céder aux douces sirènes de « l’approche savante » qui prive le cinéma de toute poétique et de toute spiritualité, l’enfermant dans un carcan rationnel (voire rationaliste). Cerner le « sens artistique » du cinéma, percevoir l’art comme un « sursaut spirituel de survie » aux origines forcément somatiques, "débanaliser" le cinéma artisitque.

Tels sont les enjeux du « combat » que nous propose Daniel Weyl dans son essai critique. Le cinéma doit se faire sensation, ressenti et épuisement des ressources de l’esprit pour in fine permettre une élévation spirituelle : « L’art, en déployant l’esprit dans sa plus vaste dimension, nous épanouit dans l’être ».

L’extrait présenté apparaît assez tôt dans le livre, mais occupe pourtant une place essentielle dans la résolution de la problématique posée. Nous sommes en effet dans la partie intitulée « Sens artistique », qui pose l’interrogation suivante : « Qu’est donc alors que le sens artistique ? ». La construction rhétorique et la dialectique Vrai – Faux constituent, entre autres, deux éléments de réponses. L’extrait proposé est donc fondamental en ce sens où il se fait le terroir des réflexions futures, notamment sur la "filmicité", un terme propre à l’auteur qui désigne « le caractère de ce qui, spécifique au cinéma, est irréductible à toute autre forme de langage » (p. 89).

On remarquera dans cet extrait que l’auteur procède d’un mouvement de balancier permanent entre l’universel et le particulier, ses assertions sur l’art et le cinéma nous amenant toujours, en définitive, à ce qui se devait de rester au centre du livre, à savoir la matière cinématographique, les films.

Extrait de l’essai critique de Daniel Weyl Septième art : Du sens pour l’esprit (p. 36 – 42), avec l’aimable autorisation des éditions L’Harmattan.

Rhétorique

Ce qui frappe ici, c’est que la transposition filmique s’accompagne d’une mise en œuvre rhétorique. Car il n’est point de récit sans stratégie de séduction. Véritable philtre intégré, la rhétorique provoque l’empathie du spectateur.

Soit qu’elle joue, comme la scène de la serviette, sur l’antithèse, figure chère aussi à Bresson et qui a un pouvoir dramatique non seulement comme démenti, mais aussi ellipse dans cette vertigineuse simultanéité du oui et du non.

Soit qu’elle ordonne le cours du récit selon une stratégie du désir. Le fameux suspens n’est rien d’autre qu’un art du leurre et du retardement. Ou bien le parallélisme représente une séparation provisoire (facteur dramatique) des actions dont la rencontre à terme doit amener la résolution positive ou non d’un conflit.

Soit qu’elle accentue les traits particuliers des forces et contre-forces en présence par des métaphores, des déplacements métonymiques, des amplifications. Dans Pickpocket (Bresson, 1959), les piles de livres en équilibre, les portes jamais fermées, soulignent l’existence instable de Michel. C’est ce genre de détail incident, inaperçu d’autant qu’il s’intègre dans la diégèse, qui forme, en principe, la véritable figure filmique.

Dans Scherben (Le Rail, Lupu-Pick, 1921), des figures rhétoriques amplifient le drame en sous-main. Au petit matin la sonnerie du réveil de la mère de l’autre côté du mur tire la fille de son état comateux à la suite de la rupture de l’ingénieur, son suborneur. La mère ayant surpris le couple s’est laissée mourir de désespoir dans la nuit glacée. La fille pressent le drame de ce que le carillon se prolonge jusqu’à épuisement du ressort : métonymie de l’absence et métaphore de la mort. Cependant, en alternance, un gros plan cadre la clé en rotation du mécanisme, dont l’anneau articulé évoquant un masque (mortuaire) et un cœur à ses derniers battements, se rabat par saccades à chaque demi-tour comme un signal insistant de danger. Ici, le comparé implicite de la métaphore latente est ouvert, sous la seule contrainte du caractère inquiétant et implacablement mécanique du comparant.

Ce qui disqualifie les effets rhétoriques affichés pour eux-mêmes, donc boursouflures. Fallait-il que Walter dans Riso amaro (Riz amer, De Santis, 1949) mourût d’une balle de revolver suspendu à un crochet de boucher au prix d’un savant tour de ruse scénique ? Pire, la métaphore par montage de la Passion du Christ dans The Kid (1921), celle des moutons dans Les Temps modernes sont pesantes et superflues, ce qui n’empêche une des plus belles métaphores de l’histoire du cinéma, celle de la jeune fille en Liberté éclairant le monde dans le panier à salade du second, analysée plus loin en tant qu’antithèse, parce qu’elle est aussi invisible qu’intégrée tout en condensant le sens artistique de l’œuvre : elle est surdéterminée.

Dans Octjabre (Octobre, Eisenstein, 1927), les plans du paon figurant les membres du gouvernement provisoire, comme ceux des harpes leurs discours lénifiants, sont plus voyants que les métonymies en situation, telle la statue du printemps de Rodin, incitant une combattante à déposer les armes. Néanmoins elles passent mieux dans ce type de cinéma, qui repose sur le jeu intense des éléments entre eux, pas seulement par le montage, mais aussi par le cadrage. Eisenstein fait néanmoins preuve de plus de rigueur artistique dans Bronenosetz Potemkin (Le Cuirassé Potemkine, 1926), dont le montage extrêmement mobile fait incessamment jouer en alternance avec la situation explicite non pas des métaphores mais des implications synecdochiques et métonymiques, rythmées par les variations de grosseur.

Chez Buñuel, le montage provoque des collisions métaphoriques parfaitement motivées (Du moins jusqu’à Tristana.). L’épisode, dans Tristana (1970), du chien enragé abattu par le carabinier en montage alterné contrepointe richement la rencontre de Tristana et Horacio, les passants et riverains qui attendent sa mort dans la rue ne laissant aucune chance à l’animal. Quant à la première scène, métaphore de tout le film, elle représente un match de foot entre deux équipes de sourds-muets. Cependant on ne peut présumer en matière d’art et il n’est jamais exclu qu’une figure rhétorique ostensible, en tant que participant d’un système dont la liberté consiste à exhiber ses ressorts, ne soit authentiquement poétique. L’asynchronisme de la parole et des lèvres de Bernard comme figure de la rupture dans Boy Meets Girl (Carax, 1985) ne semble pas même un artifice. Dans Zerkalo (Le Miroir, Tarkovski, 1974), un document d’archive comme celui du ballon militaire (sur lequel nous reviendrons) semble n’être là que pour illustrer le contexte historique de référence de la diégèse. Mais il est également métaphorique et la force de la métaphore est décuplée de ce qu’elle n’est pas donnée comme telle.

L’exemple tarkovskien témoigne que les plus beaux effets rhétoriques sont à la limite du symbolique, sur le versant invisible du film. En voici un de Kurosawa, à la mesure du Russe, et parmi les plus grands que le cinéma nous ait légués. Dans Akahige (Barberousse, 1965), sur son lit de mort, Sahachi évoque ses adieux à Onaka, la femme aimée, dont on vient de découvrir le squelette enterré sous sa maison. Le flash-back représente un quartier nocturne de la ville à la fois réaliste et fantastique, dont l’espace est de manière irréelle dramatisé par la saturation d’un jeu de hachures provoqué par les assemblages en bois des palissades, et doucement scandé de tintinnabulis émis par des guirlandes dont un élément se trouve dans la main de Sahachi lui-même.

Ce décor compliqué et ponctué de sons délicats est un élément intensément dramatique, d’évoquer un fabuleux ouvrage de charpentier – métier de Sahachi – d’une grande finesse, figurant les détours compliqués du destin d’une belle âme. Un tel mystère l’enveloppe qu’on croirait une image de l’esprit par-delà la vie. Le film est bien un récit d’apprentissage qui, avec le concours intense de la bande-son comme matérialisation sonore des enjeux et du mouvement de l’esprit, combinée à des phénomènes confinant au surnaturel, prend le temps nécessaire pour que les événements de l’action mûrissent en fruits de conscience.

Vrai/faux

Comme mode de restitution de la réalité sensible, le cinéma pose fondamentalement, seul parmi les beaux-arts, la question de la valeur de crédibilité de cet enregistrement, laquelle a pour critère la véracité. Il y va du vrai comme de l’économie narrative : toute faute y est déperdition de force vitale. Réalisme ou naturalisme ? Le réalisme suggère un excès de représentation. Loin d’être une science du réel, c’est un style. Dans une de ses acceptions les mieux assises, il fait droit à ce qui est habituellement caché : la laideur, la pauvreté, le malheur.

On parle de réalisme balzacien, à propos de la peinture du petit peuple des faubourgs, des bassesses qui meuvent l’humanité ou de la précarité du bonheur. Naturalisme est aussi un concept littéraire d’abord rattaché à Zola. Il se réfère à une théorie de l’hérédité selon laquelle les comportements sont déterminés par la longue histoire de la classe sociale à laquelle on appartient. En réalité, il ne s’agit pas de vérité fondatrice, mais de méthode sociologique d’écriture. N’importe ! Un lourd passif littéraire rend ces mots suspects. Une approche plus modeste et intuitive est souhaitable s’agissant du cinéma. Pour éviter l’intronisation métaphysique d’une vérité a priori, disons en première approximation que le vrai y procède d’une guerre contre le faux. Sont faux les effets du souffle court : l’idéologie, le conformisme, le cliché, la recette incluant le professionnalisme, les préjugés, l’absence de rigueur, l’esthétisme, et pour tout dire le produit commercial, qui répond à une demande fondée sur la valeur marchande présumée du film à faire. Ce qui disqualifie la notion de genre en tant qu’étiquetage. Le pire n’est pas l’étiquette, fût-elle réductrice – où le mot procède de la chose -, mais l’inverse, que la chose se conforme à l’étiquette. C’est donc que le genre entraîne l’usage des recettes et du professionnalisme.

Par ailleurs il requiert un spectateur sur mesure, d’autant plus aveugle et sourd aux déplacements catégoriels inhérents à l’art, qu’il est dans l’expectative du registre proposé. « Quand on parle de genres au cinéma, il s’agit en général de productions commerciales, telles que la comédie de situation, le western, le drame psychologique, le policier, la comédie musicale, le film d’horreur ou de catastrophe, le mélodrame, etc. Mais est-ce que tout cela a quelque chose à voir avec l’art ? […] L’image filmique authentique se construit sur la destruction du genre, sur la lutte contre le genre. » (Andreï Tarkovski, op. cit, p. 140 )

Deux aspects du vrai s’offrent : intérieur et extérieur, tout en étant interdépendants. L’intérieur ressortit à la fois à l’expression physique des acteurs et à la qualité de l’univers spirituel enveloppant le film, l’extérieur concerne le mode d’apparaître des choses et des êtres selon la logique du réel.

Commençons par ce dernier puisque le jeu des acteurs en dépend. Ce qui caractérise le réel au premier chef, c’est sa superbe indifférence, à l’encontre de la vraisemblance qui s’ordonne, elle, toujours aux désirs ou aux intérêts des hommes. Indifférence du temps qui passe sans égard à la vie s’écourtant à proportion. Indifférence des choses de la nature par rapport auxquelles nous représentons un épiphénomène transitoire. Mais aussi, à tout prendre, indifférence des peuples emportés dans le tumulte du monde. Rien de plus vrai au total que la saisie d’un état des choses qui n’a pas de sens ou pas encore. Il y a toujours un moment de grâce dans un film authentiquement artistique où soudain la réalité humaine la plus familière apparaît dans une étrangeté radicale. Bresson a une méthode : que l’effet précède la cause. Ce qui engendre la surprise. Celle de découvrir qu’à la messe, cette chemise immaculée, cette cravate et surtout cette voix d’or appartiennent à Gérard le mécréant (Au hasard Balthazar, 1966) ou que le clochard Arnold n’est pas illettré, et même témoigne d’une pratique consommée de l’écriture dans sa façon de signer un document notarié. Ce dont témoigne également le cinéma de Buñuel.

Dans Ensayo de un Crimen (Archibald de la Cruz, 1955), on passe du domicile de Carlota, à la roulette de casino par un enchaîné sur un homme corpulent, avant de se rappeler qu’un « gros » avait été mentionné par Patricia comme étant le tenancier de la maison de jeu. À l’annonce cynique de la mort de Patricia succède en fondu-enchaîné l’article nécrologique du journal. Un travelling arrière révèle ensuite seulement que nous sommes chez Carlota, où retentit la sonnerie du téléphone. À l’autre bout du fil, Archibald invite la fille et la mère, qui déclinent. Un fondu-enchaîné, sans antécédent logique, sur des flammes fait apparaître un décor inédit : une boîte à la mode éclairée de bougies. On y découvre, entouré de flammes, le visage de Lavinia, perdue de vue depuis l’épisode de l’antiquaire. Quand Archibald invite celle-ci à poser chez lui, la séquence suivante est raccordée par fondu-enchaîné sur une avenue encombrée de voitures. L’une d’elles se range au long du trottoir. Carlota en sort pour se rendre chez son amant, dont l’existence est restée jusqu’ici cachée au spectateur.

On passe ensuite chez Archibald par un enchaîné sur un serviteur, personnage secondaire mal identifié, etc. Ces procédés combinés engendrent un récit délicieusement indécidable. Comme dans le présent de la réalité, on ne sait jamais de quoi retournera la minute qui suit. C’est le privilège du cinéma que de modeler ainsi un temps presque aussi inventif que celui du réel. Cependant dans le même film, certaines substitutions camouflées déstabilisent en douce la vraisemblance, ce qui est une autre façon de rendre le réel surprenant : sous la jupe du mannequin artificiel où se glisse la main d’Archibald, c’est une vraie jambe gainée de soie qui paraît à la faveur d’un changement de plan. Ou bien le registre des paroles est en décalage avec le contenu. Comme lorsque l’inspecteur, annonce la mort de Patricia sur un ton léger et souriant : « ce n’est presque rien, elle a été égorgée ».

En tout état de causes, le réel perd la patine de l’habitude, se déleste des filtres régulateurs de l’idéologie, se dépouille de son costume de cérémonie, se présente sans artifice optique, voire se dénude au mépris de la pudeur. Mais c’est mieux servir le sens. Les figures du hasard dans Un Condamné à mort s’est échappé (Bresson, 1956) participent de ce traitement du temps fait de surprises, mais elles sont aussi source de beauté d’exalter la vocation de l’éthique à vaincre l’impossible en s’annexant la moindre invraisemblable « fortuité ». Lorsque Fontaine fonce sur le garde pour l’étrangler, les doigts brandis déjà écartés dans la pénombre propice, le sifflement simultané du train est comme l’inutile auxiliaire contenant toute la force de l’acte. Soumettre la réalité représentée au décapage c’est donc aussi faire table rase des valeurs attachées à toute représentation, pour préparer le terrain à la réévaluation éthique.

Cependant il y a aussi véracité par la crédibilité du contexte. Du décor en particulier. Chez Jean Eustache les décors réels sont vrais parce qu’ils sont cadrés comme environnement nécessaire et non comme naturalisme ostensible. Mais aussi les bruits extraordinairement riches et précis dans l’expression de la réalité, à la campagne (Mes petites amoureuses¸ 1974) comme à la ville accompagnent en même temps l’histoire, à l’exclusion de toute musique de fosse. Car à examen plus attentif on décèle des anomalies. Ici (La Maman et la Putain, 1973), le bruit de la circulation parisienne s’atténue après la fermeture de la portière de la 4L, de l’extérieur. Là, les pas d’Alexandre et de Véronika dans le couloir de l’hôpital sont postsynchronisés en rythme décalé dans la dernière séquence.

Un maître de la poésie du vrai comme Haneke a, sans doute, commis une erreur avec Le Temps du Loup (2003), en choisissant le genre de l’anticipation, pour accentuer la vérité des rapports humains dans un contexte de précarité. Par le genre, il hypothèque au contraire la crédibilité. De même que, par ailleurs, le fantastique nécessite un dispositif de mise en condition de l’adhésion du spectateur par la crédibilité du décor. Plus il est proche de l’expérience quotidienne, plus le fantastique est prenant. L’étrangeté la plus prégnante, comme l’horreur la moins soutenable sont à nos côtés, sous le lit, derrière l’armoire, dans le regard du chien familier. C’est ce qui se passe dans Kumonosu-jo (Kurosawa, Le Château de l’araignée, 1957), où l’on ne cesse d’être confronté à la frontière entre l’ici-bas et l’au-delà, notamment dans la profondeur de champ à travers un rideau de brouillard, nous y reviendrons.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi