Laurent Creton, professeur à l’Université Paris III Sorbonne Nouvelle et spécialiste en économie du cinéma, rassemble ses analyses en une étude publiée chez Armand Colin et justement intitulée Économie du cinéma : perspectives stratégiques. Voici un titre qui ne laissera sûrement pas grand monde rêveur. Toutefois, et tout le monde le sait, c’est faire preuve d’inconstance et d’ignorance que de s’arrêter devant un titre trop pompeux. Car chaque intitulé un brin sentencieux cache bien souvent une étude fine et minutieuse.
Organisant son ouvrage en cinq parties distinctes, Laurent Creton pose avec un grand discernement un regard ouvert et critique sur les mécanismes et rouages qui animent la filière économique du cinéma, filière constamment soumise à d’importantes mutations auxquelles il semble mieux valoir s’adapter plutôt que de s’y opposer. Ainsi, il en vient rapidement à évoquer l’art et l’industrie, représentants directs de sphères en apparence contradictoires, et touche forcément un sujet qui, s’il a un jour été un débat, ne l’est plus aujourd’hui : la relation exclusive et paradoxale qui lie ces deux domaines au sein de la seule et même entité qu’est le septième art. C’est effectivement d’entité dont il est question ici, car le cinéma semble de moins en moins constituer un unique objet, accessible par un seul et même moyen (la salle de cinéma, en l’occurrence). Au contraire, il se décline désormais de diverses manières, aussi bien dans la manière de filmer que dans celle de regarder. Aujourd’hui, place est faite à la multiplicité, qu’il s’agisse des sources, des supports ou des écrans. Quelques passages de l’ouvrage de Laurent Creton pourront se révéler un brin laborieux, notamment le chapitre consacré aux analyses stratégiques, mais le propos reste dans son ensemble accessible et nous permet également de revoir nos a priori – la partie concernant le marketing étant, de ce point de vue, fondamentale. La lecture du livre, essentielle si l’on souhaite comprendre les différents aspects économiques – mais pas que – permettant au cinéma d’exister, nous sert aussi de prétexte à évoquer le nouveau de la classe, qui fait couler beaucoup d’encre et qui ne s’est pas fait que des copains. Il s’agit bien sûr de Netflix qui, même s’il ne représente pas le danger de mort tant annoncé, est tout à fait révélateur des remises en questions et des profondes mutations que subit depuis quelques temps l’art cinématographique, éreinté par ses batailles autant que par ses alliances.
Le cinéma est loin d’être mort, ni même dépassé. Bien au contraire, sa capacité à survivre n’a jamais été autant liée aux nouvelles technologies. Cela dit, le XXe siècle a connu des avancées colossales, où chaque nouveauté, chaque apport, a constitué un pas de géant dans notre approche du septième art. Cependant, on n’a jamais autant fait appel aux ressources du spectateur qu’aujourd’hui. Comme tout ce qui nous concerne dans la société actuelle, le cinéma est soumis aux mutations technologiques, en accélération constante, et à leur impact, inévitable, sur les comportements sociaux. De nos jours, on demande au spectateur une activité nouvelle (se connecter, s’abonner, choisir ce qu’il veut voir et quand il veut le voir) en lui imposant, en même temps, une totale soumission. L’exemple le plus actuel se concrétise parfaitement dans le fameux algorithme qui fait la gloire de Netflix : la suggestion, qui ne laisse plus qu’à moitié le choix, s’alimente implacablement de nos données, au fur et à mesure de nos sélections dociles. Les goûts, malheureusement, se répètent et la diversité culturelle, elle, en prend un coup.
Si certains ne le savent pas encore, Netflix représente une énorme entreprise américaine dirigée par le très charmant mais non moins sournois Reed Hastings. Sous ses airs de gentil cinquantenaire aux cheveux poivre et sel, Reed Hastings est en réalité un gigantesque entrepreneur sous l’égide duquel est née, à la fin des années 1990, la machine Netflix. D’abord service de location de DVD par correspondance, Netflix est devenu, à l’aube des années 2010, un service de VoD par abonnement proposant, toujours de manière illimitée, des dizaines de films et de séries pour un montant mensuel extrêmement modique. Débarqué depuis le mois de septembre en France, mais aussi en Belgique, en Allemagne, en Autriche, en Suisse et au Luxembourg, Netflix en a inquiété plus d’un. Ceux qui s’en sont alarmés – la plupart des médias – lui ont, du même coup, offert une merveilleuse campagne publicitaire. Comme le dit si bien Laurent Creton, « c’est plutôt la méconnaissance qui peut expliquer certaines prises de position abruptes » (1), et quelquefois un peu absurdes, avouons-le. À tomber dans un manichéisme virulent, on en oublierait presque le spectateur qui, constamment tiraillé, traqué jusqu’au moindre de ses clics, ne sait finalement plus trop quoi choisir.
Au cours de son évolution, le cinéma a subi de nombreuses révolutions. C’est l’arrivée de nouvelles formes de diffusion qui semble toujours constituer un danger pour l’art. Et comme dans tous les domaines, au lieu de rejeter cela, il faut apprendre à vivre avec, et faire de celui que l’on prenait pour son ennemi un possible camarade stratégique. C’est tout l’art de la guerre. Principale concurrente du cinéma lors de son apparition dans les foyers modernes, la télévision est rapidement devenue une source de financement primordiale pour la production cinématographique qui en a également fait l’un de ses plus fidèles diffuseurs – permettant à un film de continuer à exister plusieurs mois et années après sa sortie du traditionnel circuit des salles. La même opération s’est reproduite, sous d’autres formes, avec l’apparition de la VHS et, ensuite, du DVD. La reproduction d’un même film sur une diversité de supports, suivant une hiérarchie de diffusion ultra-régulée, permettait non seulement de le revoir n’importe quand, mais également de conserver un certain héritage, auquel chacun pourrait avoir accès pour l’apprécier mais aussi l’étudier et l’analyser – le support devient archive et patrimoine. On s’indigne désormais toujours plus, car notre époque actuelle est, plus que jamais, soumise à la certitude imbécile du « C’était mieux avant ». Paradoxalement, c’est aussi dans notre société ultra-moderne que les avancées technologiques connaissent une accélération ininterrompue. Nous subissons, sur plusieurs niveaux, des problèmes de rythme qui s’amoncellent jour après jour – nous avons à peine le temps de nous habituer aux choses que, déjà, elles ont changé. Nous sommes perturbés par cette logique du dépassement qui semble aller trop vite pour nous et notre première réaction, il faut nous en excuser, est le rejet.
L’arrivée d’Internet et la prolifération des sites de streaming, rarement réglementés, a amorcé un tout nouvel état d’esprit, qui se dessine de plus en plus nettement aujourd’hui. Comme le remarque justement Laurent Creton, « la durée de vie des films en salles est de plus en plus brève » (2) et effectivement, le constat semble accablant. Le jour où le spectateur a pu décider de ce qu’il voulait regarder et quand il voulait le regarder, le point de vue que l’on portait sur la façon de voir le cinéma a changé. Aujourd’hui, la logique spectatorielle se base sur l’immersion, principalement en ce qui concerne les séries. Voilà déjà plusieurs années que nous n’attendons plus une semaine pour découvrir le prochain épisode. Nous consommons en un rien de temps plusieurs heures consécutives d’une même série, en nous identifiant toujours plus à des personnages avec lesquels nous cohabitons. Ces derniers ont pris une place prépondérante dans nos foyers et au sein de notre emploi du temps. Le temps libre est de plus en plus consacré à la consommation de séries. De Megaupload au récent PopcornTime, les sites de streaming ont fait de nos faiblesses leur business. Netflix n’a fait que reprendre et améliorer ce nouveau mode de consommation. La domestication du cinéma n’est que le résultat d’un long processus depuis longtemps sous-jacent. Force est de constater que le prix de l’abonnement, extrêmement modique, constitue l’un des atouts majeurs de l’entreprise. On ne signe rien, on paie mensuellement, et on n’est pas soumis à un engagement de plusieurs mois. Netflix, on l’aime ou on le quitte, sans préavis. Cependant, à travers son utilisation, nous sommes soumis à de nombreuses conditions, que l’on accepte dans un premier temps sans rechigner. Nous sommes des millions à accepter que, chaque jour, Google ouvre notre courrier, ait accès à tous les chemins vers lesquels nos différents clics nous mènent. De la même façon, nous sommes des milliers à accepter que Netflix, subrepticement, analyse et conserve toutes nos données, afin de constamment nous soumettre à ce que l’on pourrait, et devrait, aimer. C’est la propagande de la suggestion qui fait semblant de nous donner du choix tout en restreignant toujours plus nos libertés et notre capacité à décider. C’est fourbe, et le spectateur semble y adhérer malgré lui. A-t-il vraiment le choix ? En est-il réellement conscient ?
Cependant, grâce à Netflix, et c’est un atout non négligeable, on sort des circuits de distribution habituels, ce qui va permettre à de nombreux films, de fiction mais aussi documentaires, qui n’entreront malheureusement jamais dans le réseau de diffusion (extrêmement fermé et restreint, quoiqu’on en dise), d’être plus facilement accessibles. Encore faut-il que Netflix s’y intéresse… et ce n’est qu’avec le temps que nous pourrons juger de son catalogue, de sa liberté ou, au contraire, de son formatage évident. Netflix prendra-t-il des risques ? Quel en sera le véritable « contenu » ? Pour l’instant, on peut dire qu’il s’est appuyé sur des valeurs sûres, en devenant producteur de séries, le format du moment – David Fincher et Kevin Spacey en tête, avec la désormais célèbre série House of Cards (2013 -), que même Barack Obama s’arrache. Reste à voir ce que donnera la superproduction Marseille, première série française produite par Netflix dont le tournage débutera en 2015, ou encore les futurs films d’Adam Sandler qui vient de signer pour quatre films (à raison de un par an) avec l’entreprise. Aux États-Unis, de nombreux films se retrouveront directement sur Netflix, sans passer par la case « salle de cinéma ». Heureusement, en France, la législation liée à la chronologie des médias – qui hiérarchise et temporise la diffusion d’un film sur ses différents supports – empêche pas mal d’écarts, même si elle doit être actualisée suivant les mouvances actuelles.
Malgré cela, ce n’est pas juste notre rapport au cinéma en tant qu’écran de diffusion qui se retrouve en péril, mais aussi et surtout notre façon même de faire des films. Un film est éclairé, mixé et étalonné pour être vu avant tout dans une salle de cinéma. On ne pourra jamais baigner dans la même ambiance (sonore et visuelle) si l’on visionne le film ailleurs que dans la salle – même pour celui qui possède le plus parfait home cinema. Notre sensibilité cinématographique, domestiquée et banalisée, risque peu à peu d’être moins exigeante – même si la curiosité du spectateur semble toujours plus développée. C’est donc un bon équilibre qu’il faut trouver, et cela risque de prendre de nombreuses années. On s’en doute, le problème s’avère être plus comportemental que culturel. Netflix ne nous veut pas de mal, mais si l’avenir consiste à regarder les films sur une tablette alors oui, on pourra affirmer, sans paraître réactionnaires, que c’était bien mieux avant. Avant, c’est maintenant. Alors, à nous de jouer, car ce sont encore ceux qui regardent les films qui les font exister.
Économie du cinéma : perspectives stratégiques (5e édition) de Laurent Creton, Éditions Armand Colin, Collection Cinéma / Arts audiovisuels, 2014, 296 pages – Disponible depuis le 2 juillet 2014.
(1) CRETON Laurent, Économie du Cinéma. Perspectives stratégiques., éditions Armand Colin, 5e édition, juin 2014, p.196.
(2) Ibidem, p.201.
Image d’en-tête : Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971).