ou comment la loi cherche à maîtriser une situation alarmante.
Toulouse. Place Wilson. À quelques pas, quelques mètres à peine l’un de l’autre, les deux géants UGC et Gaumont se font face, brandissant leurs têtes d’affiche grand public. À même pas une station de métro de là, dans une ruelle étroite, surgit l’Utopia où un public averti, un peu plus ambitieux peut-être, se rend chaque soir.
Paris, VIe arrondissement. À la sortie du métro Odéon, faites un tour sur vous-même ou déclenchez votre vision à 360°. Cela revient à croiser trois cinémas à une distance ridicule les uns des autres : le MK2 Odéon, l’UGC Odéon et l’UGC Danton. Encore quelques mètres, et vous arriverez devant le MK2 Hautefeuille. Tous se tiennent prêts à accueillir aussi bien les cinéphiles avertis (dont la carte UGC semble pouvoir tout leur permettre), les consommateurs de popcorn, par ailleurs fervents amateurs des films avec Ashton Kutcher, que les familles dont la sortie cinéma devient évènement mensuel, voire annuel. Il faudra avancer d’une rue encore pour se retrouver vers Saint-Michel et la rue des Écoles, où surgissent alors d’autres cinémas, d’un tout autre genre : le Champo, Le Desperado (anciennement Action Écoles), le Reflet Medicis, La Filmothèque du Quartier Latin, et cætera… Ces lieux vivent du cinéma, les fauteuils nous parlent, ils ont vu passer des films incontournables, certains rares, d’autres moins. Mais aussi des cinéastes et des débats, la salle de cinéma devenant alors un véritable espace de réflexion. Là, on aime le cinéma de manière différente. Et avec sûrement plus de constance.
Depuis un certain temps, le régime légal encadrant l’implantation des salles de cinéma cherche à trouver un équilibre entre les petites structures que constituent les salles d’art et essai et les grands complexes qui s’étendent, malheureusement, de plus en plus. Réussir à préserver ces deux types de lieux, c’est également préserver la diversité du cinéma. En s’interrogeant sur la question des collectivités territoriales et des lieux de diffusion, l’étude de Fabien Tesson et Julie Laussat (1) permet de mettre à plat la situation actuelle et de rendre compte des difficultés qu’ont les petites salles à coexister avec les grands complexes qui, eux, évoluent selon les avancées technologiques (numérique, équipement 3D). « En juillet 2011, 50,2% du parc cinématographique est équipé en projection numérique et 69,7% des écrans numériques sont aussi dotés de la technologie 3D. Afin de pallier à cet inconvénient, le décret du 1er septembre 2010 a mis en place une aide financière pour le passage au numérique pour les établissements dotés de trois salles maximum ne générant pas assez de VPF (2). »(3) Face à ça, la législation tente de mener à bien ses devoirs qui consistent à préserver les productions diverses ainsi que l’accès aux salles et aux films. Dans la société actuelle, le maître-mot est la culture pour tous. Toute implantation est régulée et les collectivités territoriales souhaitent proposer une offre cinématographique diverse, en aidant les petites structures et en maîtrisant l’implantation des grands complexes. En se concentrant sur des problèmes dont chacun de nous prend actuellement de plus en plus conscience, les auteurs de cette étude creusent en profondeur le système des règles et des lois attenant à cette problématique. Ils nous permettent ainsi de mieux percevoir la façon dont sont composées les commissions et à qui il faut avoir recours selon une situation donnée. On en apprend également beaucoup sur les moyens installés pour contribuer, ou non, à l’aide à la diffusion. L’étude ne se contente pas d’un exposé plombant. Au contraire, elle invite à s’interroger et éveille notre curiosité sur certains systèmes de contribution, comme la source de financement que constituent les VPF, dont on a envie de s’intéresser de plus près. Le site web des cinémas Utopia en donne une bonne définition, le VPF étant une « contribution (imaginée par les studios américains) versée par les distributeurs pour aider au financement des équipements numériques. Le principe de base est le reversement direct ou indirect d’une partie des économies réalisées par les distributeurs entre le prix des copies argentiques et le prix des copies digitales. Les VPF sont collectés soit directement par l’exploitant soit au travers d’une entité de déploiement. »(4) Les distributeurs sont mis à contribution mais ce sont encore une fois les grandes structures qui sont privilégiées par ce système. Tout ça ne constitue en aucun cas une solution durable. Tout le monde s’accorde à dénoncer l’effet pervers des VPF et l’organisation des cinémas Utopia fait bien remarquer que « ces VPF ne sont dus que si la salle programme le film durant les deux premières semaines suivant la sortie nationale, ce qui favorise le cinéma le plus commercial dont l’essentiel des entrées se fait sur une période courte, car cela n’encourage pas les salles à programmer des films sur une plus grande durée ou à les reprendre plus tard ». Il est évident qu’avec les VPF, la diversité culturelle que, d’un autre côté, on tient tant à préserver, est clairement menacée.
Liberté d’expression et visa d’exploitation.
Nous sommes en 2012. Et la liberté du cinéma, où en est-elle ?
Comment le cinéma, d’abord perçu comme spectacle de curiosité puis, rapidement, comme un art (le septième, même), peut-il aujourd’hui conserver sa singularité ? Le cinéma est à double-face : derrière le beau masque de l’art se dessine une véritable industrie.
L’objectif des juges et commissions paraît élémentaire (mais c’est un leurre, rien n’est simple quand il est affaire de morale) : réussir à concilier l’essence majeure du cinéma qu’est la liberté d’expression de son auteur et le caractère industriel et commercial qui incite le cinéma à être diffusé et vu de tous. Il a donc rapidement fallu réguler tout ce système et mettre en place une police spéciale du cinéma. Ainsi soumis à la loi, le cinéma ne semble pas pouvoir troubler l’ordre public. Jusqu’à un certain point. Encore récemment, c’était en 2009 sur une certaine croisette, un réalisateur danois, communément nommé Lars Von Trier, était venu présenter son Antichrist. Un film à l’image de son auteur qui, en remontant à l’essence même de la nature et des êtres, provoque violemment mœurs et dignité humaine. Antichrist agit comme un réveil des sens mais les scènes de sexe et de mutilation ont souvent été mal vécues par le spectateur. Le film fut diffusé en salles, beaucoup d’entre nous ayant eu le privilège de voir Charlotte Gainsbourg se mutiler le vagin sur grand écran. Mais très vite, le film de Lars Von Trier fut revu par le Conseil d’État et la commission prit une décision : pas celle de classer le film X ou de l’interdire aux moins de 18 ans, mais de retirer entièrement le visa d’exploitation qui lui avait un jour été accordé. À partir de ce moment, Antichrist ne put plus être diffusé en salles (5). Un revirement houleux. Et ce n’est ni le premier, ni le dernier.
Plusieurs phases sont à distinguer en ce qui concerne l’élaboration d’une œuvre cinématographique, dont les étapes de la création et celle de la diffusion. Le réalisateur est libre de s’exprimer en tant qu’auteur lors de la préparation, du tournage ou encore du montage de son film. Il met tout en œuvre pour respecter ses intentions originelles et transmet son message par ses images, en toute liberté (à nuancer, mais là n’est pas le propos). Une fois le film tourné, monté et emballé, il s’agit de présenter un dossier faisant office de demande d’autorisation du visa d’exploitation cinématographique de ladite œuvre. Le film entre alors dans un système de diffusion et de catégorisation. Selon son degré de violence, de sexe ou d’images choquantes, il pourra être classé tous publics, interdit aux moins de 12, 16 ou 18 ans voire même, pour son aspect pornographique, classé X. Et même si les films semblent être à la portée de tout le monde, ils ne peuvent pas être vus de tous. Le ministre en charge de la Culture va décider de délivrer ou non le visa. Il est impossible, pour un film, d’être diffusé sans cette autorisation. L’étude de Nina Vite et de Stéphanie Douteaud (6) met en exergue cette problématique de délivrance des visas et du respect de la liberté d‘auteur. Car cette obligation de diffusion sous conditions, voilà longtemps que le cinéma doit s’y soumettre. Dans leur étude, elles évoquent l’Affaire de Béthune ayant eu lieu il y a plus d’un siècle, en 1909, et qui fut source du célèbre amalgame entre cinéma et spectacle de curiosité. Un individu qui, s’il avait vécu de nos jours, aurait sûrement été un vrai geek sur Youtube et ailleurs, enregistre une exécution. La vue est réelle et le spectacle, choquant. Le ministre d’alors veut en empêcher la diffusion. C’est ainsi dès les débuts du cinéma qu’est née cette volonté de régulation faisant primer l’ordre moral sur la diffusion de l’œuvre d’art. Grâce à cette étude, le lecteur s’initie au fonctionnement de la police du cinéma depuis ses prémisses. Les auteurs nous fournissent des explications sur les lois et les commissions qui constituent les ancêtres de ce que représente par exemple aujourd’hui le Conseil National de la Cinématographie et de l’Image Animée. Finalement, leurs objectifs ont un peu évolué mais, dans le fond, pas changé.
Le visa d’exploitation en tant que tel naît au sortir de la Première Guerre mondiale. Les lois évoluent avec le temps et les règles concernant le visa d’exploitation constituent en quelque sorte un témoin de l’évolution des mœurs de la société. Le mode de vie des gens va changer et leur façon de regarder les films avec. Il était une fois, à une époque pas si lointaine que ça, une censure qui veillait de très près aux scènes où un homme et une femme se tenaient l’un à côté de l’autre sur le même lit. C’était la chasse au moindre bout de sein nu. Aujourd’hui, tous les spectateurs de seize ans et plus peuvent regarder sur grand écran Monica Bellucci se faire agresser et violer pendant une dizaine de minutes (7). Le régime des lois du cinéma évolue au regard de la société. À partir des années 1970, la police du cinéma a ainsi dû faire face à de nouveaux problèmes d’ordre public en tentant de lutter contre le nouveau phénomène que représentait le genre pornographique. D’une manière ou d’une autre, le gouvernement exerce un contrôle de l’art et exclut par là-même son entière liberté. Est ainsi pris très au sérieux l’impact que peut avoir un film sur la psychologie du spectateur interprétant de lui-même un message pouvant éventuellement l’inciter à reproduire des comportements violents. Nous avons tous encore en tête ce fait divers dramatique mettant en scène la réalité d’un adolescent qui s’était inspiré du célèbre serial killer masqué de Scream pour commettre à son tour ses propres crimes. Mais aujourd’hui, et de plus en plus, avec l’avancée des médias et la prédominance des images au sein de notre société, le spectateur prend conscience, justement, des limites de l’image et va peu à peu se responsabiliser face au produit qu’on lui propose. L’étude souligne ainsi une tonne d’aspects non négligeables et dont on parle assez peu dans le monde du cinéma de tous les jours. Se pose alors la question, nécessaire et pertinente : le visa est-il, d’une certaine manière, une forme de censure ? Cet aspect est discutable mais il n’y a pas lieu de constater d’abus de pouvoir ou de desseins politiques dans la délivrance des visas. Cette police du cinéma cherche à assurer la liberté d’expression en même temps que son contrôle. Cependant, la décision de délivrer cette autorisation fait face à une véritable problématique qu’est celle de l’analyse et de la subjectivité. Ce choix prend forme à partir de certains critères précis mais reste purement subjectif, l’appréciation se faisant film par film. Il n’existe pas de grille méthodologique particulière pour cela. Pour chaque film, unique, la prise en compte des différents aspects qui le composent ne sera pas le même. Les images choquantes et provocantes ne constituent pas des critères de jugement uniques. La décision finale prend aussi en compte le message général porté par le film et les intentions de l’auteur transparaissant à travers l’œuvre. Malgré tout, le cinéaste, cette canaille, ne peut pas faire grand-chose contre la suprématie de l’art-industrie.
L’ouvrage est structuré en plusieurs études qui traitent chacune de problématiques spécifiques à la juridiction du cinéma. Certains chapitres, notamment ceux déjà cités, sont très pertinents et apportent sur plusieurs aspects de véritables éclaircissements. D’autres analyses, à l’instar de celle de Damien Connil sur la représentation du droit public à l’écran (8), ne présentent que peu d’intérêt, s’apparentant plus à de l’élucubration d’universitaire aliénée qu’à une véritable avancée théorique et historique. Certaines parties sont très axées sur les questions de droit et s’avèrent laborieuses pour le lecteur cinéphile ne maîtrisant pas forcément le langage juridique. L’ouvrage est à conseiller à tous les futurs producteurs qui trouveront là beaucoup de problématiques les touchant directement. Le métier de médiateur du cinéma est très bien développé par l’étude de Jérôme Duvignau (9) qui éclaire le lecteur sur cette fonction méconnue.
Il y a de tout, donc. Mais pour tout ce qu’il y a de bon, l’ouvrage mérite d’être lu et discuté.
Droit public et cinéma de Damien Connil (dir.) et Jérôme Duvignau (dir.), Éd. L’Harmattan, Paris, Juillet 2012, 196 pages.
(1) Julie Laussat, Fabien Tesson, Favoriser la diffusion du cinéma : des enjeux juridiques pour les collectivités territoriales, dans Droit public et cinéma, Éd. L’Harmattan, Paris, Juillet 2012.
(2) VPF : Virtual Print Free (Contribution de Copie Virtuelle).
(3) Julie Laussat, Fabien Tesson, ibidem, p.78.
(4) Cinémas Utopia, Les salles indépendantes seront-elles les « dindons de la farce » numérique ?, Janvier 2011.
(5) Mais cette règle n’est, par contre, d’aucun effet sur les sorties DVD.
(6) Stéphanie Douteaud, Nina Vite, La police du cinéma à l’épreuve de l’ordre moral, opus cité.
(7) Irréversible (Gaspard Noé, 2002).
(8) Damien Connil, La représentation du droit public à l’écran, l’exemple du droit constitutionnel, opus cité.
(9) Jérôme Duvignau, Les autorités administratives indépendantes : un outil atypique de préservation de la culture cinématographique, opus cité.