L’Italie de Ciprí et Maresco

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Ressortie en salles de « L´Oncle de Brooklyn » (1995) et en DVD de « Totó qui vécut deux fois » (1998). Un portrait de l´Italie dont on ne sort pas indemne.

Deux films rares refont surface grâce au travail précieux d’ED Distribution. Les deux premiers films de Daniele Ciprí et Franco Maresco étaient très difficilement accessibles. L’Oncle de Brooklyn (1995) n’existait plus que sous la forme d’une VHS non sous-titrée (l’essentiel du film étant en sicilien) et Totó qui vécut deux fois (1998) n’est sorti en France qu’en 2009, soit onze ans après sa réalisation. Rien de bien étonnant à cela, le cinéma de Ciprí et Maresco n’a rien de bien aimable, il tire à bout portant sur toute la bonne société bien-pensante et sur un cinéma italien contemporain – qu’ils considèrent au mieux comme amorphe – et fatalement s’en attire les foudres en retour. Dans le sud de l’Italie, pauvre et délabré, s’ébattent des personnages obsédés de bouffe et de sexe, à moitié idiots ou franchement méchants. Les deux films ont suscité un véritable tollé à leur sortie en Italie, Totó qui vécut deux fois montré à la Berlinale en 1998 se voyant même interdit avant sa sortie car jugé comme « une attaque contre le sacré, contre l’homme. Rien ne peut être coupé. Il s’agit d’un non message, inutile et pervers, totalement négatif ». Censure étrange, car L’Oncle de Brooklyn est sans doute le plus violent des deux, même si la charge y est chez lui moins directe.

L’Oncle de Brooklyn met en scène la famille Gemelly qui se voit confier par deux nains, chefs de la mafia, la garde d’un mystérieux oncle qui ne mange ni ne parle… Triptyque ouvertement blasphématoire, Totó qui vécut deux fois suit lui les déambulations du quasi débile Paletta qui dérobe un bijou dans un tabernacle pour aller aux putes, de Féfè qui lors de la veillée funéraire de son amant tente lui de voler sa bague qu’il convoite depuis des années, et de Totó, un messie peu charitable. Mais les films valent moins par un récit linéaire que par la juxtaposition, voire l’empilement des situations où le sordide n’a d’égal que le comique potentiel qu’il recèle. Désolation, misère (humaine, sexuelle…)… Ciprí et Maresco s’attachent à décrire une Italie en friches, à l’abandon, dans des scènettes sur l’horreur quotidienne où les deux réalisateurs recherchent avant tout l’abject : une beuverie ignoble qu’un changement de plan révèle dans une décharge, un homme qui prostitue son âne, un vieillard qui s’étouffe devant son neveu handicapé moteur et mental…

 

Heureusement, le tout est teinté d’une causticité et d’une ironie qui viennent non pas alléger ces visions, mais éviter leur indigestion. Le goût du cinéma burlesque se ressent, notamment au détour d’une scène de course-poursuite avec un corbillard qui sillonne l’écran successivement de gauche à droite et de droite à gauche avec son cortège d’endeuillés comprenant un fauteuil roulant et un inlassable marcheur de plus en plus en retard sur le déroulé des évènements. Ou encore un humour dans le même temps potache, scatologique et dégueulasse. Les effets comiques se poursuivent par une dimension ouvertement réflexive des deux films. Totó qui vécut deux fois s’ouvre ainsi par un plan dans un cinéma dans lequel on projette L’Oncle de Brooklyn, précisément la scène d’ouverture où après avoir présenté Palerme comme la ville des chefs-d’œuvre, l’on découvre le mac, l’âne et le client qui s’active sur l’animal. « Putain quel veinard ! » Plus loin dans le film, on entendra même une autocongratulation de rigueur : « Il est bien ce film ». Le rire est alors toujours proche du dégoût. Il s’agit de nous confronter au pire, dans des films qui n’ont jamais comme horizon la catharsis. Manquerait plus qu’on en sorte soulagé, sans parler d’être purifié.

Sauf que la dénonciation a beau être plaisante, par son systématisme et son absence d’horizon, elle en devient un peu vaine. À force d’entasser les scènes choc, horribles, dégueulasses, les films finiraient presque par annuler leur portée subversive. Les valeurs sont largement renversées certes, mais finalement à quelle visée ? Subversif pour qui ? Subversif pour quoi ? L’attaque se fait parfois un peu gratuite. Les films ont parfois quelque chose de trop bien calculé, trop ouvertement fier d’eux et de leurs effets, plus intéressés qu’ils semblent par leurs trouvailles que par un quelconque but à atteindre. Ce n’est évidemment pas de la finesse qu’on demande à Ciprí et Maresco, mais autre chose que de l’autocontemplation. La charge antireligieuse peut alors être aussi juste que souvent facile. Ce narcissisme trop ouvertement présent finit par desservir les films, la satire se faisant bien plus virulente dès lors qu’elle est moins ostensible : quelques crucifiés très loin dans l’arrière-plan forment une critique plus riche et plus vivace qu’un plan sur le débile Paletta qui se branle sur fond d’oratorio.

 

Pastiche pasolinien (on se souvient de Des Oiseaux, petits et gros, 1966), comme le dit Franco Maresco : « Au fond, cette cruauté est un moyen de surmonter la compassion avec laquelle on traite la misère du sud ». Sauf que le surplomb employé font des films non plus un cinéma de la cruauté dans une lointaine descendance d’Artaud, mais un cinéma de la terreur qui finit par poser de réelles questions d’éthique de la représentation. Chose finalement fréquente dans le cinéma italien (Rossellini, Pasolini en tête), mais qui semble ici se faire aux dépens des films et non comme un questionnement qu’ils porteraient. Notre jugement est peut-être plus dur que nécessaire, mais une quinzaine d’années après la sortie des films, ces questions méritent d’être posées.

    

L’Oncle de Brooklyn (1995) – Ressortie en salles le 3 juillet 2013.
Totó qui vécut deux fois (1998) – DVD édité par ED Distribution – Disponible le 3 juillet 2013.


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