Les Temps Modernes et autres chefs-d’oeuvre : Théorie symbolique du Burlesque

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Le meilleur de Chaplin ne vieillit pas. Avec les mêmes images, on redécouvre inépuisablement la même chose essentielle que l’on pouvait croire une fois pour toutes établie…

C’est justement le privilège de l’art de n’être pas astreint à ce qui fait l’efficacité et la pauvreté constitutives de la communication. Toute la difficulté tient dans la définition de ce que peut le film au-delà de la convention qui est la condition de l’intercompréhension. Qu’appréhende-t-on d’essentiel, et comment, dans Les Temps modernes qui ne soit de l’ordre de l’intelligible ? Il y va de rien moins que d’une rencontre capitale entre le cinéma sans paroles et le burlesque, participant d’une révolution du langage filmique sur la base de l’émotion et de la sensation. Le plus important n’est donc pas ce que l’on comprend, mais ce que l’on ressent. Or « comprendre » et « ressentir » se rapportent à deux modalités distinctes du langage. Modalité sémiotique où se fonde l’évidence immédiate du sens, et modalité symbolique invitant au déchiffrement.

Partie 1 : Principe et méthode

 

Section 1 : Burlesque et symbolique

Le comique pourrait se dire fonction de régulation de l’équilibre du moi. Sans cantonner le moi à l’instance psychique puisque l’on rit avec son corps, reconnaissons que la conscience, la sensation, comme l’imaginaire du corps propre, font partie du moi.en butte aux régressions présociales. Car il agit en défense contre la séduction de l’infantilisme interdit : maladresse motrice, indécence, logique précognitive, etc. On rit pour s’en désolidariser, en inversant le signe de l’affect négatif du tabou, de la dégaine infantile de Charlot (gesticulations plus que paroles , vêture flottante ou étriquée, souliers comme intervertis, épingle à nourrice, gros popotin garni, démarche incoordonnée, etc.) et de son comportement prémoral. On peut dire que l’adoption par Chaplin du parlant marque le déclin de son génie : Les Temps modernes, film sonorisé mais non parlant est à la fois son chef-d’œuvre et la dernière œuvre digne de lui. Le « Burlesque » ne peut qu’être muet, parce qu’il évoque le stade préverbal. Témoin, Tati le dernier des grands burlesques qui, à l’époque du parlant triomphant, réduit une parole déja minimale à des balbutiements, ou à des formules proprement averbales.

Mais comique n’est pas art. Comment donc un film comme Les Temps modernes, issu de la tradition du burlesque américain, peut-il offrir cette émouvante profondeur qui ne se dément pas dans le siècle et le range parmi les œuvres esthétiques de premier plan ? Gageons que la réponse est dans l’ordonnancement symbolique du film, portant à l’extrême la violence des ressorts tabous du comique ordinaire. Car Chaplin y donne droit et forme, avec des moyens émotionnels (vs rationnels), à la singularité d’une vision excédant le possible sémiotique, c’est-à-dire ce sur quoi se fonde la représentation d’où procède la communication.

C’est dire que cette approche repose sur un postulat, la bifonctionnalité -sémiotique et symbolique – du langage, autorisant le développement simultané de la matière langagière selon les deux logiques, pour autant que l’artiste règle sa narration (mode sémiotique) sur une liberté émotionnelle (mode symbolique). Un plan de cette sorte de film devrait donc pouvoir s’analyser à la fois comme unité sémiotique ordonnée au récit sur la base de catégories cognitives (espace-temps, causalité, identité du même, etc.), et lieu de configurations symboliques, latentes parce que se réclamant elles, de catégories quasiment contraires (simultanéité, contiguïté ou analogie au lieu de causalité, altérité du même, etc.).

On songe au rêve avec raison ; mais prudence ! Le rêve régule l’équilibre psychique du rêveur, il ne bouscule pas, comme l’art, les schèmes culturels pour faire rejaillir le sens humain. Surtout, il faut se garder absolument d’y voir de la psychanalyse appliquée. Modalité du langage, le symbolique n’est pas esclave de la psychanalyse, pas plus que le rêve, qui est une forme de langage avant d’appartenir à la symptomatologie, c’est-à-dire de renvoyer au pathologique. Deux domaines d’investigation sont amalgamés sous prétexte que se recoupent tant soit peu leurs objets. Autant confondre gynécologue et voyeur. Le propre du réel (l’objet) est d’exister indépendamment du concept qui le représente. Bref, les phénomènes que formalise la psychanalyse lui préexistant, il est légitime de prendre en compte les distorsions langagières auxquelles ils s’apparentent (dont le langage poétique) dans toute élaboration d’un modèle du langage, qui s’élargit ainsi aux dépens de l’ « ineffable » esthétique, alibi commode pour se dispenser d’explication.

Cependant, la notion de symbole donne lieu aux plus extrêmes confusions imputables, d’une part à l’insidieuse popularité d’un courant proche de Jung, de l’autre à ce qu’on croit irréconciliables les différents domaines qui y ont affaire. La pensée de C. G. Jung est fascinante parce qu’elle œuvre aux confins de l’insaisissable comme en témoigne cette indémontrable proposition : « les symboles fondamentaux condensent l’expérience totale de l’homme, religieuse, cosmique, sociale, psychique » (D’après Chevalier et Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Bouquins, Robert Laffont/Jupiter, 1982, Paris, p. XX).

Si l’on admet toutefois l’existence de trois grandes tendances correspondant aux symboles respectivement collectif (Jung), inconscient (Freud), et enfantin (Piaget), il est possible de faire reculer la métaphysique par une formalisation qui décrive une fonction langagière spécifique irréductible à la fonction sémiotique. Ainsi l’expression « symbole collectif » est contradictoire, « collectif  » étant une propriété sémiotique, tandis que ce qui distingue le symbole est sa plasticité, principe contraire aux critères de discrétion et d’opposition, bref d’identité fixe que sous-tend le contrat social. On doit accepter, pour satisfaire au critère scientifique de spécificité de l’objet, le caractère mouvant du symbole, reconnu par Freud dans la notion de travail du rêve, incompatible avec les catalogues de symboles oniriques qu’admettait encore en 1900 La Science des rêves.

Cette propriété plastique contribue à son caractère inconscient, comme participant d’une logique hétérogène à l’appréhension rationnelle, d’articulation fondamentalement sémiotique. C’est pourquoi la technique d’interprétation consiste à isoler chaque élément sensiblement symbolique du contexte sémiotique où il apparaît (le rêve manifeste, par exemple), et d’associer librement – règle analytique, mais avant tout exigée par la structure symbolique – de manière à désobéir à l’ordre sémiotique. Ces propriétés non-cognitives sont justement ce qui fait du symbolique la voie d’accès au langage de l’enfant encore inapte à l’abstraction et à la rigidité du signe. Sans doute le symbole enfantin n’est-il pas décrit comme essentiellement inconscient par Piaget, dont l’admirable habileté au décryptage prouve le contraire à montrer comme on vainc l’écran sémiotique dans l’investigation symbolique.

Un fait cependant explique que le symbole enfantin puisse paraître moins inconscient que celui du rêve et de la psychopathologie quotidienne : c’est qu’il n’a pas pour fonction de déguiser des tabous de la société. Plus le sens latent fait à celle-ci violence, mieux il résiste à l’interprétation, évidemment. Ces définitions ont en commun de distinguer le signe « arbitraire » du symbole « naturel », dont le signifiant est pris pour un autre (Lacan). Un message quelconque, écrit ou iconographique, porte un sens explicite immédiatement décodable parce qu’il repose sur une convention. Mais il est susceptible d’être dérivé soit délibérément par l’émetteur soit involontairement par le récepteur quand vient jouer une transformation analogique (signifiant pris pour un autre) sous l’impulsion d’une intentionnalité particulière de nature affective. Chacun sait que le langage « dépasse » parfois notre pensée, comme lorsque, commentant une condamnation à mort à la guillotine, cet historien se laissa aller à dire :  » l’avocat a été pris de court « . Coïncidence involontairement cynique exprimant un profond malaise qui est ici le véritable moteur symbolique.

Il est donc fortement souhaitable que soit reconnue une théorie unifiée du symbolique, dont l’élément de base, le symbole, est singulier (vs collectif) et inconscient, par opposition au signe, collectif et conscient du sémiotique.

Section 2 : Le symbolique en action

Quel est le rôle du symbolique dans le comique des Temps modernes ? Pour être comique, l’interdit présocial doit s’évoquer sans être montré, faute de quoi se déclenchent les défenses antinomiques au rire. Or, le symbole est mimétique (signifiant pris pour un autre) et inconscient. Mais ce n’est pas une condition suffisante, le rire se réglant sur des signaux : distorsions de l’énonciation, qu’elles soient phoniques (accent étranger, grasseyement du r, suraccentuation, etc.) ou visuelles, geste suggestif dans l’humour, et outrance caricaturale dans le comique. N’importe, ce qui fait l’originalité du chef-d’œuvre de Chaplin, c’est que le symbolique y présente aussi (et non représente) aux confins du risible infantile le tragique indicible qui, grâce à la concomitance du symbole et du signe, emprunte les mêmes voies langagières que la critique sociale ordonnant tout le récit du film.

Le thème tragique central selon cette étude, est celui de la mère « phallique » (mot psychanalytique mais chose réelle), comme traduction symbolique, et donc émotionnelle, d’une société s’éloignant toujours plus des valeurs d’humanité. Ainsi le langage filmique dépasse-t-il la convention sociale inhérente au sémiotique, en faveur de la liberté symbolique. Et si le discours, qui est du côté de la société, ne peut vraiment la dénoncer, sa symbolicité toujours à inventer en revanche appartient d’abord à qui la met en action, et s’adresse directement au destinataire sans la médiatisation d’un code, ou principe d’intercompréhension reposant sur un schématisme ad hoc. On a bien affaire à un travail, au déplacement, à l’anamorphose.

Puisqu’on prend un signifiant pour un autre, il est possible d’identifier l’industrie capitaliste à une personne, la machine à broyer sociale à la mère terrible étouffant son rejeton. C’est ce que réalise Chaplin, nous plongeant par le biais du monde du travail en crise, dans un univers infantile ratissé aux ordres de la haine maternelle. Mais précisons que la puissance de la symbolisation chargeant le discours comique de violence inouïe, ne s’explique pas simplement par le déplacement de signifiant. Le déplacement de signifiant iconique consistant en une analogie visuelle, le symbole se réduirait à l’ordre métaphorique. On serait ramené à de gros symboles stéréotypés comme ceux des productions hollywoodiennes : il n’est que d’évoquer le vaisseau spatial de Rencontre de troisième type, descendant parmi nous couronné d’épines tel le Christ de la Nouvelle Rédemption. Non ! Pour que le symbole innove, il lui faut emprunter une voie concrètement multiforme d’évocation, celle de la contiguïté. Ce qui fait la mère phallique, ce n’est pas la femme à barbe, mais le sein machinique, le robot nourricier, le moulinage gestatif des engrenages, menaces latentes corroborées par une symbolique active de l’univers infantile.

Le symbole, c’est donc, pour être tout à fait précis, un signifiant mué par anamorphose en celui dont le signifié entretient un rapport de contiguïté avec la crise émotionnelle qui provoque cette transformation même. Le couvercle du robot nourricier, signifiant prédisposé en tant que forme hémisphérique à protubérance centrale se fait sein de métal, associé au haineux gavage maternel, avatar imaginaire de la société capitaliste des années trente.

La violence du présocial résistant à la socialité, le principe même du comique à mes yeux, s’en trouve aggravée jusqu’à conférer au comique des Temps modernes cette dimension tragique qui n’appartient qu’à lui. Un comique des plus raffinés tendant vers le sérieux, plus proche de l’humour, régulation d’un moi que menace la contrainte du réel extérieur (contrainte sociale, physique, biologique, etc.), par un renversement de l’affect négatif du sentiment des limites (du corps, de l’individu, de la vie, voire de la biosphère, etc.). Une typologie des genres du risible pourrait s’appuyer sur le degré de civilité des ressorts du rire. On aurait tout au bas de l’échelle l’impossibilité de rire du stade prénatal/natal, puis viendrait le rire grotesque de la phase pipi-caca, suivrait le rire burlesque du précognitif, ensuite l’humour, défense corrélative d’une conscience cognitive du monde, enfin, l’humour noir, le plus évolué car il civilise l’horreur. Chaplin n’en use pas. Mais il joue à la fois du non-risible prénatal et postnatal d’avorton, du comique classique (précognitif/présocial), et de l’humour par l’ironique dignité de son personnage à moustachette, portant gants, canne et redingote, d’une élégance à courbettes à peine outrée. Le grotesque est en tout cas dépassé. Ce qui l’affranchit de la tradition du pur divertissement burlesque, au profit d’un genre totalement original.

Partie 2 : Description

Nous voici donc chez les bébés. Les proportions de l’usine rapetissent les personnages. Les stores de toile des magasins occupant le haut du cadre miment la bordure de robe maternelle. Les personnages féminins cependant, à l’exception de la secrétaire, campent des mères phalliques : revêche épouse du pasteur virilement chapeautée, robuste tétonnière attaquée par Charlot, jeune fille le couteau entre les dents ou croquant insolemment une belle banane.

La maternité de celle-ci est encore à venir quand le dos plaqué au mur, elle accentue la rotondité de sa robe enflée de vent. Mais ne pas oublier que le symbolique se rit de l’espace-temps : elle est bien mère, et abusive, quand elle répond à la place de Charlot au patron du café qui l’engage. Elle se présente d’ailleurs barrée à la sexualité : couchant à part, enveloppée d’une courtepointe d’aspect écailleux unissant étroitement les jambes mais évasée aux pieds, elle est l’inviolable sirène endormie.

Quant au petit lui-même, des bouts de chiffon blanc émergent tels des couches des poches-revolver des ouvriers et détenus ; à l’avant-dernière séquence des Lumières de la ville, Charlot s’assure significativement de l’odeur du coin d’étoffe blanche tiré de son fond de culotte par les gamins. Des visages sont mâchurés entre salissures et peintures de guerre. Beaucoup de chauves, et de tailles disparates en guise de crânes duveteux et incoordination des croissances, notamment à la prison, dont les détenus en file marquant le pas simulent le petit train. La cellule est même équipée de couchettes à étage capitonnées et animées de secousses provenant en réalité du remuant Charlot. Et une chaise haute d’enfant trône comme de juste dans le bureau du directeur.

Premiers pas avec chutes caractéristiques, cul-par-dessus-tête : les mutins assommés par Charlot, où, dans Le Cirque, les clowns à la renverse. Le joujou est évoqué par le pantin articulé sur roulettes, que mime Charlot ivre-mort au grand-magasin, comme dans Le Cirque l’automate de foire, dans Une vie de chien charlot inconscient vidé d’un café et dans La Ruée vers l’or où l’ingénieur pense ranimer le vagabond gelé, en lui imprimant debout des mouvements inertes et saccadés, ayant frotté circulairement son abdomen comme pour tourner une clé de ressort.

Autre symbole enfantin, la figure du gentil volatile, reposant sur les diminutifs communs aux langues anglaise et française : poussin, poulet, canard… Le dandinement de Charlot, sa métamorphose en poulet (La Ruée vers l’or), le geste hilarant de Charlot policeman jetant des graines à la marmaille, l’imperceptible confusion entre l’œuf et la balle de golf qui, dans Vie oisive, roule juste sous le postérieur de Charlot affectant une posture de volaille, le canard que Charlot extrait d’un cornet de papier avec des gestes d’accoucheur dans Les Lumières de la ville, l’ange abattu comme un canard sauvage dans Le Kid, etc. : riche filon imaginaire, donnant lieu dans Les Temps modernes à un petit manège ahurissant parmi d’autres : Pour sustenter le mécanicien (chauve) coincé dans la machine, Charlot lui fiche en bouche une branche de céleri telle que sa tête rondouillarde évoque, à l’envers, un poulet muni de plumes caudales ; puis lui entonne un œuf dur aussitôt expulsé par le réflexe du gosier : pondu, tout comme la balle de golf dans la bouche du golfeur endormi (Vie oisive). Le supplicié déglutit entre-temps son café à petits coups secs et répétés de poulet. Enfin il est gavé comme une oie, au moyen d’un entonnoir que remplace bientôt un poulet rôti par où s’écoule du gosier au cloaque le café jusque dans sa gorge.

Nurserie de conditionnement machinique, l’usine se meuble de petits placards où s’encastrent des bancs d’école maternelle à l’arrière-plan de la chaîne de fabrication. Celle-ci s’engouffre dans une bouche en capote de landau. Le directeur fait joujou avec un puzzle et lit Tarzan. Les gestes professionnels des ouvriers ne sont que simulacres. On dirait qu’un pot de chambre fumant émerge d’un siège percé sous le derrière d’un gros bouclé et d’une façon générale chez Chaplin la fumée et le feu s’associent au derrière. Déposé inconsidérément sur le banc par Charlot, c’est une assiette de potage brûlant où l’ouvrier s’ébouillante les fesses. Il se lève, marchant les jambes écartées comme dans Le Pélerin le faux pasteur et son compagnon après la chute qui leur mouille les fesses en brisant les flasques de whisky dissimulées dans les poches arrière.

L’urétralité est un thème latent fréquent dans tout l’œuvre. Voici dans Les Lumières de la ville les deux arroseurs pintés, le millionnaire dirigeant involontairement le jet de sa bouteille de whisky dans le pantalon béant de Charlot. Chaplin insiste d’ailleurs sur la burlesque difficulté à introduire un fluide (urinaire) dans un récipient, lait fusant du pis de la vache ou, sous la table, coulée de poudre narcotique dans la salière. Experte, la femme du pasteur dirige, elle, correctement le bec d’eau de Seltz dont le bruit obscène fait sursauter Charlot. Dans Le Cirque, c’est le clown qui est compissé au vaporisateur. Combinant en outre dans Les Lumières urétralité et analité, Charlot dirige le jet d’une bouteille de Seltz sur le derrière en feu d’une cliente du restaurant. Néanmoins quand il s’agit d’arroser les autres par malice, on projette exactement de l’huile de burette sur un ouvrier, puis en pleine poire du P.D.G., enfin sur la blouse immaculée de l’infirmier (Les Temps modernes) ; plus c’est interdit, plus c’est drôle.

L’univers infantile se polarise sur le ventre vide comme dans la plupart des Charlot. Mais le point de vue absolu de l’oralité exacerbée fait du mangeur un aliment lui-même. De cyclopéennes mâchoires s’incarnent dans ce qui présente la configurabilité voulue, le vitrage à l’arrière-plan de la chaîne, divisé en deux rangées superposées de rectangles verticaux, ou la presse hydraulique sur un châssis dressant un rang d’épaisses lames d’acier parallèles. Le cannibalisme de Big Jim dans La Ruée est patent. Mais le nourrisson sadique-oral rétorque armé d’un outil d’acier substitutif, pour entamer les chairs, de la secrétaire, puis de la grosse dame dans la rue. On touche là au terrifiant particulier des Temps modernes.

La brutalité du nourrissage : gavage, contretemps du robot, étouffement sous le jet du tonneau en perce, marque le divorce d’avec la mère nourricière et la société. L’alimentation est ici violence quand elle n’est pas usurpée ou manquante. Usurpation par le rapt des bananes, du pain, des provisions de bouche de la cabane et du repas de self-service dont les deux plateaux ronds simulent la poitrine maternelle : c’est bien au spectacle de la faim désespérée du nourrisson que vous êtes convié.

Le manque est clair, mais souligné en contraste par l’abondante circulation de liquide nutritif. Aux arrière-plans tout un dispositif d’acheminement liquide développe un réseau de tuyaux quadrillant l’usine, la prison, le café-concert, la ville même. Ville à la fois portuaire et site urbain moderne riche en égouts, à la porte duquel se dresse la bicoque semi-lacustre des amoureux. Liquidité généralisée et aussi bien amniotique, au point que d’absurdes figures, comme le tremplin dressé sur le vide au rayon jouets du grand-magasin, l’expriment. Furieux d’inanition, Charlot outillé s’attaque à une bouche d’incendie, avant de se précipiter sur la grosse passante pour dévisser ses organes nourriciers.

Dardant chacun un bouton en forme d’écrou, ceux-ci annoncent les Temps de la tétée automatique. Le corps de la mère se distribue dans la mécanique, dont les carters de turbine ronds sont munis concentriquement d’un petit cercle ailetté entourant une protubérance comme l’aréole. Un autre tétin d’acier coiffe le robot nourricier conduit par des chauves en blouse « cache-brassière » dans un décor de maternité (ressemblance frappante avec l’hôpital où séjourne Charlot). Au bas de la machine, l’inventeur risque une main gynécologique dans une violente cavité symbolique crépitante d’étincelles. Elle exige un mangeur calibré, sans chair, ni désir ni vitalité propre, mais digérant les écrous. Chaque bouchée accompagnée d’un soupir de réticence pneumatique se présente à contretemps à la tête de Charlot qui finit en cible foraine de jeu de massacre (encore le pantin).

Cette tête émergeant au monde sous la férule et les lazzis, est celle aussi de la naissance en cours. On remarque qu’aux passages souvent l’occiput de Charlot rencontre un objet dur, tel le montant supérieur de porte de la cabane, comparable à la Symphyse pubienne, seule partie osseuse de l’orifice génital. Dans La Ruée, le franchissement des portes est souvent perturbé par le détachement d’une poutrelle, ou par un retour intempestif de la porte. Cependant, la parturition est mécanique quand saillit de la machine bloquée la tête-de-Turc du mécanicien, ou que les engrenages de la chaîne entraînent Charlot aux notes enfantines d’une boîte à musiques, dans les méandres mimant la naissance anale de la théorie sexuelle infantile.

L’indécision entre le devant et le derrière est une constante clairement figurée dans Vie oisive, lorsque Charlot émerge par une ouverture arrière de la jupe d’une danseuse sous laquelle il s’était caché. Confirmation de naissance parmi d’autres, dans Les Temps modernes, il est tenu par le talon comme un nouveau-né, devant la bouche en capote de landau où disparaît la chaîne menant aux entrailles machiniques. Landau à rapprocher de la Rolls des Lumières, ressemblant surmontée d’un store à une poussette sous les jupes maternelles.

Mais la chaîne comporte une marche arrière, puissance imaginaire de rétractation de naissance. Des figures de la réversibilité jalonnent précocement l’œuvre de Chaplin. Les portes à tambour s’obstinant à ne pas pivoter à moins de 360°… L’une même, dans Charlot en cure, expédie les curistes après révolution complète dans un petit puits de cure bien amniotique. La naissance réversible dans Les Temps modernes, c’est surtout le double escalator pris à contresens qui la symbolise après avoir été expérimenté à presque vingt ans en arrière dans Charlot chef de rayon. Il semble hisser dans le corps maternel et en faire redescendre l’usager.

Charlot pourtant est sommé par le cambrioleur armé de descendre à contre-courant. Burlesque de motricité enfantine dissimulant une terrible indécision dans l’enjeu de la venue au monde. Sa bifidité ombrée de degrés évoque la vulve pileuse que corrobore à proximité une porte capitonnée à double battant flanquée de la pilosité végétale d’une plante verte. Charlot qui, assommé de drogue en prison, prenait en toute innocence le chemin des écoliers s’arrête interdit au seuil d’une porte encadrée de feuillage, puis réintègre derrière lui la chaleur utérine : tant de radiateurs visibles dans les locaux carcéraux n’est pas fortuit.

Ce passage bordé de verdure se retrouve dans la maison du rêve bourgeois commun avec la jeune fille, mais il y a des précédents, notamment dans Charlot soldat, le boyau secret ménagé dans le mur de l’état major, par où s’évade le héros. Le sexe de la mère se dessine clairement dans la route bordée d’arbres qui divisée par une ligne médiane, converge à l’horizon en triangle pubien. Le dernier plan du film montre le jeune couple se dirigeant par la médiatrice vers l’arrière-plan où se profilent des montagnes en forme de seins. Le liquide nourricier de la ville s’associe donc aussi à l’accouchement. Charlot est violemment extirpé des égouts et ultérieurement bascule hors du logis « lacustre » dans le marigot, puis réintègre l’utérus par-dessous la jupe de sa compagne tendant une jambe nue secourable. Pour sortir du fleuve des Lumières de la ville le pochard millionnaire et son nouveau copain se bousculent à la sortie comme des jumeaux pressés.

Dans Charlot soldat, la casemate inondée est un véritable utérus où flottent des bébés qui comme tels n’ont pas encore conscience de l’unité de leur corps et sont amenés à confondre leurs membres respectifs, si bien que Charlot s’évertue à réchauffer un pied qui ne lui appartient pas.

La cabane inspire en général à Chaplin l’image du séjour fœtal, non régi par les lois physiques ordinaires. Ici, les meubles s’enfoncent dans le sol. Les coordonnées de l’espace physique sont encore mouvantes et redistribuables. Comme dans La Ruée vers l’or, les diverses issues correspondent aux orifices du corps, au moins deux, celui de la naissance et celui de la bouche cannibalique. Celle dévolue à la bouche, voisine avec le garde-manger dont les étagères s’ornent de papier dentelé. La cabane sinistrée de Charlot avec Big Jim (La Ruée vers l’or), comporte trois entrées. Une pour la bouche desservant un vestibule-cavité-bucale, et sur un axe perpendiculaire, deux plus importantes opposées : le devant et le derrière.

Celle de derrière donne sur l’abîme où s’incline dangereusement la baraque (ne pas se tromper d’orifice, impératif social de premier ordre !) par un balancement de matrice. Il s’agit pour les candidats à la naissance d’atteindre l’autre en remontant la pente du plancher rendu glissant par l’intrusion très spermatique de neige houleuse. Même drame de la difficulté à naître, traité en mode burlesque sur la base de la maladresse motrice. Heureusement une corde coincée dans une anfractuosité rocheuse retient la maison. Figure ombilicale ! A la fin sur le paquebot, Charlot dégringole au creux d’un cordage lové, exactement aux pieds de sa Georgia, contiguïté évidente. La corde est aussi associée aux bains forcés (amniotiques) dans Les Lumières. Les divers avatars du cordage : cordelettes, écheveau de laine, serpentins et autres spaghettis ont partout même valeur.

Dernière figure utérine : le lieu souterrain, que corrobore l’inondation amniotique dans la casemate de Charlot soldat. Le restaurant – contrepoint de la faim – présente les mêmes caractéristiques dans Les Lumières de la Ville et dans Les Temps modernes : on y descend par un escalier, point de fenêtre, des plafonds semblables au corps surplombant de la mère : dessous de robe inhospitalier, en béton carré dans celui-ci, avec cordon de serpentin relié au canard rôti fœtal accroché au lustre, ou orné des motifs féminins à damiers en vogue à l’époque dans l’autre, vers où Charlot se hausse à grignoter le serpentin-spaghetti suspendu au lustre dentelé (cannibalique). Là, le tourniquet de la danse se donne bien comme image de l’hésitation à naître, tout en représentant les circonvolutions intestinales de la théorie sexuelle infantile. A chaque fois, Charlot est prisonnier du même mouvement chorégraphique circulaire, parfois relié par une corde à un chien (Une vie de chien, La Ruée vers l’or, Les Temps modernes) dont le nom « dog » désigne l’accouchement, par le jeu de mots implicite doc (docteur). Aussi, le canard rôti que doit servir Charlot connaît-il toutes ces aventures avant d’être déposé en catastrophe devant une table ronde renversée, la nappe retroussée comme une parturiente surprise.

Reste une dimension de tragique filial : celle de l’abandon ; Charlot et Big Jim, son frère utérin de La Ruée, ne sont-il pas isolés du monde dans une cabane abandonnée ? L’abandon est une telle catastrophe que l’enfant l’assimile rétrospectivement, quand il en a acquis la conscience, à la mort des parents, et à la sienne propre. Voyez les suaires couvrant les meubles du grand-magasin, la rangée de croix des pupitres au café-concert, les croix de saint André ornant la poitrine des rugbymen combinées avec celles des pupitres, les cercueils : petite resserre oblongue où sommeille Charlot, beurrier d’argent chanfreiné sur l’automate nourricier, caisse à outil, madrier tronqué reposant sur le chantier naval, lorsque le bateau inachevé sombre, carcasse sortant d’un grand squelette de charpente sous une poutrelle transversale en position de simphyse pubienne.

Le dernier plan du Cirque est une sorte de rébus montrant Charlot qui abandonne son petit coffre (tautologie de l’abandon). Ou encore, dans Les Lumières de la ville le capot noir de la Rolls cadré au premier plan et associé aux fleurs blanches, à la petit corbeille (berceau vide) que porte l’aveugle, à la présence du majordome sur les marches de la maison comme un suisse à l’entrée d’une église, aux vêtements noirs des personnages….

Des cadavres : le corps de la jeune fille paraît, par un cadrage approprié, entièrement couvert du dessus de lit dont Charlot la protège pour la nuit au grand-magasin. De même, Georgia, le croyant passager clandestin, jette une couverture sur Charlot tombé dans le cordage lové (La Ruée), et dans Le Kid, la mère coiffée de plumes noires lugubres recouvre complètement, par un effet patent de caméra, son fils retrouvé au commissariat. À la dernière séquence, la jeune fille en sanglots renoue son ballot, fichu noir sur petite forme blanche. A comparer à l’aveugle (des Lumières) fondant en larmes sur la corbeille où gît une pelote de laine blanche, et à la jeune fille d’Une vie de chien en larmes au dessus d’une petite valise parallélipédique, en réalité parce qu’elle est congédiée.

La valisette est tout d’abord lâchée sur le sol hors-champ, comme sous terre, puis un panoramique vertical haut-bas la découvre pour compléter le sens caché de la scène. On remarque sous la table un crachoir évoquant un pot-de-chambre. Dans tout l’œuvre, l’enfant et la mère figurés ou non, appartiennent chacun à deux univers séparés. Ceux de l’aveugle et du voyant des Lumières de la ville, puis de la riche et du pauvre lorsque l’aveugle a recouvré la vue, la rose offerte bras tendu (distance) traversant l’écran symbolique d’un mur de redan interposé ; à rapprocher de la scène où Charlot va s’imaginer qu’adressé à un autre le salut de Georgia (La Ruée) lui est destiné ; mondes parallèles du kid et de sa mère lui faisant l’aumône sans le connaître ; à quoi correspond dans notre film le néant de la conjonction sexuelle, qui maintient Charlot hors du monde adulte représenté par la jeune fille.

Conclusion

La description symbolique du film par son insolite agrammatical et sa richesse émotionnelle, se présente comme la transcription d’un poème visuel. On voit ainsi que l’imagination créatrice procède en fait du symbolique, car seul est imprévisible ce qui échappe à l’enchaînement inférentiel du sémiotique. Le discours comique y gagne en valeur de ne pas se réduire à une suite de gags prévisibles à force. Le rire tend vers le raffinement d’un rire proche des larmes, et la suite des gags s’unifie de s’ordonner à un univers sous-jacent d’implacable nécessité. Ce qui ne veut pas dire que l’on s’autorise à nier le récit, médium intelligible obligé du film, auquel également le sens constitué en soi est aussi essentiel que celui de la dérive symbolique.

Une description complète pourrait ainsi se résumer : dans Les Temps modernes, l’univers présocial se généralise pour que s’y origine un point de vue comique comme critique radicale du monde réel, dont la posture de Statue de la Liberté de la jeune fille dans le panier à salade, et le portrait de Lincoln de la cellule de Charlot sont les emblèmes ironiques. On sait que, sous la pression du gouvernement américain, la censure française avait fait retrancher de L’Émigrant (1917) la scène où les immigrants sont brutalement parqués derrière une chaîne en vue d’un contrôle après avoir croisé la Statue de la Liberté. Mais le présocial, y compris le prénatal n’est guère plus rassurant. Le point de vue ne peut réellement s’ancrer à aucun de ces deux univers rivalisant d’hostilité.

Notre film n’institue donc pas de signifié. Il développe un système sur la base de l’exploitation complète des propriétés du langage, ne laissant jamais en repos le sens, dont l’effet global s’en trouve proprement inouï, au sens de « jamais entendu auparavant ». A ne pas confondre avec l’ineffable, qui me paraît le mythe commode de ceux qui se refusent à reconnaître que la condition de la démarche scientifique est de déterminer son objet comme matériel. Avec le signifiant en tant qu’élément perceptible et palpable, c’est possible. Et si nous avons, comme toujours dans les sciences de l’homme, affaire à de l’insaisissable en soi : l’émotion intérieure, celle-ci dès lors qu’elle parvient à s’exprimer, est indissociable d’un processus matériel observable sur des faits de langage, sur la pellicule donc. Ce qui, sans doute, empêche de voir vraiment ce qui s’y trouve est le règne exclusif incontesté sur les sciences du langage du modèle sémiotique.

Bibliographie

 

  • BRESSON Robert Notes sur le cinématographe, Gallimard/NRF, 1975.
  • BRISSET Jean-Pierre La Grammaire logique, Baudoin, 1980
  • DEVOS Raymond A plus d’un titre, Olivier Orban, 1989
  • FREUD S. Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, 1930
  • JUNG C. G. L’Homme à la découverte de son âme, Montblanc, Genève, 1950
  • KLEIN Mélanie Essais de psychanalyse, Payot, 1980
  • LACAN Jacques Ecrits, Seuil, Paris, 1966
  • MALMBERG Bertil Signes et symboles, Picard, 1977
  • PIAGET J. La Formation du symbole chez l’enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1945, 1976
  • PONGE Francis Méthodes, Gallimard, 1961
  • POPPER Karl R. La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1984
  • TODOROV Tzvetan Théories du symbole, Seuil, 1977


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