Les samourais, icônes d’un cinéma

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Eclipsée par l’écrasante domination anglo-saxonne et l’égocentrisme européen, la culture japonaise est globalement ignorée ou victime de préjugés. Le cinéma illustre ce phénomène tant les films japonais ont depuis toujours des difficultés à toucher le grand public occidental.

Le Chambara, qui désigne au Japon le genre cinématographique mettant en scène des combats de sabre, est cependant parvenu à influencer de nombreux réalisateurs notamment hollywoodiens comme Georges Lucas, Quentin Tarantino ou bien John Sturges. De son nom savant Ken-Geki, chambara est en réalité la contraction des onomatopées Chan-Chan Bara-Bara censées retranscrire le bruit de la lame tranchant la chair. Peu connu des occidentaux, le film de sabre japonais relate l’histoire des Bushi (nom donné aux samouraïs par le shogun Tokugawa au 17e siècle) ou bien de Rônins, samouraïs errants sans maître et convertis en mercenaires. Le respect du Bushido (la voie du guerrier) par ces personnages, véritable code de l’honneur, tient souvent une place prépondérante dans ces récits.

Si le film de sabre japonais n’a jamais vraiment conquis le grand public occidental, probablement de par sa complexité et sa richesse, et semble aujourd’hui disparaître, il est en revanche intéressant de chercher à comprendre comment la présence du chambara dans les autres genres cinématographiques permet d’assurer sa pérennité. Comment le chambara, aujourd’hui tombé en désuétude, est-il devenu une source d’inspiration majeure pour de nombreux réalisateurs ? Telle est la question à laquelle nous nous efforcerons de répondre. En ce sens, il est indispensable de décoder ces films, tant sur le plan esthétique qu’historique ou social, pour en saisir l’intérêt. Ces codes sont d’ailleurs à l’origine de la complexité ainsi que de la difficulté d’accès du genre. Bien que cette richesse lui ait certainement desservi vis-à-vis du grand public, elle en fait d’autre part une source d’inspiration profonde pour des réalisateurs de tout style.

De là en découle la nécessité d’étudier les films majeurs du genre, en particulier ceux d’Akira Kurosawa tels que Les sept samouraïs, Le Château de l’araignée, La Forteresse cachée, Rashomon, Yojimbo ou encore Sanjuro, ceux de Kenji Misumi, Shogun Assassin ou la série Zatoïchi, mais aussi la trilogie Miyamoto Musashi par Hiroshi Inagaki. La problématique suppose également d’analyser les autres cinémas, de Hollywood à Hong Kong. Ces études ont été guidées par la lecture d’ouvrages spécialisés comme Le cinéma japonais, Tome 2 par Tadao Sato ou Akira Kurosawa de Hubert Niogret et d’articles sur Internet. La méthodologie suivie a cependant largement privilégiée l’analyse personnelle d’œuvres filmographiques. Nous sommes par ailleurs tout à fait conscient de la non exhaustivité des références et des limites de notre travail.

Partie 1 : Un cinéma codé difficilement accessible

Chapitre 1 : Le sens historique du chambara

Bien que les films de sabre japonais aient souvent été incompris par le grand public occidental et soient réservés aux connaisseurs, il serait regrettable en revanche de ne pas s’attarder sur les codes d’un genre qui nous ouvre les portes d’une culture et d’une histoire souvent méconnues.

Section 1 : Un cinéma profondément inscrit dans l’histoire japonaise

Le Ken-Geki, même s’il s’oriente vers davantage d’action à partir des années 60, s’attache à laisser une place importante à l’aspect historique, pour lequel le public japonais montre un intérêt certain. Les personnages abordés dans ces films, qu’ils soient samouraïs ou rônins, s’inscrivent d’ailleurs parfaitement dans cette volonté de « vérité historique » que les cinéastes tentent de respecter. Le travail de Hiroshi Inagaki sur La légende de Musashi illustre cet aspect essentiel. En effet, le film rapporte un fait historique décisif pour le Japon, la bataille de Sekigahara du 20 octobre 1600, achevant l’unification du pays. L’affrontement de plus de 210 000 hommes, opposant Tokugawa Ieyasu aux partisans de son ancien maître Toyotomi Hideyoshi, mettait en jeu le pouvoir militaire et économique sur un Japon nouveau. Le retournement du clan Kobayakawa en faveur de Tokugawa permit finalement sa prise de pouvoir dans un Japon réunifié et marqua le début d’une dynastie de plus de trois siècles. Rappelons également que Tokugawa était à l’origine du terme Bushi pour désigner les samouraïs. Ces personnages charismatiques sont eux aussi partie intégrante de l’histoire japonaise racontée dans ces films. Les ascendants d’Akira Kurosawa, noble caste de samouraïs, expliquent certainement la fascination du réalisateur et la récurrence de ces guerriers dans ses productions.

Le mélange dans certaines oeuvres d’Akira Kurosawa du chambara avec le Jidai-Geki ou cinéma d’époque, qui découle d’ailleurs du film de sabre, s’inscrit également dans cette tendance. Les Sept samouraïs (1954) et La Forteresse cachée (1958), films qui ne peuvent être qualifiés de purs chambara, sont à ce sujet les meilleurs exemples.

Cependant, il convient de préciser que le Ken-Geki s’est en réalité focalisé sur des périodes privilégiées et ne permet pas d’explorer une large plage historique du Japon. En effet, le chambara se concentre essentiellement sur l’époque d’Edo du 17e au 19e siècle, précèdent l’ère Meiji. Le respect de la vérité historique correspondant à cette période devint alors un authentique code du film de sabre japonais. Très peu de films remontent jusqu’à des ères antérieures comme l’époque de Genpei au 12e siècle. En ce sens, Rashomon (1950) de Akira Kurosawa « transgresse » le code en situant son action, fait unique, au Xe siècle et l’époque de Heian. Ce chef d’œuvre de Kurosawa prouve par ailleurs l’importance du code historique sur le genre. En choisissant une époque éloignée, non seulement les costumes et le langage diffèrent mais le style général s’en trouve quelque peu modifié. Rashomon reste pour autant une œuvre majeure du cinéaste et du chambara.

Section 2 : Le poids des légendes

L’aspect historique du Ken-Geki ne saurait être séparé de ses héros légendaires, rônins ou samouraïs. Ces personnages apparaissent souvent dans plusieurs films et alimentent l’imaginaire et les fantasmes des spectateurs japonais.

Parmi ces mythes du chambara, le personnage historique Miyamoto Musashi de la série éponyme réalisée par Hiroshi Inagaki de 1954 à 1956 reste le plus populaire. De son véritable nom Shinmen Takezo, Musashi naquit en 1584 dans le village de Miyamoto dans une famille dont les ascendants appartenaient au puissant clan de Kyushu, les Harima. Célèbre pour avoir remporté son premier duel à seulement 13 ans puis pour sa participation à la bataille de Sekigahara dans les rangs du shogun perdant Hideyoshi, Miyamoto Musashi suscite encore au Japon un intérêt sans cesse renouvelé. La fascination pour les samouraïs associée aux excellentes performances d’acteur de Toshiro Mifune dans la série Miyamoto Musashi de Hiroshi Inagaki contribue à faire de ce personnage une légende au Japon.

Avec Sanjuro, Akira Kurosawa tenait également sa légende, qu’il mit en scène à deux reprises, dans Yojimbo (1961) et dans Sanjuro des camélias (1962). Une nouvelle fois, on trouvait Toshiro Mifune dans le rôle du héros mythique, un mercenaire employé comme garde du corps. L’intérêt particulier du personnage découle de ce mélange unique entre lucidité et cocasserie, appuyant ainsi son apparition dans l’épisode Zatoïchi contre Yojimbo de la célèbre série teintée d’humour et réalisé, une fois n’est pas coutume, par Kikachi Okamoto. L’énorme succès que la rencontre entre ces deux personnages charismatiques a provoqué est une nouvelle illustration du poids de ces légendes dans le film de sabre.

De tous les héros du chambara, Zatoïchi, au centre d’une série éponyme de presque 30 épisodes essentiellement réalisée dans les années 60 par Kenji Misumi, fut sans nul doute le plus exploité. Si l’ensemble de ces personnages présentent d’indéniables traits communs tels que le statut, le charisme et une parfaite maîtrise du sabre, Zatoïchi caractérise plus spécialement cette classe de héros portant un handicap, ce qui ajoute à l’intérêt du personnage. Le masseur itinérant et aveugle perçoit le moindre bruit et se révèle être un redoutable adversaire, malgré son manque d’agilité apparent et ses vraisemblables difficultés à se déplacer. Dans l’épisode Zatoïchi- Le shogun de l’ombre, le cinéaste Kenji Misumi insiste sur cette perception par des zooms sur d’infimes détails du décor comme des insectes. Loin d’en faire une généralité, la mise en scène de tels personnages était fréquente dans le film de sabre. Héros mythique des films de l’entre-deux guerres, borgne et manchot, notamment interprété par Okochi Denjiro dans Le pot d’un million de Ryo (1935) de Sadao Yamanaka, Tange Kazen s’inscrit parfaitement dans cette mouvance.

Le chambara ne saurait exister sans ces légendes, personnages historiques ou sortis d’aventures romancées autour desquels s’est consituée la popularité du genre. Ceci explique la difficulté d’accès du Ken-Geki aux néophytes, confrontés à des mythes et une histoire inconnus et qui par conséquent ne parviennent pas à dépasser le simple stade du film d’action. Même fictifs, ces héros s’intègrent parfaitement à la réalité historique restituée dans les films de sabre.

Chapitre 2 : Le reflet d’une réalité sociale

Le spectateur occidental ressent généralement, à travers les films de chambara, la culture japonaise comme un code complexe à déchiffrer. Outre l’aspect historique et mythique que nous venons d’aborder, l’œil non averti se heurte également à une société dont les mœurs diffèrent profondément et peuvent parfois nous sembler injustement ridicules.

Section 1 : Le triptyque samouraïs – paysans – seigneurs

Au delà de l’action, Les films de sabre sont l’occasion pour les cinéastes de présenter leur vision de la société japonaise et des rapports entre les différentes classes qui la composent. Le chambara s’est principalement intéressé à l’étude du triptyque samouraïs – paysans – seigneurs. En réalité, le genre se focalisait davantage sur le positionnement des samouraïs dans cette relation, et la manière dont ils étaient perçus par les deux autres classes.

Le cinéaste Akira Kurosawa s’est particulièrement concentré sur cette réalité sociale du Japon féodal, c’est pourquoi l’analyse des films Les Sept samouraïs (1954) et La Forteresse cachée (1958) pourrait nous renseigner à ce sujet. Dans La Forteresse cachée, les guerres civiles du 16e siècle n’accordent aux paysans que le statut de prisonniers des querelles qui régnaient entre les différents clans et seigneurs, détenteurs de tout pouvoir économique et exerçant un racket permanent en échange d’une imaginaire protection. Par ailleurs, le profil dressé par le cinéaste sur la classe paysanne n’est pas excessivement flatteur. En effet, les deux paysans que l’on suit tout au long du film, Matashichi et Tahei, montrent bien plus de cupidité que de courage, d’honnêteté et de fidélité. Le personnage interprété par Toshiro Mifune, le général Rokurota, détecte ce vice et décide d’en profiter, bien que les paysans tentent à un moment de le trahir, appâtés par le gain.

Le film décrit ces attitudes avec humour mais la vision rendue en définitive est fortement péjorative. En revanche, le travail du réalisateur met en avant la loyauté du général Rokurota au service de la princesse Yuki. Ainsi, lorsqu’il apprend la mort de sa sœur pour le compte de sa maîtresse, il prononce cette phrase significative de l’image que Kurosawa a voulu transmettre du samouraï : « Mourir pour son maître, c’est un honneur pour le serviteur…Kofuyu a dû être comblée ». Yuki s’indigne des propos du général, non respectueux envers sa sœur défunte, et démontre par là le désir de Kurosawa de ne jamais embellir ou condamner définitivement ses personnages, « aucun de ses héros n’est exemplaire » (Akira Kurosawa, p.35 Hubert Niogret). Le sous-titre du film constitue en ce sens une preuve infaillible de cette volonté de contraster la personnalité du samouraï : Trois Salauds dans une forteresse cachée.

Les Sept samouraïs permet de compléter notre analyse du triptyque social samouraï – paysans – seigneurs. La relation est cependant légèrement modifiée, les bandits remplacent les seigneurs. La validité du triptyque n’est toutefois pas remise en cause car l’essentiel est de comprendre la position des samouraïs et des rônins dans la société féodale japonaise. Si les samouraïs dégagent une idée de loyauté dans La Forteresse cachée, Les Sept samouraïs présente en revanche une vision tout à fait distincte, du point de vue des paysans. Malgré l’aide gratuite des samouraïs, les paysans restent très méfiant à leur égard, en témoigne le personnage de Manzo qui coupe les cheveux de sa fille pour ne pas attirer les samouraïs.

Une explication sociale apparaît en réponse à ces attitudes fermées ; représentants des seigneurs, les samouraïs avaient en effet pour habitude de les racketter. Les rônins acceptent pourtant le travail contre aucune rémunération, certainement décidés par le code du Bushido dans lequel le respect de la classe paysanne est inscrit. Le pitre du groupe, Kikuchiyo, interprété par Toshiro Mifune, détient par ailleurs un rôle fondamental dans cette relation. D’origine paysanne mais désirant plus que tout être enfin considérer comme un samouraï, Kikuchiyo sert de lien direct avec les paysans, avec lesquels les samouraïs agissent d’ordinaire de manière hautaine. Akira Kurosawa consacrait ici un effort tout particulier à la restitution de cet autre aspect de la relation samouraï – paysans. Bien que la mise en scène enlève toute humanité au groupe de bandits, il ne s’agit pas d’une œuvre manichéenne, les samouraïs et les paysans sont aussi présentés dans leurs contradictions, leur dualité. La princesse Yuki dans La Forteresse cachée résume parfaitement cette ambivalence des personnages : « Les hommes dans leur beauté et aussi dans leur vilenie ».

Le triptyque établit le socle social du chambara dans une relation suffisamment riche pour alimenter de nombreux films. La Forteresse cachée et Les Sept samouraïs apportent alors une vision complète de cette réalité sociale du Japon féodal.

Section 2 : La condition féminine

Si le chambara est un genre cinématographique essentiellement masculin, ses personnages féminins reflètent néanmoins le statut des femmes dans la société japonaise.

Le Ken-Geki présente principalement la femme comme un objet de désir soumis à l’autorité masculine. Dans l’épisode Zatoïchi- Le shogun de l’ombre, on assiste à une enchère de femmes où un homme ajoute « Une femme, même belle, au bout de deux ans, on s’en lasse…Viens ma belle tu m’appartiens ». La séquence installe la femme dans une position d’infériorité totale, réduite au statut de marchandise. Cette vision est courante dans le film de sabre, complétée dans Les Sept samouraïs. Conscient de l’objet sexuel que représente sa fille pour un samouraï, le paysan Manzo décide de couper les cheveux de sa fille Shino, de force, afin de l’enlaidir. Kurosawa joue volontairement de cette situation, le premier plan de Shino réalisé de dos est fortement érotique. Dans La Forteresse cachée, les deux paysans tirent à la courte paille afin de déterminer à qui revient la princesse Yuki, on entend même dans une autre séquence : « Elle est à qui ? » ou « Une pièce d’argent pour la nuit ?…Que ferais-je d’une fille qui refuse les clients ? ».

Dans cet univers entièrement masculin, une belle place était tout de même accordée aux femmes par certains réalisateurs. En dépit de certaines répliques, Kurosawa présente dans La Forteresse cachée son exemple de héros féminin avec la princesse Yuki, courageuse, déterminée et lucide sur sa condition. De même, Kenji Misumi met en scène un clan d’amazones-ninja dans le deuxième épisode de la série Baby Cart. Les cinéastes réhabilitent ainsi le rôle des femmes dans une société japonaise féodale et masculine.

Section 3 : La relation sensei – disciple

L’épanouissement personnel et la découverte du monde passe par un long apprentissage dispensé par le sensei, mot japonais désignant le maître, le mentor devant lequel le disciple est à jamais redevable pour les enseignements qu’il a reçu. L’association de plusieurs générations est fréquente dans le chambara et constitue un élément essentiel de la culture japonaise, que l’on retrouve encore dans le monde de l’entreprise moderne. Par conséquent, les films de sabre dans lesquels est décrite cette relation intime entre un jeune apprenti et son maître abondent.

La trilogie Miyamoto Musashi développe ce thème par l’intermédiaire du jeune prêtre Takuan, interprété par Kuroemon Onoe, sensei du fougueux Takezo Shinmen et futur Miyamoto Musashi. Le mentor joue ici le rôle de canalisateur pour son disciple, personnage incontrôlable, imprévisible et égoïste. Jusque là non soucieux du Bushido, le héros légendaire doit entièrement à son maître son statut de samouraï, respectueux des règles du code. Dans La Légende de Musashi, les enseignements du prêtre sont davantage psychologiques et mentaux que purement techniques car le potentiel du disciple est indéniable et son talent évident.

Akira Kurosawa expérimenta à plusieurs reprises ce thème qui devint récurrent dans le chambara. Tsubaki Sanjuro, dans le film éponyme, mène dans leur quête les neufs samouraïs qui l’ont engagé. Son autorité est reconnue de tous car sa supériorité technique et stratégique est démontrée, les samouraïs apprennent ainsi à son contact. Il est également intéressant de noter que le Sensei est bien souvent avare en paroles et se contente simplement de parler juste, prouvant par là son savoir et sa maîtrise. A l’inverse du disciple impulsif, le maître préfère réfléchir calmement avant d’agir. Dans sa biographie Akira Kurosawa, Hubert Niogret apporte sa définition de la relation entre un maître et son disciple et du stade ultime de l’enseignement : « L’accession à la maturité et à la maîtrise du pouvoir passe par l’initiation […] faire comprendre à son élève que la perfection dans un exercice d’un art martial ne s’atteint pas seulement par la technique d’exécution, mais par la connaissance de l’homme, la recherche de la vérité. La technique n’est rien sans la réflexion […] Il a maintenant dépassé l’instinct et la violence de ses premiers combats, qui n’étaient que des empoignades, pour accéder à la maturité » (p.29).

Kurosawa explore ainsi dans les moindres détails la relation sensei – disciple à travers Les Sept samouraïs. Kikuchiyo (Toshiro Mifune) et Katsushiro (Isao Kimura) sont accompagnés par leurs aînés sous la tutelle de Kambei (Takeshi Shimura), maître et sage du groupe qui impressionne par son charisme, notamment dans la séquence du voleur et de l’enfant. La relation est cependant plus complexe que d’ordinaire dans ce film et se situe à plusieurs niveaux, amenant Niogret à parler de « relation multiple et éclatée » (p.33). Une relation de ce type s’installe tout d’abord entre les samouraïs et les paysans, qui apprennent à se défendre pour survivre à l’assaut des bandits grâce à leurs instructions. En échange, les samouraïs découvrent une générosité sans limite.

De même, la fille du paysan Manzo nommée Shino initie Katsushiro, le plus jeune samouraï du groupe. Si l’autorité et l’expérience de Kambei sont reconnues, l’absolue maîtrise de l’art du sabre de Kyuzo, dont il n’use pas d’ailleurs avec prétention, est évidente. Il tente de convaincre son opposant lors d’un entraînement de ne pas avoir à lui faire démonstration de l’étendue de son mortel talent en utilisant de véritables sabres. Le personnage se montre par la suite relativement simple dans ses gestes et dans ses interventions, effacé dans le groupe mais efficace, admiré et respecté pour sa parfaite maîtrise technique. Une relation particulière unit par ailleurs Kikuchiyo, étrangement considéré lors de la sortie du film comme le personnage principal, et les six samouraïs restants. Toshiro Mifune interprète le fanfaron du groupe, qui ne parvient à s’exprimer que par des gesticulations tournant parfois au désastre et se ridiculise en tentant de prouver son statut de samouraï. « Est-il vraiment samouraï ? Il le prétend ». Kikuchiyo « se prétend samouraï mais n’en porte que maladroitement les attributs usurpés » (p.33). Alors que Kyuzo impressionne Katsushiro par sa modestie dans le succès, le jeune fanfaron exige une reconnaissance lorsqu’il accomplit la même action : « Félicitez-moi ! ». Malgré des réactions peu communes pour un samouraï, l’expérience est tout de même riche en enseignements pour Kikuchiyo qui semble mériter au final le statut de samouraï.

La récurrence de telles relations entre maître et disciple en fait une marque de fabrique du film de sabre japonais.

Chapitre 3 : Le travail esthétique et symbolique

Au-delà de l’aspect historique ou social que nous venons d’apercevoir, les codes du chambara apparaissent au niveau de l’esthétique, de la mise en scène et de sa symbolique. De ce travail complexe des cinéastes résulte un rendu visuel particulier qui déstabilise souvent les néophytes. L’esthétisme des images est particulièrement soigné dans le film de sabre, « il travaille comme un peintre » explique Hubert Niogret au sujet de Kurosawa.

Section 1 : Le milieu naturel, un décor privilégié

Le milieu naturel, apprécié des cinéastes du Ken-Geki pour leurs décors, est un élément fondamental de l’esthétique des films de sabre et dispose d’une puissante symbolique. Il transmet par exemple une impression d’espace dans La Forteresse cachée par ses décors montagneux, ses plaines.

L’utilisation de la brume est fréquente dans le chambara afin d’exprimer une impression d’étouffement et d’encerclement des personnages, symbolique utilisée dans La Forteresse cachée lorsque les soldats pensent avoir découvert l’astuce de la cachette des lingots d’or, ou dans Le Château de l’araignée de Akira Kurosawa. Dans ce dernier, deux cavaliers parcourent sans succès toutes les directions du cadre où la caméra semble sans cesse en mouvement. L’ultime plan laisse une vision plus dégagée du château apparaissant au loin. Zatoïchi- Le shogun de l’ombre de Kenji Misumi transpose cette utilisation dans une scène de combat sur la tombe d’une jeune fille qui vient d’être assassinée. Zatoïchi semble ainsi détenir prisonniers ses opposants de ses coups de sabre.

La pluie reste néanmoins l’élément naturel de prédilection des réalisateurs de chambara et permet d’accompagner les combats dans un déluge formidable. La lutte finale des Sept samouraïs contre les treize bandits restants désigne sans conteste son utilisation la plus perfectionnée. La pluie battante symbolise la résistance de la nature par une boue grandissante compliquant fortement le combat, et participe de la violence de l’action, accentuée par les changements de vitesse dans les prises de vue. L’impression de difficulté, de douleur dans le combat est ainsi décuplée. De même, une violente tempête s’abat sur les deux héros du Château de l’araignée lorsque ceux-ci s’engouffrent dans la forêt où les éclairs empêchent le spectateur de distinguer précisément la course des deux personnages. L’un d’eux rapporte même « extraordinaire forêt où tous les éléments sont combinés ». Enfin, la pluie entame et conclut le film Rashomon sur une vue de la porte de Rasho.

Dans Zatoïchi- Le shogun de l’ombre, Kenji Misumi exprime grâce au feu, par la sensation d’agression qu’il transmet, la violence de l’action. L’ultime séquence se concluant par la mort du parrain des yakuzas se déroule dans un décor embrasé où s’intègre parfaitement le combat. La violence de l’intervention de Zatoïchi est par ailleurs justifiée par l’atrocité des actions du parrain qui n’hésite pas à exécuter son petit-fils. Pour Fabrice Arduini, adaptateur en français du film, « Zatoïchi se pose en juge impitoyable, quasi divin, des yakuzas qui bafouent le code de l’honneur ».

Par sa symbolique, le milieu naturel apparaît ainsi comme un élément dramaturgique essentiel du chambara, toute manifestation naturelle se traduisant par ailleurs immédiatement visuellement.

Section 2 : L’esthétique des combats

De toute évidence, les cinéastes accordent une attention toute particulière au rendu visuel des combats de sabre dont l’esthétisme est codifié.

La mise en scène des duels comporte tout d’abord une rythmique particulière, faite de poses, de pauses et d’exécutions rapides des coups de sabres. Chaque combat est précédé d’une phase d’observation au cours de laquelle les adversaires posent, se jaugent et où le spectateur ressent la concentration des duellistes. Dans Les Sept samouraïs, cette phase permet d’emblée de comprendre l’identité du vainqueur lors de l’opposition entre Kyuzo et le samouraï ; l’un est calme et serein, l’autre excité et violent.

Le déroulement des combats ne varie que très peu d’un film à l’autre : les guerriers se ruent l’un vers l’autre et se croisent puis le vaincu s’écroule au ralenti sur le sol aux côtés de son sabre, symbolisant la défaite du samouraï, tandis que le vainqueur se retourne et rengaine sa lame. Si l’assaut n’est pas décisif alors une nouvelle phase d’observation intervient avant l’attaque suivante. La séquence des Sept samouraïs citée précédemment reprend ce déroulement même si un unique assaut suffit à Kyuzo pour défaire son adversaire. Lorsqu’un guerrier assène un coup de sabre, les conséquences ne sont pas visibles immédiatement. Par exemple, si le samouraï tranche un bambou, le bambou ne s’écroule qu’après quelques secondes tandis que le samouraï a déjà rengainé et s’est éloigné comme dans la séquence d’ouverture du troisième épisode de la série Baby Cart de Kenji Misumi.

Les spectateurs non avertis ne retiennent généralement des films de sabre que les giclées de sang provoquées par chaque blessure et s’indignent devant tant de violence, considérée comme gratuite. Certes les quantités d’hémoglobines déversées dans certains films impressionnent voire même choquent mais ce procédé est en réalité profondément métaphorique. Ces geysers sanguins symbolisent la vie quittant le corps du vaincu bien plus que la simple violence du coup. Par ailleurs, il convient de préciser que cette prédominance du sang dans les films de sabre ne date que de 1962 et de la sortie de Sanjuro par Akira Kurosawa. Suite à ce film, le procédé se généralisa et devint un des symboles du genre. La série des Baby Cart par Kenji Misumi porte à son apogée l’utilisation du sang dans le chambara, dans un déluge de violence malsaine.

Les combats s’inscrivent d’autre part dans une logique de maîtrise des espaces, ce que la biographie Akira Kurosawa de Hubert Niogret met en évidence : « La maîtrise, la conquête, la défense d’un espace ou d’un territoire sont au cœur des films » (p.93). La scène de combat de La Forteresse cachée dans laquelle le général Rokurota (Toshiro Mifune) est encerclé par plusieurs soldats l’illustre à merveille, il s’agit véritablement de défendre son espace vital. Cette notion intervient également à d’autres niveaux, au-delà des duels. « La guerre pour le pouvoir réclame aussi la maîtrise des places fortes, comme dans le Château de l’araignée » (p.95). Explicitement, Les 7 samouraïs traite dans son ensemble de la défense d’un territoire, le village, où une stratégie contre les bandits est établie par les samouraïs en fonction de la topographie. Le chef Kambei est situé au centre, sorte de quartier général d’où les décisions partent vers les différents postes.

Section 3 : La notion d’équilibre

La mise en scène du Ken-Geki veille en permanence à assurer un certain équilibre, que l’action peut toutefois remettre en cause. La préparation des combats donne ainsi fréquement lieu à un plan fixe d’une parfaite symétrie. La scène des Sept samouraïs analysée précédemment reprend parfaitement cette disposition. Dans la première séquence de La Forteresse cachée, la caméra du réalisateur suit un long moment deux paysans dans leur dialogue animé, installant par conséquent un équilibre jusqu’à ce qu’un samouraï intervienne brusquement sur la droite pour rompre cet équilibre.

Si la notion d’équilibre est essentiellement d’ordre esthétique, la composition des groupes de personnages semble respecter la même règle, chaque personnage ayant son contrepoids pour « équilibrer la balance ». Par exemple, au fanfaron Kikuchiyo des Sept samouraïs, jeune personnage vantard et bavard s’oppose le sobre Kyuzo, personnage expérimenté, modeste et avare en paroles. Dans La Forteresse cachée, la princesse Yuki, feignant d’être muette, équilibre le groupe par rapport aux deux paysans hyperactifs Tahei et Matashichi.

Il est difficile pour les néophytes de voir dans le chambara autre chose que des films d’aventures, d’action s’ils ne parviennent pas à entrevoir le symbolisme caché par cette codification complexe. Notre réflexion nous amène ainsi à nous interroger sur le rôle de ces codes dans l’histoire du chambara et son influence sur des cinéastes d’autres horizons.

Partie 2 : Le chambara, un cinéma riche sur le déclin

Chapitre 1 : Théâtre et chambara

Si le chambara découle directement du théâtre, le genre a su conserver sa théâtralité, dans ses références comme dans la mise en scène. Cet élément constitue d’ailleurs un aspect essentiel de la symbolique du film de sabre, que nous étudierons bien plus en détails dans une seconde partie.

Section 1 : Le kabuki et Sawada Shôjiro

De la même manière que le cinéma muet se place dans la continuité du théâtre en occident, le chambara trouve ses origines dans le kabuki. Mot japonais signifiant « chant, danse, personnage », il désigne un genre dramatique, un théâtre d’acteurs mettant en scène des hommes travestis depuis l’interdiction des actrices en 1630. Le kabuki connaît un énorme succès à partir du 18e siècle mais reste un genre rigide stylistiquement, ce qui l’empêche d’évoluer profondément. Dans un contexte cependant favorable au changement, l’ère Meiji, certains auteurs n’hésitent pas à sortir le kabuki du carcan dans lequel il était enfermé tel que Kawatake Mokuami, symbole du kabuki moderne.

Particulièrement intéressantes dans le cadre de notre étude, les œuvres de Sawada Shôjiro mettent en place les prémices du film de sabre. Les pièces de Shôjiro se caractérisaient par une liberté stylistique vis-à-vis des codes du kabuki bien plus élevée que la majorité des ses contemporains malgré l’élan de modernité général. Cette liberté se traduisait essentiellement par un rythme et un réalisme accrus notamment lors des scènes de combats de sabre qui semblaient tout à coup plus violentes. Le chambara a par la suite conservé ce rythme particulier, que nous analyserons plus tard, fait de pauses, de contretemps et de sursauts dans l’exécution des coups de katana.

Le genre devint rapidement populaire en s’appuyant sur la fascination du peuple japonais pour les samouraïs. C’est donc logiquement qu’il fut transposé au cinéma dès les années 20 avec les premiers films portant le nom de chambara. Cependant, la présence des combats de sabre dans ces films restait encore très limitée, la plupart du temps réduite à un seul affrontement lors de la scène finale, le Dai-Ketto ou grand duel, apogée du film attendue avec impatience par tous les spectateurs. Ce duel final entre les deux antagonistes fut ensuite repris de nombreuses fois, comme dans Sanjuro des camélias de Akira Kurosawa entre Hanbei Muroto (Tatsuya Nakadai) et Sanjuro Tsubaki (Toshiro Mifune), et appartient véritablement aux classiques du genre.

Le réalisateur Kanamori Bansho parvint le premier à dégager le genre en éclosion du carcan du kabuki, en s’inspirant grandement des pièces du précurseur Sawada Shôjiro. Accompagné de Sadao Yamanaka, notamment auteur du succès Le pot d’un million de Ryo en 1935 avec Okochi Denjiro, star de l’époque du cinéma japonais incarnant le héros légendaire borgne et manchot Tange Kazen, cette réussite s’expliquait par une dynamique nouvelle grâce à des techniques cinématographiques de montage ou de cadrage inédites empruntées aux réalisateurs hollywoodiens. D’autres réalisateurs, moins connus, suivirent tout de même la tendance comme Ito Daisuke (Journal de voyage de Chuji, 1927) ou Masahiro Makino (Duel à Takatanobaba, 1937) malgré le mépris des critiques de cinémas ne voyant dans le chambara qu’un genre sans lendemain. La seconde guerre mondiale et le militarisme japonais vinrent alors perturber le développement du film de sabre.

Section 2 : La théâtralité dans les films

Au-delà de l’histoire du genre, la théâtralité est omniprésente dans tout chambara, que ce soit visuellement ou scenaristiquement, de manière évidente ou cachée.

Le premier degré de théâtralité vient de la simple adaptation, de la transposition au cinéma de célèbres pièces de théâtres. Akira Kurosawa employait notamment ce procédé pour exprimer son admiration envers William Shakespeare, dans Le Château de l’araignée, adaptation directe de MacBeth mais aussi dans Ran, adaptation du Roi Lear, film qui ne peut par ailleurs prétendre entièrement au titre de chambara mais qui illustre parfaitement ce phénomène. Encore dans Ran, le maquillage de Tatsuya Nakadai interprétant le seigneur Ichimonji, épais et expressif, rappelle volontairement celui du kabuki nommé arogato.

Cependant, une analyse plus approfondie de ces films est indispensable pour comprendre à quel point les références théâtrales sont partie intégrante du film de sabre. Ainsi, dans sa biographie Akira Kurosawa, Hubert Niogret met en évidence la notion de « quatrième mur » chez le réalisateur. Cependant, l’analyse d’autres œuvres filmographiques nous permet d’étendre cette notion à l’intégralité du genre. Si l’on se représente une pièce et ses quatre murs, le « quatrième mur » désigne l’endroit où est placée la caméra, par conséquent invisible. Les films de sabre utilisent abondamment ce procédé : la caméra ne change que très peu de point de vue sans révéler le « quatrième mur », le spectateur ressent par conséquent l’impression de se trouver dans une salle de théâtre d’autant plus que les interventions des personnages dans le champ de la caméra sont ainsi d’emblée assimilées à des entrées ou des sorties de scène.

Le visuel final de ses séquences est donc profondément théâtral. Niogret écrit en ce sens au sujet de la première scène du Château de l’araignée, plan frontal du général Washizu (Toshiro Mifune) accompagné de son épouse Asaji (Isuzu Yamada) : « Tout ce qui précède le meurtre du seigneur par Asaji joue des apparitions et disparitions des personnages dans l’obscurité comme des entrées et des sorties de scène » (p.51). La scène finale des Sept samouraïs en est une nouvelle illustration, les personnages sortent les uns après les autres de la scène sur un plan fixe de la caméra. La poursuite à cheval des fuyards par le général Rokurota (Toshiro Mifune) dans La forteresse cachée contient treize plans, mais elle ne dévoile jamais le « quatrième mur » puisque l’intégralité est filmée depuis le côté droit de la route.

Dans ces nombreuses séquences filmées depuis le « quatrième mur », un plan particulier semble récurrent. Un personnage de face, au premier plan et occupant une partie prépondérante de l’image, s’oppose à un deuxième personnage ou à un groupe au second plan, souvent de face ou de profil. Ce plan permet au spectateur d’assister à deux actions simultanément et correspond à une situation théâtrale fréquente. La tension et l’émotion transmises par la scène au spectateur proviennent alors davantage du jeu d’acteur que du montage. On le retrouve par exemple dans la première séquence de Sanjuro où Toshiro Mifune, jouant le rôle de Sanjuro Tsubaki, intervient devant neuf samouraïs, mais ces plans abondent tout spécialement dans les films Rashomon et Les sept samouraïs. De la même manière, le chambara se caractérise par des plans relativement longs, ce qui donne plus de poids au jeu d’acteur. La mise en scène se rapproche alors davantage d’une situation théâtrale.

L’expression de la théâtralité des films de sabre passe également par des séquences où des personnages jouent le rôle de spectateurs, comme détachés de l’action qu’ils observent, ce qui ne les empêche pas néanmoins de réagir, de commenter. La pièce de théâtre et les spectateurs apparaissent ainsi sur le même plan, reprenant parfois même la disposition décrite précédemment. Dans l’épisode de la série Zatoïchi- Le shogun de l’ombre par Kenji Misumi, les yakuzas assistent à la mort du parrain, tué par Zatoïchi (Tatsuya Nakadai) en se contentant d’être spectateurs de l’action. Un plan nous situe même à la place des yakuzas, renforçant par là considérablement l’impression de rupture entre les deux niveaux et de passivité des spectateurs.

Dans la scène finale de Sanjuro, les neuf samouraïs, en arrière plan, observent le Dai-Ketto entre Sanjuro Tsubaki et Hanbei Muroto suivant le même principe. Le héros légendaire interprété par Toshiro Mifune provoque cette théâtralisation du combat, accentuée ensuite par le plan fixe choisi par Kurosawa, en s’adressant ainsi au groupe de samouraïs : « quand à vous quoiqu’il se passe, pas un geste ». De nombreux dialogues du film sont d’ailleurs présentés comme des monologues : longues répliques d’un personnage qui prend la parole dans un groupe où les autres membres agissent en tant que spectateurs, se contentant d’écouter avec attention.

Kurosawa pousse ce procédé bien plus loin dans Les sept samouraïs lors de l’affrontement entre le maître de sabre, Kyuzo (Seiji Miyaguchi) et un samouraï. Ces deux personnages apparaissent au premier plan, l’assistance regarde de nouveau le spectacle. Kurosawa ne se contente pas ici de filmer le duel mais réalise également plusieurs plans du chef Kambei dans l’assistance, et des spectateurs commentant et réagissant activement. L’issu du combat, avant même son déroulement, est évidente tant les attitudes, les postures des deux personnages diffèrent. Takashi Shimura (Kambei) l’a aisément deviné comme le prouvent les plans serrés sur son visage. En effet, tandis que Kyuzo reste calme et concentré après avoir tenté de convaincre son adversaire d’abandonner l’idée d’un combat de vrais sabres, le samouraï ne parvient pas à se maîtriser, use de violence et montre des signes d’énervement. Ce duel permet néanmoins à Kambei de constater la parfaite maîtrise de l’art du sabre de Kyuzo qui se débarrasse facilement de son opposant.

De même, dans La forteresse cachée, lorsque le général Rokurota et la princesse Yuki Akizuki (Miza Uehara) sont capturés, deux guerriers présentent le trésor récupéré et annoncent « Demain, elle sera décapitée » devant leurs camarades. La caméra est placée derrière le groupe de guerriers, de dos, tandis que les deux personnages apparaissent de face, de telle sorte que le spectateur ait ainsi l’impression de se situer dans le fond d’une salle de théâtre.

De manière plus évidente, la théâtralité du genre transparaît à travers l’attirance de ses réalisateurs pour le tournage en studio. Le rendu visuel des décors semble alors très proche de celui d’une scène de théâtre. Tels sont les décors de La forteresse cachée dans de nombreuses séquences notamment l’émeute des paysans. Kurosawa cherche à retranscrire une impression d’espace grâce au milieu naturel alors qu’il ne s’agit que de décors de studio. Le spectateur n’est pas dupe mais le réalisateur assume et revendique pleinement ces retours aux origines du genre.

La présence de l’influence théâtrale dans les films de sabre japonais est donc considérable et participe de la symbolique et de l’esthétique particulières du genre.

Chapitre 2 : Le chambara pendant la seconde guerre mondiale

Inhibée pendant la seconde guerre mondiale par une censure intraitable exercée par le régime militaire, la créativité des réalisateurs connut une libération totale à la fin du conflit, propice à l’avènement du chambara.

Section 1 : Un art victime de la censure

Face au militarisme et dans un contexte conflictuel, les réalisateurs de films de sabre n’affichaient aucune opposition à des gouvernements qui fixaient des règles et des codes cinématographiques stricts à respecter. Hubert Niogret montre ainsi comment Akira Kurosawa se pliait à ces exigences en mettant sa créativité entre parenthèses. Les réalisateurs furent contraints de réaliser des films de politique nationale afin de passer l’épreuve de la censure et de contourner les lois de contrôle du cinéma (thèmes abordés, scénario, scènes amoureuses…).

Quelques grands films de sabre parvinrent tout de même à être diffusés durant cette période délicate pour l’ensemble du cinéma japonais comme la première version de Miyamoto Musashi en 1940 de Inagaki Hiroshi. Cette adaptation des romans de Yoshikawa Eiji parus dans le célèbre journal Asahi entre 1935 et 1939 retrace le parcours de Miyamoto Musashi vers 1600, interprété par Chiezo Kataoka, un des plus grands samouraïs considéré comme le plus talentueux guerrier de l’histoire du Japon féodal. De telles réussites ne sont cependant pas monnaie courante en cette période de troubles.

La fin de la guerre signe alors la renaissance du chambara et de l’ensemble du cinéma japonais.

Section 2 : La fin des conflits ou le début de l’âge d’or

Les batailles s’achèvent mais ne coïncident pas en réalité avec le renouveau du film de sabre car l’occupation américaine de 1945 à 1949 prit en main, après les autorités militaires, la censure sévère du cinéma japonais. L’exemple du film d’Akira Kurosawa La légende du grand Judo II, bien qu’il ne s’agisse pas directement d’un chambara, est parlant à ce sujet. En effet, cette suite au premier film de Kurosawa en tant que réalisateur fut interdite à la distribution de longues années par les occupants, dû à une séquence au cours de laquelle un boxeur américain est défait par le judoka japonais. Le chambara est même purement et simplement interdit par les autorités américaines, jugé susceptible de raviver un certain nationalisme fanatique dans le pays.

Il faut donc attendre les deux premiers chefs d’œuvres de Kurosawa pour relancer le genre, Rashomon et Les sept samouraïs. La réussite du premier, sorti en 1950 vaut au cinéaste la consécration internationale, le Lion d’or du festival de Venise en 1951 et l’Oscar du meilleur film étranger en 1952, et contribue à la pénétration du cinéma japonais dans les salles étrangères. Les sept samouraïs (1954) est sans doute le chambara le plus connu hors des frontières nippones, bien qu’il ait dû attendre les années 70 pour sortir en version intégrale à l’étranger, par sa plus grande accessibilité pour les néophytes. Ils stigmatisent déjà à eux deux les principaux éléments caractéristiques du film de sabre.

Dans la lignée des films de Kurosawa sort en 1954 le premier épisode de la trilogie Miyamoto Musashi par Hiroshi Inagaki, Oscar du meilleur film étranger, nommé La légende de Musashi. L’extraordinaire samouraï n’est plus interprété par Chiezo Kataoka comme dans la première version mais par Toshiro Mifune. Au fil des combats de sabre d’où il ressort à chaque fois vainqueur et indemne grâce à une technique impressionante au sabre, le jeune Takezo Shinmen abandonne progressivement son agressivité et son égoïsme en suivant les enseignements du jeune prêtre Takuan (Kuroemon Onoe) pour devenir le héros légendaire Miyamoto Musashi.

Le chambara semble détenir son acteur phare en la personne de Toshiro Mifune et s’apprête à entrer dans une période faste.

Chapitre 3 : Vers la disparition du chambara

Si le chambara connaît, comme l’ensemble du cinéma japonais, son âge d’or entre 1955 et le début des années 1970, en revanche, il parvient ensuite de moins en moins à trouver un public, oublié avec l’émergence de nouveaux genres malgré la production de films de qualité.

Section 1 : Un cinéma arrivé à maturation

Suite à ces œuvres qui ont permis de relancer le chambara, Akira Kurosawa continue de nous gratifier d’excellents films de sabre au cours des années 60, peaufinant son style, parfois mêlé de Jidai-geki (cinéma d’époque) comme dans La forteresse cachée (1957) ou bien plus violent comme dans Yojimbo (1961) et Sanjuro (1962), privilégiant davantage l’action sur l’esthétique. Tadao Sato écrit à ce sujet dans Le cinéma japonais, Tome II : « le personnage ne peut s’affirmer que par une violence et une sauvagerie spectaculaires » dans un style de combat « rapide et grossier » (p.114). Des scènes d’une violence extrême et choquante sont réalisées : un chien court tenant un bras dans la gueule dans Yojimbo, les geysers de sang apparaissent lors des duels dans Sanjuro. L’ironie de ce dernier film provient d’une réplique de l’épouse du gouverneur : « Mais veuillez éviter d’être trop violent ». Kurosawa affirmait après ces deux films sa crainte de voir dans le chambara une surenchère de violence. Sans parler d’escalade de la violence, de nombreux cinéastes suivirent tout de même ce style qui devint alors la marque de fabrique du film de sabre moderne.

Ainsi, la série Zatoïchi de 22 épisodes réalisés par Kenji Misumi entre 1962 et 1971 reprend exactement le style de Sanjuro et Yojimbo, la mise en scène des duels est largement comparable. L’action est mise en avant au détriment de la profondeur des personnages de films tels que ceux de Kurosawa. L’épisode Zatoïchi contre Yojimbo, réalisé cette fois par Kikachi Okamoto et sans doute le meilleur de la série, apparaît alors comme une référence symbolique au style du film de Kurosawa. Il réunit deux stars du chambara, Toshiro Mifune et Shintaro Katsu, mais également deux des héros les plus connus du genre. Le personnage interprété par Toshiro Mifune diffère profondément de celui qu’il incarne dans Yojimbo, bien que l’épisode reprenne dans les grandes lignes l’intrigue du film original.

Désormais nommé Sasa, il conserve tout de même son statut de samouraï errant et mercenaire mais adapté à l’humour particulier de la série. Kenji Misumi continue de représenter ce style plus violent du chambara en réalisant l’unique œuvre de référence des années 70, la série Baby-Cart constituée de six films. Cette adaptation du manga de Koike Kazuo (auteur de Crying Freeman) et dessiné par Goseki Kojima est à réserver à un public adulte et averti, et fait preuve d’une violence pouvant rebuter les néophytes, abusant des jets de sangs lors des combats, mais comporte des graphismes et des chorégraphies travaillées. La saga retrace le parcours d’un rônin accompagné de son fils, dans un landau rempli d’armes. Le style de Misumi est poussé à son paroxysme dans cette série grâce à des combats savamment orchestrés. Le personnage manie l’épée à la perfection et avec une rapidité telles que la quantité d’hémoglobine déversée et d’adversaires pourfendus sans retenue choque. Kenji Misumi rassemble alors les six films en un seul en 1980, Shogun Assassin, qui résume en fait principalement les deux premiers épisodes, mais conserve les traits stylistiques qui ont fait le succès de la série.

Le cinéaste Hideo Gosha, bien que moins connu hors du territoire national, contribua également grandement au succès du chambara, quittant son rôle secondaire pour devenir un genre cinématographique de premier plan. Ainsi, son œuvre majeure Goyokin (1969), avec Tastuya Nakadai pour acteur principal, comporte un Dai-Ketto tourné dans la neige remarquable par son esthétique.

Malgré ses nombreux succès populaires, le chambara s’épuise dans les années 70 et s’essouffle sous la poussée d’autres genres cinématographiques.

Section 2 : Le chambara souffre de l’émergence du Ninkyo-Mono mais laisse un riche héritage

Les années 80 marquent l’avènement du Ninkyo-Mono ou film de yakuzas, poussant lentement le chambara vers la sortie. Pour preuve, le tournage de l’ultime épisode de la série Zatoïchi tourne à la catastrophe quand Shintaro Katsu blesse mortellement un cascadeur lors de l’exécution d’une chorégraphie. Le film de sabre tombe progressivement en désuétude, sa popularité, comme celle du samouraï, s’envole au profit du yakuza, définis par Tadao Sato dans Le cinéma japonais, Tome II « comme un joueur et un hors la loi » . Takakura Ken, acteur emblématique du Ninkyo-Mono et de la série à succès La légende des yakuzas perdus de Showa entre 1965 et 1972, succède à Toshiro Mifune au titre de premier acteur de la scène du cinéma japonais.

Si le film de sabre s’éteint devant la montée en puissance de genres cinématographiques jusque là relativement discrets, il laisse tout de même derrière lui un héritage conséquent. Personne ne peut rester insensible à la vue d’un chambara et chacun en retire des images, des impressions. Ceci explique l’influence considérable que le genre, source inépuisable d’inspiration, a exercée sur de nombreux cinéastes, de tout origine. Si le chambara ne peut continuer à exister par lui-même, alors il fera par sa présence explicite ou implicite dans les films de cinémas variés.

Partie 3 : Une source d’inspiration inépuisable pour les réalisateurs

Le chambara a connu divers hauts et bas au cours de son histoire et semble tomber en désuétude depuis les années 80. Néanmoins, l’admiration de nombreux cinéastes, hollywoodiens ou hongkongais, pour la richesse du Ken-Geki, dont l’influence est largement visible dans leurs productions, contribue à la pérennité de cette source d’inspiration inépuisable.

Chapitre 1 : Chambara et westerns

Section 1 : Un rapprochement logique

Malgré des univers géographiques distincts de toute évidence, nul doute que le western est le genre cinématographique qui s’est le plus inspiré des films de sabre.

La comparaison débute au niveau des personnages qui présentent des caractéristiques similaires. Le cow-boy apparaît au final comme une transposition occidentale du samouraï, avec sa version marginale du rônin, le mercenaire, et accordant la même importance à l’honneur. Les attributs et les armes permettent de dresser un parallèle plus complet ; d’un côté le sabre, de l’autre le pistolet mais avec une utilisation comparable. Si le western a fait du duel sa spécialité, comment passer à côté de l’évident rapprochement avec le combat de sabre, dont le déroulement est sensiblement identique ? Ainsi retrouve-t-on la même phase d’observation précédent le duel dans les deux cas, où les adversaires se jaugent et s’apprêtent à dégainer. Le vaincu d’un duel au pistolet décède suivant la même procédure, il s’écroule sur le sol, au ralenti, et relâche son pistolet.

D’autre part, le western adapte le tryptique samouraïs- paysans- bandits, étudié en détails en première partie dans une version où il suffit de substituer les samouraïs aux cow-boys. Les westerns présentent également une variante où les indiens interviennent pour remplacer les bandits. Malgré l’éloignement, les deux univers se recoupent en réalité en de nombreux points. Preuve en est la présence récurrente dans les deux genres de cavalcades avec une mise en scène identique, succession de plans sous un même point de vue.

De ce rapprochement logique en découle une multitude d’adaptations de films de sabre japonais en westerns. Il convient toutefois de signaler que cette inspiration est réciproque, l’admiration de Kurosawa pour le cinéma américain ou encore la mise en scène westernienne de Zatoïchi contre Yojimbo par Kikachi Okamoto en témoigne,

Le réalisateur hollywoodien Sergio Leone, dont la mise en scène s’inspire grandement des cadrages de Kenji Misumi, entreprit ainsi avec Pour une poignée de dollars en 1965 l’adaptation clandestine de Yojimbo (1961) et le premier western spaghetti. Le chef d’œuvre ultime de Kurosawa, Les Sept samouraïs, reste cependant le chambara le plus transposé. En plus du célèbre film Les Sept mercenaires de John Sturges, trois remakes westerns ont été réalisés : Le Retour des sept (1966) de Burt Kennedy, Les Colts des sept mercenaires (1969) de Paul Wendkos et The Magnificent Seven Ride de George MacCowan (1972).

Enfin, Kill Bill (2003) est la rencontre entre l’occident et l’orient, le western et le chambara. Par sa double inspiration, Quentin Tarantino montre toute la logique de ce rapprochement, les combats de sabres se déroulent sur fond de musique western dans des décors typiquement nippons comme un jardin d’hiver.

Section 2 : Les Sept samouraïs et Les Sept mercenaires

Une analyse en détails du film de John Sturges, reprenant les éléments essentiels de l’original réalisé par Akira Kurosawa, permet alors d’illustrer au mieux l’influence du chambara sur les réalisateurs de westerns. Les Sept mercenaires dépasse la simple adaptation scénaristique du chambara, le cinéaste américain pousse même la transposition jusqu’au titre, identique à l’original. Le film de Kurosawa met en effet en scène les aventures de rônins, version mercenaire des samouraïs.

Le groupe de cow-boys transparaît alors comme une pure adaptation culturelle du groupe de Bushi de la version japonaise. Si le film de Sturges connut un énorme succès essentiellement dû à un casting éblouissant, le plus étonnant reste la ressemblance physique de certains acteurs à leur homologue japonais ; James Coburn, les traits tirés et le regard assuré, rappelle étrangement Seiji Miyaguchi dans le rôle du maître de sabre Kyuzo. De toute évidence, la ressemblance ne se limite pas au physique et intervient davantage au niveau psychologique et moral. Les mercenaires défendent ainsi les causes perdues et les plus faibles comme les samouraïs acceptent pour l’honneur et le bushido la proposition des paysans. Par ailleurs, on reconnaît immédiatement chez Chico, interprété par Horst Buchholz, les caractéristiques du fanfaron Kikuchiyo et ses gesticulations. La scène où Kikuchiyo apparaît la première fois au groupe, saoul, est directement transposée dans Les Sept mercenaires. D’un côté il se ridiculise en montrant ses talents de cavalier, de l’autre en jouant le toréador.

De la même manière, alors que Kikuchiyo s’attache aux attributs du samouraï, Chico tente de prouver qu’il mérite le statut de cow-boy : « De quoi est-ce que j’ai l’air ?[…]J’ai compris que j’étais enfin des leurs ». Cependant, la version western du fanfaron semble également concentrer certaines caractéristiques de Katsushiro (Isao Kimura), le plus jeune des samouraïs, comme l’âge mais aussi sa relation avec une fille de paysan. Il en résulte néanmoins une relation maître/disciple nettement moins approfondie que dans la version japonaise. Cette remarque peut être généralisée à l’ensemble du contenu social de l’œuvre puisque John Sturges privilégie nettement le divertissement et l’aventure à une analyse sociale. Il convient toutefois de noter la récupération du triptyque social, déjà aperçu à plusieurs reprises, et de la vision négative des paysans au sujet de mercenaires à la mauvaise réputation : « Ce sont des brutes, ils sont cruels ».

De même, la relation aux anciens permet de dresser un parallèle entre les deux univers. La prise de décision passe par les conseils de « l’Ancien » dans le film japonais tandis que dans le western américain, « on va voir le vieux ». La transposition du chef Kambei (Takashi Shimura) demeure relativement fidèle avec le personnage de Chris Adams, interprété par Yul Brynner. Il organise tout d’abord le recrutement des mercenaires suivant un test d’agilité, identique au film original de Kurosawa, puis la stratégie de défense du village.

Les Sept mercenaires est l’occasion pour Sturges d’affirmer son admiration pour la mise en scène du cinéaste japonais dont les éléments principaux ont été repris. La première séquence et l’arrivée des pillards illustre l’évidente influence de Kurosawa sur la mise en scène du réalisateur américain. La cavalcade est une succession continue et dynamique de plans filmés depuis le même point de vue. Le remake conserve aussi la longueur des plans caractéristique du chambara laissant un avantage au jeu d’acteur sur le montage dans la tension transmise par l’action. Devant la « puissance cinématographique » (p.69) du combat final des Sept samouraïs saluée par Hubert Niogret, Sturges remplace la pluie par la poussière avec moins de réussite. Le réalisateur parvient pourtant à restituer parfaitement la théâtralité, composante majeure du film de sabre, de la scène d’affrontement entre Kyuzo et le samouraï dans sa version opposant le personnage interprété par James Coburn à un certain Wallace.

Enfin, les deus films s’achèvent sur la même morale avec d’un côté Chris Adams (Yul Brynner) : « seuls les fermiers ont gagné, pas nous », et de l’autre Kambei (Takashi Shimura) : « encore une bataille perdue. Ce sont les paysans les vainqueurs, pas nous ». Si la réussite de l’adaptation de John Sturges est manifeste, Les Sept mercenaires n’est au final qu’une version occidentale du film de Kurosawa, et se contente de transposer les éléments principaux d’une œuvre majeure du chambara.

Chapitre 2 : Le chambara de HongKong à Hollywood

L’influence du Ken-Geki sur le cinéma dépasse largement le cadre du western et même du cinéma hollywoodien. Plus proches culturellement du Japon, les cinémas hongkongais et chinois revendiquent clairement le rôle du chambara dans leur développement.

Section 1 : La Shaw Brothers Company et le wu xia pian

La popularité grandissante du film de sabre se traduit par des retombées cinématographiques hors du territoire japonais de plus en plus visibles, notamment sur la péninsule hongkongaise et l’ensemble de la Chine à partir des années 50, berceau de la Shaw Brothers Company, studio mythique dirigé par Run Run Shaw qui marqua considérablement de son empreinte l’ensemble du cinéma asiatique et des films d’action occidentaux post-années 80.

Le studio produisait notamment les films de wu xia pian, termes signifiant martial-chevalier-film qui désignent plus simplement le film de sabre chinois, comparable en de nombreux points au chambara. Le wu xia pian réapparaît à HongKong à la fin des années 30 après son interdiction en Chine par le régime communiste mais perd progressivement de sa popularité jusqu’à sa reprise par la Shaw Brothers Company dans les années 50. Tandis que le film de sabre japonais envahit les salles japonaises, Run Run Shaw savoure l’ensemble de ces productions : Les Sept samouraïs et Yojimbo de Akira Kurosawa, la trilogie Miyamoto Musashi de Hiroshi Inagaki ou le premier épisode de la série Zatoïchi (1962) par Kenji Misumi. L’admiration vouée par le directeur du studio à des réalisateurs nippons à leur apogée au début des années 60, l’amène à influencer fortement ses futures productions. Run Run Shaw oblige même ses cinéastes à visionner les films de chambara et leur mise en scène afin d’élever la qualité des œuvres sorties du studio, jusqu’à présent relativement fades. La Shaw Brothers Company et le wu xia pian importent alors les principaux éléments du chambara pour les mêler à l’histoire et à la culture chinoise.

Si le premier essai, The Revenge of a swordman (1963) de Yueh Fung, est un échec, le réalisateur Xu Zeng-Hong permet à la Shaw de se lancer avec succès dans le genre grâce aux films The Red Lotus Temple (1965) et sa suite The Twins Sword. Le wu xia pian continue ensuite de suivre la tendance imprimée par le chambara sur le sol nippon, en se tournant vers davantage de réalisme sous l’action de célèbres cinéastes comme Chang Cheh avec Le trio magnifique ou King Hu avec L’Hirondelle d’or en 1966. Egalement historien de grande renommée, King Hu fait entrer le genre dans son âge d’or en imposant ses codes comme le chambara est parvenu à le faire : un respect rigoureux dans la reconstitution historique, des chorégraphies soignées et réalistes dans les combats. King Hu quitte la Shaw Brothers Company mais suite au succès populaire de ces films le studio s’engouffre dans la brèche et compte sur le wu xia pian pour présenter enfin des films de grande qualité et reconnus internationalement comme celui de Chang Cheh La Rage du tigre (1972), inspiration majeure de Quentin Tarantino pour Kill Bill avec Shogun Assassin de Kenji Misumi (1980).

Section 2 : The Blade de Tsui Hark

Si une analyse approfondie des Sept mercenaires de John Sturges est nécessaire dans la compréhension de l’influence du chambara sur le western, une étude succincte de l’œuvre du cinéaste coréen est essentielle, illustration des influences du film de sabre japonais sur le cinéma asiatique. En effet, The Blade impressionne d’emblée par sa fidélité aux codes du chambara bien que les techniques martiales diffèrent.

Dès le générique, le spectateur reconnaît l’inspiration de Akira Kurosawa chez Tsui Hark. Les combats obéissent à une rythmique caractéristique du chambara, faite une nouvelle fois de poses, de pauses et d’exécution rapide de mouvements, et se déroulent à plusieurs reprises dans un décor enflammé, procédé jouant sur la violence de l’action étudié précédemment dans Zatoïchi- Le Shogun de l’ombre de Kenji Misumi. Autre similitude avec le masseur légendaire incarné par Shintaro Katsu, le personnage principal, manchot, reprend le thème du héros infirme. L’usage de la pluie et de la boue dans un combat rappelle par ailleurs la séquence finale du film de Kurosawa Les Sept samouraïs. Tsui Hark s’intéresse aussi à certains aspects sociaux abordés fréquemment dans le chambara : la relation maître- disciple dans la succession du forgeron et de Ding On, la condition féminine ou encore le triptyque samouraïs- paysans- bandits dans une version forgerons- villageois- chasseurs.

Le cinéaste coréen est parvenu à réutiliser et à s’approprier habilement les codes du chambara mais en réalisant cependant une œuvre au style différent.

Section 3 : Le cinéma hollywoodien

Premier lieu de production cinématographique, Hollywood et ses cinéastes sont également les premiers à puiser dans le chambara leur source d’inspiration. Sans tenir compte des célèbres réalisateurs de western étudiés plus en avant, de prestigieux cinéastes comme Georges Lucas, Quentin Tarantino, Tony Scott ou John Woo se réfèrent directement au Ken-Geki dans leurs œuvres.

Déjà évoquée, l’influence du chambara dans le quatrième film de Quentin Tarantino, Kill Bill, est évidente. Le réalisateur présente une histoire occidentale mais profondément teintée de culture nippone par ses références cinématographiques, notamment les films de Kenji Misumi comme Baby Cart ou Shogun Assassin où sont déversées des quantités impressionnantes d’hémoglobines. Tarantino place le sabre japonais au centre de sa trame scénaristique et emprunte aux maîtres du chambara la dynamique de ses combats. La Rage du tigre de Chang Cheh constitue la seconde œuvre de référence majeure pour le cinéaste qui inclut même le générique de la Shaw Brothers Company à celui de son film.

De manière plus surprenante, la saga La Guerre des Etoiles de Georges Lucas est à l’origine une adaptation du film de Akira Kurosawa La Forteresse cachée. Georges Lucas produit même un film pour Kurosawa en 1980, Kagemusha, preuve de son admiration pour le réalisateur japonais. Les deux célèbres robots de la saga sont ainsi la transposition directe des deux paysans bavards et cupides Tahei et Matashichi. Cette inspiration explique alors les sabres lasers de La Guerre des Etoiles et leur bruit caractéristique, arme pourtant inattendue au départ dans un film de science-fiction. Le rapprochement est en réalité bien plus étroit. Lucas explore ainsi profondément la relation maître-disciple, sa version jedi-padawan est sans cesse au centre des enjeux du scénario, les personnages peuvent d’ailleurs être largement comparés aux samouraïs.

La séquence finale du film de John Woo A Better tomorrow 2 révèle également une inspiration puisée dans les films de chambara, le héros se fraye violemment un chemin entre de nombreux mafieux à l’aide d’un sabre japonais. La violence de la scène traumatise Tony Scott et Quentin Tarantino qui réutilise la séquence en la diffusant sur l’écran d’une télévision dans le film True Romance.

Le grand public occidental accède ainsi indirectement et inconsciemment au chambara grâce à l’admiration de célèbres réalisateurs notamment hollywoodiens pour les maîtres nippons du genre comme Akira Kurosawa, Kenji Misumi ou Hiroshi Inagaki.

Chapitre 3 : Un genre resté mythique au Japon

Bien que le genre tombe aujourd’hui en désuétude, le chambara reste profondément ancré dans l’histoire du cinéma nippon et l’esprit des spectateurs. Le film de sabre fait néanmoins quelques réapparitions sous différentes formes, cinématographiques ou non.

Section 1 : Les mangas, films d’animation et jeux vidéo

Le chambara en déclin subsiste également grâce à des supports d’expression différents du cinéma classique. Le Ken-Geki profite ainsi de la popularité des mangas, des films d’animation et des jeux vidéo, partie intégrante de la culture japonaise et dont il constitue une source d’inspiration inépuisable.

Depuis les années 80, c’est en effet du côté du film d’animation que les amateurs cherchent les meilleurs films de sabre tel que Ninja Scroll, la réussite de Yoshiaki Kawajiri, qui illustre cette nouvelle tendance. A l’inverse, il convient de rappeler que la série Baby Cart de Kenji Misumi est l’adaptation d’un manga de Koike Kazuo. Par ailleurs, le récit de l’enfance du personnage incarné par Lucy Liu dans Kill Bill est narré par la mise en abîme d’un film d’animation mettant en scène de cruels yakuzas maniant le sabre. Tarantino renvoie ainsi à la fois aux classiques du genre, les films de Kenji Misumi, et à la tendance actuelle du chambara.

Depuis la fin des années 90 et le succès du jeu vidéo Samouraï shodown, où l’on retrouve la même fascination pour le sang que dans la série Baby Cart de Misumi, le secteur vidéoludique nippon s’intéresse tout particulièrement à la reconstitution historique de l’époque de Edo et à la mise en scène de ses héros, les samouraïs. Les prouesses techniques réalisées récemment par certains studios de développement donnent lieu à d’authentiques films de sabre comme les séries Onimusha et Tenchu. En constante progression, le secteur des jeux vidéo bénéficie d’une extraordinaire popularité auprès des nouvelles générations et représente une porte d’entrée efficace de la culture nippone et plus particulièrement de son cinéma.

Section 2 : De l’hommage à la renaissance ?

Les dernières productions cinématographiques japonaises sont empreinte de nostalgie d’une époque dorée aujourd’hui révolue et dont le chambara était une figure de proue.

Ainsi, la magnifique version du masseur aveugle Zatoïchi réalisée par Takeshi Kitano en 2003 et récompensée lors du festival de Venise raisonne comme un puissant hommage à un genre quasiment éteint et accumule les références aux précédents épisodes et aux chefs d’œuvre du chambara. La même atmosphère cocasse se dégage de la version moderne. Admiratif du travail de Kenji Misumi sur la série et de la mise en scène d’Akira Kurosawa, Kitano reprend la scène du jeu de l’épisode Zatoïchi- Le Shogun de l’ombre ainsi que les danses et chants traditionnels venant conclure Les Sept samouraïs. Le dernier scénario de l’empereur du cinéma japonais, Akira Kurosawa, voit le jour en 1999 avec Après la pluie, film devenu hautement symbolique et réalisé par Takashi Koizumi. Ce film hommage reste néanmoins un chambara de grande qualité, serein, spirituel et qui montre les failles d’un samouraï au bord de la rupture, malgré sa parfaite maîtrise de l’art du sabre. Koizumi attache le même intérêt à des aspects précis et privilégiés de la mise en scène du maître Kurosawa comme la symbolique naturelle à travers les changements climatiques. La dissipation des nuages symbolise le nouveau souffle trouvé par le samouraï après la pluie pessimiste, triste et mélancolique. L’évolution d’état d’esprit du protagoniste au cours du film sur sa propre condition est donc annoncée dès le titre.

Si des cinéastes choisissent de rendre hommage aux gloires du chambara, d’autres décident en revanche de ressusciter le genre. Telle est la voie choisie par Ryuhei Kitamura, réalisateur en 2003 du violent chambara Azumi inspiré du manga éponyme de Yu Koyama, où une jeune orpheline est recueillie par un maître, ancien partisan de Tokugawa, et ses disciples. La réalisation souffre cependant d’un souci quasi-permanent pour la réalité historique, conforme aux codes du chambara que Kitamura désire récupérer, mais en décalage total avec la tonalité de l’action. Le film ne parvient pas à définir clairement la frontière entre réalisme et second degré, qualité de la série Zatoïchi que Azumi ne possède pas, mais bénéficie toutefois de combats rythmés efficaces et de poses hautement stylisées. Habitué aux œuvres du même type, Kitamura persiste mais ne parvient pas à remettre définitivement le chambara au goût du jour.

Le Ken-Geki reste un genre cinématographique mythique sur le sol nippon auquel de célèbres cinéastes comme Takeshi Kitano rendent hommage pour saluer sa richesse et sa qualité, tandis que d’autres réalisateurs tentent de le ressusciter avec plus ou moins de réussite.

Conclusion

Genre cinématographique éminemment complexe, riche et difficile d’accès (donc digne d’intérêt), le chambara a été intégré par toute une génération de réalisateurs et de spectateurs à des degrés plus ou moins importants. La complexité du film de sabre est à double tranchant, fascinante pour les cinéastes et les habitués mais désarmante pour les néophytes. Si la montée en puissance des films de yakuzas à partir des années 70 explique en partie le recul du Ken-Geki sur le territoire nippon, en revanche, le faible impact général des films de sabre sur le grand public occidental trouve ses origines dans des codes incompréhensibles pour l’œil non averti.

Les maîtres du chambara comme Akira Kurosawa, Kenji Misumi ou Hiroshi Inagaki demeurent néanmoins une source d’inspiration inépuisable tant leurs films sont riches et de grande qualité. De Hollywood à HongKong, de Quentin Tarantino à Tsui Hark, de La Guerre des Etoiles à La Rage du tigre, le cinéma puise insatiablement dans cette source. Le chambara apparaît alors au grand public occidental de manière détournée, notamment par sa présence dans les œuvres cinématographiques hollywoodiennes. Le chambara assure ainsi sa pérennité, ne pouvant se reposer entièrement sur de rares films d’animations, mangas ou jeux vidéo de qualité respectant ses codes. Le Ken-Geki reste cependant mythique, en témoigne les hommages de Takeshi Kitano et Takashi Koizumi ou les tentatives de relance par Ryuhei Kitamura.

Il convient cependant de garder à l’esprit que ce genre a une histoire riche et que son exploration permettra de sensibiliser les spectateurs occidentaux curieux de s’intéresser au mode de pensée des japonais et à un passage de leur histoire : savoir regarder entre les images peut être tout aussi enrichissant que la lecture de volumineux ouvrages.

Bibliographie

  • Akira Kurosawa, Hubert Niogret (1995), collection Rivages/cinéma
  • Le cinéma japonais, Tome II, Tadao Sato (1997), cinéma pluriel Centre Georges Pompidou


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