Le film de Clémence Davigo montre comment des enfants ont été victimes de maltraitance en Savoie dans un centre dit de redressement tenu par un religieux, dans les années 1950/1960. Plus que de mettre en accusation l’Eglise catholique ce film, basé sur les témoignages de ceux qui furent les victimes de cette violence, met en avant les mentalités qui ont rendu dans la France d’alors ces comportements possibles.
La réalisatrice Clémence Davigo a eu la bonne idée de réunir en Savoie, près d’Albertville, plusieurs sexagénaires ou septuagénaires qui, dans leur enfance dans les années 1950/1960, furent placés (pour des motifs divers : pupilles de la nation, orphelins ou enfants de la DDASS[1]) dans ce qu’on concevait alors comme des « centres de redressement » (ou encore « de correction »). Le lieu était la commune de Mercury-Gémilly (depuis 1965, appelée seulement Mercury), en bordure ouest d’Albertville (Savoie) au pied du sommet de la Belle Étoile (1841 mètres), un chaînon isolé du reste du massif des Bauges.
Dans ce cadre magnifique en 1947 l’abbé Garin avait établi son association dite précisément de « La Belle Étoile », répartie sur trois sites en fonction de l’âge des pensionnaires (Les Tanches, Mercury et Tamié). C’était une époque où le respect de l’intégrité physique et psychique des enfants n’était pas perçu comme une impérieuse obligation : l’enfant (surtout s’il était difficile) devait être plié, « redressé » justement. Ce qui se pratiquait sans vergogne à tous les niveaux (dans les familles « normales » où l’on recourait volontiers à la fessée ; dans les écoles où le « maître » n’hésitait pas à taper sur les doigts avec sa baguette ou à tordre des oreilles) pouvait devenir sadisme chez certains esprits dévoyés en poste dans ces trop fameuses « maisons de correction » (non pas conçues pour « corriger » quoi que ce soit, mais uniquement pour infliger des « corrections » en permanence à leurs jeunes pensionnaires). C’est ce qui se passa à Mercury, sous la houlette de l’abbé Garin et des « éducateurs » qu’il avait recruté pour son centre qui était – c’est important de le souligner – non pas un « centre de redressement de l’Église catholique, mais un centre privé qui n’était donc « pas rattaché au diocèse (de Savoie) et ne dépendait pas de l’Église » (les enfants y étaient placés sur décision soit de la DDASS soit d’un juge des enfants)[2]. Dès 1948 Georges Reymond, éducateur spécialisé fondateur plus tard de l’Association Arc-en-Ciel, constatait un manquement :
« En 1948, je suis éducateur au Centre de la Belle Étoile, à Mercury-Gémilly (Savoie), mais l’Abbé Garin, directeur, impose un régime autoritaire, démagogique, sans aucun but éducatif. Les enfants reçus vivent dans des conditions inacceptables ; par exemple, les énurétiques, regroupés, dorment dans une cave, sur une paillasse, sans drap, enveloppés dans une couverture jamais lavée)[3]. »
C’est dire par conséquent si le récit des sévices que rapportent les anciens pensionnaires réunis pour son documentaire par Clémence Davigo est crédible. Reliés aujourd’hui par le biais des réseaux sociaux et organisant chaque année un repas partagé sur site, ce sont aujourd’hui de vieux messieurs, huit dans le documentaire, d’âges différents (entre 60 et près de 80 ans pour le plus âgé André Boiron), qui ne se connurent donc pas à l’époque mais vécurent la même douloureuse expérience de la maltraitance infantile[4]. Pour faciliter la libération des « vérités captives », Clémence Davigo a choisi de louer une maison près de Frontenex avec vue sur la montagne de La Belle Étoile et l’ancien centre de Mercury (fermé depuis les années 1970 et devenu aujourd’hui une résidence immobilière) : en juin 2018 elle y a réuni pour quelques jours trois de ses témoins afin qu’ils échangent sur leur expérience (au lieu de les interviewer séparément chez eux un peu partout en France). Replacés à proximité du lieu de leur calvaire, leurs souvenirs ont pu affluer à leur mémoire, à vif le plus souvent. Les archives du centre ayant disparu, il ne reste plus que leurs paroles.
Pour l’un des trois, le plus jeune à l’époque : Daniel Rabiah, aimant la nature et bon randonneur mais plutôt effacé avec un regard d’enfant toujours un peu perdu, cette expérience fut manifestement une délivrance ; on voit au fur et à mesure du documentaire cet être infiniment touchant au regard tendre et clair, fier des médailles qu’il a récoltées plus tard dans différents marathons ou semi-marathons sportifs, se libérer du poids qu’il avait en lui : oui, il a été victime d’abus sexuels (ce qu’il n’avait jusqu’alors jamais révélé à qui que ce soit, et on voit la surprise se peindre sur le visage des autres témoins de la rencontre, face à cette révélation que personne n’attendait). Plusieurs fois à cette époque, et ensuite dans sa vie, il a pensé (dit-il) au suicide ; et jamais il n’a été capable, devenu adulte, de dire à quelqu’un : « Je t’aime ! », « T’es belle ! ». Le cas d’André Boiron (78 ans lors du tournage) est très différent : cet ancien gangster désormais « retraité » (après avoir été condamné pour différents braquages puis du trafic de stupéfiants à 53 ans de prison, dont 35 effectués, sans compter les plus petites peines) est un peu l’« homme fort » du trio, doté d’un charisme réel avec sa carrure d’athlète, son visage très viril et une apparente douceur ; c’est lui qui a fait connaître à la réalisatrice (à l’occasion d’un précédent tournage) le cas du centre de La Belle Étoile ; il a joué dans une pièce de théâtre évoquant la question carcérale en France[5], (et participé à un documentaire à propos de cette pièce), écrit un livre[6] sur sa vie (même s’il reconnaît n’avoir jamais pu suivre une scolarité normale) : il a tendance à justifier toute la « mauvaise vie » qu’il a passée ensuite par sa rencontre initiale avec l’abbé Garin à Mercury. Quant au troisième « témoin », Michel Guibourg, il apparaît assez différent des deux autres, et fragile intérieurement ; toujours en proie aux cauchemars et à la peur(« des fois avec cette peur, dit-il, je me dis que je ne suis pas normal »), il cuisine pour se vider la tête (« Quand, ça va pas, je cuisine toute la nuit. ») : il est venu rejoindre les deux autres et l’équipe de tournage avec une montagne de tartelettes, de plats qu’il a préparés lui-même (pendant le tournage il réalise une magnifique pièce montée en forme d’église : André Boiron se fait alors un plaisir – car manifestement il est plutôt là pour « bouffer du curé » – d’en arracher la croix pour la manger).
Ensemble, ces trois là vont revivre le cauchemar de leur enfance massacrée à Mercury. La réalisatrice semble avoir cherché à leur faire rejouer cette fois-ci positivement leur enfance perdue : elle les montre ainsi qui grimpent tous trois dans une cabane dans un arbre pour jouer au tir à l’arc, ou qui contemplent des lampions lumineux qu’ils ont bricolés s’envoler dans le ciel d’une nuit d’été (c’est l’affiche du film), ou qui barbotent dans un lac au milieu des cris d’enfants heureux puis lézardent au soleil, ou qui dégustent (enfin !) une somptueuse pâtisserie…
À propos de l’abbé Garin et du centre de La Belle Étoile, de quels sévices parle-t-on ?
Il y avait les coups, les claques que ces enfants étaient susceptibles de recevoir à tout bout de champ, provoquant des lésions ou fractures jamais soignées (vertèbres, etc.) ; il y avait les punitions dégradantes (« À genoux ! Par terre ! Les bras en croix ! », courir tout nu dans la cour) ou l’enfermement dans le noir d’un garage; il y avait les douches glacées ; il y avait les cheveux qu’on tirait ou qui étaient rasés à titre punitif. Il y avait surtout le manque de nourriture, qui contraignait les gamins soit à chercher dans les champs des pommes pourries ou même des chardons, soit à voler (le manque d’eau aussi, qui amenait parfois à boire l’eau des rivières). Jusqu’au pire, à peine imaginable : des punaises sous les ongles, et les attouchements sexuels sur les plus petits et les plus faibles ! Mais comme l’indiquent deux des principaux « témoins » interrogés par Clémence Davigo, cela n’était pas propre au centre : en réalité cela avait commencé avant leur passage dans ce centre, et s’est poursuivi après. Ainsi Michel Guibourt, qui est tenaillé encore aujourd’hui (il avait 69 ans lors du tournage) par une peur viscérale, déclare que, dans le foyer pour pupilles où il avait séjourné avant le centre de la Belle Étoile, il avait été enfermé (pour « avoir fait pipi au lit ») dans un cachot ; tandis que Daniel Rabiah fut victime d’attouchement ensuite également, dans la famille d’accueil où il passa des vacances quand il avait 14/15 ans. En fait, ce sont tous les dysfonctionnements de l’ensemble de la société, où l’on ne respectait pas les droits de l’enfant, qui sont ici dénoncés (et pas seulement les errements criminels d’un centre isolé dirigé par un abbé).
C’est d’ailleurs le problème principal que pose ce documentaire par ailleurs excellent, terriblement poignant (dont l’intensité émotionnelle est renforcée par le contraste entre la beauté de la nature environnante – mais apparemment si indifférente à la souffrance des hommes – et la musique puissante et sombre[7] de Benjamin Glibert). C’est qu’il tend à mettre en accusation l’Église catholique uniquement. On suit ainsi les conversations des principaux protagonistes avec deux membres de la cellule d’écoute du diocèse de Savoie : un couple de conseillers familiaux et conjugaux missionnés par l’évêque, pleins sans doute de bonnes intentions mais manifestement dépassés par la gravité des faits[8] ; puis il y a la rencontre avec l’évêque de Savoie, au visage gras et déformé par un tic nerveux, qui n’a rien de concret à répondre aux demandes qui lui sont faites[9]. Or, comme on l’a dit plus haut, La Belle Étoile (même dirigée par un abbé) ne dépendait pas du diocèse ; d’ailleurs Michel Guibourt (l’un des trois protagonistes choisis par Clémence Davigo), qui n’approuve manifestement pas l’orientation que cette dernière a voulu donner à l’histoire[10], affirme que, lui, au contraire n’a rien à reprocher à l’Église catholique : il en veut seulement au personnel de ce centre-là (il a gardé sa foi catholique).
Si l’on veut comprendre pourquoi de tels centres dits « de redressement » ont pu exister, sans doute faut-il élargir la focale : c’était de la responsabilité de tout un voisinage (commune ou région, où tout le monde se connaissait et partageait plus ou moins les mêmes valeurs). Il n’était pas possible aux enfants de Mercury d’écrire à leur famille pour expliquer le calvaire qu’ils subissaient : ils savaient qu’au bureau de poste local leur courrier serait intercepté et lu, et qu’ils seraient ensuite dénoncés et châtiés (ils devaient donc se résoudre à composer des lettres stéréotypées indiquent que tout allait pour le mieux). C’est donc toute une communauté villageoise qui était « complice » : ils n’ont aucun doute sur le fait que tout le village était au courant (un tel centre, cela devait aussi « rapporter » de l’argent à beaucoup…). Aucun remords pendant longtemps pour les habitants du lieu : en 2012 il s’était même agi d’apposer à Mercury une plaque en hommage à l’abbé Garin, qui par ailleurs avait été félicité par les autorités et médaillé en 1970[11] (comme on le voit sur un petit film d’archives en couleurs inséré dans le documentaire). Il serait donc sage, en évitant cette commodité de désigner un seul bouc émissaire, de considérer plutôt nos responsabilités collectives : celles de la société française d’alors toute entière.
On quitte ce film à regret, avec l’émotion qu’il a suscitée en nous et la beauté de certaines scènes (comme la balade en montagne de Daniel, jusqu’à la croix qui domine la vallée d’Albertville ; ou les lampions que tous trois ont gonflés et qui s’échappent dans la nuit orageuse, emportant peut-être avec eux leurs espoirs qu’un jour leurs souffrances soient enfin reconnues par cette même société qui les avait abandonnés).
[1] Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales.
[2] Selon l’équipe de production (https://www.francebleu.fr/infos/societe/les-oublies-de-la-belle-etoile-un-film-edifiant-sur-l-ancien-centre-de-redressement-de-mercury-en-savoie-8608207), 27 avril 2023.
[3] Voir « Rapport sur les pratiques professionnelles et transmission en Rhône-Alpes, 1950/1960 », Journées d’études du CNAHES à Bron, 2004, p. 11.
[4] Ce film sensible la rapporte avec une grande efficacité qui justifie les prix dont il a été couvert, comme en 2023 celui de « meilleur long métrage documentaire » lors du Festival International du Film d’Éducation.
[5] « Une longue peine », mise en scène Didier Ruiz, projet accompagné par Bernard Bolze, fondateur de l’Observatoire International des Prisons et co-fondateur de Prison Insider et par l’OIP. S’en est suivi le documentaire de Stephane Mercurio « Après l’ombre » (2017) sur la naissance de cette pièce. Clémence Davigo a rencontré André Boiron lors du tournage de son film consacré à l’univers carcéral : « Enfermés mais vivants ».
[6] André Boiron, « T’en auras les reins brisés ! » (préface de François Saint-Pierre), Éditions livresEMCC, 2014.
[7] Composée avec des clarinettes, des contrebasses et des percussions.
[8] La femme se permet même à un moment une blague douteuse – elle s’en rend compte elle-même – en invitant à déjeuner ses interlocuteurs en leur disant : « C’est bientôt l’heure du repas : ici, vous ne serez pas privés ! »…Mais à propos du sentiment de culpabilité qu’ils ont pu parfois ressentir (Daniel en particulier), elle souligne très justement qu’eux n’ont rien à se reprocher mais leurs bourreaux : ces gens-là, dit-elle, s’en tirent parce qu’ils mettent de la honte sur vous, alors qu’elle est en eux.
[9] L’évêque aurait cependant fait un signalement au procureur de la République au sujet des accusations d’abus sexuels dont il est question dans le documentaire.
[10] Voir La Savoie, 28 Juin 2023.
[11] Les « oubliés de La Belle Étoile » ont à leur tour réclamé à la mairie de Mercury une plaque rappelant le calvaire qu’il avaient enduré : sans succès pour l’instant.