Les grands s’allongent par terre

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Solitaire, le cinéma d’Emmanuel Saget s’annonce dès ce premier long comme la promesse d’une rare autorité, d’une précieuse sensibilité de pur « filmeur ».

Brut, le premier long-métrage d’Emmanuel Saget ne manquera pas de décontenancer par son choix décisif de ne miser sur nulle autre perspective que celle d’un absolu présent. Ses personnages n’ont manifestement aucune seconde à perdre, font face à leur sort en une vaillance génialement butée. L’expérience, bien que très courte (le film n’excède pas les 77 minutes), n’en demeure pas moins riche en aspects et propositions. Les grands s’allongent par terre est un nouvel exemple de vitalité d’un certain cinéma « français » ivre de sa propre folie, heureux de s’engager en des quêtes sans récompense.

Gena, ado de bientôt 16 ans, déteste sa mère. Désireuse de retrouver un père au sujet duquel elle ignore à peu près tout, elle décide un beau jour de se lancer dans une étrange aventure. Le synopsis laisse envisager une trame assez classique de mélo, avec retrouvailles, explications, regrets et justifications. Le traitement s’avèrera au contraire bien plus ouvert à une dimension moins « émotionnelle » du sujet. La rencontre entre le père et sa fille ne laissera s’exprimer aucune émotion, aucune tendresse, mais plutôt une furie, un compagnonnage taiseux assez déconcertants.

La question du film est moins, au fond, celle d’une quelconque psychologie, d’une profondeur des personnages, que de leur propension à aller au bout de leur aspiration au néant, à la perte de leur identité. Le père, grand, s’allonge effectivement par terre, se laisse happer par la pesanteur de son corps sans que ne puisse être décryptée pourtant la causalité réelle de ce fléchissement. La position allongée serait moins pour lui le signe d’un épuisement, d’un renoncement à quelque lutte, que son état naturel, privilégié. Tandis que, pas si loin mais tout de même, sa fille se révèle davantage sujette à la saccade, l’excès de manifestations corporelles.

Une filiation par la discordance des postures serait un possible décryptage de cette aporie. Comment la stase de l’un serait la condition à peine lisible de l’élan de l’autre. Cette transmission sans regard fait de leur aventure commune (entre retrouvailles sans tendresse et fuite sans chasseurs), la scène d’une inquiétude mêlée d’apaisement. Rien n’indique certes clairement que de l’un à l’autre circule le moindre affect, mais le seul fait que reste envisageable leur proximité, rassure un peu. Le plus important n’est alors pas qu’existe l’amour ou un sentiment voisin, mais que leur mutuelle opacité ne soit pas lisible comme indice d’une crise, d’une rancœur familiale annonçant rupture.

« Mon envie première était de faire un portrait de lotissements, une évocation de la solitude dans ces zones fades, uniformes, des zones justement sans filiation, sans parenté, et sans paternité ». Par ces mots, Emmanuel Saget donne un premier indice de son souci de cinéaste : saisir ce qui  ne passe  pas, ne parvient pas à se transmettre entre les corps, les individualités. Mais moins au souci de laisser s’exprimer une douleur, une misère humaine que de capter, tel le peintre qu’il rêve encore un peu d’être (il étudia aux Beaux-Arts avant de se lancer dans la réalisation de courts en super 8 et 16 mm), une pure  présence  des choses. « Un grand désir de tournage serait de me retrouver deux mois dans une maison avec des acteurs, qu’il y ait une sorte de vécu avec les murs, les objets, une intimité des êtres avec les choses », poursuit-il.

Idée fixe, donc, que de voir dans le cinéma la possibilité d’une pure captation des éléments, excédant la seule intelligibilité du récit. Ne pas croire cependant que ce film se résume à cette seule tentative expérimentale, que le mouvement ou l’immobilisme de ces figures n’intègre aucune médiation à l’égard du public. Peu de fictions, au contraire, appellent autant l’attention, la sensibilité à leurs plus infimes particules. Gena et son père captivent et touchent d’autant plus que l’incommunicabilité qui les définit s’adjoint sans cesse d’une douceur rare, inhérente à la constante bienveillance de l’auteur. Saget, après Philippe Grandrieux, apparaît comme un cinéaste du gouffre, de la perte de vue, dont les ambitions peuvent aussi bien irriter que captiver. Est proposé chez eux un cinéma français libre de ses sens, pour ne pas dire  son  sens. Entre ébullition et accalmie, s’y profile toujours la promesse d’une récupération.

Titre original : Les Grands s'allongent par terre

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Durée : 77 mn


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