La vie mémorielle est un film. C’est ce que démontre Les fils qui se touchent, dont émanent les bribes de souvenirs de Nicolas Burlaud, cinéaste militant. À ses 50 ans, il découvre qu’il souffre de crises d’épilepsie et que son hippocampe, région cérébrale jouant un rôle central dans la mémoire, est atteint d’un dysfonctionnement. C’est à partir de cette situation que l’essence du film prend sens : ayant consacré un pan de sa vie à mener des actions militantes en tentant de reconstruire des mémoires collectives et de valoriser des récits souvent oubliés, Nicolas Burlaud se retrouve confronté lui-même, à une perte progressive de sa mémoire personnelle.
Le film se présente alors comme un espace de réminiscence, où l’histoire personnelle du cinéaste se tisse à celle de son engagement au sein du collectif et média* marseillais, Primitivi. À travers le prisme de ce que Primitivi définit lui-même comme une « téloche de rue », le film incarne un mode d’action en dehors des sentiers battus. En effet, cette expression, qui revendique une forme de production audiovisuelle alternative, symbolise l’approche non-conformiste et accessible du collectif, loin des formats standardisés et des conventions industrielles. Ainsi, le film retrace cette démarche en y mêlant une réflexion sur les pratiques médiatiques en marge des circuits traditionnels.
Là où Les fils qui se touchent est le plus captivant c’est dans le parallèle qu’il dresse sur la fonction du cinéma et celle de la mémoire en interrogeant la façon dont l’Histoire se construit. En invoquant les travaux de théoriciens comme Siegfried Kracauer, Nicolas Burlaud considère le film comme un témoignage historique, un document de l’Histoire et, par conséquent, comme le reflet d’une mémoire collective d’un moment donné. C’est ce à quoi le collectif Primitivi s’emploie depuis 25 ans : restituer la mémoire des classes populaires marseillaises et tenter de les réintégrer dans l’histoire ou, du moins, de leur offrir une place légitime. Le film de Nicolas Burlaud pousse cette démarche en composant son film d’archives filmées au sein de Primitivi. Prenons par exemple la séquence montrant le foudroyage d’une tour. Le cinéaste montre deux points de vue différents de l’événement en utilisant deux dispositifs distincts. Le foudroyage et les responsables de l’action sont re-filmés à travers l’écran d’un caméscope qui avait capturé l’événement à l’époque tandis que les habitants des tours marseillaises sont montrés en plein écran, à partir de l’archive directe du reportage. Si la presse de l’époque n’avait présenté que la perspective des autorités, le film donne ici une voix à ceux qui ont été oubliés alors qu’ils étaient les premiers concernés : les résidents du quartier.
Les fils qui se touchent se clôture par une vue prise au drone offrant le dessin d’une carte tracée à la craie. Cette dernière séquence pourrait s’apparenter à une cartographie des différents fils qui ont constitué le film. Elle permet de définir subtilement une conception des différents évènements parcourus tout au long du film, qu’ils relèvent de l’intime ou du collectif. Les fils sont présentés de manière horizontale, s’opposant ainsi à une verticalité, qui impliquerait une hiérarchisation et une téléologie des évènements. Cet aspect renforce l’idée que le film, tout comme la mémoire, n’est pas toujours construit de manière linéaire. Il existe une pluralité de récits qui s’entrelacent, se croisent, et parfois se perdent dans les interstices de l’Histoire officielle. Ainsi l’acte cartographique ne fait que confirmer la visée de l’œuvre : absoudre l’oubli.
*Ici le mot média est graphié sans s afin de se distinguer du terme de mass médias. De plus, média au singulier renvoie également au terme de médium et permet de désigner simplement ce qui fait communication, c’est-à-dire ce qui sert d’intermédiaire à quelque chose.