Les Fiancés

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Avec << Les fiancés >> , Ermanno Olmi choisit le parti-pris de dédramatiser sa narration. L’exil temporaire d’un ouvrier soudeur en Sicile est le prétexte pour << resouder >> les liens avec sa fiancée. Le cinéaste y montre comment l’éloignement peut abolir la temporalité en exacerbant le souvenir de l’autre. Le silence de l’amour.

Intemporalité de la danse

L’incipit du film déroule le cérémonial d’ouverture d’une salle de danse du Nord de l’Italie qui se confond étrangement avec un rituel liturgique par sa solennité. Tout est sanctuarisé. A commencer par les arrivées successives des danseurs et danseuses qu’on dirait allant machinalement pointer au travail. Il règne une atmosphère de lieu de culte dans ce dancing dénué de convivialité. Seule la porte d’accès grince sur ses gonds comme une porte d’église à laquelle ne manquerait que le bénitier à l’entrée. Le petit bal populaire ne déroule aucun faste et ses habitués qui vont par deux semblent exécuter mimétiquement la même pantomime depuis toujours. Olmi confond passé, présent et futur dans cette intemporalité de la danse.

Un personnel s’active : qui à alimenter le poêle de fagots servant de combustible pour chauffer l’espace ; qui à sabler la piste pour que les danseurs puissent y évoluer sans risquer de glisser. Un duo de musiciens s’installe près du piano forte : l’un est aveugle et laisse courir ses doigts sur le clavier pour en tester l’acoustique. L’autre sort son piano à bretelles. Les couples se forment spontanément et investissent la piste dans un silence granitique tandis que le duo musical entame une tarentelle qui résonne comme dans un hall de gare.

En principe, la danse est faite pour rapprocher et fusionner les corps dépareillés. Un incident qui pourrait tout aussi bien passer inaperçu vient perturber telle une note discordante l’agencement automatique des couples de danseurs par paires hétéroclites qu’on croirait mus sur patins à glaces de la façon dont ils entrecroisent leurs mains: l’irruption de Liliana (Anna Canzi) et Giovanni (Carlo Cabrini), un couple en crise. Grands yeux éplorés d’une « femme au bord de la crise de nerfs ». Regards déviants, faux- fuyants et moue de désappointement de l’homme dont l’expression affiche comme une pointe d’exaspération. Tout est dit dans le non-dit et l’incommunicabilité profonde de la manière la plus feutrée et mesurée qui soit.

Le cadre de l’image accentue l’effet de distanciation entre le couple en les situant aux deux extrêmes. Pas un mot ne filtre de leurs bouches et ils ne correspondent que par regards biaisés et dérobades interposées. Les raccords du jeu de regards entre eux expriment tous les désaccords du corps. Et l’art affûté d’Olmi consiste à visualiser et objectiver ces tensions internes où les acteurs non-professionnels baissent les yeux pour mieux garder une attitude de componction et une gravité recueillie qui n’ont rien d’affectées mais qui font montre d’un jeu dépouillé à l’extrême. Ermanno Olmi nous rappelle en cela Robert Bresson par cette décantation des sentiments débarassée de toutes les scories de la belle image pour la belle image.

Les couples convergent mais celui formé par les deux fiancés diverge et ce faisant détone dans le décor ambiant. Déjà, dans Il posto (1961), Olmi montrait la salle dansante austère de l’entreprise comme un no man’s land unificateur où notre héros « brisait la glace » de la chape de plomb administrative grâce aux effluves de l’alcool ; levant ainsi la dernière inhibition comme il levait le coude et scellant par là même son sort final dans cette confraternité bureaucratique et ce mariage de raison avec l’administration ; laissant augurer davantage le pire que le meilleur.

Rien de tel ici où la rupture semble consommée : Giovanni, ouvrier soudeur de son état, se voit éconduit par Liliana, sa fiancée dans son invitation à danser. Aussi se rabat-il par dépit sur une autre cavalière. D’abord récalcitrante, Liliana cède impulsivement à la pression d’un cavalier attendant stoïquement son tour. La symétrie des situations exposées à l’image entérine les discordances du couple écartelé comme les dissonances de tons qui jureraient entre eux dans un tableau.

Voyage en Sicile, « terra incognita »

D’ailleurs, Olmi ne parvient à contenir le couple dans le même cadre que dans le travelling latéral qui clôt cette séquence et où ce dernier virevolte emporté dans un tourbillon réconciliateur et valsant de conserve au son des vieilles sérénades avant que Giovanni n’embarque pour la Sicile, terre d’exil, muté pour un an et demi.

En acceptant sa mutation temporaire en terre aride de Sicile, Giovanni pense bénéficier d’une promotion qui le portera à devenir un « ouvrier spécialisé ». Aussi quitte-t-il ses attaches à contrecoeur certes mais sans trop se poser de questions. Il laisse pour un temps sa fiancée pour retrouver une épouse. Il abandonne à l’hospice son vieux père alcoolique à la bonne trogne de paysan qu’il partage avec d’autres pensionnaires qui se laissent mourir d’esseulement. Tout cela, Olmi le montre à la dérobée comme ce moment fugace où Giovanni entraperçoit dans un rétroviseur la silhouette de son père cloué sur sa chaise roulante. Passé, présent qu’on laisse derrière soi et futur improbable s’entremêlent dans l’extraterritorialité de Giovanni, corps étranger transplanté en « terra incognita ».

Approfondissant sa sociologie de l’Italie du triangle industriel, Milan, Turin & Gènes où se concentre 90% de l’industrie italienne abordé dans Il Posto, sa première œuvre fictionnelle, qui lui valut une renommée internationale, Olmi fait coïncider dans « les fiancés » l’éloignement Nord-Sud avec la rupture affective entre Giovanni et Liliana. L’on quitte Milan pour le mezzogiorno qui porte son archaïsme comme une fatalité. Cette région du midi brûlée par le sirocco est située au sud de la péninsule italienne. Elle est sous-développée et souffre d’une pénurie chronique en eau qui occasionne un rationnement et des coupures intempestives.


Le mezzogiorno porte son archaïsme comme une fatalité

Ancestralement agraire et rural, la région est en voie d »industrialisation et d’urbanisation galopante. Le trajet qui sépare l’aéroport de l’usine où Giovanni va passer désormais le plus clair de son temps déroule sous son regard impavide un paysage agreste marqué par la sécheresse. La région sous-développée qu’il traverse en voiture est un chantier urbain à ciel ouvert où voisinent des ruines avec un essor urbain qui défigure le contexte paysager. L’attelage du paysan relève de l’anachronisme dans ce décor et provoque l’ire des supérieurs de Giovanni qui, au nom de la modernité, peste contre ces vestiges d’une autre civilisation comme si le progrès n’attendait pas.

Entre 1950 et 1962, l’état transalpin décida d’une réforme agraire partielle et de l’implantation d’usines pour ériger des infrastructures en Sicile et dans les îles avoisinantes à l’aménagement du mezzogiorno. La nouvelle affectation temporaire de Giovanni est prétexte pour Olmi de montrer ce démembrement de la région très pauvre. Olmi sillonne le verger de la Sicile avec ses caroubiers, ses citronniers, ses mandariniers qui ne semblent pas le moins du monde affectés par le rythme effréné de l’urbanisation en marche. « Les Siciliens n’ont pas du tout la fibre industrielle » ne manque pas de souligner avec un certain à-propos un maître d’ouvrage du chantier auquel est astreint Giovanni. De fait, ce peuple effervescent vivant sur une terre volcanique et sulfureuse n’est pas fait pour engendrer des travailleurs industriels. Dès que le verger commence à rapporter, les paysans siciliens contraints par force à s’enrôler à l’usine s’empressent de la quitter pour travailler le champ là où résident leurs vraies valeurs. Des ouvriers viennent à manquer à l’appel par temps de pluie. Ils aspirent tous à retourner à la terre pour y cultiver leurs racines.

Or, Giovanni ne vit rien d’autre que la même transplantation. Soudeur milanais il est, soudeur milanais il restera comme par un fort attachement à sa condition humaine. Sa mutation n’est qu’un leurre qu’on lui a tendu. Elle n’est qu’une parenthèse de vie propre à le ressourcer dans ses origines.

L’exil géographique est aboli par la prégnance des souvenirs

La caméra fugueuse d’Olmi cueille comme autant de notations pittoresques les marais salants et leurs monticules de sel alignés au cordeau qui contrastent avec ces images documentaires d’une industrie extractive du sud-est de l’île. L’on retrouve le cinéaste de ses débuts filmant dans un corps à corps bien huilé l’ouvrier au contact de la machine comme si tous deux ne faisait qu’un.

Et puis, il y a du Tati chez Olmi pas seulement dans le leitmotiv musical lancinant qui trotte dans notre tête comme une antienne mais lorsqu’ il débusque l’insolite de situations cocasses au détour des pérégrinations de son héros. Ainsi de l’intrusion d’un chien errant dans une église où Giovanni est venu se recueillir, qui sème la zizanie au milieu d’une congrégation d’enfants dissipés en totale contradiction avec les préceptes du prêtre célébrant. Ou cette voiture-annonce parcourant en tous sens une localité déserte en demandant de restituer le portefeuille d’un quidam en échange des 5000 lires qu’il contient. La scène confine à l’absurde situationnel.

Ou encore ce jeune serveur terminant sa plonge à une vitesse supersonique et servant un café à Giovanni dans un bar inoccupé pour finir par attraper son bus dans un même mouvement.Aussi cette confrontation de Giovanni suçotant un batonnet glacé tandis que son regard plonge sur un adolescent une cigarette aux lèvres. Olmi capture la notation insolite comme un pêcheur aguerri le poisson dans les mailles du filet.

L’approche documentaire permet ainsi d’ancrer la fiction dans la réalité du quotidien. L’éloignement spatio-temporel entre les deux soupirants, en confrontant les espaces, ouvre une perspective sur l’avenir. La distanciation géographique est abolie par la prégnance des souvenirs.Giovanni se retrouve dans la peau de l’ouvrier inadapté qui est lui même transplanté sur une terre inadaptée. La greffe ne semble pas opérer les effets escomptés et Giovanni réalise l’inanité de ses espoirs infondés en contemplant placidement ce qu’il lui est donné à voir en pâture et en peinture en quelque sorte. Du coup, il laisse libre cours à ses pensées nostalgiques à l’occasion de ses errances dominicales. Ce faisant, il abolit la distance qui le sépare de sa fiancée et renoue des liens épistolaires avec elle. Les non-dits de la querelle de couple se cristallisent dans la béance de la séparation et la correspondance finale et les espérances qu’elle laisse entrevoir pour l’avenir viennent colmater la brèche.

Ermanno Olmi réussit ici le tour de force d’aplanir les temporalités en entrecroisant passé, présent et futur sur la même ligne de souvenirs. Il donne voix à des anonymes et transfigure la banalité du quotidien. Il est comme l’orpailleur entêté qui recueille la paillette d’or dans son tamis qui lui tient lieu de viseur.

Titre original : I Fidanzati

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Durée : 84 mn


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