A la manière d’un philtre
Cinquième long métrage, et premier film sur la danse, d’un réalisateur qui s’est fait connaître pour la qualité de ses courts métrages, Les enfants d’Isadora n’est pas une oeuvre facile. Les impatients devront apprendre un peu la sagesse et dépasser les premières longues minutes de ce film qui se compose de trois parties qui vont crescendo. Ce film va crescendo en effet car il veut explorer l’acte créateur et le geste jusqu’à l’épure finale qui vous poursuivra durablement après l’avoir vue, et marquera même votre vision du monde et de la danse, insidieusement et sans que vous vous en rendiez compte, un peu à la manière d’un philtre. C’est vrai qu’il faut en effet dépasser la première partie où l’on voit Agathe Bonitzer nullement danseuse chercher le geste d’Isadora. Parce que le film, réalisé par un cinéaste qui fut lui-même danseur, part de l’histoire d’Isadora Duncan qui a passé sa vie à tenter de retrouver le geste dansé qui l’apaiserait du deuil de ses enfants.
La mort des enfants
On connaît la carrière de la diva dans les années 20, sa mort tragique, on connaît peu cette histoire et encore moins ce solo que Damien Manivel tente de mettre en scène à travers finalement trois portraits dansés qui lui permettent aussi de nous faire découvrir quatre femmes dans des situations de danse : Agathe Bonitzer, Marika Rizzi, la chorégraphe italienne qui met en scène Manon Carpentier, en situation de handicap mental, et enfin Elsa Wolliaston qui, très émue après avoir assisté au solo dansé, rentre péniblement chez elle et retrouve enfin le geste, son geste, pour saluer son enfant mort lui aussi et qu’on devine dans un cadre entouré de bougies et d’encens.
Le travail du deuil
C’est la première fois que le solo intitulé La Mère est monté et montré. Isadora Duncan avait tenté de le créer à la mort de ses deux enfants dans un épouvantable accident de voiture, allant jusqu’au bout pour mettre sur pied son école de danse et pour leur rendre hommage. Comme tout ceci fut défait par un destin tragique, puisqu’elle mourra étranglée par un de ces voiles d’inspiration hellénique qu’elle avait remis à la mode dans ses chorégraphies, Damien Manivel a conçu ce film comme une narration dépouillée et fine qui s’approche au plus près du mythe, non frontalement, mais par petites touches impressionnistes.
La transmission du geste
Il se confie sur la genèse de ce film dans le dossier de presse : « Il y a eu la rencontre d’Isadora qui a déclenché ce nouveau film. Nous avons commencé par faire des essais avec Agathe Bonitzer et une amie chorégraphe, Aurélie Berland. Un jour, au cours d’une improvisation, Agathe fait un geste très lent, comme un adieu, bras tendu. Aurélie s’est tournée vers moi et m’a dit que ce geste lui rappelait le solo La Mère d’Isadora Duncan. Elle m’a alors appris la mort tragique de ses deux enfants d’où cette danse tire son origine et j’ai écouté la musique de Scriabine qui m’a touché. » Il est vrai d’ailleurs que la construction du film, si elle tente de rendre le geste dansé dans ce qu’il a de plus épuré, la musique merveilleuse et mélancolique d’Alexandre Scriabine entre de toutes parts, envahit l’image et devient quasiment obsessionnelle jusqu’à l’apnée qui porte le plan final qui filme une mère, incarnée par une très émouvante Elsa Wolliaston, retrouvant le geste d’Isadora Duncan pour pleurer et saluer la mort d’un enfant. Le film est construit donc en une belle boucle qui fait cheminer le geste tendre et délicat d’une danseuse disparue dont il ne reste presque aucun souvenir filmé.