Une image de film pourrait à elle seule situer à la fois l’un des principaux enjeux du monde contemporain et de cette année de cinéma. Plus précisément une séquence : la toute dernière de The Social Network, montrant Mark Zuckerberg devant son ordinateur, parcourant le profil Facebook d’Erica Allbright, son ex, qui d’une certaine manière est à l’origine de tout ; hésitant surtout à l’inviter à rejoindre son groupe d’« amis ». Retour symbolique – et surtout cruellement virtuel – à la case départ du plus jeune milliardaire du monde, alors qu’il semblait jusqu’ici avoir fait table rase de toute attache antérieure à son succès. Le film de David Fincher ne suivit d’ailleurs tout du long nulle autre piste dramaturgique et narrative que celle des séductions du moment, de l’envie fugitive sans cesse renouvelée pour le jeune homme de s’aventurer en d’autres relations, suite au charme d’une rencontre, d’une conversation. Ainsi n’y-a-t-il pas à s’étonner que ce dernier mette progressivement de côté son amitié réelle avec Eduardo Saverin, co-fondateur de son site, au profit de Sean Parker, charismatique créateur de Napster (Justin Timberlake en sympathique tête à claque).
Les bienfaits de l’association
La vérité est surtout que cette affaire d’affinités électives travailla la majeure partie des gros films de cette année, que la si large thématique des bonnes ou mauvaises rencontres, des alliances positives ou négatives, des amitiés bénéfiques ou maléfiques traversa ouvertement ou en sourdine tout film « événement » de 2010. Problématique du lien entrant notamment en opposition avec quelques hits de l’an dernier (Démineurs, Benjamin Button, Un prophète, Tokyo Sonata, Inglourious basterds…), dont les héros étaient avant tout des solitaires, portés par une mission très personnelle, une jouissance parfois égoïste, sinon simplement une destinée trop singulière : faire de l’Irak, de la guerre et du déminage un trip, un loisir nous préservant d’une vie de famille trop monotone ; vivre une vie à rebours, conscient de ne pouvoir accorder durablement son temps à celui de ceux qu’on aime ; se plier suffisamment aux règles internes de la prison, du Milieu pour mieux redistribuer à l’insu de tous ses propres cartes ; cacher à sa famille son licenciement, moins pour la ménager qu’au souci de préserver sa propre image, son autorité de patriarche ; jouer de sa blondeur pour planifier l’extermination des grandes figures du nazisme, et par là même venger les siens…


Car le pragmatisme reste le vrai moteur de l’amitié, ce par quoi chaque membre d’un groupe ou d’une équipe peut assurer ses arrières. Edward Daniels, l’autre figure d’obsessionnel incarnée cette année par Di Caprio dans le sous-estimé Shutter Island, ne commence à prendre conscience de son possible égarement qu’à partir du moment où Chuck Aule, son acolyte supposé partager son enquête depuis le début du film, se révèle à lui pas moins hostile que les médecins de l’hôpital psychiatrique. La fin de son escapade, le conduisant au sombre destin d’une lobotomie, correspondra alors à la prise de conscience que seul, plus rien n’est effectivement possible. Quoi que l’on puisse penser du film, force est au moins de reconnaître que cette vaillance face à l’effondrement de ses convictions n’est ici pas plus mal amenée que dans n’importe quelle œuvre antérieure de Scorsese. Peut-être le cinéaste pêche-t-il juste cette fois de s’être en effet trop plié au spectaculaire de la fabrique d’images mentales, de la seule subjectivité de Daniels, interdisant alors toute croyance durable en un partage de regard… et d’action.
I love you man
Il y eut pourtant, en cette toute fin d’année, quelques films ayant réussi à rendre palpable la possibilité d’une amitié bénéfique, du salut d’un personnage par la rencontre d’un alter ego inattendu. Deux films surtout : Unstoppable de Tony Scott (dont le précédent et consternant L’Attaque du métro 123 n’annonçait clairement pas ce qui est peut-être bien son meilleur film, dans tous les cas le plus « ancré » au sol, davantage soucieux de la matière des choses que de leur reflet) et Mon pote de Marc Esposito (dont les amorphes Cœur des hommes avaient pour seule valeur d’assumer comme personne une forme de beaufitude française bienheureuse). Dans chacun, un homme jeune tentant tant bien que mal de joindre les deux bouts (tous deux aspirent à retrouver femme et enfant, voient dans l’emploi qui leur est offert une dernière chance de remonter sur les rails) gagne à la rencontre d’un type plus âgé et installé, moins mentor que compagnon de route. Quelqu’un avec qui il est enfin envisageable de se découvrir un talent (pour le graphisme) ou un courage (risquer sa vie pour sauver celle des autres) inespérés.
Tous pour une !
Un film qui vous veut du bien
L’Alice de Tim Burton, lorsqu’elle quitte une deuxième fois le Pays des merveilles et la faune ayant illuminé sa petite enfance, revient au monde avec une gravité à peu près commune, prête à assumer les fonctions d’une vie d’adulte s’annonçant tellement plus austère. La cruauté de ces fables réside sans doute dans la manière dont l’enfance est soumise au sacrifice d’une prise de conscience de la mort, de la finitude. C’est en substance ce que révèle avec majesté l’ultime séquence du Mystères de Lisbonne de Raúl Ruiz, où Pedro, le jeune héros du récit, dont nous avions suivi sur quatre heures et demie le cheminement de l’enfance à l’âge adulte, nous réapparaît sous ses traits d’enfant sur ce qui s’avère être son lit de mort. Ce film, que nous qualifiions à sa sortie – non sans une certaine sévérité – de « chef-d’œuvre pour la forme », bénéficia d’un accueil critique unanimement enthousiaste, ce qui n’est que chose logique, tant nous y fut offerte l’occasion rare de naviguer en toute quiétude sur les flots d’une ample fiction, cachant en son sein une infinité d’alliances secrètes.

Vénus noire, qui retrace le supplice d’une jeune sud-Africaine exploitée durant le XIXe siècle, fut assurément le film de 2010 le moins travaillé par la question du salut par la rencontre de l’autre. Défendant son « maître » au tribunal, en le qualifiant d’« associé » la traitant comme une femme à part entière en dehors de la scène (ce que le cinéaste nous montre effectivement dans la première partie londonienne du film, construisant sa mise en scène autour d’un contraste entre la violence des exhibitions et le quotidien de Saartje et Hendrick Caesar), la Vénus croit-elle vraiment à ce qu’elle dit ? C’est peut-être cette direction discursive que le film aurait gagné à poursuivre, à dessein d’allier à l’horreur du spectacle qu’il dénonce une indispensable dialectique : y-avait-il réellement un respect mutuel entre cette femme et cet homme, une connivence – notamment le projet d’un égal enrichissement – suffisant à rendre cette exploitation de son corps et de son intimité acceptable ? Là où la dernière heure se perdra au contraire dans une pleine exposition de la douleur, la suffocation de Saartje détruisant le film à petit feu, mettant surtout en lumière les limites du dispositif Kechiche à partir du moment où son cinéma se charge d’un référent trop lourd (l’histoire vraie de la Vénus hottentote, les expertises du scientifique Georges Cuvier, qui exposa à ses confrères le sexe amputé post-mortem de la Vénus, ainsi qu’un moule de son corps).
Trop de latitude d’un côté (Ruiz), d’amitiés et d’associations possibles pour être totalement dupe. Pas assez de liberté quant à son sujet de l’autre (Kechiche) pour proposer davantage que la lourde chronique d’une solitude sans écho, se permettre plus qu’une validation d’injustice. Soit deux films ambitieux, peut-être même les plus ambitieux de leurs auteurs, mais trop pleins d’intentions, repoussant dans tous les cas le spectateur dans ses ultimes retranchements : ou trop, ou pas assez ménagé. A croire que nombre d’alliances reposent aussi sur une certaine endurance, la satisfaction immédiate d’une attente, ou à l’inverse une médiation toujours différée. Ne pas croire pour autant que le lien aux films soit exclusivement affaire d’humeur ou de relative (in)disponibilité, nombre de ceux s’étant attiré notre sympathie ayant pour première qualité d’aller au bout d’un pari rythmique, (anti-)narratif et formel audacieux, sans faire de l’adhésion à leur système une obsession.
Après la réconciliation

La puissance de ces deux films, nous le précisions au moment de leur sortie début septembre, ne peut bien sûr se déparer de la conscience de leur caractère isolé, leur solitude respective en regard du tout venant du cinéma contemporain. Solitude inhérente à une plénitude susceptible, pour le pire, de laisser craindre une indifférence au monde, au réel, au « contemporain » justement. Car en effet, contrairement aux héroïnes de deux beaux films sud-coréens de cette année – Mother de Bong Joon-ho et Poetry de Lee Chang-dong –, Boonmee et les moines semblent avoir suffisamment réglé les comptes de leur existence ici bas pour accepter l’idée de disparaître sans lutter. Là où ces deux femmes coréennes, qui par ailleurs n’ont semble-t-il plus toute leur tête (l’une ouvre et referme le film par une danse effrénée dissonant totalement avec le poids de son combat ; on diagnostique chez l’autre un début d’Alzheimer), à défaut de trouver un allié, gardent une foi suffisante dans les liens du sang pour s’enquérir du sort d’un fils ou petit-fils meurtrier.
Il serait pourtant injuste de croire que Beauvois et Weerasethakul aient réalisé leur dernier film contre le monde, mais plutôt dans l’optique – surtout dans le cas du premier – d’une réconciliation de l’homme avec le sort, son destin, offrant ainsi quelques-unes des scènes les plus également douloureuses et réconfortantes de cette année (l’étreinte de Boonmee avec le fantôme de sa femme, choisie comme illustration du film dans notre palmarès présenté ci-contre ; la désormais fameuse « cène », où l’écoute du Lac des cygnes marque le visage de chaque moine d’une résignation mêlée de félicité).
Près du cœur
Si ce parcours de l’année par le prisme de l’amitié, du lien, ne se veut bien sûr pas exhaustif (il y aurait tant à dire encore sur des films comme Toy story 3, Invictus, La Vie au Ranch, Kaboom, dont les trames narratives et mises en scène reposent tout entières sur l’alternance entre intérêt du groupe et affirmation personnelle de chacun), comment conclure sans évoquer tous ces cinéastes, acteurs, producteurs qui – bien que pour beaucoup leur activité dans le cinéma avait pris fin depuis longtemps – disparurent tout au long de cette année, nous renvoyant parfois à l’origine même de notre cinéphilie ? Lorsque nous rendîmes hommage en janvier à Éric Rohmer, nous attardant essentiellement sur le talent qui était le sien pour la représentation des rapports humains, des failles de la communication ne garantissant à personne d’avoir su nouer quelque relation durable, nous ne nous attendions évidemment pas à ce que le suivent en cette seule année tant de figures incontournables de l’histoire du cinéma. Et surtout pas Claude Chabrol qui, des cinéastes de la Nouvelle Vague encore vivants, nous semblait le plus accessible, le plus disposé au partage de sa méthode. La tristesse accompagnant la nouvelle de chaque disparition trouvant comme on sait une part d’explication dans une prise de conscience qu’avec la personne, c’est un peu de l’« actualité » d’une œuvre qui disparaît.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, dans les films comme dans le cadre de leur préparation, dans la fiction qu’ils dessinent comme dans les diverses potentialités d’interprétation qu’elles nous ouvrent : deviner ce qui se dit derrière chaque scène, prendre chaque plan comme une adresse, un appel de son auteur. Comment les films de cette année 2010, après avoir fait leur temps, sauront vivre au-delà de leur promotion, leur actualité ? Une définition de l’amitié pouvant être la promesse tacite de ne pas oublier l’existence d’une chose/personne aimée en son absence, surtout face à d’autres séductions, d’autres rencontres pleines du charme de leur nouveauté. Ainsi, si rien ne garantit que Mark Zuckerberg ait finalement ajouté Erica à ses amis, The Social Network se clôt, entre autres informations, sur la précision que le nom d’Eduardo Saverin figure à nouveau sur le site, en qualité de co-fondateur de Facebook. C’est déjà ça.
Cet article est dédié au cinéaste iranien Jafar Panahi (Le Cercle ; Sang et Or), condamné à six ans de prison ferme pour opposition à la politique de son pays et interdit de filmer et de quitter le territoire durant 20 ans. Ci joint, la pétition mise en place pour le soutenir, au nom du cinéma et plus largement de tous ceux pour qui l’art contribue encore à mettre nos existences en lumière.