Le studio d’enregistrement musical au cinéma

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Une expérience du mouvant-fixe.

Figer le figé ?

La musique au cinéma est une question centrale pour ce qui ce qui se définit comme « un art sonore1 », où la disparition du film muet a fait naître de nouvelles problématiques. Musique, dialogues, sons : le cinéma développe une esthétique du bruit et sa plus ancienne manifestation (l’accompagnement musical, devenu bande originale) fait l’objet d’études où se croisent tous les genres, du drame au musical, du film noir à la science-fiction. Devenue genre à part, la musique de film englobe elle-même de très nombreux horizons : symphonique, jazz, pop, électro-acoustique, rock, musiques électroniques. Elle a acquis une existence propre, parfois autonome, mais a créé, au contact du septième art, un rapport entre le son et l’image aux facettes extrêmement variées.

Un des aspects les plus intéressants, à mon sens, de la musique au cinéma, c’est son existence à l’intérieur de la diégèse, soit à l’intérieur de l’univers du film, au coeur de sa narration. Lorsque la « musique in » (celle dont nous percevons l’origine, celle qui est visible), dite « musique d’écran (CHION, Michel, La Musique Au Cinéma, Paris, Fayard, 1995, p. 83) », est au centre de la séquence, voire du film entier, elle propose quelque chose d’autre que l’apport « off » au film (en tant que « musique de fosse », extradiégétique), donnant une représentation en images de l’acte musical : voir la musique, ce n’est pas comme uniquement l’entendre. En se penchant davantage sur cette « existence » filmique et ses différentes expressions, un cas particulier se dégage, méconnu et pourtant riche en pistes de réflexions. Il s’agit de la représentation du studio d’enregistrement au cinéma.

Le studio d’enregistrement est en effet un lieu et une pratique, qui concerne la musique dans ce qu’elle a de plus essentiel dans la connaissance que nous faisons d’elle aujourd’hui. Depuis plus de cent ans, il est possible d’enregistrer des morceaux de musique, de reproduire ces enregistrements, de les diffuser et de les écouter à l’envi. L’étape de l’enregistrement, dans la vie d’une musique, devient le moment où tout va se figer, où l’on crée un produit fini dont la répétition a posteriori sera infinie.

Dès lors, son traitement au cinéma m’est apparu comme un axe nouveau dans l’étude de la musique à l’écran. Très peu abordé dans les travaux consacrés à la musique intradiégétique (où l’on analyse surtout les séquences de concert d’Amadeus, par exemple), il est d’autant plus intéressant qu’il offre un parallèle avec le cinéma lui-même, qui existe par les mêmes paramètres d’enregistrement et de reproduction. Le cinéma est un art né de la technique, qui ne développe son contact et sa puissance avec nous que par le biais de sa « reproductibilité technique (Pour reprendre le titre de Walter Benjamin : L’Oeuvre d’Art A L’Epoque De Sa Reproductibilité Technique, Paris, Folio Plus Philosophie, 1939 ed. 2007) ».

Nous voilà face à deux arts dans leur plus pure expression mécanique et technique, bien que la musique puisse exister hors de tout témoignage sonore et se propager par l’intermédiaire de partitions ou d’une transmission orale. Mais ici, on assiste justement à une musique en cours d’enregistrement, à une cristallisation en cours qui fait écho à la cristallisation que nous voyions (les séquences filmées), déjà faite depuis longtemps. La représentation cinématographique du studio d’enregistrement musical fait alors naître une problématique de mise en abîme où la « musique dans le film » est au coeur.

Je précise « studio d’enregistrement musical », et non simplement « studio » car, dans son sens large, cela pourrait concerner des films sur le studio radiophonique par exemple (Talk Radio5, Good Morning England6), ce qui n’est pas le sujet ici car les enjeux sonores ne sont à la base pas les mêmes. Il s’agirait là plutôt d’une diffusion en direct de la parole ou d’enregistrements déjà existants, où la question de la cristallisation disparaît au profit d’une dématérialisation du bruit, transporté par les ondes, et de sa production live, ce qui en un sens nous rapprocherait d’une analyse de séquences de concerts. Il ne sera pas non plus ici question de studio de répétition, pour les mêmes raisons d’exécution de pièces musicales dans leur totalité, alors que le studio d’enregistrement peut aussi concerner la prise de son d’un instrument en particulier, ou celle du chant uniquement, faisant de la voix un objet sonore à part entière et où toute l’attention des images et du son se focalise. Ce qui, on le verra, aura son importance dans cet angle d’attaque sur le son cinématographique.

De plus, les séquences de studio de répétition peuvent donner à voir le travail créatif et la composition musicale (comme dans The Doors avec l’écriture progressive en répétition de la chanson Light My Fire), des éléments déjà présents en grand nombre dans les séquences ou films concernés par le studio d’enregistrement, où l’on assiste aussi à ces scènes de création artistique, reproduites ou réelles (et qui ne sont pas non plus le centre de mon travail). Enfin, il est à noter que l’ensemble des films étudiés ici sont consacrés à des groupes ou artistes de langue anglaise. Cela est tout à fait volontaire, car il me semblait nécessaire de cadrer mon travail dans une perspective linguistique unique, d’une part parce que le chant anglo-saxon n’a pas la même musicalité que le chant français, ni les mêmes impacts textuels (qui rentrent en jeu, je pense par exemple à Soigne Ta Droite7 ou Gainsbourg, Vie Héroïque), d’autre part parce que les films traitant d’artistes français et proposant des séquences d’enregistrement sont très minoritaires, ce qui aurait créé un déséquilibre de langue et d’origine de production dans mon corpus (nous sommes donc en présence de films majoritairement anglais ou américains de production, à l’exception One + One).

Les oeuvres qui se dégagent de mon étude, avec de tels critères, me permettent de compléter ma problématique. En effet, il apparaît qu’on a d’une part une série de films documentaires, attachés (en partie ou totalement) au témoignage d’un enregistrement discographique (Let It Be, One + One, Straight, No Chaser…), et d’autre part une série de fictions, qui intègrent des séquences de studio à leur narration. Ces derniers, bien qu’étant majoritairement du ressort du film biographique, dit biopic, restent des visions d’un personnage réel réalisées dans le cadre du cinéma de fiction, où les interprétations sont variables9. On y compte ainsi The Doors, Ray (consacré à Ray Charles), Walk The Line (consacré à Johnny Cash), ou Control (consacré à Joy Divison et son chanteur Ian Curtis), mais aussi les fictions Velvet Goldmine, The Commitments, O’Brother ou Phantom Of The Paradise.

Ayant ainsi balisé le sujet et mon corpus, je peux énoncer la problématique de cette étude :
Comment le cinéma nous donne-t-il à voir le studio d’enregistrement musical, en tant qu’empreinte visuelle témoignant d’une empreinte sonore, à travers les deux genres que sont le documentaire et la fiction ?

Pour répondre à cette problématique, il faut alors s’attacher à définir le studio tel qu’il est montré au cinéma. Comment se présente-t-il, quelle est sa nature et sa compatibilité possible avec le septième art ? Je proposerai d’analyser le studio d’enregistrement comme objet clos et cinématographique. C’est en effet un lieu de fermeture visuelle, de compartimentations, d’isolation, de coupures spatiales et sonores, où la technique est au coeur, mais où le cinéma trahit sa fascination et ses difficultés pour « filmer la musique » à cet instant-là. Il apprend à se développer et à « montrer autrement » ce qui ne pourrait être que sonore. Par ces nouvelles approches cinématographiques, le spectateur accède alors à l’expérience d’une cristallisation vue, où la musique enregistrée rejoint le cinéma en ce qu’elles ont d’empreintes qui se répondent.

Un enregistrement fait face à un autre : la question de « filmer l’art » prend une dimension originale, moderne et entière, où le cinéma cherche sa propre signification à travers la pratique du studio. Mais au-delà de ce miroir puissant, le traitement du studio à l’écran relève d’un cinéma de l’incidence, de l’irruption et de la brèche, où le vase a priori clos révèle ses ouvertures qui influent évidemment sur la musique et son existence discographique, mais aussi sur le cinéma lui-même qui se voit tiré par le son en-dehors de ses codes et des attentes et redéfinit l’objet qu’il représente ici.
Le corpus de films pour cette étude sera donc composé des oeuvres suivantes, par ordre chronologique :

One + One (Sympathy For The Devil) (J.L. Godard, 1970)
Let It Be (M. Lindsey-Hogg, 1970)
Phantom Of The Paradise (B. De Palma, 1974)
The Rutles : All You Need Is Cash (G. Weis, 1978)
The Rose (M. Rydell, 1979)
Rude Boy (J. Hazan & D. Mingay, 1980)
Straight, No Chaser (C. Zwerin, 1988)
The Commitments (A. Parker, 1991)
The Doors (O. Stone 1991)
Velvet Goldmine (T. Haynes, 1998)
O’Brothers (Where Art Thou ?) (Cohen, 2000)
Ray (T. Hackford, 2004)
Walk The Line (J. Mangold, 2005)
Control (A. Corbijn 2007)
Joe Strummer : The Future Is Unwritten (J. Temple, 2007)

N.B. : Les quelques traductions de l’anglais au français et du français à l’anglais sont de l’auteur de ce mémoire, signalées par « tda » (pour « traduction de l’auteur »).

I. Le studio d’enregistrement, objet clos et cinématographique

Ce qui, immédiatement, apparaît à l’écran lors d’une séquence de studio, c’est la nature de ce lieu, qui s’avère être invariablement un espace clos. Le cinéma représente le studio d’enregistrement musical comme une boîte, une pièce ou un agencement de pièces où le cloisonnement et la séparation sont des paramètres dominants. Dans cette perspective presque architecturale, le cinéma se manifeste alors en tant qu’art spatial – tant visuellement qu’auditivement – qui s’adapte, se développe, puis donne naissance à des approches documentaires et émotionnelles propres aux deux genres cinématographiques qui m’intéressent ici.

1.1. La fermeture visuelle : l’espace clos du studio

Le studio est donc un lieu, avant tout : un bâtiment dont l’intérieur est conçu à des fins d’enregistrement sonore dans des conditions sonores, techniques et pratiques qui se doivent d’être optimales pour les musiciens et les techniciens. On y trouve généralement une pièce où les artistes ont l’espace pour installer leurs instruments ainsi que les micros destinés à en capter les sons, et où l’acoustique est étudiée. De taille variable, cette pièce est accolée à une autre, plus petite, que l’on appelle régie ou cabine, et qui en est séparée par une vitre, afin qu’ingénieurs et musiciens puissent se voir et communiquer. La cabine contient des enceintes, une ou plusieurs tables de mixage, ainsi que l’ensemble des appareils de captation et de traitement du son. Il arrive cependant que la cabine surplombe le studio. Cette disposition est évoquée notamment par Geoff Emerick dans ses mémoires (EMERICK, Geoff, En Studio Avec Les Beatles, Les Mots Et Le Reste, coll. Attitudes, Paris, 2010, p. 63.), où l’ancien ingénieur du son des Beatles décrit les trois studios du complexe EMI situé à Abbey Road (Londres), un des plus anciens lieux d’enregistrement privé au monde (1931).

1.1.a. Un lieu clos et compartimenté

Que montre le cinéma d’un tel lieu, dont on sent déjà la simplicité visuelle et la rigueur ? Le studio d’enregistrement musical est, à l’écran, un espace définitivement clos et dédié au travail de la musique et surtout du son, comme matière. Dans The Doors, Oliver Stone nous fait assister à l’enregistrement de la chanson Touch Me, par un Jim Morrison ivre et fatigué (incarné par Val Kilmer) dans un studio de Los Angeles. Le plan sur le guitariste Robbie Krieger (Frank Whaley) et Val Kilmer, qui ouvre la séquence, fait état d’une compartimentation de l’espace du studio : si le chanteur est à l’arrière-plan, vu à travers la vitre d’une cabine de chant qui le sépare des autres membres du groupe, Frank Whaley, juste devant cette vitre, est partiellement caché par les bords des panneaux en plexiglass qui entourent la batterie (destinés à enfermer et à concentrer le son des fûts).

Ces bords en bois scindent le cadre en deux, assez violemment, et mettent d’emblée en évidence un découpage spatial strict du studio, où tout n’est que lignes et emboîtements, au détriment d’une lisibilité plus aérée de l’image. Nous sommes dans un espace exigu qui se dessine dans une optique purement sonore, et qui ne répond évidemment pas au besoin pratique d’un tournage. Un peu plus tard, un panoramique presque à 360°, lors de la dispute entre Jim et les techniciens, nous montre des parois garnies de rectangles (vitres, motifs muraux, portes, cadres) et de lignes (pieds de micros, motifs muraux), qui se répètent comme autant de signes d’un monde fermé et découpé.

Cette perspective géométrique et compartimentée est alimentée par One + One, également baptisé Sympathy For The Devil (selon l’exploitation européenne ou américaine). Dans ce demi-documentaire, Jean-Luc Godard fait un parallèle entre l’enregistrement de la chanson des Rolling Stones en 1968 (pour l’album Beggars Banquet) et une série de visions provocantes, poétiques et révolutionnaires qu’il met en scène (invoquant le Black Power, le maoïsme et les révolutions de la fin des années 60). La partie consacrée aux Rolling Stones nous donne à voir la composition et l’enregistrement de Sympathy For The Devil, aux Olympics Studios de Londres, dans un local assez vaste. Cependant, le cadre ne cesse d’être occupé par les mêmes lignes (pieds de micro en position verticale par dizaines) et surtout par un nombre incalculable de panneaux de couleurs vives, qui séparent les musiciens et forment autant de caches et de fermetures derrière lesquelles disparaissent Brian Jones ou Charlie Watts (régulièrement coupés au niveau du buste), ou bien se dissimulent des techniciens ou des musiciens additionnels. Ces paravents étant fréquemment déplacés, positionnés de sorte à séparer Mick Jagger des choristes par exemple lors de la prise finale des voix, le studio paraît donc même modulable à l’infini dans son découpage spatial. Une possibilité de combinaisons géométriques et de dispositions illimités s’esquisse alors dans One + One, mais dans une obligation de cloisonnement permanent, nécessité technique (pour que les différents instruments ou chants enregistrés au même moment s’enregistrent sur des pistes bien distinctes et ne se parasitent pas12), qui devient un envahissement visuel à l’écran.

 

Cette fermeture qu’impose le studio au cinéma est confondante lorsque c’est le cinéma lui-même qui comble cette évidence visuelle alors que le studio s’en émancipe. Le documentaire Let It Be (de Michael Lindsay-Hogg) retrace l’enregistrement en deux temps de l’album éponyme des Beatles. Le groupe se retrouve d’abord au studio de cinéma de Twickenham (Londres) pour poser les bases de ce qui sera leur avant-dernier disque, avant de continuer le travail dans les sous-sols du bâtiment Apple (Londres, toujours). Les séquences de Twickenham, minoritaires, nous donnent à voir les musiciens dans un espace assez grand, travaillant sans aucune séparation entre eux, et négligent même la question d’une quelconque régie qui les observerait. S’ils paraissent rassemblés dans un halo de lumière, face à l’obscurité du reste du studio non éclairé, le grand mur blanc qui sert régulièrement de fond aux plans de Lindsay-Hogg est animé par des teintes rouges, vertes ou violettes au gré des séquences, source d’aération visuelle. Pourtant, les cadres sont très souvent resserrés, rappelant au spectateur la fermeture du lieu (il n’y a aucune fenêtre, aucune ouverture sur le monde extérieur, tout fonctionne en lumières artificielles et en coins sombres). Tourné en 4:3, le film joue de ce cadre presque carré pour élaborer des plans fixes individuels, très rapprochés, sur Paul McCartney ou George Harrison, notamment pendant la composition de la chanson Across The Universe. Aucun mouvement d’appareil ne se fera sentir : le réalisateur joue de caméras braquées sur les musiciens, découpant chacun d’eux du reste du tableau général que pourrait être cette session d’enregistrement.

Lorsque les Beatles s’installent à Apple ensuite, la lumière est vive mais nous sommes toujours en lieu clos : un sous-sol aménagé. Et si les caméras s’autorisent quelques mouvements latéraux, c’est dans un univers plus compartimenté : le studio est à présent une grande pièce faite de boxes individuels réels ou fortuits (des panneaux autour de la batterie de Ringo Starr, les claviers, pianos ou amplificateurs qui isolent George Harrison et Billy Preston au fond du cadre par exemple), dans des dispositions hasardeuses qui laissent l’impression d’un lieu exigu surchargé d’instruments, de micros et de parois et où les musiciens sont à l’étroit et bougent sans cesse. Lindsay-Hogg témoigne de cette abondance à l’aide d’un montage extrêmement hétérogène, où l’angle de prise de vue change à chaque séquence, chacune d’entre elles étant déjà courte (les morceaux sont très vite enchaînés), pour réussir à suivre les membres du groupe, qui, très actifs, passent qui de la guitare au piano, qui du piano à la batterie. Les plans individuels et très rapprochés de chaque Beatle se multiplient alors, intensifient le cloisonnement et forment des portraits qui rappellent la pochette du disque Let It Be, qui montre les quatre visages séparés sur un fond noir : une pochette symbolique d’un lieu fait de fermetures et de séparations.


 

Analogies des plans du film Let It Be (Michael Lindsay-Hogg) et de la pochette de l’album, signée par Ethan Russel (1970)

La totalité des films étudiés ici répond à cette fermeture visuelle qui s’impose vraiment à la caméra, quand elle n’est pas une approche qui devient naturelle. Si le studio d’enregistrement musical est avant tout un lieu clos, ce qu’il met en jeu comme besoin technique extérieur à lui-même (celle du recording), qui place la musique au centre de la séquence, il suggère aussi au cinéma un cloisonnement sans devoir l’exprimer explicitement. Filmer le studio, c’est donc, toujours, filmer la musique, dans une disposition particulière qui segmente visuellement la source sonore. A partir de là, comment ce lieu aux exigences originales, qui place les musiciens dans une configuration autre, est-il visité, habité par le cinéma ? Comment se développe spatialement le septième art dans un studio ?

1.1.b. Un autre lieu, de nouveaux déplacements : quand le cinéma visite le studio

Ce qu’il faut donc étudier, c’est la place de la caméra à l’intérieur de ce lieu clos : ce que cet « oeil mécanique », pour reprendre les termes de Dziga Vertov (VERTOV, Dziga, Manifeste, 1923), peut nous laisser voir, et comment il évolue (au-delà des plans fixes). Car il s’agit bien d’une place que le cinéma me laisse prendre dans cet univers, il décide de mon regard et de mes capacités de déplacement entre ces murs, il choisit au milieu des coupures visuelles que le studio impose. Ce dernier inspire alors généralement deux types de mobilité : l’apesanteur et la déambulation.

L’apesanteur, c’est celle de Ray par exemple. Dans ce biopic de Taylor Hackford, on est surpris par les mouvements d’appareil qui s’avèrent mesurés et le sentiment de calme et de maîtrise qui s’en dégage. Ceci est souvent dû aux chansons représentées à l’écran, notamment lorsque Ray Charles (incarné par Jamie Foxx) enregistre Georgia avec un orchestre symphonique. A l’ouverture du morceau, la caméra balaie l’ensemble des musiciens d’un travelling lent et en hauteur, pour se reculer et faire apparaître Ray et le piano au premier plan. La douceur du titre, de ses violons aériens et de ses choeurs chaleureux pourrait imposer cette apesanteur, qui illustre le tempo et met dans un état de grâce visuelle le ballet des archets de violon qui fendent doucement l’air. Seulement cette délicatesse est aussi visible lors de l’enregistrement de Mess Around, qui a lancé la carrière du chanteur grâce à son rythme effréné et à son énergie. Là, quand il ne filme pas Jamie Foxx d’une plongée très rapprochée, presque intime (on voit tous les détails de son visage, jusqu’à la sueur), Hackford ne se laisse pas aller à un montage frénétique ou à des mouvements d’appareil rapides, comme pour un concert. Au contraire, il prend le temps de descendre le long de la contrebasse pour montrer les doigts du musicien qui s’y agitent, ou celui de remonter des mains de Ray sur le piano jusqu’à son visage chantant, de profil. L’énergie de la séquence tient alors davantage dans ce qui se passe à l’intérieur du cadre, des mouvements d’enthousiasme du pianiste à l’exécution des parties très fournies de contrebasse, sans parler du rythme soutenu de la chanson. Le cinéma nous met au coeur de l’acte d’exécution d’une musique, avant tout, et prend le temps de montrer.

L’autre cas, c’est la déambulation. Plus exactement : le cinéma est dans la perspective d’une exploration, de la visite d’un territoire inconnu, en se promenant à travers le studio. Dans One + One, on assiste à un plan-séquence circulaire de huit minutes aux Olympic Studios. Celui-ci part de la nuque de Brian Wilson pour remonter vers Mick Jagger, puis balayer horizontalement les autres, puis revenir en sens inverse, et hésiter entre Keith Richards (à la basse) et le batteur Charlie Watts, qui cherchent le bon tempo et essaient de s’accorder. Godard propose dès lors un regard qui, du hasard des yeux (il s’écoule de nombreuses secondes musicales pendant lesquelles on ne voit que les amplis et le matériel en arrière-plan entre deux musiciens) passe à la recherche d’un sens à cette présence cinématographique : que filmer, que montrer ? Où « est » la musique, où « est » le morceau ? Le travelling de Godard finit ainsi par trouver une réponse : le morceau est d’abord dans le rythme, puisque c’est la section rythmique sur laquelle il insiste. Et dans le cas de Sympathy For The Devil, chanson-phare du rock, c’est plus que jamais le tempo et l’énergie qui font la base d’une instrumentation plus fournie à venir.

 

Ray et One + One : apesanteur et déambulation dans le studio.

Fiction et documentaire jouent tous deux de ces formes de déplacement, qui donnent lieu à des approches spatiales originales. Ainsi, dans The Doors, l’enregistrement du titre Light My Fire est montré par un travelling latéral extrême. La caméra part de la cabine, filmant les techniciens et producteurs, de trois quart puis de profil (on voit latéralement Meg Ryan faire face à la vitre), puis passe à travers le mur pour rejoindre le groupe exécutant le morceau, et termine en zoom sur Jim Morrison, dans sa cabine de chant.

Ce plan exprime deux idées : d’abord, que le cinéma s’autorise ouvertement à moduler le monde selon ses besoins, et le montre. On sait bien que lors des tournages, les différentes parois d’un décor peuvent être bougées, reculées, selon les plans ou les mouvements de la caméra, ce qui rappelle nos panneaux de studio. On sait aussi que le cinéma s’est déjà permis de montrer des plongées à travers des étages ou bien le sol, comme dans Underground14, pour passer d’un niveau à un autre, de la réalité du monde serbe sous le régime communiste à celle que vivent les personnages qui se cachent dans une cave depuis le début d’une Deuxième Guerre Mondiale finie il y a longtemps. Ici, Oliver Stone met en évidence la modulabilité du monde du cinéma poussée à son paroxysme : la paroi traversée n’est même pas « sentie », le mur s’arrête à un moment, en diagonale même, on n’a pas l’impression de le crever, et nous voilà du côté des musiciens. On est pourtant dans deux lieux distincts, car il serait absurde qu’une simple paroi, sans fermeture, sépare la cabine des musiciens : les techniciens ne pourraient pas s’entendre parler aussi bien. Pourtant, Oliver Stone parvient à nous faire voyager avec facilité d’un endroit sonore à un autre, en explicitant presque le plateau de tournage, dont on entrevoit la construction et la mobilité, appliquée au monde clos du studio.

 

Traversée du mur dans The Doors : un monde modulable ?

Deuxièmement, si le réalisateur propose une traversée qui est à la fois physique (logiquement) et qui ne l’est pas (elle ne se fait pas sentir), il fait prendre à l’exploration du studio par le cinéma une dimension qui, du visuel, devient sonore. C’est en effet le son, la musique, qui est le fil conducteur, la continuité de cette séquence, et ce qui passe à travers les murs, au sens propre ou figuré : que la musique soit suffisamment forte pour envahir plusieurs espaces ou qu’elle soit retransmise d’un lieu à un autre par un système de micros et d’enceintes. On est dans la perspective d’un « travelling sonore » tel que l’énonce Michel Chion dans Un Art Sonore, Le Cinéma (CHION, Michel, Un Art Sonore, Le Cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma coll. Essais, 2003, p. 51. ), qui donne des oreilles à la caméra. En effet, quand on se retrouve du côté du groupe, la musique jouée se fait plus forte et plus dynamique (on entend plus précisément le scintillement des cymbales par exemple), pour signifier qu’on est passé d’un espace à un autre, de la cabine (où le son, qui s’enregistre, est compressé) vers le lieu même de la musique. La déambulation du cinéma à l’intérieur du studio d’enregistrement est donc une démarche toute sonore, qui est certes à la recherche du son par l’image, mais qui s’imprègne de ce son pour en prendre les propriétés immatérielles. Car le son existe hors du disque, mais le cinéma n’existe pas hors de la pellicule.

On le voit donc, le studio d’enregistrement inspire un déplacement technique et visuel qui se présente volontairement comme une recherche du son, avec plusieurs possibilités d’approche qui restent du domaine de l’expérimentation prudente : montrer sans rythmer davantage, explorer pour comprendre. Le cinéma se trouve aux prises avec un lieu qui lui préexiste, qui doit garder la logique qui lui est propre, et lorsqu’une modulabilité du ce monde fermé devient possible, elle trahit un besoin de déplacement qui veut suivre la musique, au prix de se dématérialiser. Tels sont les mouvements originaux, très près du son mais jamais à la place de lui, d’un cinéma plongé dans le studio.

Cependant, un élément de ce lieu clos se distingue : il s’agit de la vitre qui sépare le studio de la régie. Une séparation différente de n’importe quelle paroi, de n’importe quel panneau, qui mérite une étude attentive pour avoir fait le tour des propriétés de cette fermeture visuelle.

1.1.c. La vitre de régie : une esthétique visuelle et sonore

Cette vitre est présente dans la totalité des films qui nous intéressent : quelle que soit sa représentation et quel que soit son niveau d’importance, c’est une constante dans le traitement du studio d’enregistrement au cinéma. Comme je l’ai dit, cette vitre n’est pas une séparation anodine dans l’univers cloisonné du studio. Elle coupe l’espace entre les musiciens et les techniciens, certes, mais sans faire obstacle au contact visuel. Transparente et pourtant si sensible, elle divise et relie à la fois, et concentre toutes les communications, même si les microphones peuvent aussi permettre aux personnes de s’entendre et dialoguer, par-delà les murs. Cet objet incontournable joue donc sur deux tableaux : le visuel pur, d’où se dégage une esthétique cinématographique à l’image, et le visuel sonore, où le son et l’image s’articulent pour produire une autre esthétique, plus inattendue.

La vitre fait partie, on l’a vu, de ces nombreux cadres et témoins d’emboîtements qui structurent l’approche filmique du studio. Dans le cas de The Doors, elle propose de se faire cadre dans le cadre : le plan de Val Kilmer dans sa cabine de chant fait penser à une composition picturale. Tout participe à cette impression, de la position au fond du studio, comme un tableau accroché là, jusqu’aux bords de cette vitre (un « encadrement » blanc ou noir), en passant par le placement de l’acteur, toujours à gauche du cadre avec son micro, et le pied de micro inutilisé dont Val Kilmer se sert comme appui, manie ou posture du chanteur incarné, représentative de tout un personnage aux habitudes et au style appuyés (le mythe Morrison est un des thèmes de ce film).

C’est encore plus criant lors de l’enregistrement de The Soft Parade, où le reste du studio est plongé dans le noir et où se répondent la cabine de chant et celle de régie, qui forment deux découpages lumineux rectangulaires au milieu de l’obscurité. Val Kilmer y interprète un Jim Morrison possédé et seul dans son déluge de mots et d’images poétiques. La vitre découpe le monde clos du studio pour nous faire accéder visuellement à un espace supplémentaire et significatif, comme le ferait une toile importante sur un mur. Ce jeu sur la question du plat et du relief nous ramène aux propos d’Hugo Munsterberg sur le cinéma (MUNSTERBERG, Hugo, Le Cinéma : Une Etude Psychologique Et Autres Essais, Genève, Héros-Limite, p.52. The Doors : la toile sur la toile) : le problème d’un art en deux dimensions, projeté sur un écran, auquel nous ajoutons une profondeur. Ici, la vitre met en abîme ce rapport au septième art que nous cultivons de façon naturelle : une toile (filmique et picturale) qui en inclut une autre, dont cette fois les mécanismes sont mis à jour en permettant de réactiver consciemment ce travail mental. On joue donc avec un abîme cinématographique.


The Doors : la toile sur la toile.

Visuellement, la vitre développe d’autres variantes, plus fournies et fréquentes. Morceau de verre ou de plexiglas, elle fait se réfléchir ce qui se passe à l’intérieur du studio ou de la cabine, selon le point de vue adopté. Elle renvoie l’image de ce qui est à notre place ou derrière nous. Cette idée donne naissance à des superpositions d’images « réelles » et de reflets dans The Doors. On y trouve de nombreuses compositions de ce type, surtout sur Touch Me, avec ce plan où le guitariste joué par Frank Whaley se reflète sur les visages des techniciens et producteurs, auquel répond celui où se superposent les techniciens sur le batteur (Kevin Dillon), qui est cette fois le personnage filmé. Mais cet ajout visuel a d’autres buts, plus narratifs.

Dans O’Brother, réalisé par Joel et Ethan Cohen en 2000, le reflet intervient plutôt en tant qu’information qu’en tant qu’intervention visuelle psychédélique, comme le film d’Oliver Stone pourrait le suggérer au vu de son sujet. Chez les frères Cohen, la vitre sert à prolonger le plan précédent et à donner deux angles à voir au même moment, pour ne rien manquer de l’enregistrement qui se déroule sous nos yeux. On y voit fréquemment George Clooney et ses compagnons interpréter la chanson Man Of Constant Sorrow en reflet lorsque la caméra s’attarde sur le visage du producteur aveugle (Stephen Roots), et inversement. Un aller-retour se dessine encore, mais répète le plan qui vient de passer, redouble chaque image. Il cherche de la sorte à insister sur la chanson jouée (et sa signification dans le voyage homérique qu’effectue le personnage de Clooney) et à appuyer l’enthousiasme du producteur infirme, dont l’approbation faite de grognements et de hochements de tête est un premier signe « monstrueux » du succès à venir des bagnards en cavale.

 

La vitre de régie chez les frères Cohen : des reflets répétés.

Comme je le disais, la caméra, en voulant filmer la musique, tend à se dématérialiser avec elle et à vouloir prendre des propriétés sonores. Cela se vérifie lorsque la vitre de séparation passe du tout-visuel au sonore. Elle met en évidence sa capacité à influencer la réception sonore du film, par le biais de son système de communication entre les deux pièces. En effet, l’artiste peut entendre les techniciens via un microphone installé dans leur cabine, dont le son est retransmis dans son casque audio individuel, qui lui sert aussi de retour pendant l’enregistrement. De l’autre côté, les techniciens et visiteurs de la régie peuvent tous entendre les mots de l’artiste (repris par les micros qui servent à enregistrer), qui sont retransmis sur des enceintes (monitors). Le micro et les enceintes de la régie peuvent être coupés à tout moment d’une simple pression sur un bouton. Mais le contact visuel lui, demeure invariablement. On appelle cela le talkback (variante de l’intercom).

Dans Velvet Goldmine, de Todd Haynes, la star de glam-rock Brian Slade (Jonathan Rhys-Meyers) assiste à l’enregistrement d’une chanson de Curt Wilde (Ewan McGregor), son protégé et amant. Déçu par la prestation de ce dernier, Slade fait interrompre la bande et laisse un silence gêné prendre place. Quand Wilde lui demande ce qu’il se passe, Slade, dans la régie, lui fait face et prononce quelques mots que, depuis le studio, nous n’entendons pas. Ce basculement rapide dans un film muet, ou plutôt a-sonore pour le coup, dans lequel on voit nettement la prononciation des mots mais dont on comprend que leur bruit est coupé techniquement, suggère que Wilde n’entend rien dans son casque. Il fait d’ailleurs le geste à l’ingénieur du son d’activer le talkback, en montrant son casque audio puis la console pour faire comprendre qu’il ne reçoit rien, geste symbolique de la surdité temporaire du personnage qu’on vient de comprendre et d’expérimenter.

Slade se rapproche de la console, allume le talkback et fournit une explication maladroite, que Wilde interprète comme un abandon du projet. Enervé, il commence à insulter Slade, se précipite vers la vitre et la frappe, et brise le matériel à sa portée de main en vociférant. Le producteur ordonne alors de couper le talkback, et la scène qui se déroule derrière la vitre redevient a-sonore. On entend alors distinctement Jonathan Rhys-Meyers qui cherche à calmer son souffle, comme une aspiration qui signale le retour à l’espace sonore de la cabine uniquement, alors que l’attention se concentrait sur la coexistence audio des deux mondes. Lorsque le producteur explique son désaccord pour continuer la séance, il illustre son argumentation en faisant revenir subitement les jurons de Wilde, qui complètent sa phrase, d’une simple pression sur le bouton de talkback : « I think your time is worth a great deal more than this17 … [jurons]».

 

Silences techniques dans Velvet Goldmine.

Cette capacité du studio d’enregistrement à pouvoir couper ou faire se rejoindre à l’envi deux espaces sonores distincts fait écho à la théorie d’un cinéma « audio-divisuel », énoncée par Michel Chion, où « le plan sonore du cinéma parlant est clivé, séparé, par le soupçon que ce qu’on entend n’est pas tout ce qu’on pourrait entendre (CHION, Michel, Un Art Sonore, Le Cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma coll. Essais, 2003, p. 155) ». On joue ici sur la possibilité de cutter19 le son qui vient du studio pour rendre la « toile », le « film » de ce qui se passe du côté musiciens, subitement muet pour nous, qui sommes du côté de la régie.

Dans le même ouvrage, Michel Chion évoque un « effet-parloir » (où la parole permet de réunir momentanément deux personnes séparées par un hygiaphone ou une vitre), ou l’effet « X-27 » (où le son fait l’expérience de « l’indiscontinu », comme lorsqu’on ferme une porte pour entendre moins ou plus du tout la musique qui se joue dans la pièce d’à côté). La vitre de régie au cinéma acquiert une propriété encore plus profonde en ce qu’elle rassemble la totalité de ces possibilités sonores : réunion par la discussion, retour technique à un cinéma muet, altération du volume par la manipulation d’une console de mixage. A l’écran, c’est un objet sonore à la fois inédit et parfaitement cinématographique.

La vitre de régie au cinéma génère donc une esthétique visuelle, en rapport avec le monde clos du studio et la configuration de ce lieu, mais aussi une esthétique sonore originale, qui segmente le plan sonore en plus du plan visuel, symbolique d’un espace clos.

Ce qui m’intéresse à présent, c’est ce qui se passe à l’intérieur même du studio. Après avoir vu le caractère physique de ce lieu et ses approches filmiques, il faut étudier ce que le cinéma montre de sa pratique, de son utilisation courante et pourtant si rare à l’écran. On arrive alors à se poser la question de l’espace privé que forme le studio et à l’intimité filmée qui s’en dégage. Cette question s’avère être dans la logique d’un objet cinématographique, étant donné qu’elle convoque précisément les deux genres de mon corpus en tant que visions distinctes : la fiction et le documentaire.

1.2. Hors du monde, hors des hommes : espace privé fictif et espace privé réel

Le studio d’enregistrement musical a en effet de plus essentiel la mise à l’écart des situations et des personnages vus du reste du monde. Cet univers clos ne connaît ni fenêtres ni lumière naturelle. On voit même le malheureux Winslow Leach (William Finley) se faire emmurer dans son studio à la fin de Phantom Of The Paradise (Brian de Palma, 1974). Dès lors, ce qu’il y a à filmer à l’intérieur prend une dimension notable car on se trouve projeté dans une intimité, qui relève soit du travail de reconstitution d’une ambiance, soit d’un cinéma qui se veut authentique et témoin d’un état d’esprit à un moment donné de l’enregistrement. Il y a d’une part une représentation fictive de cette ambiance, reconstruite ou fantasmée, encore que l’un se démarque parfois peu de l’autre, même inconsciemment. Et il y a d’autre part la force documentaire : filmer le lieu d’un enregistrement qui se déroule vraiment sous nos yeux. Ces deux approches vont nous permettre de nous construire une idée de cette position d’exclusion du reste de l’humanité à des fins de cristallisation musicale. Et voir comment le cinéma aborde le studio en tant que lieu social : ce qu’il y projette et ce qu’il y filme.

1.2.a. L’espace privé fictif : une expérience du « voir »

Ce que va chercher la fiction, particulièrement à travers les biopics (Oliver Stone déclarait « ce sera mon poème pour Jim » au sujet de The Doors, CIEUTAT, Michel, THILL, Viviane, Oliver Stone, Paris, Rivages coll. Cinéma, 1996, p. 204. 21 ), c’est retranscrire ce qu’elle imagine être la pratique sociale et artistique du studio d’enregistrement. On est dans un travail de l’ambiance qui se veut être une certaine « expérience du vrai », et la fiction multiplie les signes d’authenticité propres aux codes d’un biopic : respect de l’histoire technologique (plaques de cire pour O’Brother, bandes pour The Doors et Ray), respect de la chronologie discographique (le titre Isolation est bien l’un des derniers morceaux enregistrés avant la mort de Ian Curtis dans Control, la chanson Walk The Line sert d’illustration historiquement correcte à la traversée du succès de Johnny Cash sans June Carter), et plongée crédible dans le monde du recording (on assiste à des prises live ou à des prises de voix sur playback).

Sur ces marqueurs d’authenticité, proches des marqueurs du documentaire dont parle François Niney dans Le Documentaire Et Ses Faux-semblants23, le biopic essaie de créer un esprit du studio, basé sur une connaissance personnelle de l’auteur (dans le cas d’Oliver Stone) ou sur des informations biographiques issues d’entretiens ou de témoignages. Control, d’Anton Corbjin, est un film ouvertement inspiré des mémoires de Deborah Curtis, veuve du chanteur de Joy Division (CURTIS, Deborah, Touching From A Distance, Ian Curtis And Joy Division, Londres, Faber & Faber, 2007). Mais il faut alors, à défaut de réaliser un documentaire, s’approprier l’objet-studio, socialement, l’imaginer, malgré les témoignages les plus complets, et trahir une vision de l’être humain dans cet espace clos et privé peu connu.

Le cinéma de fiction va alors montrer des musiciens peu mobiles, eux-mêmes cloisonnés. La séquence d’enregistrement du titre She’s Lost Control dans le film de Corbjin est représentative de cette idée. Elle y montre le batteur (Harry Treadaway) en plein recording d’une bombe spray dont le bruit, provoqué en rythme, est censé ajouter une couleur aux percussions du morceau. Cet instant reconstitué de la réalisation du disque Unknown Pleasures pourrait être choisi pour sa cocasserie, son côté anecdotique et décalé, alors que le titre est aussi constitué d’une ligne de basse devenue culte (symbolique d’un son joydivisionien) et de riffs agressifs de guitare saturée. Mais le réalisateur nous donne avant tout à voir un instant d’isolation extrême, où le musicien, stoïque et uniquement mu au niveau du bras gauche qui bat la mesure, est regardé par un technicien et d’autres membres du groupe, avachis sur un canapé dans la cabine.

La séquence s’ouvre sur Sam Riley (qui incarne Ian Curtis), debout à gauche du cadre, avec le producteur assis au fond. Le morceau en cours d’enregistrement se fait entendre, très net. Riley se retourne, la caméra suit mollement son déplacement jusqu’au canapé où il prend place avec les autres. Au plan suivant, on ne voit que le bras du batteur, de dos, qui tend le spray vers un micro, très cadré à gauche, et on distingue son reflet sur la vitre côté droit. L’ingénieur du son Martin Hannett, lui, fait face à la vitre de régie et contemple Harry Treadaway, les pieds sur la table de mixage. La séquence prend fin sur un ultime plan où l’on prend conscience de la grandeur du studio et de la solitude du musicien, concentré mais presque confondu avec le décor (le tissu de sa chemise faisant écho au tissu qui insonorise les murs, et le noir et blanc du film rend difficilement distinguables les nuances de couleur).

Control est un premier élément de réponse sur l’être humain au studio : une individualité brusquement mise en avant, à la fois massive et transparente dans le regard des autres. Le musicien a un poids cinématographique supplémentaire en théorie, étant donné qu’il produit « plus » (auditivement et visuellement, puisque le son est à filmer). Pourtant, il prend ici une fragilité, un aspect spectral, une existence à justifier. Ironiquement, c’est l’enregistrement de la chanson Isolation que Corbjin met en scène plus tard dans le film, avec Sam Riley seul en cabine de chant, exposé en hauteur comme un animal de zoo, emprisonné et à découvert face aux autres.

 

Control d’Anton Corbjin et l’« Atrocity Exhibition » (chanson de l’album Closer, 1980)

Il est tentant alors de penser que le cinéma de fiction, ne pouvant « montrer le réel », essaie de le recréer en exploitant cette notion d’exhibition. A défaut de mettre à nu l’ambiance d’une séance de studio, il met à nu ses personnages, cultivant le paradoxe d’un lieu clos et cloisonné où il existe de nombreux coins où se cacher, et où pourtant tout est visible. Le travelling sonore de The Doors dont j’ai parlé revient pendant la session de The Soft Parade, en moins appuyé auditivement mais en plus démonstratif, révélant Meg Ryan faire une fellation à Val Kilmer. L’isolation de Curt Wilde dans Velvet Goldmine se solde par une colère noire mise au vu de tous et rend plus palpable la relation de fascination, d’amour et de haine des deux protagonistes, dans un accès de rage désespéré qui sera suivi du mutisme du personnage d’Ewan McGregor et de sa disparition de la vie de Slade.

L’enregistrement de (Night Time Is) The Right Time que Ray Charles effectue dans le film d’Hackford est l’occasion pour lui et sa compagne (Della Bea Robinson), interprétée par Kerry Washington, de crier leur amour dans un jeu chanté de question-réponse, tout à fait public au sein même du studio. Plus tard, c’est le lieu où leurs tensions se font le plus clairement ressentir, Kerry Washington quittant avec fracas la séance de I Believe To My Soul devant tous les musiciens.

L’ambiance recomposée du studio d’enregistrement musical s’inscrit donc dans un paradoxe privé/public. La confidentialité de ce lieu, sensé isoler du monde, rend les actes et les drames davantage publics, et pas qu’aux yeux du spectateur à qui on montre tout, mais aussi dans une sociologie du regard des autres et de l’exposition de soi. Cela nous ramène à la question du « vrai », car enregistrer, c’est mettre son talent ou sa technicité au jugement de tous, et faire d’une exécution musicale un instant décisif. C’est ce que le cinéma documentaire peut filmer.

1.2.b. L’espace privé réel: une expérience du « vrai » ?

Si la fiction s’empare du studio et y construit un système d’exhibition sociale, le documentaire musical devrait théoriquement être à même de rétablir une vérité, du moins un équilibre. Qu’est-ce qu’un cinéma qu’on dit plus « vrai » apporte comme regard sur le studio à ce sujet, s’il filme une intimité réelle ? Les paramètres d’un enregistrement influent-ils sur le type de démarche auquel on assiste ?

Pour y répondre, deux films se font face, avec des modes de production visuelle et d’intention qui forment un spectre assez large de possibilités. D’un côté, nous avons Thelonious Monk : Straight, No Chaser, réalisé par Charlotte Zwerin. De l’autre, le One + One de Jean-Luc Godard.

Dans le documentaire consacré au pianiste de be-bop, nous sommes dans la perspective de ce que Claude Sartirano appelle un « film de montage (L’Humanité Dimanche, N°33, du 02/11 au 08/11/1990, p.72) ». Autrement dit, un travail fait sur la base de rushes (trouvés dans les années 80), dont la réalisatrice a la charge du choix, du découpage et du collage de dizaines d’heures de pellicule qui suivent Monk d’année en année à travers les tournées, les concerts et les séances de recording, auxquelles sont ajoutés des entretiens avec les proches et collaborateurs du jazzman. On est dans la perspective de l’utilisation d’archives (CBS-News, INA France…) qui n’appartiennent pas à Zwerin, et qui, peu importe la sélection finale, n’ont pas son intention filmique.

La séance sur le titre Ugly Beauty est à ce sujet très intéressante. L’enregistrement du morceau est filmé d’un point de vue discret, qui se contente, caméra à l’épaule, de faire lentement le tour du pianiste ou de poser le cadre latéralement. La présence du cinéma se fait donc à peine sentir, toute en déplacements délicats et surtout en plans-séquence calmes et immersifs. Détail notable : le caméraman de ces archives n’est pas cité au générique (tout simplement parce qu’il n’est sans doute pas connu), ce qui retire davantage l’existence d’un opérateur ou d’une présence technique cinématographique dans le studio. Le résultat de cette approche, dont la réalisatrice exploite les qualités, c’est un aperçu saisissant de sincérité sur l’ambiance de travail d’un disque de Monk : sérénité et concentration (qu’inspirent la technicité des musiciens et la figure du pianiste, fou tranquille qui se balance sur son siège), et surtout cet instant où à la fin du morceau, l’ingénieur du son prévient le jazzman que l’enregistrement peut commencer. Ce à quoi Thelonious Monk répond le plus simplement du monde, dans un mélange d’incrédulité et d’agacement : « ce n’était pas ce qu’on était déjà en train de faire ? ».

En montrant un anti-moment d’enregistrement (une exécution instrumentale qui n’a pas été conservée sur bandes mais dont le cinéma est témoin), au lieu du moment décisif pour le disque, Charlotte Zwerin nous donne accès à un instant de réel inédit. On est proche d’un « cinéma-direct » qu’évoque Niney (NINEY, François, Le Documentaire Et Ses Faux-semblants, Paris, Klincksieck, coll. « 50 Questions », 2009, p. 42), où, malgré les nombreuses variantes de ce genre (qui doit autant à Vertov qu’à Chris Marker), le cinéma documentaire s’attache à filmer « sur le vif », sans prévoir. Le quotidien Le Monde va dans ce sens en analysant le film : c’est un « pur montage de documents bruts arrachés à leur destin ordinaire (le documentaire) ou à leur dérapage habituel (la mystification), Le Monde, 02/11/1990, p.11 ». Effectivement : le témoignage classique est abandonné au profit d’une spontanéité qui montre un pianiste candide, passionné et habité jusque dans le couac technique.

 
Straight, No Chaser : « Wasn’t that what we were doin’ ? »

A l’opposé, One + One s’inscrit plutôt dans l’esprit d’un « cinéma-vérité ». Malgré la similitude des deux termes, le « cinéma-vérité » est dans une autre perspective, et le film de Godard le montre bien. Premièrement, difficile d’oublier que c’est Godard lui-même qui filme (on voit même son ombre se projeter sur les paravents lors d’un travelling). Ensuite, la démarche du film, qui alterne séquences de studio d’un groupe réel et mises en scène sur le Black Power, le fascisme et les médias, affiche la volonté du réalisateur de proposer une oeuvre qui n’est pas que du ressort documentaire, mais qui met en relation du « vrai » culturel et des projections politiques personnelles de la fin des années 60. Enfin, la caméra, par ses travellings travaillés et nets, sa recherche consciente pour trouver la musique et le clin d’oeil que lui fait Mick Jagger à un moment, se fait très tangible et interfère même avec l’ambiance du studio.

Là où le cinéma direct « privilégie l’observation sans intervention (L’Art Du Cinéma, N°57-60 : Musique Et Cinéma, Paris, 2008, p. 162) », Godard convoque un cinéma-vérité qui intervient à deux niveaux : à l’intérieur du studio lui-même (visuellement avec son ombre, physiquement avec Jagger) et à l’intérieur du film (où d’une façon ou d’une autre, le studio « doit » parler en rapport aux autres séquences, clairement engagées (Céline Braud y voit une « dialectique (Straight, No Chaser : « Wasn’t that what we were doin’ ? » ) » où disjonction ne veut pas dire séparation et exclusion mutuelle des deux types de séquences, mais bien articulation et proposition commune finale).

Socialement, il se dégage de cette intention une ambiance privée faite de meneurs et de directions. Ce qui ressort du film de Jean-Luc Godard, c’est la progressive disparition de Brian Jones (membre fondateur auparavant leader, ici discret, renfermé, peu actif), le leadership du guitariste Keith Richards (qui se met à la basse, donc prend le droit de changer de position instrumentale, et qui indique le tempo à Charlie Watts en chef d’orchestre), le pouvoir de composition de Mick Jagger (qui arrive au début avec la ballade qui deviendra Sympathy For The Devil) et l’attention qu’il concentre avec sa voix. On attend en effet à chaque fois l’assurance au milieu de la recherche musicale parfois chaotique, d’ailleurs un des essais se termine prématurément alors que le chanteur est lancé dans le refrain, sans hésiter.

Par son désir plus ou moins conscient d’interférence de la caméra à l’intérieur du studio, et surtout par sa volonté de « montrer » avec autant d’étapes d’où vient la musique, comment elle évolue, comment elle aboutit, et quelles réalités de rapports humains elle dégage, Jean-Luc Godard propose donc un film qui tient davantage du cinéma-vérité. « Un mélange de hasard *…+ et de pose30 », en somme, qui s’oppose à Straight, No Chaser où on est beaucoup moins dans le calcul absolu de faire voir le monde.

Avec ces bornes, on comprend que l’espace privé réel peut être sujet à des interprétations, à des angles variés, qui témoignent d’un objet mouvant, jamais arrêté à un type de représentation cinématographique. A l’inverse, l’espace privé fictif, fantasmé, recomposé, met à jour le besoin de cadrer la pratique du studio d’enregistrement dans une représentation sociale et humaine extrêmement transparente. Ce qui est intéressant, c’est du coup la perméabilité des deux genres, qui s’échangent des types d’approches. La fiction s’empare de la question du visible, le documentaire s’empare de celle de la présence cinématographique. Ce va-et-vient me permet de progresser dans ce mémoire pour aborder un dernier paramètre du studio d’enregistrement, qui confirme l’entrelacement des deux genres. Il s’agit de traiter de la technique, le studio étant un lieu de machines et d’appareils, dont la représentation cinématographique décidera de la représentation de la cristallisation qui m’intéresse.

1.3. Un lieu de la technique

Il est impossible de mettre de côté l’aspect technique qu’implique le studio. Son architecture, que j’ai évoquée, et les objets vus à l’écran portent la marque d’une nécessité non seulement pratique, mais aussi acoustique et technique. On l’a vu, les multiples séparations servent à isoler les instrumentistes, les sons, donc à faciliter leur captation audio. L’existence de deux espaces sonores différents témoigne d’un lieu où la musique est à son volume réel (le studio) et d’un autre où il peut être géré, mixé, adouci par la console, pour une écoute optimale (la régie). Les micros et les systèmes d’écoute (retours, talkback) sont permis par la technologie, qui décide donc de beaucoup des éléments précédemment cités. Cette technique, dans son omniprésence, trouve deux expressions qui lui sont propres au cinéma : l’évocation historique d’une part, et la cohabitation, parfois extrême, d’autre part, de l’homme et de la machine.

1.3.a. Témoignage ou signe ? Une histoire technologique du studio.

Ce qui est en effet intéressant avec le corpus de films proposé, c’est la variété des époques traitées, des années 1930 jusqu’à la fin du XXe siècle. Si elles impliquent une forme de témoignage technologique dans le documentaire, volontaire ou non, elles imposent aussi une vraisemblance historique à la fiction, qui est comme on l’a vu très accaparée ici par le film biographique.
Le cinéma se fait alors historien de la technique. Une technique du support : la plaque de cire est gravée en direct dans O’Brother et les bandes défilent lentement dans Walk The Line. Une technique de la captation : des petits micros à pied flexible de Let It Be, on passe au grand microphone de Velvet Goldmine. Une technique du traitement sonore : à la réverbération timide mise sur la voix de Jim Morrison répondent les innombrables filtres imaginés par De Palma pour aider Swan à rendre plus mélodieux le timbre détruit de Winslow. Une technique de l’enregistrement : des prises live où tous les musiciens enregistrent le morceau ensemble (O’Brother), on arrive aux séances de re-recording (enregistrement par-dessus une bande déjà faite) individuelles avec Control. Ces dernières sont permises par les évolutions techniques des magnétophones à bandes qui d’une piste passent à 4, 8 et 24. Le technicien de Ray en fait d’ailleurs mention pour faire juste écouter la piste des choeurs sur I Believe To My Soul au pianiste, qui accueille l’innovation technologique avec enthousiasme (nous sommes alors à la fin des années 50).

On le voit, le biopic et la fiction plus large restent soudés dans cette représentation crédible et documentée du matériel d’enregistrement. Si Control, qui évoque une époque de révolutions techniques et d’innovations en termes de mixage (la Factory de Manchester était le label des premières sonorités new-wave), se veut fidèle à cette image (l’expérimentation avec le spray, l’enregistrement très « à froid » de Isolation), Velvet Goldmine projette ses personnages fictifs dans un studio londonien très bien équipé des années 70. Cette exactitude est due à l’esprit narratif de chaque film, même pour ceux qui se veulent non-biopic. Celui de Todd Haynes faire forcément référence à une époque, puisqu’il s’inspire de la rencontre entre Iggy Pop et David Bowie au moment du mouvement musical dit glam. Idem pour The Rutles, qui parodient l’histoire des Beatles sur toutes les années 60. Quand à The Commitments, d’Alan Parker, il prend place dans le Dublin ouvrier des années 80, ravagé par le chômage et abreuvé de culture anglo-saxonne de cette époque (U2, Boy George).

Dans O’Brother, le jeune guitariste noir joué par Chris Thomas King parle à George Clooney et ses compagnons d’ « un type qui vous paie pour vous faire chanter dans une boîte de conserve », en référence aux techniques encore primitives d’enregistrement, peu connues du grand public. Cette vision d’une technique bricolée pourrait s’arrêter à un fantasme populaire attendrissant, si le microphone qui capte la chanson des Culs Trempés (The Soggy Bottom Boys, dans la version originale. ) n’était aussi bien centré et visible dans le cadre. Contenu dans un cylindre maladroitement peint en noir, il donne effectivement l’image d’une technologie encore faite de bric et de broc, très vraisemblable pour un studio au milieu des champs du Mississipi des années 30.

 

« Chanter dans une boîte de conserve » : pour « conserver » le son ? (O’Brother)

Il est amusant de noter que le seul long-métrage à peu près « hors du temps », Phantom Of The Paradise, s’invente une technologie musicale futuriste et fantastique, proche de la science-fiction. Dans cette relecture du Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux, Brian de Palma nous plonge dans un univers de producteurs mégalomanes et tout-puissants, et de consommation culturelle frénétique, toujours en quête d’idoles et de superproductions musicales. Certes, le film semble plutôt ancré dans des années 70 flamboyantes (il a été réalisé en 1974). On y trouve des clins d’oeil à Janis Joplin et aux groupes pop californiens (façon Beach Boys). Et Phantom Of The Paradise est surtout considéré comme un « opéra rock », genre très en vogue alors, qui a été entre autres initié par The Who (l’album Quadrophenia, 1973, et Tommy, album en 1969 puis film réalisé par Ken Russel en 1975) ou le spectacle Jesus Christ Superstar (D’Andrew Lloyd Webber et de Tim Rice.) et son adaptation cinématographique33 en 1970 et 1973. Mais De Palma construit une temporalité différente, d’une part en mélangeant des références d’époques très variées (on y voit même un hommage à Psycho d’Alfred Hitchcock ou à Marcel Proust), d’autre part en précipitant une abondance de signes culturels dans un monde futuriste de bunkers, de villas démesurées et shows dantesques, où le spectacle est autant privé que public (Swan se mariant en grande pompe avec Phoenix, l’interprète principale de sa dernière création), preuve d’une société d’hypermédiatisation et de divertissement permanent. Ce qui, pour l’époque, témoigne d’un goût pour l’anticipation. Le costume de Winslow Leach, transformé en Fantôme, avec son casque pointu en métal et son appareillage électronique pour pouvoir parler, continue sur la lancée d’un univers fantastique.

Dès lors, le studio d’enregistrement est représenté comme un intérieur de soucoupe volante, avec ses murs courbés et bardés de boutons, de câbles et de commandes, du sol au plafond. Au centre, Winslow Leach compose et joue d’innombrables morceaux pour les besoins du producteur Swan, qui lui-même manipule de nombreux potentiomètres et appareils. Le réalisateur multiplie les plans très rapprochés de mains et de doigts qui enclenchent telle machine, modifient tel paramètre, appuient sur tel bouton numéroté, donnant une impression de capacités infinies à ce lieu technologique. Brian de Palma imagine un studio complètement fantastique, aussi excessif dans sa technique que le reste de son univers (stars capricieuses, spectacles titanesques, violence des rapports humains, pactes absolus avec le diable). Et c’est dans la nécessité de coller à cet univers cohérent que le studio prend cette expression particulière, évidente dans son abondance et sa monstruosité. Le studio au cinéma ne se fait pas alors qu’historien, il devient élément représentatif d’un monde filmique quand ce dernier n’implique plus de représentation documentée et véridique. Il reste un marqueur fort de l’univers de l’oeuvre, symbolisant une époque réelle ou fantasmée, et restant vraisemblable par rapport à une temporalité inventée.

 

Le studio comme futurisme sans temporalité ? (Phantom Of The Paradise)

Cette place importante du studio d’enregistrement musical, permise par la technique, est d’autant plus fascinante qu’elle engendre à l’écran un type original de rapport entre l’homme et la machine, dont Phantom Of The Paradise est un exemple majeur, mais qui touche aussi le reste des films concernés. Si la technique est une expression ou une recréation cinématographique de l’Histoire humaine, elle est aussi l’occasion d’une cohabitation très marquée entre l’être humain et la machine.

1.3.b. Hommes et machines : une cohabitation extrême

Le studio d’enregistrement musical est donc un lieu d’Histoire, témoin de l’évolution ou de l’imagination techniques des hommes. Il ne s’y limite cependant pas à l’écran. La technologie étant mise au service de la cristallisation sur bandes d’un moment musical, donc de l’art produit par les musiciens à l’intérieur du studio, jusqu’où va cette collaboration pratique ? En y regardant de plus près, le cinéma explicite ainsi une cohabitation entre l’être humain et la technique, qui existe à plusieurs degrés, allant jusqu’à un extrême qui fait du studio le lieu d’un dépassement cinématographique.

Le premier niveau de cette cohabitation, c’est tout simplement la co-existence. Le traitement du studio en tant qu’endroit technique y connaît des variantes : de la discrétion des quelques micros de Let It Be (qui servent davantage à sonoriser les nombreux jams et essais de composition qu’à enregistrer définitivement le disque), on va jusqu’à l’imposant micro suspendu devant Jamie Foxx dans Ray, regardé depuis la cabine par des techniciens portant des écouteurs.

Dans cette perspective basique, l’artiste est à mesure égale avec la technologie. Cette dernière s’immisce à des endroits précis mais laisse les musiciens exercer leur art dans une tranquillité et une simplicité de disposition qui la rendent presque transparente C’est dans un sens l’expression basique du studio. Les séances dans Ray en sont particulièrement représentatives, en montrant par exemple Della Bea Robinson crier son amour à Ray Charles pendant la séance de (Night Time Is) The Right Time avec une énergie qui semble vouloir passer au-dessus du micro. Ses mouvements de tête et de menton s’avancent toujours plus alors qu’elle prend le lead vocal, laissant les deux autres choristes apparaître en rythme sur les bords latéraux du cadre, pour faire de plus rapides et de plus lointaines interventions sonores. Le plan suivant est un contre-champ où Della Bea Robinson est vue de dos, laissant apparaître en arrière-plan à gauche Ray Charles, enthousiaste et emporté par la musique, l’amour et la drogue.

Les choristes sont encore moins visibles et tout se joue entre les deux personnages, dont le lien est mis en évidence par un changement de focale qui passe du pianiste à la chanteuse, mais rend à chaque fois le microphone flou. Della Bea Robinson se retrouve à faire entendre à sa voix à travers quelque chose, un peu comme ce qu’on a vu avec l’effet-parloir de Michel Chion, et qui prend ici la forme surprenante du micro. Ce dernier perd alors toute consistance, doublement dématérialisé par l’objectif de la caméra et la parole chantée, accessoire face au rapport amoureux symbolisé. Et, objet qui enregistre, il s’efface pourtant derrière la musique.

Il est intéressant de constater que la majorité des séances d’enregistrement montrent les prises de voix, où le chanteur se retrouve seul face au micro et doit exécuter sa partie vocale par-dessus un playback préparé à cet effet. Des films comme Control, The Commitments, Velvet Goldmine ou The Doors mettent l’enregistrement du chant au centre de leur vision du studio. Si l’on peut expliquer facilement cette importance d’un point de vue esthétique ou narratif (on le verra plus tard), on peut aussi fortement penser que cet instant du studio constitue, comme deuxième niveau, un point de jonction rare et fascinant entre l’être humain et la technique. Premièrement, parce qu’une personne se retrouve isolée, face au microphone et à l’appareillage qu’il sous-entend, avec pour seule finalité à sa présence le fait de devoir figer sur bandes une interprétation. C’est la mise en scène d’un acte concentré, entier et définitif, où le cinéma résume le son et l’image du monde à une performance. Deuxièmement, cette performance se déroule généralement casque aux oreilles, où le chanteur se voit alimenté de musique par la technique, et doit répondre à cette technique par un nouvel apport humain.

Rude Boy, de Jack Hazan et David Mingway, propose un regard cinématographique tout à fait engagé sur cette question. Dans d’autres films, comme Control ou The Doors, on entend à la fois le playback et la voix qui est en train d’être enregistrée. Au risque parfois de mettre en évidence le montage sonore du film. Par exemple, l’enregistrement des chansons de Morrison mixent voix et instruments au même niveau, sans différenciation de volume ou de dynamique. Pourtant, il devrait se dégager une chaleur différente du chant, censé être mis en avant car il concentre l’attention de la séance. On sent donc difficilement l’énergie vocale de Val Kilmer qui rejoue la séance de The Soft Parade. Pour Rude Boy, les réalisateurs filment les prises de voix depuis l’intérieur du studio, à quelques pas des chanteurs du groupe The Clash. Des séquences comme celles de All The Young Punks n’ont pas le son de la régie, on n’entend donc pas le playback. La piste sonore est uniquement composée des vers chantés par Joe Strummer, captés par le preneur de son du film et non par le micro du studio, ce qui sonne très aride et agressif au premier abord, voire nous fait douter de la justesse de la voix (on n’a pas accès à la musique pour pouvoir se baser sur une harmonie).

Coupé de son traitement audio et des fondamentales musicales, la parole chantée prend la forme d’un a capella technique. On entend à peine le playback émaner faiblement du casque du chanteur, et très bien sa respiration, ses halètements, provoqués par l’excitation du titre joué et par l’énergie qu’elles lui insufflent. Sans parler de ce geste systématique de coller les écouteurs du casque encore plus fort contre les oreilles, à pleines mains, comme pour faire encore plus corps avec la musique. L’homme paraît alors intégralement relié à la technique, dans ce cinéma qui organise un équilibre entre la parole et d’autres émanations sonores humaines (soupirs, souffles, mouvements du corps), et le pouvoir des machines, qui retire le reste du son, le reste du sens.

Co-existence légère et jonction homme-machine : Ray et Rude Boy.

Le dernier niveau de rapport homme-machine, c’est celui, plus extrême, de la fusion. Bien plus rare, mais tout de même évoqué par le cinéma, notamment dans Phantom Of The Paradize. Si le septième art fantasme souvent la combinaison de l’organique et du mécanique (Robocop, De Paul Verhoeven, 1987. ), elle trouve une expression toute particulière à travers l’opéra-rock de Brian De Palma, et dans un studio. La première visite de Winslow Leach, en tant que Fantôme, chez Swan, est l’occasion pour ce dernier de défier la défaillance physique de Leach, dont la voix a été détruite par accident et dont la dentition a été vendue durant son enfermement. Il propose au compositeur de se mettre à interpréter ses chansons, en chantant par le biais d’un appareillage qui restitue électroniquement sa voix.

Au début, le timbre de Leach est extrêmement métallique, grailleux, on distingue à peine les mots dans cette bouillie de sons numériques. La caméra remonte alors le long du câble qui relie l’appareil sur sa poitrine à la régie. Elle passe à travers les enchevêtrements de fils jusqu’aux commandes de Swan. Ce dernier règle de nombreux paramètres, se murmure les effets à ajouter ou les filtres à appliquer, et recompose en direct la voix du personnage à la suite de manipulations techniques abstraites (boutons numérotés, faders de table de mixage, branchements) dont pourtant nous entendons le résultat au fur et à mesure. Des indicateurs de volume et de fréquences (écrans, lumières) réagissent en retour au son produit par Leach, achevant de construire un monstre biomécanique succint.

La machine prend ici plusieurs formes, toutes dans l’esprit d’une fusion homme-technique. Celle d’un transformateur, à travers lequel passe un bruit et qui peut le moduler, le changer du tout au tout, et réussir l’impossible : recréer une vibration de corde vocale, recréer le pouvoir de la parole. Celle d’une matrice nourricielle, à laquelle est rattaché Winslow par ce qui a l’air d’un cordon ombilical, et qui « donne » le son, qui alimente en « nutriments électroniques ». Et surtout celle d’un créateur d’anacousmêtre, qui répond à la définition de Michel Chion (CHION, Michel, op. cit., p. 412.) selon laquelle l’entité voix-corps a un « caractère instable, contradictoire, non fusionnel ». Effectivement, ici la voix de Leach ne lui appartient pas, elle est, tout comme bientôt son âme, la propriété de Swan et de ses machines. Il représente donc un corps dont la voix semble être l’émanation, mais dont la source sonore est soudainement désincarnée, rendue virtuelle et insaisissable, perdue quelque part à travers les composants électroniques. Pour la re-matérialiser, De Palma se fend d’un plan sur une enceinte murale, à l’intérieur de la régie. On voit la membrane du haut-parleur frémir au rythme du chant du compositeur, comme certains HP le font quand on y diffuse des basses lourdes. On se retrouve dès lors avec un son qui, acousmètre potentiel qu’on soupçonnait indépendant de son corps, se désacousmatise en deux endroits : Leach et l’enceinte. La technique au studio s’impose alors comme extrême cinématographique, en poussant la fusion, cette dépendance synthétique, de l’homme et de la machine, à un degré supérieur d’autonomie du son.

 

Acousmètres machiniques dans Phantom Of The Paradise.

A différents niveaux, ce rapport au sein du studio d’enregistrement est en tout cas palpable, et complète une vision de ce lieu comme endroit de la technique, plus que jamais. Une technique où non seulement l’on s’attache au passé et à l’innovation, en tant que média témoin d’une époque, mais aussi où l’innovation traverse l’art et l’homme et confirme le studio comme lieu cinématographique, qui construit la base de son rapport image-son sur l’expérience qu’est l’enregistrement musical. Cette expérience, celle d’un objet clos, privé, technique, nous emmène alors sur ce qui est vraiment représenté lors de ces séquences et ce que le cinéma exprime et incarne : la création et son empreinte.

II. La création et son empreinte : comment la musique enregistrée rejoint le cinéma.

Me voilà à présent au coeur de ce que représentent les séquences de studio d’enregistrement à l’écran. Les scènes qui nous intéressent donnent à voir une création musicale, qui nous est livrée comme finie ou dont on voit l’évolution, et qui s’apprête à être figée sur une bande. Il est donc question ici d’étudier comment la cristallisation musicale est traitée par le cinéma, autant en tant que moment d’ « Histoire » de l’art, car elle nous projette à l’instant critique (réel, reproduit ou imaginaire) qui décide du contenu d’une oeuvre discographique, qu’en tant que pratique qui fait écho à celle du septième art, où se révèlent des enjeux d’empreinte et de rapport optimal entre le son et l’image.

Ce qu’il faut, c’est d’abord analyser le traitement cinématographique de la création musicale comme « scène » : que s’y passe-t-il, comment filme-t-on l’art et quels choix se manifestent quand il faut filmer un tel instant ? Comment s’expriment les deux genres filmiques concernés face à ce problème ? On bascule alors dans la question de voir une cristallisation : le studio d’enregistrement permet de figer ce qui l’est déjà, de rendre inusable cette « momie du changement » dont parle André Bazin (BAZIN, André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf-Corlet coll. 7e Art, 1958 ed.1985, p. 14), dans une mise en abîme profonde qui propose un nouveau type de rapport son-image.

2.1. La création musicale, mise en scène et mise en plans

J’entends par « création » ici ce qui constitue l’ensemble de la démarche vue à l’écran, qui aboutit à l’enregistrement d’une chanson dans les films qui m’intéressent. Comme je le disais, ce mémoire ne s’attache pas aux oeuvres où l’on assiste à la répétition d’un groupe ou à la composition d’un morceau, tout simplement parce que les films ici présents le proposent également, en plus de l’enregistrement. En effet, de One + One, qui est à moitié un film de studio où le morceau y trouve sa forme finale, jusqu’à Control, où l’ajout du bruit d’un spray fait partie intégrante de la composition du morceau (en tant qu’arrangement ajouté à la chanson, mais permis par le studio), mon corpus mêle la construction d’une musique à sa cristallisation. Un ensemble que je nommerai donc ici « création », et qui ne sera pas purement du ressort de la composition (comme lorsque l’on noircit des pages de partitions, comme dans Amadeus de Milos Forman, ou Copying Beethoven d’Agnieszka Holland), ni de l’enregistrement anodin.

Le studio d’enregistrement au cinéma soulève donc la question de filmer l’art, d’exprimer une vision que le documentaire et la fiction traitent avec leurs codes, dans une richesse plus large que ce que ce lieu fermé proposait jusqu’à présent. Car il s’agit de mettre en plans, dans un premier temps, puis de mettre en scène, dans des approches qui vont se révéler complémentaires pour offrir un regard cinématographique de l’acte créatif.

2.1.a. « Filmer l’art » : les nouvelles pistes du documentaire

C’est le documentaire qui nous intéresse en premier, car on se trouve dans une perspective « initiale » de filmer l’art. J’entends par « initiale » le fait que le cinéma, depuis les Frères Lumières, s’attache à filmer de tout, et qu’avant que le genre biopic ne se mette en place, le film d’art se mit donc à exister assez vite, sous forme documentaire et dans un soucis de légitimer le cinéma comme « art noble qui se démarquerait de ses origines foraines (ETIENNE, Fanny, Films d’Art / Films sur l’Art, Le Regard d’un Cinéaste Sur Un Artiste, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 13) ». Fanny Etienne nous apprend ainsi que les frères Lafitte, distribués par Pathé, sont à l’origine de l’expression en 1907, plus tard exploitée par Pathé et Gaumont avec les filiales Série d’Art et Le Film Esthétique. On y proposa d’abord l’adaptation muette de pièces de théâtre, puis la vulgarisation de thèses artistiques et d’oeuvres.

Le documentaire est donc en première ligne dans cette étude de l’approche cinématographique d’une cristallisation musicale. Et il s’avère d’autant plus riche en propositions que la notion de filmer l’art a jusqu’à présent surtout concerné les documentaires consacrés aux peintres et plasticiens. Je pense notamment au Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot (1955) ou à Evdard Munch, La Danse de La Vie de Peter Watkins (1974), deux exemples qui offrent un spectre assez large de possibilités, étant donné qu’ils proposent de voir la performance, l’acte de peindre en direct pour Clouzot, ou bien jouent sur les codes du documentaire d’époque (pour ne pas utiliser le terme docufiction, dont François Niney se méfie) et reproduisent l’acte a posteriori, dans le cas de Watkins. La question de filmer la musique comme art en cristallisation est donc nouvelle, sinon extrêmement peu abordée, et permet d’espérer de nouvelles pistes.

Comment le documentaire filme-t-il la musique en studio ? Ou plus exactement, comment filme-t-il l’artiste au travail, si l’on veut reprendre les termes de Nadine Covert, qui parle de « visite en atelier », en utilisant le langage de la pratique picturale ? On est d’ailleurs tenté d’établir un parallèle entre la toile qui s’achève sous l’oeil de la caméra, et la chanson qui se construit et s’enregistre. Mais le problème principal que rencontre le documentaire tient dans une particularité tout à fait audio-visuelle : la difficulté de filmer la musique. Dans Un Art Sonore, Le Cinéma, Michel Chion résume tout à fait l’inconfort permanent provoqué par l’instrument à l’écran. Filmer la musique est une expérience toujours sujette à un montage trop fourni, à des cadrages mouvants, qui cherchent le son : « quand on filme un morceau instrumental, quelque chose se passe en continu, un bloc de travail et d’expression musicale, autour duquel la caméra tourne indiscrètement, avec des changements de point de vue qui ne peuvent qu’accuser le morcellement qu’ils introduisent (CHION, Michel, op. cit., p. 366. )».

Le cadre se fait effectivement « morceau de monde », et exclut le reste du visible jusqu’au prochain plan, qui proposera encore un autre découpage, alors que la continuité de la musique est une certitude. Et le plus compliqué, c’est que même en cas d’instrumentation très réduite, voire de pièce musicale jouée en solo, le risque est de voir un film où la caméra hésite « sur là où ça se passe43 », témoignant d’une impossibilité à identifier clairement le lieu de la source sonore. On peut pressentir ce risque avec le piano de Thelonious Monk ou de Paul McCartney, et plus encore avec les guitares électriques des Rolling Stones, dont la production sonore dépend d’un haut-parleur/amplificateur situé hors de l’instrument lui-même.

Face à ce problème, le documentaire qui filme la musique en studio fait preuve d’une très étrange sobriété. On rencontre à vrai dire très peu de ces plans hasardeux, qui chercheraient la musique en filmant le corps ou l’instrument du musicien sans répit. Dans Straight, No Chaser, la séquence de studio est constituée de plans majoritairement fixes, dont le but est davantage d’embrasser autant de musiciens que possible dans le cadre. Ils ne sont ni dans la distance respectueuse, ni dans la proximité intimiste, et ne sont pas organisés en angles multiples cherchant à montrer autant que possible, aussi vite que possible, pour faire croire à une vision globale et efficace du son.

Les images utilisées par Charlotte Zwerin captent davantage des visages concentrés, et accompagnent à de rares occasions le son : la caméra plonge lentement vers le clavier du piano de Monk lorsque celui-ci exécute un decrescendo sur les touches noires, d’un revers de la main délicat et souple. Est-on dans la perspective d’un documentaire qui filme moins l’instrument que la « tête » de l’individu, illustrant du coup l’enregistrement d’une musique dite « cérébrale » ? Ou bien est-ce une réponse au problème de filmer la musique : elle provient de l’être humain, quelle qu’en soit l’origine de sa production, où que se situe le haut-parleur ? Let It Be se propose lui aussi comme un documentaire de visages, et cela n’est pas dû qu’à la disposition du studio qui, comme on l’a vu, offre dans sa première partie un espace très vaste où pourtant Lindsay-Hogg filme en plans très serrés les Beatles.

 

Straight, No Chaser et le mystère de la création mentale à l’écran.

Les deux films consacrés à The Clash et à son leader (Rude Boy et Joe Strummer : The Future Is Unwritten), nous font assister uniquement à des prises de voix, dont à chaque fois la piste instrumentale est absente ou très vite entendue, ce qui est une autre variante de cette réponse très corporelle. En effet, la voix est produite par le corps, qui se concentre « sur l’émission, la colonne d’air qui sort par le trou de la bouche ». C’est un lieu précis du son à l’image, incarné par l’être humain. Quant à One + One, on y voit un Jean-Luc Godard qui se refuse à tout plan rapproché des Rolling Stones, et joue de travellings pour donner une vue d’ensemble aussi grande que possible, non des musiciens jouant tous en même temps, mais des hommes présents dans ce lieu de création (y compris les techniciens discrets).

Céline Braud (L’Art Du Cinéma, N°57-60 : Musique Et Cinéma, Paris, 2008, p. 156) analyse One + One comme un film où les Stones représentent la « choralité » et le travail collectif, réunis en cercle et progressant dans la création du morceau. La prise finale des voix et des choeurs ensemble symbolise alors une « synthèse polyphonique », fruit à la fois d’un long travail d’écriture dont les épisodes sont rassemblés dans cette version définitive, et d’une démarche communautaire qui se termine par la superposition sonore d’une voix lead et de choeurs qui rythment la chanson. Jean-Luc Godard filme cet instant avec un travelling plus appuyé que jamais, où Mick Jagger s’efface progressivement derrière les paravents du studio à la faveur des choristes, dirigés par Keith Richards, dans un mouvement de rotation autour des paravents qui fait coexister les deux lieux de production sonore dont le lien est la musique instrumentale que l’on entend de moins en moins derrière mais qu’on devine.

Le documentaire propose bel et bien de nouvelles pistes pour filmer le moment de la musique et de sa forme définitive. Par sa mise en plans engagée, il considère la création musicale comme quelque chose qui trouve sa raison et sa genèse en tant qu’élément sonore dans l’être humain lui-même, recentrant du coup l’abondance visuelle, qu’on pouvait appréhender, au musicien et au « processus mental » que Michel Chion regrettait de voir si peu abordé (CHION, Michel, La Musique Au Cinéma, Paris, Fayard, 1995, p. 624), (Gilles Marsolais parle également de « monde intérieur »). Si le studio d’enregistrement est un lieu cinématographique sobre, le documentaire prolonge cette sobriété en ramenant l’expression musicale qui s’y joue au créateur lui-même.

 

La choralité comme source de création : One + One.

2.1.b. La fiction : une mise en scène « réelle » d’un enregistrement ?

Que propose alors la fiction, lorsqu’elle filme le même objet ? Bascule-t-elle dans le penchant inverse ? Le travail est-il, comme on peut s’y attendre, un sujet à proprement parler documentaire, peu exploité par le cinéma de fiction ?

Les biopics et les quelques fictions qui nous intéressent, bien qu’ils ne mettent pas la séance d’enregistrement au coeur de leur narration (loin de là), se révèlent être plus surprenants que ce à quoi on peut s’attendre. Le travail créatif, à défaut d’être authentique, fait l’objet très souvent d’une reconstitution, et le cinéma cherche à retrouver cet instant de composition, à rendre compte d’une vraie démarche artistique à l’intérieur du studio. Pour dire vrai, aucun des films concernés ne fait les choses à moitié : si le studio d’enregistrement est vu de façon très rapide et triviale dans The Rose de Mark Rydell (1979), sans être utilisé, son apparition fait sens même lorsqu’elle est rare.

Un des films qui invoque le plus le studio et la création qui s’y déroule, c’est Ray. On y compte presque autant de séquences de concerts que de séquences d’enregistrement, donnant à l’acte d’enregistrer et à la chanson sur disque une vraie place dans la carrière d’un artiste comme Ray Charles. Si le studio y est certes un lieu qui plonge subitement dans le public, comme on l’a vu, la création musicale y est décrite avec soin. Au montage, certains plans s’enchaînent par un glissement latéral en aller-retour (vers la gauche, puis vers la droite) pour illustrer le minutieux travail d’arrangement des choeurs que Ray se retrouve à faire seul sur I Believe To My Soul. On y voit les différentes couches que le pianiste enregistre, avec à chaque plan une hauteur de chant différente qu’il prend, pour pouvoir créer une harmonie vocale (faite de tierces et de quintes : « I believe… yes, I believe… »). Le spectateur se retrouve ainsi avec une succession d’images plutôt semblables (Jamie Foxx restant dans la même position face au micro), mais il entend la superposition des voix au fur et à mesure que le morceau avance, ce qui lui créée un vrai exercice d’attention auditive, et un accès remarquable à une méthode de travail en studio.

Control contient une séquence que j’ai déjà évoquée, celle du spray. Elle propose un regard original, en plus des qualités auparavant mentionnées, sur le travail créatif. Plutôt que de copier The Doors et ses séances d’enregistrement en conditions live, le film de Corbjin s’attache à recréer une ambiance de travail à contre-pied des attentes d’un studio en pleine activité, vision fantasmée d’une création permanente qui habiterait le studio. Le réalisateur préfère y montrer le groupe et ses proches, presque au complet, affalés devant la vitre de régie derrière laquelle le batteur enregistre dans le calme le bruit du spray.

Le studio dans la fiction cultive là aussi une ambiguïté. S’il n’est certes pas central dans la narration, il communique des éléments précis et se fait le théâtre de travaux et de partis pris dont le cinéma documentaire ne rend pas forcément compte (voire pas du tout, se contentant d’avoir pour lui le réel à filmer). Même si l’est évident que le biopic romance et doit imaginer le réel (on n’a pas de témoignages aussi précis d’une séance de studio). Dans Walk The Line, c’est dans un studio d’enregistrement que Joaquin Phoenix rejoue la scène de déclic de Johnny Cash qui, provoqué par le producteur qui l’auditionne (Sam Phillips), se lance dans l’interprétation d’une chanson plus personnelle, Folsom Prison Blues, qui lancera sa carrière. Cette scène cherche à retranscrire la fébrilité qui parcourt le personnage et es camarades, qui, n’ayant jamais entendu ce morceau, se retrouvent à improviser timidement.

Dans un gros plan, Joaquin Phoenix, au centre du cadre, chercher son assurance pour interpréter correctement le morceau. A l’arrière-plan à gauche, on distingue la main du contrebassiste (Larry Bagby) qui cherche les notes sur le manche. La caméra dézoome lentement pour faire rentrer le contrebassiste et le guitariste (Dan John Miller) dans le cadre, toujours à l’arrière-plan, se lançant des regards prudents pour se repérer dans la chanson de Johnny Cash. On voit même Miller faire « B ! » avec ses lèvres, pour informer au contrebassiste qu’il faut passer au B, soit la note Si dans le solfège anglais. Lorsqu’on quitte ce plan devenu plan rapproché poitrine, c’est pour un plan de dos, où Phoenix se retourne avec angoisse vers le guitariste, lui faisant signe de jouer un solo, d’un regard malaisé vers sa guitare électrique. C’est cette dernière qui apparaît alors en plan serré, alors que les autres plans ne montraient même pas la guitare de Joaquin Phoenix pendant son interprétation. On l’entendait même à peine, grattée doucement et sous-mixée par rapport à la voix, qui prenait l’espace sonore jusqu’à présent, comme pour insister sur l’hésitation du chanteur, et la conviction qui naît progressivement.

Mettre en scène l’improvisation dans Walk The Line.

La fiction élabore donc une représentation détaillée du travail et de la création musicale, bien qu’elle soit encore limitée au sein des films. A la mise en plans très humaine du documentaire, elle oppose une mise en scène de la musique, assumée et désireuse de recréer des évènements musicaux, de reproduire au plus près une démarche artistique, et non de chercher systématiquement, à l’intérieur du studio, la source du son. Le studio d’enregistrement inspire donc d’autres enjeux au cinéma : celui de préparer la cristallisation vue à l’écran par un panorama de traitements où se complètent fiction et documentaire. Et du coup, de continuer à rendre les deux genres cinématographiques extrêmement perméables l’un à l’autre, où l’acte de filmer une création musicale est l’occasion d’un échange de pratiques, de regards sur le monde et le vrai, qu’ils interprètent différemment. Le vrai du documentaire est dans une perception mentale du travail créatif, le vrai de la fiction est dans une « vérité historique » et méthodique.

Il reste cependant un petit groupe de films que je n’ai pas traités, en ce qu’ils constituent des anomalies par rapport à cette bipartition documentaire/fiction. Ils jouent justement de ces frontières perméables, et les incarnent, car on se trouve dans le cas d’oeuvres à mi-chemin entre documentaire concret et imaginaire marqué. A tel point que leur appellation est compliquée, mais qu’elle trouve comme expression majeure le « mockumentaire », auquel je rattacherai quelques autres films singuliers.

2.1.c. Le « mockumentaire », une « fausse » exception ?

Le terme « mockumentaire » trouve son origine dans sa version originale anglaise, le « mockumentary », mot-valise constitué à partir de « to mock » (tourner en dérision, se moquer) et « documentary ». Il s’agit donc de se moquer ou de détourner ouvertement de vrais évènements historiques, en leur donnant une approche documentaire à l’aide de marqueurs de ce dernier : interviews, fausses images d’archives, faux documents, etc. Ce qui leur confère une crédibilité formelle que le spectateur, normalement bien informé, sait pertinemment irréelle et dont il comprend la portée humoristique. Une variante de la parodie, en somme, et en plus cinématographique. François Niney y voit l’équivalent du « documenteur », autre néologisme où le but avoué est de traiter d’un sujet fictif, d’une fausse information, en lui donnant un ton tout à fait scientifique et historique par l’image (NINEY, François, op. cit., p. 158.).

Ici, je nuancerais quelque peu cette vision. D’abord parce que François Niney y voit une intention de « tromper pour mieux détromper », ce qui n’est pas le cas pour le principal mockumentaire de ce corpus, à savoir The Rutles : All You Need Is Cash. On est, avec ce film d’Eric Idle et de Gary Weis, dans une perspective ludique de parodie qui n’a pas vocation à pousser le spectateur à mettre en doute sa croyance dans les images. Ensuite, parce qu’à défaut d’y voir une vraie réflexion, l’auteur du Documentaire et Ses Faux-Semblants catégoriserait The Rutles comme canular à l’instar de Spinal Tap de Rob Steiner (1984), ce qui n’est pas l’entière vérité non plus pour le film du Monty Python. The Rutles joue intentionnellement sur l’histoire et les signes musicaux, visuels et sociaux des Beatles, créant à travers sa copie ludique des « Fab Four » un système de références et clins d’oeils extrêmement concrets.

Je rapprocherais ainsi, dans cette démarche qui se veut à la fois peinture d’une époque et référence ludique, The Commitments et Velvet Goldmine de The Rutles. Même si le film de Todd Haynes se présente comme une fiction avant tout, le système de références est suffisamment abouti pour qu’on y voie une relecture de la rencontre entre David Bowie et Iggy Pop, et de l’évolution du personnage d’Aladdin Sane que s’était créé le Thin White Duke (Pseudonyme parmi tant d’autres de David Bowie : « le grand duc blanc ».), (jusque dans le nom du personnage de Rhys-Meyers : Brian Slade). Todd Haynes prévient d’ailleurs le spectateur d’un carton dès les premières secondes du film : “although what you are about to see is a work of fiction, it should nevertheless be played at maximum volume” (« Bien que ce que vous allez voir soit un pur travail de fiction, il doit être passé au volume maximum », tda.). Fiction, oui, comme pour The Rutles, mais vraie histoire sonore et nota bene vital au récepteur qui se doit de prendre quelque chose au sérieux.

Ce sérieux, c’est évidemment le son, la musique, et si elle existe c’est par le studio d’enregistrement, que ces deux films représentent à leur manière, on imagine mal qu’ils eussent pu s’en passer.

The Rutles contient une séquence où le groupe de Liverpool, bientôt propulsé dans la célébrité, enregistre la chanson Number One, pendant que leur manageur et leur producteur s’empoignent derrière la vitre de régie. En dépit de ce gag, l’acte d’enregistrer apparaît comme très anodin, à tel point que la piste sonore ne varie pas lorsqu’on passe du studio à la scène. L’interprétation est la même, il n’y a aucune transition, à part quelques changements de volume lorsque la voix-off et quelques extraits d’entretiens interviennent pendant cette séquence. La création musicale apparaît donc comme un élément irréel, moment de bande originale choisi, dont les images expliquent encore moins la provenance. The Rutles joue certes sur le régime de croyance au documentaire, mais fait perdre tout corps, toute existence physique à la musique, en contre-pied aux autres approches. Ce n’est même plus une mise en scène que le film propose, ni une mise en plans, où les prises de studio et celles de concert semblent interchangeables.

 

Pratique fantôme du studio d’enregistrement ? (The Rutles : All You Need Is Cash)

Velvet Goldmine cultive une autre méthode. Déjà, parce que le film joue sur les repères du documentaire, car il raconte comment un fan de glam-rock, interprété par Christian Bale, se lance à la recherche de son idole, prétendu assassiné sur scène. Le long-métrage se tisse ainsi d’entretiens en flash-backs, d’informations collectées péniblement en refus de témoigner. Il prend alors une dimension d’enquête, qui mélange fiction référencée et documentaire intime fictif. Ensuite, parce que la séance d’enregistrement fait du son une source de doute et de réflexion.

Lorsque Curt Wilde enregistre, sa voix nous parvient de façon douloureuse, très sèche, sans traitement et dans une tonalité très semblable à celle de l’instrumentation qui tourne en play-back derrière. Il semble chanter mal, du moins son interprétation ne convainc pas du tout les techniciens et proches rassemblés dans la cabine de chant. De plus, les ingénieurs font la remarque à deux reprises qu’il se perd dans le texte et se décale avec la musique (Ces « commentaires » sont-ils des allusions à une « voix-off » dont on peut se méfier dans un documentaire, en ce qu’ils imposent une grille de lecture aux images ?). Le spectateur se voit alors entraîné dans un jeu auditif qui met en question ses goûts, son esthétisme. Ewan McGregor chante-t-il juste ? Chante-t-il

bien ? Est-on influencé par les ingénieurs ? La chanson elle-même est-elle belle ? Originale ? A l’image du discours musical que le film tient ? On a là une autre façon de désincarner l’enregistrement. D’une part parce qu’il est avorté en pleine séance, donc annulé, et si le Ugly Beauty de Thelonious Monk connaît le même sort à un moment donné, la chanson de Curt Wilde n’aura pas de seconde chance ni n’existera dans le monde réel.

La narration elle-même du film pousse la chanson comme élément purement sonore aux oubliettes. D’autre part, parce que le jugement que le spectateur se retrouve à devoir porter décide de la validité d’une piste sonore. Car si l’effet de répulsion est recherché, on est là dans une mise en scène explicite, une demande du réalisateur faite à Ewan McGregor : mal chanter, interpréter de façon aussi peu engageante que possible tout en faisant croire que le personnage s’investit dans son chant. Et là, on doute subitement de la musique à l’écran, fait pour ne pas être validé comme art sonore, à peine comme piste son « acceptable » dans un ensemble plus vaste où la question qualitative faisant le coeur du film (les concerts et clips montrés sont censés convaincre du succès de Brian Slade), et où le chanteur lui-même trahit deux identités : l’acteur et le personnage.

 
Le mauvais chant crédible dans Velvet Goldmine.

Le « mockumentaire » et ses variantes plus engagées dans la fiction ne sont donc pas de fausses exceptions. Le régime de croyance et l’intention narrative qu’ils cultivent n’aboutissent pas à un traitement du travail créatif semblable aux normes que j’ai pu dégager. Ils continuent de faire exister la question sonore de façon alternative, certes souvent rattachable à d’autres méthodes de mise en scène et de mise en plans, mais ils alimentent la possibilité d’un studio d’enregistrement qui offre des facettes multiples de la création musicale.

Cette dernière est donc bien présente, au-delà de la simple représentation du studio comme lieu. La représentation du travail artistique, qui inclut l’acte d’enregistrer, connaît des traitements propres à chaque genre cinématographique. Le documentaire tient un langage extrêmement humain, au coeur de l’intelligence et de l’esprit de l’artiste ; la fiction cherche à reproduire un mécanisme, dans une démarche qui se veut aussi véridique et crédible que possible. Et il est même surprenant de voir que les exceptions, qui pourraient poser un regard plus anodin, moins notable, développent une approche singulière qui relance la bipartition entre documentaire et fiction et confirment un regard cinématographique « organisé » sur le studio.

Mais ce serait une erreur de croire que le cinéma n’offre que la possibilité de voir la naissance d’un morceau. Ce qui est plus au coeur des enjeux du studio au cinéma, c’est l’expérience spectatorielle, cette cristallisation vue, qui se range cette fois plus franchement vers l’enregistrement même, et projette ce lieu et ce qu’il s’y passe dans une dimension profondément cinématographique. Les films qui nous intéressent ici nous confrontent avec le sentiment troublant de revivre quelque chose, de repasser un instant de fixation, semblable à la boucle temporelle terrible que Bill Murray subit dans Le Jour Sans Fin (d’Harold Ramis, 1993). Rare et nouvelle, elle propose de rapprocher davantage musique et cinéma et de dépasser le cadre du témoignage ou de la biographie romancée.

2.2. La cristallisation vue : une expérience spectatorielle rare.

On entre donc dans bien plus qu’une captation d’art avec le studio d’enregistrement. La cristallisation musicale à laquelle on assiste est une composante variable du « film de studio ». Elle joue sur la notion d’un « direct » que nous savons différé, faisant cela dit du spectateur le témoin d’un produit fini, ce qui ne cesse de produire une boucle entre passé et présent. Cette boucle, nous pouvons tenter de la désamorcer et de la résoudre en considérant que cette cristallisation vue fonctionne sur une ambiguïté, qui concerne surtout la fiction, mais amène par la suite à entraîner le cinéma et l’enregistrement musical dans un même mouvement d’empreintes.

2.2.a. L’enregistrement définitif, dénominateur commun des deux genres ?

La cristallisation sur bande est-elle présente dans tous les films ? Apparemment, aucun n’esquive cet instant critique et définitif. On pourrait imaginer un film qui ne fait qu’évoquer le studio comme lieu, où ce dernier trouverait un statut de décor, mais très peu parviennent à la simple évocation (à part The Rose), et l’enregistrement semble être un dénominateur commun à la fiction et au documentaire. Pourtant, la représentation de la « final take » connaît des variations très grandes, et met à l’épreuve cette notion d’un enregistrement définitif absolument présent.

Straight, No Chaser nous montre certes un enregistrement qui n’a pas lieu, mais qui reprend sereinement et dont la prise finale prend autant de place et d’importance que le reste de la séquence. One + One nous fait assister à la lente composition de Sympathy For The Devil, et à ses prises voix définitives. Mais les nombreux essais, avant, sont eux-mêmes enregistrés pendant ces séances, comme repères à réécouter et rapides témoignages d’un stade de la composition ou d’une version temporaire de la chanson. Un des documents les plus représentatifs de cette méthode permise par le studio (s’enregistrer, se réécouter, figer plusieurs possibilités), c’est le coffret Anthology (The Beatles Anthology, Apple, 1995-1996.) des Beatles (contemporains aux Stones), qui permet d’écouter les premières « takes » (« Prises » en anglais, généralement consignées par l’ingénieur du son comme « take 1 », « take 2 », etc) de morceaux devenus célèbres, du premier jet en guitare et voix jusqu’aux tentatives d’arrangements symphoniques. A l’opposé, Ray est particulièrement fourni en versions finales, allant jusqu’à mettre en scène la solitude du pianiste pour assurer les choeurs de I Believe To My Soul ou pour assumer les choix artistiques de Georgia On My Mind, enregistré avec un orchestre symphonique.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que lorsque la situation ne fait pas clairement comprendre qu’il s’agit d’une prise finale (et on peut, par moment, en douter), d’autres moyens cinématographiques se chargent de le faire ressentir. L’atmosphère d’urgence qui se dégage de Rude Boy, et le portrait très punk et engagé que font Hazan et Mingay du groupe The Clash, ne laissent pas de doute sur ce à quoi on assiste : une prise brute, qui réclame un investissement mental et physique, sensible dans la nervosité qui anime Joe Strummer quelques secondes avant de chanter All The Young Punks.

On n’entend dans cette séquence que sa voix, quelques bribes de musique s’échappant de son casque audio et sa respiration haletante, alors que la caméra oscille entre un plan rapproché poitrine et quelques mouvements de reculs, filmant de profil Joe Strummer devant son micro comme un face-à-face, comme un combat. La sensation d’un don total de l’artiste, d’une performance physique à accomplir, voire littéralement d’une lutte éprouvante (ce qui ferait écho au message social et politique des Clash), valide inconsciemment l’idée qu’on assiste au moment critique exact. Tout juste après, le passage soudain dans la cabine de régie fait résonner à plus haut volume le play-back instrumental, donnant à la voix son support harmonique et une existence « officielle » plus évidente, puisque le morceau sonne à présent comme sur un vrai disque.

Mais si certains films n’hésitent pas une seconde à représenter la version finale (Walk The Line et la chanson-titre, O’Brother et sa prise unique qui sert de seule chance au petit groupe que mène George Clooney), d’autres fonctionnent sur l’évocation, l’allusion ou l’absence, comme pour mieux la faire exister. J’ai évoqué One + One car tous les « essais » sont gardés sur bande pendant la séance au studio, mais il ne faut pas oublier que la version finale du morceau est entendue hors du studio, lors de la dernière scène où Eve Democracy, morte, est portée sur une grue tournante posée en pleine plage anglaise. Et encore, selon la version de ce long-métrage de Jean-Luc Godard, la chanson sera présente ou non, l’intention initiale de Godard ayant été de laisser au spectateur la liberté d’inventer l’aspect final de la chanson ou de se le reconstruire. D’après le court-métrage De One One à Sympathy (4’) contenu dans le DVD édité chez Carlotta, où Jean-Luc Godard explique que le remontage par la production, qui ré-intitule le film Sympathy For The Devil, inclut la version disque de la chanson des Rolling Stones à la fin, provoquant la colère du réalisateur, qui ne le voulait pas.

 
Let It Be et la dissonance audiovisuelle : un son unifié, une image dispersée.

Autre variante : Let It Be se fait témoignage de l’enregistrement d’un album, à l’origine intitulé Get Back. Mais on ne verra que quelques instants de travail sur des chansons (Dig A Pony, Across The Universe), beaucoup de jams, et quelques interprétations live filmées dans le studio, sous forme de clip très sobre (Two Of Us, Let It Be et The Long And Winding Road). De cette manière, Lindsay-Hogg interroge l’intérêt de la prise finale à l’écran, en la ramassant sous forme de mise en scène assumée de l’interprétation du morceau, qui n’est même pas celle présente sur le disque.

Son film est davantage celui d’une époque musicale, plutôt que d’un enregistrement. Pendant la séquence de Two Of Us, Paul McCartney, Ringo Starr et George Harrison appartiennent au même espace filmique : ils rentrent souvent dans le même cadre, la caméra effectuant des zooms avant et arrière pour se concentrer sur Paul ou montrer les deux autres musiciens. John Lennon, filmé en plongée dans un plan très rapproché, apparaît de temps en temps au montage, présent auditivement (évidemment) mais très peu visible à l’écran, et surtout très détaché des autres : même la lumière de ses plans, très sombre, ne parvient pas à permettre de le placer mentalement dans le même endroit. Un moment malheureusement assez ironique pour une chanson dont le thème est la camaraderie adolescente.

Let It Be incarne ainsi davantage une époque de séparation, de rupture latente entre les membres du groupe, dont on connaît les tensions à ce moment de leur histoire (le disque sera le dernier à paraître). On sent que l’attention du studio est reportée sur les rapports entre quatre identités musicales à un instant donné, plutôt que sur les enjeux de l’enregistrement.

Le traitement de la « final take » est donc tout à fait variable en fin de compte. Mais si « studio à l’écran » n’implique pas « prise finale », l’enregistrement de ce que nous voyons est très souvent effectif. A vrai dire, il l’est même plus que ça. En effet, pour trouver une solution à ces représentations très variées d’une cristallisation, qui parfois l’omet ou la désamorce (les prises avortées de Velvet Goldmine ou The Doors), il faut prendre en considération une ambiguïté cinématographique. Elle est composée d’une part du fait d’assister à une cristallisation, soit d’être face à un produit fini, dont le cinéma dessine autrement les contours par sa présence qui capte tout. Elle est composée d’autre part, dans le cas de la fiction, du paradoxe de l’enregistrement déjà fait, où on assiste à la reconstitution d’une cristallisation qui est antérieure au film.

2.2.b. Cristallisation « en direct » : le spectateur témoin d’un produit fini

On peut penser que la cristallisation « en direct » est une réponse purement documentaire. C’est le cas, et même au sein de films à prétention fictive. Lorsque l’enregistrement qui est montré à l’écran est « le bon », soit celui qui finira vraiment sur le disque, il est difficile de penser que nous sommes dans la perspective d’un cinéma de fiction. Quelle est la différence, alors qu’il est question de cristallisation ? Où est la nuance, alors qu’on s’achemine de plus en plus vers un mouvement conjoint du cinéma et de la musique enregistrée ?

Dans le cas de Straight, No Chaser, Ugly Beauty représente l’instant le plus « direct » que l’on puisse espérer du septième art. Son enregistrement apparaît comme une unité qui se déroule en deux temps : la première interprétation, parfaite mais oubliée des ingénieurs puisque non sauvegardée sur les bandes, et la seconde, reprise dans le même état d’esprit et dont le silence qui se fait par la suite fait comprendre qu’il n’y a rien à redire. Et si le groupe de Thelonious Monk est capable de jouer un morceau dans l’optique d’un enregistrement, en une prise, et que ce morceau n’est finalement pas capté, la deuxième version connaîtra juste un sort plus heureux techniquement. Charlotte Zwerin réussit par son montage à faire se succéder deux choses à la fois identiques et différentes. Le titre est le même, les variations sont infimes entre les deux interprétations, mais l’une est enregistrée, investie d’une aura différente car « pour de vrai ». Straight, No Chaser est donc un film sur le « vrai » du studio, car il rend précise notre perception d’un produit fini en direct.

Cette expérience spectatorielle est extrêmement rare au cinéma. Une fois de plus, il n’y avait que la peinture ou les arts plastiques à l’écran dont on pouvait voir la forme définitive des oeuvres à l’occasion de documentaires (Le Mystère Picasso). L’idée de se retrouver face à du définitif dépasse de nombreuses questions déjà posées autour de la musique au cinéma, et des rapports avec l’art au général qu’entretiennent les films. D’abord, celle d’une oeuvre filmique où la musique ne serait plus juste le sujet, mais bien le mécanisme.

Si dans La Musique De Film, Pierre Berthomieu demande si l’on peut être « à la fois le compositeur et le monteur (BERTHOMIEU, Pierre, La Musique De Film, Paris, Klincksieck, 2004, p.179) », la cristallisation en direct propose de faire d’un artiste le compositeur absolu d’une oeuvre, à tel point qu’il décide du montage. J’entends par là que sa fonction dépasse celle du créateur musical dont la bande originale illustre, accompagne, et enrichit le métrage. Il fait basculer le rapport art-cinéma en faisant de la musique une unité complète, qui aurait existé sans le film, et qui prend un pouvoir d’existence supérieur aux images, dont elle a besoin pour exister en tant qu’expérience (sinon, autant écouter le disque, et se le repasser à l’envi en imaginant très fort qu’on est dans le studio au moment exact de telle ou telle prise).

Rude Boy, par son choix de tout centrer sur la prise des voix, ce dernier stade de l’enregistrement traité comme un a capella technique, met en avant ce pouvoir du son en pleine fixation à l’aide de plans-séquences sur la performance Joe Strummer, filmant même lorsqu’il se trompe et fait signe à l’ingénieur de couper pour reprendre. Il est impossible de traiter cet instant avec détachement, avec le recul et le désordre de Let It Be par exemple, où l’abondance des morceaux joués (près de vint-cinq, parfois dans différentes versions de travail) encourage un montage très fragmenté, accidenté, voire fatiguant tant les chansons se suivent et se coupent les unes et les autres, irrégulières dans leur énergie et dans leur assurance (le blues déchaîné sur lequel improvisent les Beatles jure à côté de la pénible mise en place de Octopus Garden).

La deuxième remise en question qu’implique la cristallisation, c’est l’élaboration d’une alternative à l’idée d’une musique sans « auteur premier », comme l’évoque Michel Chion dans La Musique Au Cinéma. Analysant Phantom Of The Paradise (comme écho au Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux mais aussi au Requiem de Mozart dans Amadeus), Michel Chion soumet l’idée que le cinéma est irrigué par « une croyance irrationnelle que la musique que nous créons, nous ne faisons que la transmettre, et la tenons toujours d’une voix qui nous l’a dictée ».

Le contrat entre Swan et Winslow Leach est une bonne expression de ce fantasme. Si ce dernier a pour « nom fictionnel » celui du « Fantôme » après son évasion de la prison et son accident, c’est non seulement parce qu’il se transforme en justificer furtif, protégé par une combinaison de cuir, une cape noire, et un casque de métal, mais aussi parce qu’il devient l’auteur secret du succès de Swan, caché dans un studio futuriste et montré dans un labeur extrême de composition. Cette image d’une musique jamais « dûe » à celui qui s’en présente comme l’auteur est très tenace dans de nombreux films.

L’expérience de cristallisation vue permet a contrario de certifier l’origine de la musique. Le spectateur est face à l’enregistrement d’un morceau qu’il n’a probablement pas encore entendu, et que le traitement audiovisuel, axé sur une mise en scène ou une mise en plans, colle aux musiciens. L’image d’un artiste en pleine prise d’une chanson inédite dans le reste du film rend soudainement la propriété intellectuelle et « inspirationnelle » effective. Comme si le fait d’enregistrer était le moment suprême d’appropriation d’une musique qui, après avoir été composée, arrangée, préparée (on en a la preuve avec One + One), connaît une finitude, même si la chanson perdurera au-delà du disque en concerts, en reprises par d’autres artistes, etc.

Le spectateur est donc le témoin d’un moment d’absolue propriété, voire d’incarnation du morceau par le musicien, répondant à la question de la provenance sonore de Michel Chion (d’où vient la musique ?) par la pratique technique du studio qui est un moment où au contraire tout se concentre. Joe Strummer fait face à un catalyseur de bruits dans Rude Boy : le micro, qui aspire tout le son pour le figer. One + One développe le même rapport lors des prises de voix finales : Mick Jagger entre dans une transe (Terme aussi employé par Céline Braud dans L’Art Du Cinéma, N°57-60 : Musique Et Cinéma, p. 156 pour chanter son texte, et les chanteurs occasionnels qui servent de choeurs se rapprochent et se reculent du micro, dans une chorégraphie en rythme avec les « Ooo » qu’ils produisent. Il est intéressant de noter d’ailleurs que ces films sont vierges de tout commentaire, de toute voix-off. L’instant d’enregistrement du Ugly Beauty de Monk nous est introduit d’un sous-titre indiquant le titre de la chanson, à la manière d’une pochette de disque déjà imprimée, laissant la prise se dérouler et l’acte d’enregistrer se faire.

 
La coupure (« cut ! ») et la transe : s’emparer du son et en être emparé Rude Boy et One + One)

Le documentaire construit la cristallisation vue comme une expérience puissante avec le réel. L’enregistrement d’un produit fini déborde le cadre du cinéma pour aller vers une réflexion vis-à-vis de ce dernier comme art réinventable et pouvant être subordonné à la musique et au son. Il ne s’agit pas que d’assister à une finitude, mais d’envisager aussi que le studio est à même de dépasser le cadre filmique qui s’y intéresse et d’opérer des allers-retours entre les deux arts.

La fiction est-elle un contrepoids à cette importance grandissante que prend le studio d’enregistrement en tant qu’expérience ? Cela n’est pas acquis, d’autant que le recording dans ces oeuvres trouve d’autres moyens d’imprimer profondément la cristallisation au coeur du cinéma, qui devient de plus en plus clairement une question d’empreintes qui se répondent.

2.2.c. L’ambiguïté fictionnelle d’un enregistrement déjà fait

La fiction représente le studio comme un lieu et une scène, plus largement, reconstitués. Observés la plupart du temps dans le biopic, j’ai pu en dégager quelques expressions élémentaires qui ne sont pas toujours des visions fantasmées, arrangées selon les besoins de la narration ou d’un esprit de chaque film. Il se trouve que le travail de fiction dévoile avec la cristallisation musicale une autre facette, au service de la fiction mais débordant elle-même de cet élément qui devrait être « réel » : la musique du disque.

La première distorsion qui s’opère au moment où un acteur de fiction s’avance près du micro, ou s’empare d’un instrument dans ce studio recréé (en… studio), c’est le fait que ce qui va être joué à l’écran ne sera ni plus ni moins qu’un playback prévu et organisé. Le tournage de la séquence se fera donc dans l’imitation d’une interprétation musicale, où nécessairement les acteurs et techniciens auront travaillé à rendre la séquence aussi crédible que possible. Dans O’Brother, George Clooney interprète Man Of Constant Sorrow, qui est en fait chanté par Dan Tyminski et arrangé par Carter Stanley, d’après une chanson traditionnelle américaine dont les origines sont incertaines.

Mais la version enregistrée et disponible sur la bande originale du film nous est contemporaine. On est dans un premier palier où la chanson figée sur bandes pré-existe au film, et n’a pas été composé pour elle, et a été exécutée par une autre personne que l’acteur, qui se retrouve à mimer le chant. D’ailleurs, cet excercice buccal qu’est la simulation de la parole et du chant fait l’objet du jeu d’acteur de Clooney, qui multiplie les tics de bouche et les petits bruits inaudibles maniérés, juste avant de chanter chaque couplet, comme si l’opération exigeait de lui une bonne élocution et une bouche « propre » et fonctionnelle.

Le niveau suivant, c’est le même type d’interprétation et de rapport entre le son et l’image, à la différence que les morceaux ont été réenregistrés pour le film par l’acteur lui-même. Se fondant davantage dans le personnage historique qu’il doit incarner, il s’approprie l’identité vocale de ce dernier mais reste dans le domaine de la performance. On sait que dans le cas de Walk The Line, Joaquin Phoenix a repris lui-même toutes les chansons de Johnny Cash. La chanson-titre sert de bande originale à une longue séquence au milieu du film, faite de fondus enchaînés représentant diverses scènes de la vie de Cash, accélérant le temps qui passe sans réel intérêt pour l’action du film (qui est l’histoire entre Johnny Cash et June Carter). Pendant ce déroulé temporel par l’image, on voit Joaquin Phoenix enregistrer Walk The Line, mais le dispositif reste celui d’un playback. On entre un peu plus dans un engagement cinématographique et sonore du biopic (Amusons-nous encore : si Jamie Foxx chante effectivement les chansons de Ray Charles dans Ray, il n’en joue pas les parties de piano : ce sont celles du vrai Ray Charles qui ont été gardées ! ).

Mais on constate que la majorité des films de fictions ont en commun l’interprétation effective des acteurs pendant les prises de vue. C’est-à-dire qu’on n’assiste plus à un playback, mais à une performance vocale réelle qui colle au plan lui-même. On joue à la fois sur un passé à reproduire et sur un présent de l’acte vocal, qui sera enregistré étant donné que c’est la prise choisie par le réalisateur. Dans The Doors, Oliver Stone pousse l’ambiguïté de cette démarche jusqu’à se servir des bandes originales du groupe californien pour faire chanter Val Kilmer dessus (uniquement sur les prises où il est seul). Supervisée par le producteur exécutif des albums des Doors, Paul A. Rothchild, la configuration sonore a pu être optimale et Kilmer « chant en direct pendant les prises de vues après s’être imprégné profondément de l’articulation phonétique de Morrison (CIEUTAT, Michel, THILL, Viviane, op.cit., p. 205) ».

On va plus loin avec Control, où Sam Riley et l’ensemble des acteurs qui incarnent les membres du groupe Joy Division interprètent véritablement chaque chanson à l’écran. Ainsi, la séquence d’Isolation donne à voir une vraie exécution vocale de Sam Riley, qui reproduit un enregistrement historique (celui de l’album Closer, paru en 1980), mais qui effectue aussi une cristallisation nouvelle. Celle-ci est certes basée sur une intention biographique, mais se pose comme empreinte musicale visible à l’écran. On est donc dans la perspective d’une réappropriation musicale, qui trouve son expression non dans le fait de re-jouer l’Histoire (ce qui est le but dans la reconstitution et le biopic), mais dans celui de réécrire le son d’origine, d’en proposer une lecture qui cherche à retranscrire une énergie, une urgence, une démarche artistique, se faisant à la fois hommage et écho au passé et réactualisation sonore.

Enfin, on arrive à la cristallisation d’objets sonores fictifs. J’entends par là qu’il existe des films dans mon corpus où l’enregistrement qui a lieu est celui de chansons composées pour le film, imaginées de bout en bout pour dessiner l’univers musical et culturel de l’oeuvre. On a un peu de tout dans cette démarche. Velvet Goldmine fait allusion au glam-rock clinquant et mélodique de David Bowie dans les années 70, et au rock sauvage d’Iggy Pop (notamment avec le groupe The Stooges dans les années 60 et 70). Todd Haynes fait interpréter toutes les chansons par ses acteurs, Jonathan Rhys-Meyers et Ewan McGregor (Velvet Goldmine (script et entretien avec Michael Stipe), Faber, Londres, 1998, p. XVIII.). Ce dernier est donc le vrai interprète du morceau dont l’enregistrement est avorté (on a d’ailleurs vu qu’il correspondait à un jeu d’acteur très sensible à l’écran pour « mal chanter »), dans un mouvement de cristallisation, voulue, préparée, et coupée.

Dans Phantom Of The Paradise, on est même dans plusieurs cas de figure précités à la fois. D’une part, les morceaux ont été écrits pour le film, qui est une fiction de Brian De Palma. D’autre part, lorsqu’on voit William Finley chanter, avant et après son accident, c’est la voix de l’acteur de Swan, Paul Williams, qu’on entend, qui aussi le compositeur du film. Une réponse plus malicieuse à la question de Pierre Berthomieu (« peut-on être compositeur et monteur ») ? En tout cas, Phantom Of The Paradise tourne autour de la cantate que Winslow Leach se voit volée par Swan et des feuillets par milliers qu’on le voit noircir de partitions dans son studio. L’écrit est palpable dans cet opéra-rock, on en voit même un très gros plan où une portée musicale se superpose à l’image du studio, dans un panoramique sans fin. Mais le son, même non-enregistré, est chargé d’un humour de réalisation qui veut que celui qui rend « sa » voix à Leach par le biais de machines, c’est son vrai propriétaire.


« Val Kilmer as Jim Morrison » : jusqu’à quel point ? (The Doors).

Le spectateur, dans le cadre de la fiction, se retrouve donc face à une ambiguïté entre le son et l’image, qui complète et enrichit cette expérience d’ « enregistrement vu ». Tous ces niveaux de développement de l’acte d’enregistrer dans un univers fictionnel permettent aux séquences de studio prennent une profondeur insoupçonnée, en se posant non seulement comme moments d’Histoire (et de moins en moins d’histoire), mais aussi comme une remise en question de la « vérité » et de la temporalité au cinéma.

Le « vrai » apparaît en effet comme une notion extrêmement malléable, dont la présence à l’écran et au son se fond autant dans le documentaire que dans la fiction. Le studio d’enregistrement s’impose donc comme un instant cinématographique qui tend à abolir les frontières et à acquérir une autonomie. Mais si cette étude nous a amenés à un plus grande considération du son, en mettant de plus en plus de côté l’image, c’est parce que justement le studio d’enregistrement fait écho au cinéma en tant qu’art de la capture du temps : une capture visuelle (originellement) face à une capture sonore. Ces deux empreintes développent des rapports qui restructurent notre perception du cinéma, ce qui va faire l’objet à présent de ce travail.

2.3. Empreinte musicale et empreinte filmique : des échos

Empreinte : voilà un terme tout à coup plus « concret » et technique. Deux définitions se présentent : l’empreinte comme trace de pas, comme marque que laisserait quelque chose sur un support destiné à en accueillir les signes (une pellicule, une bande), et empreinte dans un sens bazinien, correspondant à la pensée du critique André Bazin, dont le recueil d’articles Qu’est-ce Que Le Cinéma ? sera ici la référence pour discuter de cette vision de l’art « mécanisé ». Une notion de « reproductiblité technique » qui d’ailleurs s’impose aussi à l’esprit, où d’abord le studio d’enregistrement au cinéma se propose d’être le miroir du septième art, donnant ensuite naissance à l’acmé d’un rapport entre le son et l’image qui le consacrera comme instant cinématographique riche et capable d’une construction audiovisuelle inédite.

2.3.a. Enregistrements mécaniques en miroir : un cinéma bazinien ?

Il faut avant tout comprendre ce dont il est question. La musique sur disque et le cinéma procèdent tous les deux d’un enregistrement mécanique : ils sont capturés par un appareillage dédié, ils sont reproductibles à l’infini, et utilisables à l’envi. Le magnétophone et la caméra relèvent tous les deux de cette capacité à emmagasiner des informations sur un support. Le magnétophone a pour fonctionnement de transformer le son en particules métalliques magnétiques sur une bande, par une tête magnétique qui est un électro-aimant et qui peut se faire graveur ou lecteur. La caméra impressionne typiquement 24 images par seconde sur une pellicule, avec le principe de la photographie (qui laisse la lumière marquer à divers degrés une plaque ou un négatif).

Comme le souligne Walter Benjamin, « la reproduction technique *…+ permet de rapprocher l’oeuvre du récepteur » (BENJAMIN, Walter, L’Oeuvre d’Art A L’Epoque De Sa Reproductibilité Technique, p.14, Paris, Folio, coll. FolioPlus Philosophie, 1939 ed. 2007, 167), mais c’est surtout le cas de la musique, qui existait d’ores et déjà hors du disque. Comment se situe le cinéma à côté ? Il est dans une autre perspective, car dépendant de cet enregistrement.

La reproductibilité technique des films est inhérente à la technique même de leur production. Celle-ci ne permet pas seulement, de la façon la plus immédiate, la diffusion massive des films, elle l’exige (BAZIN, André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf-Corlet, Collection 7e Art, Paris, 1958, éd.1985, p. 143).

Il faut donc distinguer ces deux arts : l’un ne dépend absolument pas de la reproductibilité technique pour exister, l’autre n’est visible et accessible que grâce à elle. Cependant, les films sur le studio d’enregistrement concentrent justement cette question de la cristallisation, et développent, on l’a vu, une vision de la musique comme un art en fixation, comme reliée en permanence à cet impératif de recording, de rendu sonore et d’interprétation qui primera auprès du public, puisque ce sera celle que chacun pourra écouter chez soi.

Dans le cas de The Doors, par exemple, la séquence de studio la plus longue concerne un problème dans l’exécution du morceau Touch Me, qui illustre certes un élément biographique plus global dans la narration (le tempérament imprévisible et la vie débridée de Jim Morrison), mais qui met au coeur du film, pour un moment, le soucis du définitif musical. Par conséquent, on est bien dans la perspective d’un rapprochement entre ces deux pratiques, en les mettant dans une égalité d’enjeux et dans un écho d’impératifs et de cristallisation.

Pour mieux exploiter cette idée, il faut s’intéresser aux écrits d’André Bazin, qui traite du procédé d’enregistrement mécanique comme condition du cinéma et qui en fait une révolution dans les arts, étant donné que pour la première fois dans l’histoire humaine, « l’image des choses est aussi celle de leur durée69 ». Pour Bazin, il n’est plus « que » question d’une reproduction du réel par un procédé technique, il est aussi question du temps, de capturer un morceau de temporalité qui, bien que passé, trouve une actualité permanente à travers le cinéma. Ce dernier permet en effet de pouvoir filmer une action sur la durée, action conservée sur pellicule dont la vision est possible à tout moment dans l’avenir. C’est ce qu’il nomme « la momie du changement » : ce dispositif ambigu qui mêle cristallisation et mouvement, immobilité et défilement du temps.

Le studio d’enregistrement donne-t-il au son ces mêmes propriétés ? A première vue, il est difficile de comparer : l’expression du temps, pour André Bazin, c’est le mouvement, ou plus précisément le visible, puisqu’il est question de voir au cinéma (il est question « d’oeil photographique »). Celui-ci étant né muet, c’est la seule preuve sensible qu’il a développée pour se distinguer comme art capable de capturer la temporalité d’un évènement. Le temps dans la musique enregistrée, c’est du son, de l’audible : la chanson se déroule sur une certaine période de temps. La musique est certes un art intrinsèquement temporel (ses partitions sont faites de notes à jouer sur une durée selon un tempo), mais l’enregistrement apporte une dimension plus concrète à ce minutage, puisqu’il devient effectif, étant signalé très souvent sur la pochette, et que l’objet-disque ou l’objet-bande devient un objet-temps définitif diffusé, utilisé, conservé parmi d’autres.

Cependant, le cinéma, à travers le studio, prête une attention toute particulière à ce qui pourrait être un miroir à son propre mécanisme. Rude Boy, Ray, Phantom Of The Paradise et The Doors laissent souvent entrevoir les bobines de bandes qui tournent pendant l’enregistrement. Dans O’Brother, un zoom en plongée sur la gravure en direct du disque pendant la séance de Man Of Constant Sorrow cherche à nous mettre au plus près de la conversion en objet-temps d’une musique. On y voit la plaque de cire, encore luisante et chaude (ce qui fait presque appel au toucher), être progressivement écrite par l’appareil, avec en arrière-plan sonore la chanson des Culs Trempés, ainsi que le crépitement caractéristique des imperfections de la technique de l’époque. Le disque, sur lequel la chanson va être « immortalisée » (s’il faut reprendre l’idée bazinienne de lutte « contre la mort » par cet embaumement de l’art), tourne à vitesse constante, symbole d’une temporalité uniformisée à venir. J’entends par là que les variations temporelles d’interprétation de la chanson, infinies car exécutées par l’homme, deviennent balisées, immuables, par le disque.

 

La plaque de cire dans O’Brother : une vision pâteuse et sensorielle du temps solide.

Avec Walk The Line, on rentre un peu plus dans l’idée d’une incarnation temporelle très concrète par la mécanique. Lorsque Joaquin Phoenix interprète la chanson-titre, au milieu du film, on assiste à ce que j’ai appelé un déroulé temporel. En effet : cette chanson sert d’illustration narrative à l’évocation rapide d’une période de la vie de Johnny Cash, en fondus enchaînés qui construisent une vision très linéaire du temps, où tout se fond et s’enchaîne indistinctement, pour symboliser la monotonie du succès du personnage à qui June Carter manque éperdument. Cependant, on peut aller plus loin dans cette idée de « déroulé ».

On voit au cours de cette séquence les bandes magnétiques qui défilent. Cela permet certes de représenter la chanson Walk The Line qui s’enregistre, et offre au spectateur une vue reconstituée du vrai enregistrement (prétendument) par le fait d’en montrer le mécanisme. Mais surtout, ce « déroulé » de bandes, dont la position dans le cadre glisse elle-même de droite à gauche pour laisser place à une autre image, rend subitement concrète la double, voire triple temporalité qui est à l’oeuvre : la narration, la chanson, le film lui-même. Soit : un certain temps qui passe, ramené à la durée d’une chanson, elle-même intégrée au dispositif temporellement visible du cinéma. La rotation régulière des bobines fait écho d’ailleurs à la pellicule, elle-même enroulée et déroulée.

Le cinéma ne filme donc pas qu’une version définitive d’une chanson, c’est-à-dire à une forme achevée. Il se propose de construire un écho à sa propre temporalité, en apportant au temps sonore un temps visible dont le mariage aboutit à une représentation en profondeur de ces deux mécaniques temporelles. Comme l’illustre l’horloge en forme de disque vinyle dans le studio de Phantom Of The Paradise : un enregistrement, c’est du temps. Si la musique, selon Michel Chion, endosse un « rôle structurel » (CHION, Michel, Un Art Sonore, Le Cinéma, Cahiers du Cinéma coll. Essais, Paris, 2003, p. 360) dans le temps du film, en y créant des zones musicales et en le balisant par le son, elle trouve toute son expression temporelle par le studio d’enregistrement au cinéma. Car, comme rarement auparavant, le cinéma se pose en expérience spectatorielle du temps musical et superpose, sans les fondre, deux empreintes, dont l’une, tangible, rend l’autre tangible. Par conséquent, l’idée d’un cinéma bazinien, sur cet aspect d’une « momie du changement », est confirmée et trouve même par la représentation du studio une profondeur inédite.

 

Déroulement de l’intrigue en bobines, déroulement du temps en disque (Walk The Line et Phantom Of The Paradise).

Mais s’il est justement question de superposer et de confronter ces deux enregistrements mécaniques, c’est parce qu’il ne s’en dégage pas qu’une nouveauté théorique. Cette approche du studio à l’écran peut paraître abstraite si elle n’est pas étudiée comme un apport pratique à la perception du cinéma. Raison pour laquelle il faut relier cette réflexion à l’expression cinématographique concrète : l’acmé d’un rapport entre le son et l’image qui se développe grâce à cet écho de mécaniques qui semblent entraînées dans un même mouvement.

2.3.b. Voir-Entendre : l’acmé d’un rapport son-image

On a vu comment l’image et le son pouvaient jouer de leur autonomie, et finalement parvenir à établir des liens qui font de la cristallisation vue une expérience spectatorielle effective. Après les avoir séparé, superposé, ce qui peut conclure mon étude serait d’amener ce rapport audiovisuel à sa possibilité la plus extrême : une sorte d’acmé où la musique et le film pourraient constituer un tout et déminer l’idée d’une « illusion audiovisuelle » identifiée par Michel Chion dans L’Audio-Vision (CHION, Michel, L’Audio-Vision, Son Et Image Au Cinéma, Armand Colin Coll. Cinéma, Paris, 2005, p. 7). Ce dernier émet en effet la thèse d’un son cinématographique qui serait une « valeur ajoutée », où le synchronisme son-image nous fait correspondre l’audio et le visuel de façon tout à fait naturelle : un éclat de verre, une chute dans l’eau, voire l’ambiance sonore d’un lieu distinguée par le montage quand on quitte ce lieu.

Avec le studio, il est certes question de filmer la musique, donc quelque chose qui à l’écran ne nécessiterait même pas ce contrat audiovisuel, étant donné qu’on est devant une exécution musicale. Mais on a vu que ce qu’on entend n’est pas toujours ce qui est vrai. Il arrive certes que l’enregistrement pendant la prise de vue soit effective, et en cela la fiction et le documentaire peuvent se rejoindre très facilement, indépendamment de l’intention filmique qui est autour : Rude Boy, Straight, No Chaser, Control, The Doors… Mais les illusions et le playback sont encore des pratiques sonores courantes, et le studio ne semble pas là pour les résoudre, ni pour proposer des codes d’approche qui normaliseraient le rapport entre l’image d’un enregistrement et le son d’un enregistrement. Avec le studio, on est en fait dans l’idée d’un son « imposé à ouïr », comme le distingue Michel Chion pour l’écoute d’un film en général, mais dans une formule troublante. La démarche artistique (playback ou non, trace sonore des acteurs ou non) et l’expérience de cristallisation transforment cette évidence.

On n’est plus dans la perspective d’une image et d’un son qui sont à associer de façon naturelle, quel que soit le niveau de manipulation en post-production et en sonorisation qui existe. On n’est pas non plus dans l’idée d’un son imposé absolument, puisqu’il est donné à voir et que son existence dépend de sa représentation à l’écran, dans le régime de croyance cinématographique basique. C’est-à-dire qu’il nous est donné comme en cours d’enregistrement, même dans un biopic : le son prend ce pouvoir, parce qu’il est montré dans sa cristallisation, de dépasser la crédibilité montée de toutes pièces d’une fiction.

L’acte d’enregistrer au cinéma donne en fait une dimension supérieure au couple sensoriel voir-entendre. Dans L’Audio-Vision, Michel Chion traite de la « valeur ajoutée » comme l’opportunité pour le son d’ « [interpréter] le sens de l’image, et nous y [faire] voir ce que sans lui nous ne verrions pas ou verrions autrement ». Que verrait-on d’autre, une fois le son coupé sur ces séquences d’enregistrement ? Notre perception de la scène en serait-elle changée ? Il est certain qu’une séquence muette de cristallisation n’apporterait rien. Mais, en faisant l’inverse, on serait dans une disposition où, contrairement au cas de figure qui introduit l’ouvrage de Michel Chion (les premières minutes de Persona d’Ingar Bergman), la musique aurait tout à fait son autonomie par rapport à l’image, et pourrait exister par le film grâce aux enceintes, l’écran éteint. Comme l’évoque Alain Resnais à juste titre, en parlant des films sur l’art, « l’oeil de la caméra *est+ mono » (ETIENNE, Fanny, Films d’Art / Films sur l’Art, Le Regard d’un Cinéaste Sur Un Artiste, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 149). Si le cinéma a pu intégrer le système Dolby Stereo à la fin des années 1970, et se doter ainsi d’un son multipistes, à la richesse sensible dans la série des premiers Star Wars de Georges Lucas (1977-1983), la caméra est restée à « une fausse perspective », une captation limitée en termes sensibles. Donc, ce n’est même pas qu’on ne voit plus « le même film » en enlevant le son ou l’image, c’est qu’on retirerait tout sens au film de studio, à l’intérêt de poser la caméra dans un tel lieu. On comprend alors qu’en dépit de l’autonomie du son trouvée un peu plus haut, le studio au cinéma fonctionne sur ce besoin de marche commune de l’audio-vision.

Il est donc question d’un même mouvement, à l’image de ces bandes dans The Doors qui tournent conjointement, entraînées dans la même rotation rythmée. Je parlais plus haut de mécaniques qui se faisaient face, mais il apparaît alors avec cette image que la musique et le cinéma sont ici deux mécaniques qui agissent ensemble, dans un même courant qui rassemble entres autres la question sonore et la question temporelle, et qui aurait pour finalité d’offrir, pour rassembler tout ce qui a été dit, une expérience de « synchrèse », telle qu’énoncée par Michel Chion dans La Musique Au Cinéma.

« Terme forgé à partir des mots « synthèse » et « synchronisation ». A savoir, cet effet psycho-physiologique, trop négligé comme « naturel » ou « évident », en vertu duquel deux phénomènes sensoriels ponctuels et simultanés sont perçus immédiatement comme un seul et même évènement, procédant de la même source. » (CHION, Michel, La Musique Au Cinéma, Paris, Fayard, 1995, p. 206).

Le studio d’enregistrement à l’écran donnerait à voir un type de synchrèse tout à fait abouti, étant donné que l’effet cinématographique final, c’est l’expression absolue de voir et entendre ensemble, comme un même couple indissociable, même à la lumière des procédés techniques qui peuvent se cacher derrière.

Et cela par le fait même que le studio, son traitement et ce qu’il implique comme rapport à l’image par le son, rende l’audio d’un film temporairement concret dans l’image. C’est la nuance à apporter à ce « son [qui] ne va pas être du tout investi et localisé de la même façon que l’image » (CHION, Michel, L’Audio-Vision, Son Et Image Au Cinéma, Armand Colin Coll. Cinéma, Paris, 2005, p. 32) de Michel Chion : le fait d’être dans une incarnation sonore en cours, c’est voir-entendre au-delà de tout. C’est prêter à George Clooney cette voix réussie de chanteur traditionnel américain, donner à William Finley la voix de Paul Williams, et pour aller encore plus loin, assimiler vraiment Joaquin Phoenix et Johnny Cash, ou Sam Riley et Ian Curtis.

Car s’il s’agit de porter l’expérience cinématographique à ce niveau de solidité audiovisuelle, le cinéma peut, grâce au studio et au-delà du concert reconstitué, créer un réel qui, s’il cherche à reproduire un moment de l’Histoire des arts, trouve une crédibilité et une résonance égales avec notre expérience du monde. Il n’est pas question de remplacer mentalement un artiste par un acteur. Il n’est pas non plus question de minimiser le documentaire, qui bénéficie du même courant mécanique et audiovisuel (surtout avec Straight, No Chaser, qui joue à la fois sur l’enregistrement absent, l’enregistrement réussi, et qui du coup nous aide à matérialiser mentalement une musique plus qu’une autre).

Il est question ici de la réussite du cinéma à se donner les moyens d’une vraie expérience, d’une conscience entière qui ne fait pas appel qu’à la vue et à l’ouïe, et à jouer de leurs rapports pour créer un spectacle audiovisuel, mais à un ensemble naturel où l’on voit et entend aussi concrètement que possible. Ce que rend possible la cristallisation vue, qu’elle soit documentaire ou fictive.

L’empreinte musicale et l’empreinte filmique construisent donc davantage que des échos. Si la musique enregistrée rejoint effectivement le cinéma, elle ne fait pas que se présenter comme un reflet. Elle s’inclut toute entière dans un mouvement qui entraîne avec lui l’image et le son, la musique vue et la musique entendue. On en arrive à une expérience spectatorielle qui dépasse le cadre simple du studio d’enregistrement à l’écran. Une expérience de la création, une expérience du vrai, une expérience sensitive. Un parcours à la fois mental, visuel et auditif, que le cinéma parvient à capter ou dont il se donne les moyens d’une reproduction qui nous apparaît comme de plus en plus riche.

Mais s’il faut continuer à ouvrir l’espace clos du studio musical au cinéma, et rendre compte d’un dépassement de la perspective originelle du recording, c’est en abordant les films de studio comme ceux de l’incidence, une incidence qui va donner lieu à une ouverture cinématographique et musicale, recréant par là même une nouvelle approche de la musique enregistrée.

III. Un cinéma de « l’incidence » : l’ouverture de l’objet clos par le film

Le studio ne pouvait pas rester sur cette qualité d’objet clos où le cinéma a pu projeter de nouvelles expériences. S’attaquant à la création même du son, le septième art ouvre la voie d’une représentation de l’impalpable à l’écran, qu’il se charge de rappeler à une réalité concrète. Mais l’immatérialité du son reste un paramètre naturel qui laisse toujours l’occasion à la musique, ici, de s’émanciper, de s’échapper toujours du film et du cadre. C’est ce que nous allons constater en considérant le studio d’enregistrement à l’écran comme lieu d’un cinéma de l’incidence. Il s’agit là d’une notion qui trouve plusieurs formes et dont les conséquences confirment cette impression que le son demeure cet élément difficile à cerner (même si on a pu le voir), avec ses « contours incertains et changeants », et qui trouve une liberté accrue par le cinéma. La première étape sera de définir cette incidence propre au film de studio.

3.1. Différentes formes d’incidence, de plus en plus communes aux deux genres

L’incidence a pour principale caractéristique d’avoir plusieurs formes. A l’image de la très grande variété des films que je propose d’étudier, cet aspect du studio au cinéma est riche en variations et vient proposer une rupture au coeur des séquences qui nous intéressent. Car c’est de cela qu’il s’agit : une rupture dans le monde cinématographique fermé, tant visuellement qu’auditivement. Avec cette incidence, on en vient alors à reconsidérer le studio d’enregistrement comme élément d’un tout, dont l’apport est encore à définir mais dont la notion de bouleversement est constante et porte à voir par la suite le cinéma comme un passeur vers une ouverture musicale.

3.1.a. Incidence : définitions

Une définition de l’incidence s’impose pour pouvoir progresser vers cette ouverture. L’apparition d’une possibilité de rupture dans cet ensemble construit et se développant sur des repères (visuels, méthodiques, sonores) peut sembler inapproprié. Pourtant, le cinéma à l’intérieur du studio cherche à créer des points de rupture avec, au choix, l’austérité visuelle, l’anticipation narrative ou l’habitude auditive, autrement dit un éventail d’évidences et de linéarités que je développerai pour illustrer mon propos.

J’appellerai incidence tout évènement, acte ou manifestation audiovisuelle qui, dans le film de studio, intervient en effet dans le cours dit « normal » des choses et vient provoquer un bouleversement dans la pratique du studio d’enregistrement qui est donnée à voir. L’incidence génère ainsi une cassure suffisamment sensible pour relancer la représentation du studio à l’écran et l’enrichir d’une intention, volontaire ou inconsciente. Cette incidence compte différentes formes :

– L’incidence « accidentelle » : à travers cette tautologie un peu barbare, j’entends que cette rupture au cinéma intervient de façon tout à fait fortuite, pour des raisons techniques ou humaines. La première interprétation du titre Ugly Beauty dans Straight, No Chaser, que le montage nous donne à voir comme « la bonne », se solde par un malentendu entre Thelonious Monk et l’ingénieur du son. Ce dernier, absolument hors champ, voire derrière nous, prévient en effet Monk que les techniciens sont prêts. Le pianiste se dresse pour nous faire face (il était de profil avec son piano), s’adressant avec incrédulité à l’ingénieur quelque part à notre droite, comme en témoigne son regard. Charlotte Zwerin prend le parti de faire durer cet instant d’accident, créant un moment à la fois de cocasserie, de malaise et de rupture avec une certaine anticipation du spectateur, qui s’attendait à voir le morceau terminé, mis « en boîte » pour de bon. Dans One + One, le lent arrangement de la chanson Sympathy For The Devil est entrecoupé de petites erreurs, de fautes de jeu qui stoppent immédiatement le courant musical lancé. Jean-Luc Godard le filme d’ailleurs à la faveur de son long travelling latéral, où l’on voit Keith Richards jouer sa ligne de basse sur le couplet, concentré, et esquisser un geste d’énervement quand les autres musiciens ne suivent pas le changement. D’autres erreurs interviennent, telles que Mick Jagger perdu dans son texte, ce qu’on comprend à la faveur d’un « oh, shit !» où il est hors champ et où son juron stoppe net le jeu de Charlie Watts, qui lui est à l’écran. Godard donne corps autrement à cette incidence non pas en montrant l’erreur du chanteur, mais en la faisant sentir audiovisuellement : par une exclamation qui tranche et par le fait de montrer la conséquence directe : le batteur qui s’arrête de jouer. Même jeu anticipatif, que je qualifiais de désamorçage de l’anticipation narrative, dans le sens où le spectateur connaît ou croire connaître généralement l’ « histoire », qu’il s’agisse du déroulement du morceau ou de ce qui est censé arriver (la confirmation que l’interprétation faite est la bonne). On est donc dans un évènement fortuit qui interrompt le cours des choses.

– L’incidence sonore : un niveau au-dessus de l’incidence précédente, l’incidence sonore s’en démarque par le fait que la rupture n’a plus pour explication l’erreur, mais la coupure nette du son, par besoin ou par choix. Plus calculée, en général, cette rupture se manifeste dans Control où l’interprète de Bernard Sumner, sommé par l’ingénieur de « dégager de [son] studio », quitte les lieux avec le bassiste, non sans avoir appuyé par esprit de nuisance puérile sur la touche « stop » du magnétophone. Cela provoque une brusque coupure dans l’écoute du playback de la chanson Isolation, que Sam Riley/Ian Curtis enregistrait à ce moment-là. L’ingénieur du son appuie sur la touche « rec » et la séance d’enregistrement reprend à l’exact moment où il s’était arrêté, dans le même plan que son interruption. Anton Corbjin souligne ici la discontinuité soudaine possible entre son et image, où le plan continue mais la musique s’arrête. Dans un autre genre, The Doors montre une subite coupure dans la séance de Touch Me, que l’ingénieur du son (Michael Wincott) camoufle sous un problème technique. Mais on a compris que le vrai motif était l’état d’ébriété de Val Kilmer/Jim Morrison, poussant ce dernier à de piètres performances. On est, dans les deux cas, non seulement dans un jeu sur l’anticipation narrative mais aussi sur l’habitude auditive, où l’incidence est sonore et provoque une rupture de l’écoute, qui s’était habituée à la chanson, à son univers sonore et à sa trace auditive dans le film (volume, intérêt, signifiant textuel…). Cela peut engendrer une série d’évènements visuels, comme pour la dispute qui fait suite dans The Doors.

Interruption d’isolation musicale pendant « Isolation » dans Control.

– L’incidence physique : on est là dans une notion un peu plus complexe. Il s’agit de ces instants de rupture dus à l’intervention concrète d’une personne extérieure à l’exécution instrumentale. Cette présence extérieure qui parasite le monde du studio est sensible dans The Doors, avec l’expulsion des groupies et curieux qui assistent aux séances (qu’Oliver Stone montre comme une masse nombreuse derrière la vitre de régie), ou dans Control, avec les deux membres du groupe virés du studio par Martin Hannett. Sans parler de la « pause » que suggère dérisoirement Jonathan Rhys-Meyers à son entourage dans Velvet Goldmine, alors que l’enregistrement vient de tourner au vinaigre. Le cinéma semble régulièrement vouloir insister sur cette présence de spectateurs indésirables.

Plus positivement, Ray propose une incidence à l’enregistrement qui s’avère constructive. Lorsque Curtis Armstrong, qui interprète Ahmet Ertegün, fait irruption dans le studio où Ray enregistre son premier titre, il suggère à ce dernier de changer de style, à imposer sa marque, et se retrouve, dans une scène assez inattendue et drôle, à chanter Mess Around avec lui. Cette incidence a certes un côté plus « mental », et participe à la tentative cinématographique de retrouver l’origine de la création musicale, mais elle est rendue comme un évènement physique, par la présence du personnage à l’écran près de Jamie Foxx et par la manifestation concrète qui s’ensuit : un jeu amusant où l’intrus se retrouve à chanter. Et comme le souligne Michel Chion, la voix, c’est un des éléments sonores les plus concrets à donner, vu qu’elle montre le corps qui « *se+ concentre sur l’émission, la colonne d’air qui sort par le trou de la bouche » (CHION, Michel, La Musique Au Cinéma, Paris, Fayard, 1995, p.366), comme je l’ai déjà évoqué. Autrement dit : cette suggestion passe automatiquement d’un champ intellectuel (la création artistique) à une application douée d’un corps. Dans le même esprit, Phantom Of The Paradise joue d’une incidence physique constante : celle de Swan dans le travail sur la voix de Leach ou dans ses interventions régulières sur la composition du spectacle.

D’autres types d’incidence sont décelables : l’incidence esthétique avec Let It Be, où les Beatles passent d’un studio à un autre, coupant court à l’austérité visuelle du studio en changeant brusquement de lieu. On remarque d’ailleurs que le premier endroit où les Beatles se retrouvent (Twickenham), est un studio de cinéma surplombé par de grands écrans blancs où sont régulièrement projetées des lumières de différentes teintes (violet, rouge, orange, jaune). Cette intention doit sans doute se nourrir du psychédélisme de la fin des années 60, dont le quatuor de Liverpool est pourtant sorti à ce moment-là de son histoire. Mais elle permet surtout de trancher avec une sobriété, créant un vrai « décor », voire une installation, qui sert de cadre à l’enregistrement. Le deuxième studio (chez Apple), blanc et sous-terrain, change ensuite subitement la disposition des musiciens, introduit un cinquième membre (Billy Preston), et redéfinit du coup les rapports entre musiciens et le ton des séances d’enregistrement, qui seront davantage de longues improvisations endiablées.

 

Incidence physique et incidence visuelle (Ray et Let It Be).

L’incidence du cinéma-vérité, elle, est sensible dans One + One et les coups d’oeil des musiciens vers la caméra de Godard, ou les quelques mots que Jagger lui adresse rapidement, face à la caméra. Lors du plan-séquence en travelling, on voit régulièrement Keith Richards regarder la caméra, tout en continuant de jouer sa ligne de basse, avec un air presque de défi ou de curiosité, selon les moments. La présence de Jean-Luc Godard, on l’a vu, est palpable au sein du studio, et le film accuse cette intrusion en dépit de la discrétion voulue, mais difficilement réalisable. En effet, au vu des très nombreux mouvements d’appareil, travellings, positions en hauteur, on se doute qu’il devait être difficile de faire abstraction de la présence du cinéma avec une caméra aussi ambitieuse et le cortège de besoins techniques que ces plans engendrent (rails, machines, grues ?).

Tout cela nourrit cette notion d’incidence, dont les contours sont parfois difficiles à cerner mais dont la présence est systématique dans « le film de studio ». Cela peut nous donner quelques indices afin de replacer, en retournant l’expression, « le studio dans le film ». Si l’enregistrement d’un disque évolue à l’écran dans cette perspective « incidentelle », quelle importance a-t-il en tant qu’élément intervenant dans un film lui-même ? Est-on dans l’anecdote ou dans la narration ? Dans le dispensable ou dans la pièce nécessaire au déroulement narratif et documentaire ?

3.1.b. Le studio dans le film : perspective anecdotique ou narrative ?

Il est donc temps de revenir sur la place du studio d’enregistrement dans un film, lorsque bien sûr le studio n’est pas naturellement au centre du film (One + One, Let It Be). On peut même objecter à mon travail de ne pas avoir abordé cette question bien plus tôt : pourquoi le studio d’enregistrement au cinéma ? Quelle fréquence ? Quel intérêt au coeur d’un métrage ? Il est plus intéressant, selon moi, de n’aborder que maintenant cette interrogation fondamentale, car elle apporte une réponse relative à l’incidence. Cette dernière étant une notion qui, très souvent, caractérise la séquence de recording, il me paraît opportun d’expliquer à présent dans quelle perspective se pose ce type de séquences. Pure anecdote ? Passage obligé ? Passage chargé de sens ? Sachant qu’on n’interrogera pas que la fiction et que le documentaire trouvera tout autant des choses à dire pour nous offrir une vue aussi complète que possible.

A première vue, ce qui est entendu, c’est que l’enregistrement d’un disque est un aspect très peu abordé, même par les artistes ou leur entourage. Le récit des frasques et moments forts de la vie d’un groupe de musique ou d’un artiste sont généralement les plus demandés et les plus fascinants, même si l’oeuvre discographique marque définitivement les auditeurs et l’Histoire musicale. De fait, de nombreux films de mon corpus privilégieront le développement de l’intrigue, des personnages, et, dans un cadre « purement musical », les séquences de concerts.

Control, Walk The Line, et même Straight, No Chaser sont des oeuvres où le studio occupe une très petite place dans la globalité du métrage. Le studio semble donc prendre la forme d’anecdote. Avec le spray de Control, le Walk The Line du film éponyme, l’enregistrement comique de The Rutles, et surtout la très rapide séquence de The Commitments où le chanteur interprété par Andrew Strong jette son verre de bière contre la vitre de régie, dans une éclaboussure franche qui coupe instantanément l’expérience du studio aussi vite qu’elle avait commencé, le spectateur est plutôt encouragé à développer une vision très anecdotique de l’acte d’enregistrer.

Mais, comme on l’a vu, les séquences de studio sont empreintes d’une nature « incidentelle ». En rapprochant l’incidence et l’anecdote, on arrive à une alchimie qui peut faire de ces séquences des temps plus forts du film, et les inclure davantage dans la narration. Plusieurs cas viennent alors à l’esprit pour défendre cette idée d’un studio bel et bien ancré dans son film, et non celle d’un clin d’oeil autonome, détachable du reste. Dans Walk The Line, le studio s’articule avec l’intrigue. Lorsque Reese Witherspoon bombarde de bouteilles vides les musiciens de la tournée, dont Joaquin Phoenix, et quitte les lieux en lui disant « you can’t walk the line », c’est sur l’enregistrement de la chanson-titre que le film enchaîne, reprenant les derniers mots de l’actrice.

Une réaction très concrète et très riche à cette réplique se développe, de fait. Celle de l’inspiration de Johnny Cash devant la vie de plus en plus dissolue qu’il mène, celle d’une référence à June Carter, qu’il ne verra plus avant un moment, celle d’un texte autobiographique très à propos dans un biopic, etc. Le studio apparaît alors comme le lieu où la narration se concentre, se résume, par la musique et sa cristallisation, mais aussi par sa simple pratique : être à un endroit de travail artistique où l’action en cours se chante, à la manière d’une comédie musicale.

Control cultive la même fonction d’illustration musicale de la narration, en reconstituant l’enregistrement du chant (et rien que du chant) du titre Isolation, qui s’avère symbolique à ce moment du film où Sam Riley/Ian Curtis se retrouve de plus en plus isolé des autres, enfermé dans sa maladie (l’épilepsie), incapable de communiquer ni de résoudre ses problèmes face au succès et à son aventure avec Annik Honoré. La musique n’est pas le seul médian de ce sentiment biographique : la construction du plan joue aussi. Sam Riley est filmé en légère plongée dans la cabine de chant, centré dans le plan, dont les côtés sont immensément vides et s’assombrissent, impression amplifiée par le format du cadre qui le pose dans une situation de solitude. De plus, le plan le cloisonne à plusieurs niveaux : la cabine de chant, où il est seul, l’espace lumineux, où il semble entouré d’une « nuit artificielle » qui le rend fragile (et joue d’une thématique de lutte contre sa « part d’ombre »), et le mur en arrière-plan, qui dessine un cadre dans le cadre, avec les deux bandes blanches verticales qui encadrent Sam Riley et achèvent de l’enfermer.

 

Un cloisonnement audiovisuel qui n’est pas anodin dans Control.

Avec Velvet Goldmine, le studio est littéralement une composante narrative, étant donné que c’est le point de rupture des trajectoires de Curt Wilde et de Brian Slade. Le studio se fait le théâtre, au sens propre comme au sens figuré, de la séparation des deux musiciens, qui peinent à communiquer. On a vu en effet que le système de communication (terme particulièrement à propos dans ce cas) est l’objet d’un jeu cinématographique, où le son est coupé ou réactivé entre les deux espaces. Ce système les empêche de dialoguer normalement, les forçant à être dépendants de micros et de casques, ce qui envenime la situation.

Mais si je parle de théâtre, c’est parce que le studio, dans Velvet Goldmine, apparaît comme une vraie salle de spectacle, avec des fauteuils rouges et des gradins du côté de la régie. On y voit, à la faveur de contre-champs nous mettant à la place d’Ewan Mc Gregor, les ingénieurs du son et le producteur au premier rang, et aux rangs suivants, disposés en hauteur, l’entourage de Brian Slade, le tout dans une lumière très tamisée qui évoque une salle de cinéma ou d’opéra. Todd Haynes offre ici une dimension supplémentaire à la séquence de studio, en théâtralisant tant que possible le lieu et l’évènement qui s’y déroule.

Et met en abîme la question du succès, de la représentation publique et du statut de star où tout le monde assiste à la vie d’une célébrité, une idée qui aboutira d’ailleurs à la mise en scène de la mort de Slade. Dans le cas d’O’Brother, le studio d’enregistrement est aussi le moment où l’intrigue se décide, un peu plus insidieusement cela dit, vu que la chanson Man Of Constant Sorrow devient le succès que les Culs Trempés ignorent, et qui ne leur sauve la mise qu’à la fin du film.

On peut donc admettre que l’intervention du studio au cinéma relève régulièrement de l’anecdote, mais il faut reconnaître que sa présence permet de concentrer certains enjeux du film la plupart du temps, opposant à la vision d’un « passage anecdotique », qui cherche à remplir un « cahier des charges » du biopic moderne, celle d’un « studio incident ». Car le recording se distingue comme une incidence lui-même. Et cela autant comme passage narratif, qui peut être houleux, que comme instant décisif, en écho à la finitude des morceaux en cours d’enregistrement.

Pour exprimer l’incidence « houleuse », le cinéma met très souvent en scène une dispute, avec un cadre vivant qui se rapproche de la caméra à l’épaule et capte l’agitation de la scène. Dans Ray, l’expulsion manu militari de Kerry Washington est filmée dans un panoramique tremblant qui la suit, du micro jusqu’à la porte. Quand Val Kilmer insulte ses collègues et délire autour de l’enregistrement de Touch Me dans The Doors, on a presque un panoramique à 360°, mais qui joue avec l’horizontal et donne une impression de vertige, en penchant légèrement le cadre vers l’avant ou le côté. La caméra suit ainsi le personnage dans sa folie et son ébriété, et reproduit la sensation d’une perte de repères, d’une confusion mentale où la gravité disparaît momentanément et nous transporte en apesanteur.

Pour les incidences « décisives », les séquences se chargent de signes de cassure, de brisure : bière qui éclate contre la vitre à la face du spectateur (The Commitments), matériel détruit dans la colère (Velvet Goldmine), mur défoncé qui met un terme au contrat (Phantom Of The Paradise), etc.
Le studio d’enregistrement ne s’analyse donc pas qu’en des termes purement « narratifs » : il est lui-même incidence, et incarne ses enjeux sonores et visuels au sein de l’ensemble d’images et de musiques qu’est le film comme des instants de changement, de rupture. L’étude de l’apport des séquences à chaque métrage auxquelles elles appartiennent était par conséquent importante à effectuer dans la perspective d’un cinéma qui cherche à ouvrir un lieu clos en y injectant, par le documentaire ou la fiction, une série de chocs qui exploite toutes les facettes de l’audiovisuel. La perspective dans laquelle s’inscrit le studio, c’est celle d’un objet plus complexe et plus profond qu’il n’y paraît, aux variantes rarement anodines.

Ce qui résulte alors de cette incidence, c’est une ouverture musicale qui va prendre corps au cinéma. Le septième art ne va pas seulement rendre compte d’une cristallisation et d’une certaine représentation de la musique au cinéma, accidentée et changeante, mais il va aussi mettre en film la libération de la musique enregistrée et son accès au monde extérieur.

3.2. L’ouverture musicale à l’écran comme conséquence

Le cinéma prêterait donc au studio cette capacité à pouvoir s’ouvrir. Ou plus exactement, c’est la musique qui va prendre ici une vraie autonomie voulue par l’écran, au-delà de toutes les démarches qui organisaient d’avance la liberté du son au cinéma (playbacks, musiques pré-enregistrées, etc). Pour bien comprendre ce rapport de nivellement par le haut qui s’inverse, de la « musique-ciné » à la « ciné-musique », il faut coller au plus près à la façon dont les enregistrements vus dans ces films débordent vraiment du studio et viennent occuper d’autres espaces. Face à cette liberté, qui s’avèrera tangible et puissante, il faudra alors considérer le cinéma comme un « recadreur » sonore, qui aide à englober la musique dans le studio et au-dehors, pour lui fournir une unité qui peut redéfinir ce couple audio-visuel : musique et images.

3.2.a. L’ouverture des enregistrements sonores au monde

Au cinéma, l’enregistrement demeure-t-il une pure affaire de disque ? Les séquences de cristallisation sonore laissent-elles la chanson figée sur son support, une fois terminée ? Il faut admettre qu’il est rare dans une fiction ou un documentaire de voir un enregistrement, puis de l’entendre à la faveur d’une diffusion radio ou d’une écoute individuelle un peu plus tard dans le film. Les réalisateurs évitent très souvent de répéter le même morceau, dans une interprétation identique, devant déjà choisir entre de nombreux morceaux à représenter, quelle que soit l’intention (biographique ou fictive), pour laisser de la place à la narration et bien sûr limiter le film dans le temps. Cependant, le cinéma développe une autre façon d’ouvrir l’enregistrement sonore au monde. Il ne le projette pas à l’extérieur en tant que pièce discographique, à l’image d’une usine dont le but serait de dupliquer en grandes quantités un album et de le diffuser dans le monde extérieur. Ce qu’il propose, c’est une ouverture sonore complète, tenue par l’exécution instrumentale, qui sert de prolongement musical à l’extérieur du vase clos que forme le studio.

On a avec The Doors une première piste de cette ouverture. A l’enregistrement de Light My Fire succède une interprétation live du morceau, sur une chaîne de télévision américaine. Avec les nombreuses indications données par le régisseur général au groupe, y compris la censure du « get much high » dans le texte de Morrison, le spectateur s’attend sans doute à une version très proche de celle du studio, policée pour les besoins de l’exploitation télévisuelle. Pourtant, Val Kilmer entraîne le groupe, par ses cris et son insolence gestuelle, dans une interprétation nerveuse et libérée.

Oliver Stone souligne cet instant de bouleversement dans la machine bien rodée d’une émission de TV en mettant la caméra du film à la place de la caméra du plateau. C’est en effet un travelling vertical bas qui nous pose face au groupe, qui commence à jouer Light My Fire dans un plan d’ensemble. Au moment de devoir se censurer, Val Kilmer s’approche de l’appareil, et chante avec un geste de complicité exagérée le vrai texte, dans un regard caméra appuyé qui sonne comme une provocation sur ce « high » interdit.

On est ici dans la perspective du « mot qui fait tout basculer (CHION, Michel, Un Art Sonore, Le Cinéma, Cahiers du Cinéma coll. Essais, Paris, 2003, p. 316) » comme l’évoque Michel Chion, où la parole «tombe » subitement sur un mot et où le dispositif audiovisuel en fait jaillir le sens au visage du spectateur (au sens propre comme au sens figuré) et son enjeu dans le contexte du film (la censure, la drogue, la liberté par la musique). Stone enchaîne alors sur la réaction du régisseur et l’agitation qui règne en régie. Il en exprime la confusion en ne montrant plus que les écrans de contrôle, qui peinent à suivre Morrison et transforme le cinéma en écran de télévision mouvementé. L’exécution live du morceau, après celle du studio, s’annonce alors comme une possibilité d’ouverture de l’enregistrement qu’on vient de voir, par une juxtaposition de deux versions où la seconde développe à l’extérieur les codes de la première, par le message textuel.

Let It Be est un documentaire moins obscur qu’on ne le croit. Il contient les images célèbres d’un évènement qui marque la fin des sixties et de l’histoire des Beatles : le concert sur le toit de la société Apple (créée par le groupe lui-même). Sur une idée de Paul McCartney, le quatuor anglais décida de conclure l’enregistrement de l’album par un concert improvisé dans un lieu inattendu, qui leur permette à la fois d’être entendus dans Londres mais aussi de pouvoir s’épargner l’hystérie des fans, qui les avait déjà poussé hors des tournées trois ans auparavant. Avant d’être interrompus par la police, les Beatles jouèrent environ quarante-minutes, et même plusieurs fois la même chanson (dont Get Back, qu’on voit deux fois).

Le film de Lindsay-Hogg laisse une place importante à la captation de ce concert. Aux décors sobres du sous-sol d’Apple répondent les toits de brique londoniens, un ciel nuageux et large s’étend au-dessus des musiciens. Lindsay-Hogg joue de plongées et de contre-plongées tout au long de la séquence, où le groupe, filmé de haut et diffusant du son aux alentours, est cherché des yeux par une audience nombreuse au rez-de-chaussée, filmée par le bas et qui cherche à trouver du regard l’origine de la musique vers les hauteurs des immeubles.

Mais surtout, on comprend que pour le réalisateur, ce concert sur les toits fait partie intégrante de l’ensemble du processus d’enregistrement. Il intègre un tout créatif, une démarche qui se solde par une ouverture musicale radicale : du sous-sol, on passe au ciel. Ainsi, une caméra à l’épaule suit la sortie de la cage d’escalier de Paul McCartney, qui surgit de l’ombre pour entrer dans l’espace ouvert du concert. Lindsay-Hogg intègre à son montage des inserts de toits et de structures qui surplombent la ville. On remarque même qu’il inclut une sorte d’ « effet X-27 », où la musique jouée sur le toit sonne plus lointaine et plus réverbérée lorsque la caméra filme les curieux flânant au pied des bâtiments, ce qui est une façon de restituer l’expérience auditive depuis en bas. Du coup, Let It Be ne fait pas qu’illustrer une intention originale de prendre au pied de la lettre une ouverture musicale voulue par un artiste, mais incarne aussi cette ouverture par l’image et le mixage sonore.

Cela dit, le film de studio va plus loin dans cette émancipation vis-à-vis du monde clos. Il propose de faire déborder la chanson enregistrée de la cabine vers la scène dans un même élan. On sentait cette orientation déjà avec The Rutles, où le titre Number One passe du studio au concert, et vice-versa, sans changement perceptible dans l’interprétation musicale, hormis les quelques bruitages d’ambiance rajoutés sur les images live du groupe. A tel point que le son perdait subitement toute substance, perdu quelque part entre une version disque et une version concert dont aucune ne pouvait logiquement correspondre à la chanson (si les deux sonnent à l’identique, laquelle est la bonne ?).

Walk The Line reprend également cette idée d’une uniformisation musicale, quelles que soient ses conditions d’exécution, avec la chanson-titre, qui montre l’enregistrement et, rapidement, une interprétation de concert en plein air.

 

Du studio au ciel, du studio à la scène (Let It Be et Control).

Le son reprend sa puissance au cinéma avec Control. La séquence de She’s Lost Control témoigne d’une intention de pousser hors des murs la musique enregistrée et d’en montrer l’exécution live comme un prolongement saisissant. Au début, Harry Treadaway est vu en train de faire les prises rythmiques de la chanson avec un spray, suivant avec régularité le playback qui tourne en même temps. La version disque, rejoué par le casting du film, est donc entendue : sobre, très nette, très froide, en accord avec les partis pris artistiques des vrais Joy Division. La voix de Sam Riley entame le premier couplet. Cette version continue de se faire entendre mais on a à présent sur l’écran une image de concert, avec un plan rapproché sur Sam Riley de profil, la main sur le micro. Il faut attendre quelques secondes pour que le son rejoigne l’image et nous propulse entièrement dans la salle de concert où le groupe interprète She’s Lost Control.

Le son est soudainement puissant, avec une réverbération d’ambiance très marquée, une amplification de la voix chargée de fréquences basses, la batterie et les guitares plus fortes et plus dynamiques (en termes d’acoustique), et un tempo accéléré. On bascule dans une version live, urgente et bouillonnante, mais qui a mis un certain temps à exister audiovisuellement, comme si l’image avait jailli en premier du studio, suivie un peu plus tard par le son qui s’extirpe un peu plus difficilement des murs et arrive pour gonfler subitement notre perception auditive et visuelle. Cet effet de retard pointe autant la malléabilité de la piste sonore au cinéma que son pouvoir de faire surgir en deux temps la même scène. Et, de fait, elle rend compte avec acuité du passage entre studio et concert et incarne un prolongement de l’enregistrement discographique dans le monde extérieur au studio.

Le cinéma cherche à créer une ouverture pour la musique. Dépassant la pratique du morceau joué en live après son enregistrement (ce qui est très banal), il en propose d’autres approches, d’autres représentations. Il se fait ouvreur sonore grâce au paramètre d’incidence qui s’affirme dans les films de studio. Les liens entre musique enregistrée et cinéma s’enrichissent donc d’une capacité à aller au-delà du témoignage, documentaire ou fictif. D’ailleurs, on constate que les deux genres sont sur un pied d’égalité dans cette perspective d’ouverture, même si quelques points restent à étudier pour compléter une vision du cinéma comme « recadreur » sonore. Car c’est par lui que le studio d’enregistrement nous est visible, expérimentable (sauf pour les musiciens habitués), et compréhensible comme objet audiovisuel.

3.2.b. Le cinéma, un « recadreur » sonore ?

Le cinéma se laisse-t-il autant déborder par cette abondance de sons et de perspectives musicales qui se développent dans le studio filmé ? Est-il juste un tremplin pour le son vers une nouvelle manifestation musicale à l’écran, ou garde-t-il la main sur ce foisonnement de sensations audio-visuelles qui nous envahissent ? Il faut considérer la libération sonore sous un angle cinématographique, où le « cadre » du cinéma réussit à rassembler toutes les propositions auditives d’une séquence. En d’autres termes : garder en tête que l’ouverture sonore par le cinéma reste la question de deux médias.

Michel Chion, par exemple, évoque l’existence d’un « super-champ », qui englobe la totalité des sons « qui environnent l’espace visuel et peuvent provenir de haut-parleurs situés hors des limites strictes de l’écran » (CHION, Michel, L’Audio-Vision, Son Et Image Au Cinéma, Armand Colin Coll. Cinéma, Paris, 2005, p. 128). C’est-à-dire que le son crée au cinéma une dimension de perception supplémentaire qui fait du cadre un découpage rectangulaire dans un univers filmique plus vaste, qu’on sent et entend mais ne voit pas forcément. Le son peut être derrière nous, à côté, et le développement du système Dolby, comme on l’a vu, a enrichit et épaissit la perception sonore d’une scène. Michel Chion rappelle à juste titre que ce système a d’ailleurs été introduit par le biais de films musicaux : Woodstock (de Michael Wadleigh) ou Tommy.

Selon lui, pour continuer dans l’idée d’une épaisseur sonore qui a l’air de déborder de l’image, « plus le son est vaste, plus les plans sont intimes ». On peut donc en déduire qu’à l’inverse, plus le son est serré, moins les détails existent. Seulement, le studio au cinéma développe la particularité de serrer au plus possible le son. Du playback très sobre de She’s Lost Control chez Corbjin aux effets de compression de The Doors, on a la sensation que l’enjeu de l’enregistrement musical à l’écran est de cadrer au plus possible l’élément sonore, pour le faire entendre avec précision. On ne verra jamais de séquence de studio où les instruments sont mal équilibrés, où le fait de se rapprocher de telle guitare amplifie soudainement cette dernière sur la bande sonore, comme avec l’expérience live des Rolling Stones dans Shine A Light de Martin Scorsese (2009). Et, parallèlement, on a compris que ces séquences construisent un univers clos et intime, où la fermeture visuelle fait encore mieux voir les détails et les vérités de certaines histoires : la folie exhibitionniste de Jim Morrison (vérifiée dans tout le reste du film), l’évolution relationnelle des Stones (One + One) ou des Beatles (Let It Be), l’empoignade surréaliste de producteurs autour du talent des Rutles, etc.

Dans son article Two Jews Wander Through The Southland (In Pop Fiction : The Song In Cinema , sous la direction de Matthew CALEY et Steve LANNIN, Steve, Intellect, Londres, 2005, p. 42. ), Elizabeth C. Hirschman analyse même le texte de la chanson Man Of Constant Sorrow, chantée par les protagonistes de O’Brother, comme un indice à part entière qui fait du personnage d’Ulysse le représentant de « l’idéologie » esthétique des réalisateurs. Une étude des paroles lui permet de dresser un pont entre la culture juive des frères Cohen et les mésaventures du personnage principal, dont ce dernier s’inspire pour trouver le texte de la chanson. On est donc non seulement dans une richesse de la parole, déjà évoquée dans d’autres cas (Control, Ray, Walk The Line) par rapport à la globalité du film, mais aussi dans une profondeur d’expression à plusieurs niveaux.

Le studio implique donc d’autres types de rapport au son, que le cinéma va chercher à recadrer. D’abord, il va se faire le lieu de la correction sonore : en cas d’échec d’une prise, une autre prise, aboutie cette fois, viendra rétablir l’équilibre. C’est le cas pour Straight, No Chaser, où l’image choisie par le montage offre une deuxième version d’Ugly Beauty, qui sera enregistrée cette fois.

Lorsque Val Kilmer interrompt la séance d’enregistrement, ivre et peu performant, le film The Doors va montrer par la suite une interprétation habitée et réussie de The Soft Parade. Cette dernière est vue comme un instant de transe, amplifié par une caméra lente et suspendue au-dessus du sol, qui filme avec attention le délire de Jim Morrison, les ondulations sexuelles de son corps contre le visage de Meg Ryan, et son envolée chamanique conclue par un « I love you » chuchoté de l’actrice, qui prend d’ailleurs le pas sur la musique et la relègue momentanément à l’arrière-plan sonore. Rude Boy bénéficie également d’un rattrapage : Joe Strummer accuse un premier échec dans sa prise de voix, fait relancer le playback, et enregistre la version finale. Et One + One est un déluge de faux départs, de tentatives avortées, dont la présence à l’écran a pour but la recomposition du cheminement artistique qui débouche sur une chanson terminée.

 

The Doors : des ondulation sonores et corporelles recadrées.

Ensuite, le film de studio s’affirme comme un recadreur sonore en ce qu’il se réapproprie l’évènement audio comme un évènement cinématographique. On semble tourner en rond avec cette réflexion, mais d’une part cela souligne la complexité des rapports son/image dans notre perspective de recording à l’écran, et d’autre part on est ici dans un autre niveau d’audio-visuel. Lorsque les Beatles jouent Dig It aux studio Apple dans Let It Be, c’est une version très proche de celle du disque que l’on voit (l’interprétation et le grain de voix légèrement saturé est très semblable à la version finale, et George Martin est vu en train de jouer des percussions dites shaker, tel qu’il est crédité pour de vrai dans l’album). Lindsay-Hogg réalise un montage très actif autour cette chanson répétitive et très rythmée, en enchaînant des plans d’égale durée et de cadrages très variés qui font de cet instant un inventaire des musiciens et instruments présents dans le studio, à la façon d’un générique de fin. On a chaque Beatle filmé à la suite, parfois en alternance, ainsi que les musiciens occasionnels, différents plans sur des guitares, et même le fils de George Harrison déambulant dans le studio avec curiosité et enthousiasme. Une façon organisée d’appréhender l’acte d’enregistrer comme un évènement possiblement filmique, qui tranche avec le foisonnement plus hasardeux du reste du documentaire, et cherche à transformer le studio en lieu de présentation visuelle d’un groupe de musiciens ou d’une activité artistique.

On se retrouve alors face à une esthétique du studio, qui n’est plus subie ou arrangée, mais davantage maîtrisée par le cinéma. Les séquences d’enregistrement de Ray sont les moments les plus rayonnants de couleurs et de contrastes, et développent une photographie soignée et cuivrée sur les cymbales, les saxophones, les microphones : des éléments sonores dont on entend les effets mais que l’image fait briller davantage. Une étude de la version remasterisée par le British Film Institute de One + One laisse apparaître une fascination de Godard pour les instruments : le point est plus souvent effectué sur eux que sur les musiciens eux-mêmes. Et Todd Haynes, par son dispositif théâtral dans Velvet Goldmine, témoigne d’une envie de surplomber l’acte d’enregistrer et de distinguer d’un côté l’artiste qui effectue sa prise et offre à voir une cristallisation, et de l’autre le public qui peut juger et bénéficier d’une vue d’ensemble de la pratique du studio.

On sent, avec ce recadrage sonore par l’image, que quelque chose de nouveau s’amorce dans le désir cinématographique de filmer la musique enregistrée. Cette dernière profite d’une véritable ouverture au monde, que le cinéma parvient à pousser, provoquer ou illustrer. Mais si le cinéma cherche à reprendre le contrôle du lieu clos, créatif et « définitif »dans lequel il s’est immiscé, il y parvient régulièrement en se faisant recadreur du son, en remettant la musique à l’intérieur de l’image. « Le studio d’enregistrement au cinéma, c’est du cinéma avant toute chose », pourrait-on penser. Et ce qui advient alors, c’est une ouverture visuelle, cette fois, qui créé une redéfinition de la notion de studio d’enregistrement musical elle-même, et prolonge l’expérience filmique vers une recréation visuelle du lieu originellement investi.

3.3. Vers une nouvelle approche du studio d’enregistrement musical

Ce qui est intéressant pour clore ce travail autour de la représentation cinématographique du recording, c’est de constater que cette dernière a tendance à opérer une ouverture de son objet. On passe d’une ouverture sonore à une ouverture visuelle et conceptuelle, que je qualifierai de « nouvelle approche ». Cette perspective me permet d’envisager le studio d’enregistrement comme un lieu et une pratique toujours ré-inventables par le cinéma, qui se serait trouvé ici un matériau évolutif. On verra que cette ouverture est effective, et ouvre la porte à d’autres nombreuses possibilités encore non-explorées, et qu’elle signifie la constante transformation du son et de l’image.

3.3.a. L’ouverture du studio d’enregistrement lui-même

On peut saisir à présent le cheminement complexe qu’implique le traitement cinématographique du studio d’enregistrement. En effet, en montrant une tendance à l’incidence au coeur de ce sujet, le cinéma a engendré une explosion musicale qui n’est rejointe qu’après par une explosion des murs du studio. Car il s’agit bien là d’en observer l’ouverture visuelle qui est mise en oeuvre et permet de revenir au cinéma lui-même, art sonore mais aussi visuel dont les possibilités se trouvaient réduites par le lieu et les enjeux d’empreintes confondues.

La manifestation la plus courante de l’ouverture du studio d’enregistrement, c’est la dématérialisation. Le studio est vu sans vraies parois, il est compris mais n’est pas imposé au regard, et joue avec les codes originaux d’une fermeture qu’on pensait obligatoire. Dans The Doors, un montage alterné extrêmement étiré nous montre de temps à autre Jim Morrison, barbu, ventru et solitaire, quelques mois avant sa mort, qui illustre son histoire de ses écrits poétiques, face à un microphone. Le film s’ouvre d’ailleurs sur la mise en place de cette scène, où l’on distingue une main qui allume une bougie, et un visage plongé dans l’obscurité. « Is everybody in ? Is everybody in ? The ceremony is about to begin. » : Stone lance The Doors comme une grande métaphore poétique que Morrison s’apprête à déclamer. Ce n’est pas une vision fantasmée d’un quelconque testament du chanteur : il a effectivement enregistré seul, le 8 décembre 1970 (date de ses vingt-sept ans), une lecture de ses poèmes, dont le célèbre An American Prayer. Oliver Stone se saisit en fait de cette démarche artistique tardive dans l’histoire des Doors pour organiser son film comme un immense flash-back, où l’on reviendrait à peu près au temps présent de la diégèse à chaque apparition de ces plans.

Mais l’irréalité de la séquence, qui construit tout de même une vision « sage » et rétrospective de Jim Morrison, se distingue surtout par l’absence de vrai décor en arrière-plan. Val Kilmer est filmé de trois quarts ou de profil, assis face au micro, baigné dans un halo de lumière blanche ou bien dans une lueur diffuse teintée de rouge et de vert qui fait disparaître le mur du fond du studio. Quelques plans de l’ingénieur du son, seul et attentif au texte de Morrison, sont là pour rappeler qu’il s’agit bien d’une séance d’enregistrement. Mais le studio a perdu toute consistance au profit d’un espace sans limites, où une sorte de « spot divin » vient éclairer Val Kilmer dans l’obscurité, et où le calme sonore contraste avec l’agitation humaine et l’abondance de sons pendant les autres séances montrées par Stone.

Let It Be incarne d’une certaine manière l’ouverture du studio en tant que lieu, avant tout. Le concert sur le toit d’Apple constitue, on l’a vu, un élément d’une démarche plus grande, où l’enregistrement long et douloureux du dernier album commercialisé des Beatles est contourné par l’improvisation musicale et la recherche de solutions pratiques (changer de studio, intégrer un cinquième musicien). Mais ce concert, qui occupe une bonne partie du film de Lindsay-Hogg, s’impose comme une suite logique et directe de la pratique du recording, autant comme un besoin inavoué (sortir du lieu clos pour investir un espace qui n’a pas de limite verticale), que comme un aboutissement musical. En effet, ce sont cinq des chansons travaillées en studio qui sont jouées, et même deux fois pour certaines, trahissant un refus de l’interprétation « best of » large en faveur d’une mise en pratique de la cristallisation discographique, au risque de devoir rejouer les mêmes chansons.

Le traitement de ce concert par Lindsay-Hogg témoigne néanmoins d’une ambiguïté vis-à-vis de cette ouverture du studio. Ses plans sur les musiciens sont souvent serrés et plutôt attachés à reproduire le schéma du studio, en segmentant l’espace sur des cadrages bien précis de Beatles individualisés. Ainsi, il se distingue du studio par le lieu changeant, et y fait en même temps référence pour continuer d’y relier les codes de cet objet clos. La vraie dématérialisation du studio, cependant, se construit par ses nombreux plans de rues et de passants interloqués et curieux. Le son des Beatles se diffuse et rebondit entre les très hauts immeubles des avenues de Londres, où les gens paraissent écrasés entre deux gigantesques parois qui s’ouvrent difficilement sur le ciel, en quelques lignes rudes qui symbolisent la rigueur de l’urbanité londonienne.

Un ciel vers lequel d’ailleurs les badauds portent instinctivement leurs regards. En s’intéressant autant au concert lui-même qu’à son effet direct sur le public fortuit, Lindsay-Hogg propose une double dématérialisation du studio, qui disparaît au profit d’une scène impromptue, et étudie l’impact musical sur le public le plus large, en analogie au succès d’un disque dès sa parution sur le marché. Le disque, résultat des séances d’enregistrement, est donc malgré tout présent dans ce débarquement du dispositif fermé (des musiciens jouant ensemble, entre eux, dans un lieu clos) dans le monde extérieur.

 

Présences et absences : le studio disparaît et se cherche (The Doors et Let It Be)

Enfin, le studio peut disparaître concrètement, mais dans le cas de Phantom Of The Paradise, il s’efface par projection mentale. En écho à la création musicale, l’ouverture du studio devient une construction psychologique, que le cinéma permet de mettre en images. Dans le film de Brian De Palma, une longue séquence nous plonge dans le délire créatif de Winslow Leach, qui, enfermé dans son studio presque sphérique, s’échappe par la musique. Il apparaît à son orgue au milieu de l’obscurité, image à laquelle se superposent le visage souriant de Jessica Harper, une partition manuscrite en blanc qui se compose toute seule et défile lentement, l’horloge en forme de disque qui tourne à une vitesse irréelle, des pages et des pages d’écriture et un éphéméride en zoom avant.

Tout en chantant, Leach s’évade dans son monde intérieur, alimenté par son amour pour Phoenix, l’obsession du temps (représentée de plusieurs manières au même moment), et l’immatérialité de la musique, qui semble voler sur ces partitions comme un courant d’air. Comment parler d’ouverture cependant, quand on évoque un monde « intérieur », donc fermé d’une façon ou d’une autre ? Phantom Of The Paradise propose de résoudre ce paradoxe en faisant avant tout d’une projection mentale l’occasion d’abolir les parois. Et pour parvenir à cette puissance de restitution d’un univers intime, d’un délire sans limites spatiales, Brian De Palma multiplie les constructions abstraites, à l’image de ces deux claviers d’orgues qui se croisent au milieu du cadre et doublent à l’écran le doigté possédé de Leach à deux endroits différents.

L’ouverture du studio d’enregistrement est donc tangible. Certes encore timide, elle se distingue pourtant de plus en plus nettement, au-delà des contraintes de genre, et met en avant la possibilité d’un cinéma qui exploite toutes les facettes de son objet et parvient à en éclater les codes, à redéfinir l’espace d’enregistrement et à ouvrir la voie vers de nouvelles représentations d’un studio qui existe de plus en plus ailleurs qu’en lui-même. Car, il ne faut pas l’oublier, on a beau chercher à l’abolir ou à créer une brèche qui lui fasse déverser sa musique sur le monde extérieur, le studio reste un lieu de cristallisation et de création dont la pratique, d’une façon ou d’une autre, perdurera.

C’est ce qu’il faut tâcher de comprendre par le biais d’une ultime analyse de la création musicale, qui trouve du coup d’autres perspectives avec cette série d’ouvertures cinématographiques ayant des conséquences sur la musique elle-même.

3.b. Un déplacement cinématographique de l’espace originel

On arrive ainsi, dans cette étude des rapports entre studio et cinéma, à devoir reconsidérer la pratique musicale et ses traces discographiques. On se rend compte alors que le film de studio cultive certaines originalités de création artistique et, gardant le studio d’enregistrement comme modèle, développe de nouvelles cristallisations.

One + One ne se conclut pas sur l’enregistrement définitif de la chanson Sympathy For The Devil. En fait, les dernières parties de voix sont exécutées assez tôt dans le film de Jean-Luc Godard, laissant une place assez conséquente à un redémarrage du processus d’écriture. Au cours de la composition de Sympathy For The Devil, l’organisation sociale et la choralité se mettaient en place. Le vague chaos par lequel débute le film (Mick Jagger montre les accords et les parties du morceau aux autres, qui tentent d’improviser par-dessus) se change au fur et à mesure en harmonie sociale qui génère une harmonie musicale. Les rôles sont trouvés : Mick Jagger au chant uniquement, Brian Jones à la guitare acoustique, Keith Richards à la basse, etc. Chacun a son rôle, son moment de démarrage dans la chanson, sa marge de propositions (limitée par l’instrument).

Keith Richards incarne un parfait chef d’orchestre qui donne le tempo à Charlie Watts, Mick Jagger se dresse dans une transe de plus en plus sensible, comme on l’a évoqué. L’organisation se fait donc, et elle explose subitement une fois le morceau joué, après ce formidable moment d’unité que représente l’enregistrement des choeurs. La séquence d’après montre les Rolling Stones revenus à la position originelle : assis en tailleur à même le sol ou sur un tabouret, grossièrement regroupés, instruments en main, dans une cacophonie de sons qui n’a pas encore trouvé ses repères. Un autre morceau commence à être ainsi composé, dans un hasard un peu plus grand (il n’y a pas d’ébauche amenée par un des musiciens), mais assez longtemps à la fin du film pour se faire l’idée d’un éternel recommencement qui pose la création musicale et l’enregistrement comme des évènements cycliques.

Certes, cette dernière séquence a toujours lieu à l’intérieur des Olympic Studios. Mais Godard témoigne ici d’un déplacement à petite échelle, plus mental : l’enchaînement d’une composition à une autre comme fait naturel et comme translation intérieure d’une harmonie à une autre.

 

One + One et la choralité sans cesse recréée.

Ce déplacement, pas forcément physique, est aussi visible dans The Doors. Avec Oliver Stone, on va de la cristallisation musicale à la cristallisation textuelle. Reprenant l’intérêt grandissant de Jim Morrison pour la poésie, surtout à la fin de sa vie, le réalisateur met en avant ce glissement de l’harmonie à la parole, de la voix chantée à la voix qui parle. L’enregistrement de The Soft Parade se clôt sur le départ discret des membres du groupe et de certains techniciens hors de la régie. Cette défection, vue depuis l’emplacement de Val Kilmer, mais qu’il ne remarque pas, peut être interprétée comme un point de rupture entre la musique et la poésie, entre l’intention musicale de ses camarades et son désir de pousser plus loin l’apport textuel d’une chanson.

The Soft Parade est d’ailleurs, on le voit, un morceau assez verbeux aux lignes vocales très libres, qui tiennent davantage de l’improvisation que d’une métrique écrite. Ce désir de poésie, c’est ce que Jim Morrison réalise avec ces séquences de studio en solitaire, où il enregistre An American Prayer, avec pour seule compagnie un ingénieur du son effacé et l’hallucination d’un chaman amérindien, obsession mystique du personnage. A ce moment-là, l’espace très segmenté du studio disparaît au profit d’un halo de lumière blanche ou des teintes lumineuses dont j’ai parlé plus haut. On se retrouve presque hors du studio, oubliant pour un instant les vrais paramètres du lieu et ne voyant que Morrison, en communion avec son écriture.

Plus concrètement, The Doors propose aussi un type de déplacement du lieu de création et de cristallisation, dans une vision assez drôle. Le générique de fin nous montre l’enregistrement du titre L.A. Woman, qui rassemble tous les musiciens et proches du groupe dans une grande interprétation festive. En remontant un câble qui serpente par terre, la caméra termine son travelling sur Val Kilmer, assis sur une cuvette de W.C. en train de chanter. Un autre espace a été investi. D’une façon plus tragique, Ray reproduit l’ouverture musicale évoquée plus haut sur le titre Hit The Road Jack. Seulement, on ne passe pas subitement du studio à la scène, mais d’une sphère intime (le salon de la maison de Della et Ray) à la scène. Dans la même dynamique que pour She’s Lost Control, le couple interprète avec un orgue Hammond le premier couplet de la chanson, où Kerry Washington, pourtant à bout de nerfs suite à une dispute, se laisse malgré elle entraîner dans l’exécution du morceau. Il n’est bien sûr pas question ici de faire le naïf et prétendre que seul le studio offre la possibilité de passer d’une version à l’autre avec cette configuration. Ce serait volontairement ignorer que la musique existe historiquement bien avant l’enregistrement et qu’une cristallisation sur disque ne fait pas tout.

Mais on remarque simplement ici que certaines choses observées un peu plus tôt dans la manifestation filmique du studio se retrouvent dans la pratique musicale en général, alimentant de fait une vision qui met l’enregistrement un peu plus au centre d’une réflexion sur la musique au cinéma. En se permettant de déborder sur le corpus prévu, on peut être surpris par la liberté que prend l’acte d’enregistrer et par les redéfinitions du studio qui en découlent. Avec Nowhere Boy de Sam Taylor-Wood (2010), le studio s’improvise dans un salon au milieu duquel on suspend un micro. Ainsi, ce groupe qui deviendra un peu plus tard les Beatles peut figer une de ses premières chansons, In Spite Of All The Danger.

Tout ceci aide à concevoir de nouvelles pistes pour le traitement du studio au cinéma. Un déplacement du lieu de cristallisation est rendu possible par quelques premières intentions, qui attestent d’un objet cinématographique encore jeune et récent à l’écran, dont les possibilités n’ont pas été toutes explorées. Le studio a beau rejoindre la musique dans son émancipation et son ouverture à l’écran, il n’en demeure pas moins encore très peu exploité mais fait preuve d’accroches et d’aspérités que le cinéma peut mettre à profit pour mettre en scène et en plans de façon nouvelle la musique par ce biais technique, visuel et spatial.

Cette ultime étape nous permet d’élaborer définitivement la notion d’un cinéma de l’incidence, dont les manifestations sont multiples et dont les conséquences nous amènent à penser le film de studio en termes d’ouvertures disjointes : l’enregistrement lui-même, puis le lieu de la cristallisation. Cette désynchronisation est la preuve d’un bouillonnement qui habite en profondeur le studio d’enregistrement, lieu qui dépasse les enjeux de fixation définitive pour mettre en oeuvre une approche mouvante de l’audiovisuel. Complexe, ambigu mais riche en remises en question des rapports entre image et son, le studio s’affirme comme la possibilité d’une cristallisation « convulsive », jamais entièrement terminée car soumise à des aléas, des incidences et des réinterprétations constantes par l’image.

Conclusion : Des articulations vivantes

Il y a de quoi être surpris par la somme de perspectives établies par ces deux empreintes que sont la musique enregistrée et le cinéma. Lorsque le septième art ne s’attache plus seulement à filmer la musique, mais à capter les mécanismes de l’enregistrement sonore, il met en corrélation ces empreintes et active un nouveau procédé audiovisuel. En partant de quelques séquences précises de films de fiction et de documentaires, nous sommes arrivés à ébranler, puis recomposer les rapports entre l’image et le son, cherchant à les dissocier pour mieux mettre en lumière leurs associations.

Cela passe par la compréhension du studio d’enregistrement comme objet clos et « déjà » cinématographique, où la caméra parvient à se fondre, à s’adapter et à faire ressortir des caractéristiques qui font la base d’une empreinte musicale. Cette empreinte se confronte à l’autre fixation que représente le cinéma lui-même, et construit avec lui une expérience spectatorielle qui développe une vision singulière de l’ « audio-vision », où la méfiance ontologique (le son est une « valeur ajoutée » par définition au cinéma, qui peut se passer d’elle dans son essence) se mêle à la possibilité d’une construction visuelle et sonore extrêmement forte. De cette conception mouvante et complexe, on obtient alors un cinéma de l’incidence, où l’unité audiovisuelle explose et se reconstruit autour de nouvelles représentations de la musique enregistrée, et de la musique en général. L’étude du studio, c’est donc l’étude d’un pan de la musique à l’écran, que l’on peut tirer jusqu’à l’expression simple du son dans le septième art.

Et ce qui en résulte, c’est la découverte d’articulations vivantes entre deux empreintes. On connaissait les juxtapositions, les superpositions possibles entre l’audio et le visuel, dont j’ai proposé ici des visions extrêmement « figées dans le mouvement ». Le studio d’enregistrement musical incarne comme dans peu d’autres cas la cristallisation qui est à l’oeuvre. Mais ici, à l’image de la « momie du changement » évoquée par André Bazin, voir et entendre s’inscrivent comme une expérience du mouvant-fixe, dans un paradoxe permanent qui fait du cinéma un objet sans cesse en action, et du son un égal de l’image dans sa convulsivité à l’écran.

Bibliographies et sources

L’auteur de ce mémoire s’est référé aux sources suivantes, qui ont été évoquées précédemment ou ont servi à nourrir une réflexion autour du studio d’enregistrement au cinéma.

I. OUVRAGES GENERAUX

BALAZS, Béla, L’Homme Visible Et L’Esprit du Cinéma, Circé, Paris, 1924, ed. 2010, 144 p.
BAZIN, André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf-Corlet, Collection 7e Art, Paris, 1958, édition de 1985, 369 p.
DELEUZE, Gilles, Cinéma : 1. L’Image-Mouvement, Minuit, Paris, 1983, 298 p.
DELEUZE, Gilles, Cinéma : 2. L’Image-Temps, Minuit, Paris, 1983, 378 p.
MUNSTERBERG, Hugo, Le Cinéma : Une Etude Psychologique Et Autres Essais, Héros-Limite, Genève, 1916 ed. 2010, 203 p.
NINEY, François, Le Documentaire Et Ses Faux-Semblants, Klincksieck, Paris, 2009, 207 p.
RANCIERE, Jacques, La Fable Cinématographique, Seuil, Paris, 2001, 243 p.

II. OUVRAGES SUR LE SON ET LA MUSIQUE AU CINEMA

BERTHOMIEU, Pierre, La Musique de Film, Klincksieck, Paris, 2004, 218 p.
CAHIERS DU CINEMA, Numéro Spécial Musiques Au Cinéma, Paris, 1995, 204 p.
CALEY, Matthew, LANNIN, Steve, Pop Fiction : The Song In Cinema, Intellect, Londres, 2005, 160 p.
CHION, Michel, L’Audio-Vision, Nathan, Collection « Cinéma et Images », Paris, 1990, 89 p.
CHION, Michel, La Voix Au Cinéma, Cahiers du Cinéma, Collection Essais, Paris, 1985, 141 p.
CHION, Michel, La Musique Au Cinéma, Fayard, Paris, 1995, 475 p.
CHION, Michel, Un Art Sonore : Le Cinéma, Cahiers du Cinéma, Collection Essais, Paris, 1989, 478 p.
DESHAYS, Daniel, Pour Une Ecriture Du Son, Klincksieck, Paris, 2006, 192 p.
FARREN, Jonathan, Ciné-Rock, Albin Michel, Collection Rock & Folk, Paris, 1979, 223 p.
GAREL, Alain, PORCILE, François, La Musique à l’Ecran, « CinémAction », Corlet-Télérama, Paris, Janvier 1992, 215 p.
LEVY, Denis (dir), L’Art Du Cinéma n°57-60, Musique et Cinéma, Collection Cinéma Art Nouveau, Paris, 2008, 204 p.

III. BIOGRAPHIES ET GENRES MUSICAUX

CASH, Johnny, CARR, Patrick, Cash : L’Autobiographie, Le Castor Austral coll. Rock Attitude, Paris, 2005, 356 p. CIEUTAT, Michel, THILL, Viviane, Oliver Stone, Rivages coll. Cinéma, Paris, 1996, 264 p. CURTIS, Deborah, Touching From A Distance : Ian Curtis And Joy Division, Faber And Faber, Londres, 1995 ed. 2007, 212 p.
EVANS, Mike, Ray Charles, Le Génie de La Soul, Camion Blanc, Paris, 2008, 560 p.
GRAY, Marcus, The Clash, Combat Rock, Camion Blanc, Paris, 1999, 317 p.
HERSTGAARD, Mark, L’Art Des Beatles, Stock, Paris, 1995, 497 p.
MOUELLIC, Gilles, Jazz Et Cinéma, Cahiers du Cinéma, Collection Essais, Paris, 2000, 255 p.
OGOUZ, Jean-Noël, Les Doors : La Vraie Histoire, Fetjaine, Paris, 2011, 244p.
RALON, Fabien, Joy Division : Lumière Et Ténèbres, Camion Blanc, Paris, 2007, 175 p. TURNER, Steve, L’Intégrale Beatles, Hors Collection, Collection l’Intégrale, Paris, 1995-2006, 258 p.
Velvet Goldmine (script du film et entretien avec Michael Stipe), Faber, Londres, 1998, 152 p.

IV. OUVRAGES TECHNIQUES SUR L’ENREGISTREMENT SONORE

EMERICK, Geoff, MASSEY, Howard, En Studio Avec Les Beatles, Paris, Le Mot Et Le Reste, 2006 ed. 2010, 486 p
LESUEUR, Daniel, L’Histoire du Disque et de l’Enregistrement Sonore, Carnot, Paris, 2004

V. ARTS ET CINEMA

BENJAMIN, Walter, L’oeuvre d’Art A l’Epoque de Sa Reproductiblité Technique, Folio Plus Philosophie, Paris, 1939 ed. 2007, 167 p.
ETIENNE, Fanny, Films d’Art, Films Sur L’Art, Le Regard d’un Cinéaste sur un Artiste, L’Harmattan, Paris, 2002, 174 p.
FRANCASTEL, Pierre, Peinture Et Société, Paris, Denoël, 1977, 354 p.
MARSOLAIS, Gilles, Le Film Sur L’Art, Québec, Tryptique, 2005, 200 p.

VI. DIVERS

KRSN, Jan, MENU, Etienne, Faces B, Diantre !, Paris, 2010, 152 p.
LABORIT Henri, Eloge De La Fuite, Folio Essais, Paris, 1985, 191 p.
MORRISON, Jim, La Nuit Américaine, Christian Bourgois, Paris, 2010, 237 p.
SARTIRANO, Claude, « Straight, No Chaser » in L’Humanité Dimanche, N°33, du 02/11 au 08/11/1990.
« Straight, No Chaser » in Le Monde, 02/11/1990 (auteur inconnu).

VII. DISQUES

Pour mieux connaître la musique dont il est question dans ce mémoire, l’auteur recommande une écoute attentive des bandes originales suivantes :
Control, Music From The Motion Picture, WEA, 2007.
O’Brother, Where Art Thou?, Mercury, 2002. Ray, Rhino Records, 2004.
The Commitments : Music From The Original Motion Picture Soundtrack, Geffen, 2008.
The Doors, Original Sountrack Recording, Elektra, 1991.
The Rutles, SBA, 1999.
Velvet Goldmine, Music From The Original Motion Picture, London Records, 1998.
Walk The Line Sountrack, EMI, 2009.
WILLIAMS, Paul : Phantom Of The Paradise, SBA, 1999.
Ainsi que des disques des artistes suivants :
Beatles, The (Let It Be, Anthology III) Bowie, David (Aladdin Sane, Heroes)
Cash, Johnny(At Folsom Prison, Walking The Line : The Original Sun Recordings, American Recordings)
Charles, Ray (Georgia On My Mind, What I’d Say, Live In Concert)
Clash, The (Combat Rock, The Clash, London Calling, Sandinista!)
Doors, The (The Doors, The Soft Parade, L.A. Woman)
Joy Division (Unknown Pleasures, Closer)
Monk, Thelonious (Coffret 5 CD Original Classics) Rolling Stones, The (Sympathy For The Devil, Beggar’s Banquet)
Stooges, The (Lust For Life)
L’auteur a également participé en tant que compositeur et/ou musicien à ces disques :
Palem, Offending Datchas, autoproduction, 2008. So Was The Sun, So Was The Sun, autoproduction, 2011. The Bree Van De Kamp’s, Introducing The Bree, autoproduction, 2009.


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