Bienvenue chez les Dardenne
Avec Le Silence de Lorna, les cinéastes traitent l’un des thèmes déjà abordés dans La Promesse (1996), leur troisième long-métrage de fiction, à savoir : l’immigration. Originaire d’Albanie, Lorna vit avec Claudy, un toxicomane, qu’elle a épousé afin d’obtenir la nationalité belge et avec qui elle projette de divorcer le plus rapidement possible. Conçu par le véreux Fabio, le plan consiste à ce que le personnage féminin se marie dans la foulée avec un russe prêt à payer beaucoup pour changer à son tour de nationalité. Aussi sordide soit-elle, l’affaire intéresse Lorna dans la mesure où elle lui permettrait d’obtenir les fonds nécessaires pour ouvrir un snack en Belgique avec Sokol, son fiancé albanais. Seulement, ce qui est prévu au départ risque de ne passer se passer comme prévu. Comment Lorna peut-elle arranger les choses, dès lors qu’elle commence à s’éprendre de son mari Claudy ?
Le Silence de Lorna s’insère parfaitement dans le cadre tracé par les précédentes œuvres des frères Dardenne. Les allusions aux premiers films sont nombreuses : le récit met en scène une situation sociale difficile, se déroule dans un imperturbable cadre urbain et se focalise sur de tumultueuses relations de couple.
Dans la continuité des productions qui lui sont antérieures, Le Silence de Lorna se définit par-dessus tout comme un film d’acteurs et joue principalement sur l’effet de leur présence à l’écran. Remarquablement dirigée par les deux cinéastes, l’interprétation captivante et mesurée de la jeune Arta Dobroshi et du confirmé Jérémie Renier – pour ne citer qu’eux – brille par leur capacité à exprimer un maximum de choses à travers les gestes, les intonations et les regards les plus souples et les plus naturels possibles. Ce qui confère au film une teneur dramatique particulièrement convaincante.
L’exemplaire écriture du scénario
Il faut dire que la conception du scénario s’intègre, de même, aux types de constructions pour lesquelles les frères Dardenne sont passés maîtres. De même que les autres longs-métrages, Le Silence de Lorna suit les seules pérégrinations du personnage principal, Lorna en l’occurrence, et dresse à partir de ses différentes relations, un portrait complet d’une catégorie sociale donnée. Tout gravite autour de Lorna, au sens où tout est ressenti par elle. Il s’agit donc moins de considérer le personnage pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il devient, ce qui le transforme, le modèle et le persuade. Dans Le Silence de Lorna, le principal courant narratif conduit l’indifférence et le mépris de la jeune fille à l’encontre de son mari à se muer progressivement en un véritable amour, qu’elle reporte dans un second temps sur le bébé qu’elle attend de lui. Totalement dévorée de l’intérieur, exclue et névrosée, Lorna, à l’approche de la fin du film, achève le mouvement qui la guide en pleine contradiction avec l’image qu’elle donne d’elle-même au commencement du récit.
Primée au Festival de Cannes 2008, l’écriture du scénario du Silence de Lorna se montre extrêmement limpide et structurée : sans se préoccuper du contexte dans lequel le récit s’installe, les premières séquences du film commencent par introduire les forces psychologiques mises à l’œuvre, par présenter le couple placé en son centre sans rien expliquer de leur condition. Peu à peu, l’intrigue s’installe et donne sens à ce qui vient d’être montré. Tout au long du film, les situations s’enchâssent comme autant de cercles concentriques s’agençant les uns à la suite des autres. Efficace et déterminant, ce procédé de composition inscrit le récit dans une approche réaliste et vivifiante.
Le désenchantement
Le Silence de Lorna, il est vrai, affiche une époustouflante structure narrative. Paradoxalement, c’est là que le film pose problème. Cherchant à faire évoluer le style qui leur est propre et grâce auquel ils se sont fait connaître, les frères Dardenne rangent leur caméra 16 mm au placard et optent pour une 35 mm beaucoup moins maniable. Aux vertigineux virevoltements de la caméra des précédents longs-métrages, se substitue un goût prononcé pour le plan fixe et large. La caméra enregistre désormais les choses, au lieu de s’accorder expressivement avec elles. Si en soi ce désir de changement parait louable, les cinéastes semblent ne plus parvenir à faire ressortir du récit de leur film les nervures caractéristiques de leurs images. Masquées par le travail de la caméra des premiers films, les jointures du récit, bien trop visibles ici, court-circuitent l’énergie qui s’y diffuse.
Finalement, même les acteurs peinent à sortir du carcan dans lequel le scénario les attèle. Les choses tournent trop rond, sans heurts ni fracas, et la détresse psychologique de la jeune femme manque de provoquer l’émotion adéquate. Tout paraît trop clair, trop net, trop lisse : ce que le film gagne en intelligence, il le perd en instinct. Le Silence de Lorna, au final, passe pour un simple scénario filmé, dans lequel chaque élément semble parfaitement à sa place, mais où tout semble suivi à la lettre et préparé à l’avance.
Autant donc ne pas se voiler la face : Le Silence de Lorna n’est qu’une version desséchée de Rosetta. Plus fine, plus alerte, mieux construite, certes, mais beaucoup moins sensible, fougueuse et mordante. Espérons pour les frères Dardenne qu’il s’agit là d’une œuvre de transition…
Sortie le 27 août 2008
Je tiens à remercier Sidy Sakho sans lequel ma critique du Silence de Lorna n’aurait peut-être pas été partagée.