Le Roman de Mildred Pierce

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Le tribut d’une mère.

« L’argent, l’argent roi, l’argent Dieu, au-dessus du sang, au-dessus des larmes, adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l’infini de sa puissance. » L’Argent, Emile Zola

 

The Beach house

Une nuit, dans une maison qui donne sur la plage, un homme en costume élégant s’effondre au sol, le corps criblé de balles. Avant de mourir, il murmure un prénom : « Mildred ». Quelques plans plus loin, une femme vêtue d’un manteau de vison erre sur la jetée, sous la pluie, elle semble désespérée et le noir et blanc de l’image accompagne la chape de plomb qui recouvre ce bord d’océan mystérieux, avec sa bruine scintillante. Cette femme désemparée, c’est Mildred Pierce (Joan Crawford). Bientôt, elle sera au poste de police, car l’homme assassiné dans la maison sur la plage est Monte Beragon (Zachary Scott), son second mari.

Premier film de Joan Crawford sous contrat avec la Warner après presque vingt ans passés à la MGM, Le Roman de Mildred Pierce, adapté du roman de James M. Cain, suit la vie de Mildred Pierce, une femme au foyer des années quarante prête à tous les sacrifices pour donner une vie meilleure à ses deux enfants, et plus particulièrement à sa fille aînée Vera (Ann Blyth). Fort du succès de l’éblouissant Casablanca trois ans plus tôt, Michael Curtiz nous plonge cette fois dans un drame « domestique » aux accents de film noir, que l’on ressent dès le début de l’oeuvre. Les plans à l’intérieur de la maison de la plage révèlent une scénographie inquiétante avec le cadavre de Monte Beragon, dont on ne distingue que le bras au sol, ou encore avec les ombres géométriques portées sur les murs des pièces dans une atmosphère menaçante. La photographie d’Ernest Haller instille un climat malsain, tout en magnifiant Joan Crawford, son visage illuminé par le grain de la pellicule, et l’actrice montre dans ce film toute l’étendue de sa palette de jeu. Elle sera d’ailleurs couronnée de l’Oscar pour ce rôle.

 

 

« I want you to have nice things »

Mariée à dix-huit ans à Bert Pierce (Bruce Bennett), Mildred, comme la majorité des femmes des années 1940, ne connaît que la vie de mère au foyer (« Just cooking and washing and having children » comme elle le raconte au policier qui l’interroge). Elle cuisine des gâteaux qu’elle vend aux voisins pour offrir une jolie robe à sa fille aînée Veda et se voit reprocher par son mari son attention trop soutenue pour combler les désirs matériels exigeants de Veda, qui n’hésite pas à dire à sa petite soeur que la robe que lui offre sa mère est de piètre qualité. « Quoiqu’on achète, cela devrait toujours être le meilleur. » affirme la jeune fille, dans une attitude déjà très arriviste et vénale pour son âge. Ann Blyth, aux faux airs de Gene Tierney, moue arrogante et port de princesse, incarne avec justesse cette fille peu reconnaissante des sacrifices que sa mère fait pour elle. A mesure qu’avance le film, se dévoile le monstre insensible et cupide que Veda est en train de devenir, par l’entremise inconsciente de Mildred tolérant ses manières mercantiles. On le voit, par exemple, à travers la scène humiliante où Veda donne à la bonne de la maison la tenue de serveuse que doit porter sa mère au travail, faisant mine d’ignorer cette fonction qu’exerce sa mère pour nourrir ses filles. Se retrouvant seule avec elles après avoir demandé le divorce à son mari infidèle, Mildred devient serveuse dans un établissement pour gagner sa vie puis tente de monter son propre restaurant, avec l’aide de Wally Fay (Jack Carson) un agent immobilier qui lui fait lourdement des avances, mais lui trouve rapidement un local à acheter. L’argent devient le mobile de toutes les agissements, et rapidement autre chose que le seul moyen de survie.

C’est en recourant aux ellipses et aux flash-backs, qui alternent entre la vie de Mildred et son récit livré à la police, que Michael Curtiz mène son film avec rythme tout en maintenant une tension psychologique, et déplie le fil de l’histoire qui aboutit au meurtre de Monte. Il en résulte le portrait d’une mère prise entre ses efforts pour réussir et se faire une situation (avec ces plans au montage rapide du restaurant de Mildred qui ouvre dans plusieurs zones géographiques et le grouillement sonore des lieux) afin de contenter sa fille et sa vie de femme empêtrée dans des interactions compliquées avec les hommes. Filmée comme une femme désirable dans les yeux du hâbleur Monte (dans un glissement de caméra sur ses jambes) ou encore dans les yeux de son ex mari Bert, il ne ressort de ses liens avec eux rarement autre chose qu’un intérêt transactionnel. Mildred encourage d’une certaine façon ce type d’interactions en montrant un certain détachement émotionnel dans ses relations (Wally Fay, malgré ses mauvaises manières, sera finalement le seul à aider Mildred « gratuitement ») et en ne confrontant jamais entièrement sa fille à sa cupidité grandissante.

 

 

La noirceur du long métrage prend de l’ampleur au fur et à mesure que ses ressorts dramatiques s’accentuent et qu’une ambiguïté de plus en plus malaisante s’installe entre les personnages. Le faste affiché de Veda, renforcé au contact de l’oisif Monte avec ses manières d’aristocrate et la déroute de Mildred confrontée à leurs comportements n’annonce rien de bon. Les tenues clinquantes de Veda contrastent avec le noir et blanc de l’image et la sobriété de Mildred interprété par le jeu tenu de Joan Crawford. En choisissant d’épouser Monte Beragon, selon une décision qui s’apparente plus à un contrat entre actionnaires se répartissant les parts de leur entreprise qu’à un contrat émotionnel, Mildred active, sans en avoir conscience, la chute de son monde. A l’image des mouvements de marée qui ouvrent le film, la relation entre Mildred et Veda est faite de remous qui ne cessent de s’éloigner après s’être rapprochés, drainant de sombres sentiments d’ingratitude et de rivalité. Pour avoir, une fois de plus, cherché à céder à sa fille sans lui résister, en épousant un homme par intérêt plutôt que par amour, Mildred paiera son tribut de mère au prix fort.

Titre original : Mildred Pierce

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Durée : 111 mn


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