Le Portrait de Jennie

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Joyau méconnu de la romance américaine, Le Portrait de Jennie étonne par sa splendeur formelle comme par la pureté de ses procédés cinématographiques et transforme une thématique balisée en un chantre métaphysique étincelant.

Réalisé en 1948 par William Dieterle, Le Portrait de Jennie reprend un gimmick introductif très prisé par Hollywood durant les années 40, celui du point de vue divin. Si on pense immédiatement aux grands classiques humanistes comme It’s a wonderful life  de Capra ou bien encore Heaven can wait de Lubitsch, qui utilisaient cette coquetterie narrative pour universaliser et rendre ludique leur récit, l’introduction du Portrait de jennie semble bien plus opaque et mystérieuse. La caméra flottant au-dessus de nuages tempétueux laisse progressivement découvrir un paysage new-yorkais fantastiquement expressionniste, tandis qu’un narrateur omniscient, secondé par quelques citations d’Euripide et de Keats en surimpression, berce le spectateur de vagues mais prophétiques réflexions philosophiques, évoque subrepticement le légendaire portrait de Jennie et termine sur : « La vérité ne se trouve pas sur notre écran mais dans votre cœur ». Et là, le film commence.

 


Et quel film ! Dieterle, expatrié au début des années trente, réinvestit son esthétique allemande (expressionniste et gothique) avec la plus grande subtilité, épaulé à la photo par Joseph Auguste qui livrera ici son dernier travail. En résulte un noir et blanc contrasté majestueux soudé à un sens du cadre parfois affolant du réalisateur. A ce titre, le plan de Jennie patinant gaiement vers de gigantesques buildings new-yorkais jusqu’à s’évanouir derrière un rayon de soleil est estomaquant de maîtrise technique et de raffinement esthétique, d’autant que la candeur de l’instant s’épanouit dans une insolente simplicité. Cette réalisation d’orfèvre sublime une atmosphère brumeuse, celle d’une ville enneigée, mélancolique voire dépressive, qui enveloppe ses personnages d’une indéfinissable aura, entre le velouté d’une courte profondeur de champ et le violent contraste de l’image, qui mystifie la moindre parcelle d’un décor souvent anodin.  

 

Pourtant cette fulgurante maîtrise cinématographique ne serait rien sans la romance universelle, humaniste et élégiaque, que propose Le Portrait de Jennie. Eben Adams (Joseph Cotten), est un peintre sans le sou, solitaire, en pleine crise existentielle et artistique. L’apparition abrupte mais intrigante de Jennie, une étrange écolière, crée en lui un sursaut créatif inattendu. Mais à chaque nouvelle rencontre, Jennie semble plus âgée et parle au présent de lieux et de gens que le temps a englouti il y a bien des années. Partant d’un postulat fantastique que la narration ne cherche jamais à démystifier, le scénario élague judicieusement le maximum d’éléments parasites pour atteindre une pureté diégétique intacte dans sa complexité et dans ses résonnances mythologiques. Jennie est à la fois l’amour d’une vie, la muse de l’artiste, un témoin du passé et un être qui défie toutes les règles spatio-temporelles sur les seules bases de la foi et de l’amour.

 

Etonnamment, les enjeux narratifs semblent transparents dès le premier acte qui offre au spectateur toutes les clés pour appréhender instantanément la totalité de la dramaturgie. Ce déroulement linéaire n’entrave pourtant en rien l’impact émotionnel et esthétique qu’il produit et laisse le soin de ne pas cloisonner les différentes interprétations grâce à une démarche moins réflexive que sensitive. La première rencontre entre le peintre et Jennie révèle parfaitement cette mise en image quasi-hypnotique, lorsque dans ce même noir et blanc sublime Jennie entonne une douce chanson (composée selon toute vraisemblance par le grand Bernard Herrmann lui-même) dévoilant toute l’ambigüité de sa véritable nature : « Là d’où je viens, personne ne sait. Et là où je vais, toute chose va ». Jennie n’est pas une apparition fantomatique, elle est liée à Eben par-delà le temps et l’espace dans une logique qui dépasse totalement les concepts chrétiens, religion à laquelle Jennie n’appartient pas. Au spectateur ensuite de laisser libre cours à sa propre réflexion ontologique, même s’il serait dommage de céder à la tentation de surinterpréter un métrage qui cherche à happer émotionnellement plutôt qu’a discourir vainement et tuer ainsi l’irréelle poésie qui s’échappe de chacune des apparitions de Jennie.

 


Le métrage de Dieterle (adapté d’un roman de Robert Nathan) ne se prive pas cependant d’une brillante réflexion sur la création artistique. Ainsi, le talent latent d’Eben ne peut éclater que par la naissance du sentiment amoureux. En peignant Jennie il ne fait pas que reproduire le réel, il reproduit l’irréel (l’intemporalité de Jennie) vu à travers un prisme émotionnel nouveau et intime, aboutissant à l’union parfaite du couple sur la toile. Celle-ci cristallise ainsi leur amour contrarié pour devenir un chef d’œuvre intemporel qui leur survivra à tous les deux. Cette vision tout à fait classique et romantique de la création artistique se développe en filigrane et enrichit finement le récit tout comme la psychologie du peintre qui, entre l’art et la vie, a définitivement choisi l’art jusqu’au choc esthétique que produit en lui l’apparition de Jennie. La réalisation elle-même reprend le motif du tableau en projetant quelques plans très graphiques sur une toile afin d’injecter au métrage une texture en adéquation avec ses thématiques, effet réussi et original qui appuit davantage l’onirisme de certaines séquences.

 


Mais la grande force du Portrait de Jennie réside bien évidemment dans la mise en image d’une romance envoûtante qui joue la carte de l’intime tout en conservant un caractère « bigger than life » à la beauté exponentielle. Intime car le couple est seul à l’écran, personne d’autre qu’Eben ne verra Jennie, qui n’apparaît que pour lui. La mise en scène capte à merveille cette suspension spatio-temporelle où seul le couple se détache à l’image, grâce à une photographie qui joue sur la profondeur de champ et une lumière qui, peu à peu, délaisse tous les éléments extérieurs aux protagonistes pour ne conserver que leurs visages. Joseph Cotten et Jennifer Jones campent leurs personnages avec une justesse et une spontanéité enivrante et accentuent chacun l’antagonisme apparent du couple. Jennifer Jones (futur Madame Bovary de Minelli) s’accapare un personnage difficile, fondé sur le changement et la maturation, et parvient à restituer intact toute l’irréalité de Jennie grâce à un jeu mêlant légèreté et mystère. 

 

Et que dire de ce final, inattendu dans son traitement, qui renvoie immédiatement au sens premier du romantisme, évoquant ainsi l’imagerie tempétueuse et exaltée des grandes figures littéraires du mouvement comme Benjamin Constant ou même Goethe. Eben Adams, refusant l’inexorable fatalité, se retrouve au pied d’un phare au milieu de la mer, luttant contre des vagues de 5 mètres de haut tout en hurlant le prénom de la femme qu’il aime. Alors qu’il la retrouve enfin, le couple est séparé par un éclair divin, au milieu de l’orage. Non seulement on retrouve ici l’imagerie romantique (voire gothique) dans sa pureté première et donc dans sa puissance esthétique la plus brutale, mais on assiste à une débauche d’effets visuels hallucinants (qui remporteront d’ailleurs l’Oscar en 1949) à commencer par un filtre vert hypnotique qui sublime la tourmente des éléments. Dieterle laisse le spectateur sur cette inoubliable morceau de bravoure jusqu’au dernier plan, en couleur, du fameux portrait de Jennie. Encore inédit en zone 2, ce singulier chef-d’œuvre mérite amplement d’être redécouvert, dans toute son attachante candeur et sa perfection esthétique.

 

 

Titre original : Portrait of Jennie

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Durée : 86 mn


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