A première vue, en ne cherchant pas à aller plus loin, Pick up on south street a toutes les composantes du film de propagande dont le cinéma américain affectionnait la teneur en cette période d’obscurantisme puissant que fut le maccarthisme et sa chasse aux sorcières. La menace rouge est partout : placardée sur les murs des villes, affichée dans les halls de gare, suspendue aux lèvres des inspecteurs. Pourtant, elle semble fondre sur les deux protagonistes principaux comme peau de chagrin au soleil. Le sujet de la terreur communiste est prétexte ici à fournir un contexte général pour révéler la vraie nature des personnages. L’argument du communisme n’a aucune importance à leurs yeux. Ils vivent en dehors de cette Amérique subordonnée à l’actualité politique et économique, à l’image du personnage principal, le pickpocket Skip Mc Koy.
Insolent, violent, à l’humour sardonique (« Je vais t’enfoncer ce sourire » dira le policier, agacé par son air narquois), solitaire et totalement retiré du monde au point de vivre dans une minuscule cabane au bout d’un quai, Skip est un personnage désabusé (« Je ne crois personne ») mais bien vivant, et d’une confiance en lui à toute épreuve. Il se moque des valeurs patriotiques et ne voit dans le microfilm qu’un moyen supplémentaire de se faire de l’argent sur le dos de cette nouvelle menace nationale.
Quant à Candy, on comprend vite qu’elle vit de son corps en le vendant aux plus offrants. Fuller la filmant souvent de très près, sa sensualité et son érotisme sautent immédiatement aux yeux du spectateur. Il faut l’avoir entendue dire, quand Skip se met goulûment à l’embrasser, « enlever mon rouge à lèvres ne fera pas augmenter le prix » pour ne plus avoir de doute sur ses « activités ». Ses relations avec Skip sont au départ basées sur le mensonge, la sauvagerie et une certaine vulgarité, et l’on peut dire que les scènes « d’amour » de Pickup sont filmées comme des scènes de combats. Il semblerait que le cinéaste se soit acharné à faire souffrir son héroïne : lors de son premier contact avec Skip, elle se prend dans la figure un coup de poing qui la met KO ; plus tard, elle se fera défigurer par son amant. Le joli visage tuméfié de Jean Peters, à la toute fin du film, caressé amoureusement par Skip, reste de ce fait inscrit dans les mémoires. Cette incarnation de la violence rend toute la mesure de la difficulté pour ces deux êtres d’accepter à nouveau de faire confiance à autrui
A sa façon, Samuel Fuller s’empare toujours d’un phénomène social réaliste extrêmement précis comme toile de fond à ces films noirs. Au travers de la lutte contre la menace anti-rouge, il nous présente la fracture interne d’une Amérique bipolaire. D’un côté, la société civile incarnée par les forces de l’ordre :un monde établi, reconnu, sûr de ses valeurs, qui emploie cependant elle-même les techniques qu’elle semble vouloir dénoncer, entre violence (le flic a sans doute tabassé plusieurs fois Skip) et manipulation (le type de la CIA agitant le Drapeau sous le nez de Skip). De l’autre l’univers des rues , ces rues qui ne « sont que des hommes », comme le commente si bien Samuel Fuller. Ces petites gens qui habitent ses films, toute cette frange de la population qui compose les dessous de cette société policée dont l’Amérique se refuse à assumer pleinement l’image : les pickpocket, les indics, les prostituées, les braqueurs à la petite semaine, les inspecteurs violents… Mettre en scène un polar sur ces « marginaux » auxquels il donne les premiers rôles ne fut d’ailleurs pas chose aisée, car les héros semblaient si peu présentables pour la bienséance qu’il fallut, pour que le film se fasse, l’appui de Daryl Zanuck, son producteur de l’époque.
Fuller nous plonge donc dans ce quotidien des rues. Rien n’est vraiment dit, chez lui, mais tout est implicite. Les protagonistes, des premiers rôles aux troisièmes couteaux, sont tous très précisément caractérisés et possèdent chacun leur ambiguïté et leur part d’ombre. Ils nous sont proches car progressent sans cesse aux frontières de la moralité, n’hésitant pas à les dépasser quand il le faut. En recherche constante d’un équilibre individuel entre bien et mal, ils possèdent une part d’humanité non négligeable, qui se révèle heureusement au grand jour : Candy, en assommant Skip pour le retenir d’aller commettre une action déshonorante ; Moe, en refusant de livrer Skip par peur du sort qui lui adviendrait ; Skip, en allant chercher le cadavre de Moe, en route pour la fosse commune, et lui offrir un enterrement décent comme elle en avait toujours rêvé.
Fuller n’apporte aucun jugement sur les agissements de ses personnages, se contente de saisir leurs actions. Fortement influencé par Rome Ville ouverte, dont il admet la filiation, il tente aux maximum de tourner en décors naturels au cœur de cette vie tumultueuse, tout en utilisant à bon escient, quant il n’a pas le choix, les décors de studio pour recréer au sein de la fiction une architecture à la fois symbolique et réaliste de la ville. Au-delà d’un simple témoignage sur une époque liée à cette approche documentaire propre au néoréalisme, la principale force du film repose sur le style de son auteur, oscillant sans cesse, avec une incroyable simplicité de découpage, entre l’anarchie et la précision, le brutal et le poétique. Pas de compromission chez Fuller : il colle toujours au plus près des personnages et de l’action pour mieux en saisir la correspondance.
Quand il filme les deux vols dans le métro, il retient avec une parfaite symétrie la proximité inhérente à l’art du pickpocket. Au cœur de l’action, le gros plan s’impose d’emblée et, par l’association des visages et d’une main, cerne l’art du pickpocket comme une caresse où les victimes semblent ressentir du plaisir. Peu de plans-moyens dans ce cinéma, l’action se découpe en blocs, avec la précision d’un story-board. Du plan d’ensemble, on passe tout de suite au gros plan, pas besoin d’intermédiaire. Les deux séquences de bastonnade atteignent ainsi des sommets de réalisme incomparables pour l’époque. Quand il le faut, Fuller sait aussi laisser le champ libre à ses acteurs, subordonne l’action au plan-séquence, donnant ainsi leur pleine mesure à la rencontre et l’échange. On a parfois l’impression d’un film monté « à l’arraché », tant l’autonomie des séquences fait parfois bloc. Pourtant, c’est dans cette fragmentation qu’apparaît la cohérence d’un ensemble mettant toute son énergie au service de l’histoire des personnages.
Vous l’aurez compris, Samuel Fuller signe ici un film à la croisée des genres. Entre héritage du film noir, dans sa façon de mettre en scène la face cachée d’un monde, et influences néoréalistes, pour une plus grande emprise sur le réel, Pickup on South Street demeure encore aujourd’hui une œuvre fabuleuse, où la qualité de la mise en scène et l’étude des personnages l’emportent sur les stéréotypes propres au film de propagande. Tout ceci avec une modernité stupéfiante pour l’époque, balayant avec force les accusations non fondées de la censure politique à l’égard de ce cinéaste.