Allemagne année zéro

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Allemagne année zéro est le troisième volet de la trilogie néoréaliste de Roberto Rossellini sur la guerre (après Rome ville ouverte et Païsa).

Rossellini nous raconte en 1947-1948, dans la ville de Berlin encore marquée par les bombardements, l’histoire du petit Edmund, qui se trouve à une double intersection : celle de l’enfance et de l’adolescence ainsi que celle de la guerre et sa reconstruction. Ainsi, tout au long du film, ce petit homme âgé de douze ans, essaie de faire vivre sa famille à l’aide de petits trafics. Un jour, au cours d’une promenade, Edmund retrouve un de ses anciens professeurs, ex-nazi et probablement homosexuel sinon pédophile. Celui-ci lui rappelle les principes d’Hitler sur l’élimination des faibles et des inutiles : « il faut que les faibles laissent la place pour que vivent les forts ».

Le père ayant dû être hospitalisé et répétant constamment qu’il vaudrait mieux pour tous qu’il soit mort, Edmund l’empoisonne en pensant accomplir un acte héroïque. Le professeur, mis au courant, ne veut pas endosser la responsabilité de ce qu’il considère à présent comme un assassinat, un parricide. La séquence que nous avons choisi d’étudier est assez longue et se situe après cet abandon du professeur qui avait été jusque là l’un des rares personnages à valoriser l’enfant. La fin du film nous montre Edmund déambulant dans les rues de Berlin sans but et finissant sa marche en se jetant du haut de l’immeuble éventré, situé en face de chez lui.

Conformément à la pensée rossellinienne, ce film peut-être vu comme la quintessence du néoréalisme puisque selon le cinéaste : « Le néoréalisme consiste à suive un être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions. Il est un être tout petit au-dessous de quelque chose qui le frappera effroyablement au moment précis où il se trouve librement dans le monde, sans s’attendre à quoi que ce soit. Ce qui importe avant tout pour moi, c’est cette attente ; c’est elle qu’il faut développer, la chute devant rester intacte » (D’après Cahiers du Cinéma ; Août-Septembre 1955). Toute fois, cette chute possède une valeur très importante dans ce film, justement car tout ce qui précède en avait été l’attente. Nous allons montrer comment la marche vers la mort d’un enfant est représentée par un auteur qui aborde des thèmes et des enjeux propres à l’école artistique du néoréalisme, sans en ombrager sa vision singulière du monde qui fait là toute l’homogénéité de son oeuvre.

Partie 1 : La solitude et l’isolement d’Édmund

 

Section 1 : Seul ou entouré, mais isolé de la communauté

Tout d’abord, cette séquence nous dévoile la solitude d’un enfant qui voudrait être un adulte dans un univers incompréhensible et égoïste. Il semble qu’il n’a plus sa place dans ce monde. Les gens l’abandonnent comme s’ils sentaient instinctivement qu’il venait de tuer son père. L’acte qui pour lui n’était rien d’autre que le désir de tous, et surtout de son père, (trop faible pour le faire lui-même) semble l’avoir écarté de toute la ville. Rossellini traduit tout d’abord ce sentiment d’isolement à l’écran en cadrant uniquement le personnage. En effet, au début de l’extrait, l’auteur suit avec soin et insistance chaque pas d’Édmund en plan rapproché.

Les travellings sont plutôt longs, mais l’auteur ne réalise pas de plan séquence. En effet, le cinéaste s’y prend à deux reprises pour montrer un cheminement dans un espace pourtant simple. L’auteur se heurte peut-être ici aux méandres intérieurs d’un enfant rongé par la culpabilité. Ainsi, Édmund traverserait un espace en ruine qui pourrait être assimilé au cheminement mélancolique de ses pensées. Rossellini ne parvient donc pas à suivre l’enfant car la caméra se heurte au réel. Le cinéaste insiste donc en revenant deux fois sur le travelling d’accompagnement qui s’arrête pour regarder partir l’enfant sur le chemin blanc de la mort. Les deux plans d’ensemble où la caméra regarde s’éloigner Édmund montre l’enfant comme une ombre, un petit point noir perdu dans les hauteurs des ruines blanches. Il semble alors qu’un piège se referme sur lui, l’isolant dans des paysages immenses, celui de ses pensées.

On peut revenir ici à la citation de Rossellini citée précédemment : « Il est un être tout petit au-dessous de quelque chose qui le frappera effroyablement. » D’autre part, lorsque le corbillard vient chercher le corps du père, Édmund ne réagit pas aux appels de sa sœur. Rossellini s’appuie sur la distance, sur la différence de hauteur ainsi que sur le montage alterné pour isoler Édmund du reste de sa famille.

Cependant, même lorsque Édmund n’est pas isolé dans le champ, il se voit écarté des autres villageois. En effet, avant notre séquence, sa copine et l’instituteur, les deux seuls personnages qui l’avaient jusqu’à présent pris au sérieux dans son rôle d’adulte l’avaient déjà abandonné. Mais ce rejet est encore plus flagrant lorsqu’au début de sa promenade, Édmund croise des enfants jouant au football. En effet, il tente de rentrer dans leur jeu, mais rapidement ils prennent le ballon et décident de jouer plus loin, sans lui. Édmund est donc isolé, les gens et les choses l’abandonnent.De plus, lorsqu’il entend l’orgue qui lui rappelle une fois encore son acte meurtrier, il s’arrête brusquement tout comme la caméra et les autres villageois, pour se tourner vers l’église afin d’écouter la musique. Rossellini nous montre ensuite en plongée, un plan d’ensemble qui englobe l’église, des passants et Edmund. Il est seul mais n’est pas isolé dans le champ. Il prend alors la décision de s’exclure du plan comme s’il n’avait pas sa place auprès des autres villageois. Il sort du cadre en marchant en direction d’une ombre. L’angle oblique de la prise de vue dépeint peut-être l’idée de fatalité et de destin.

Section 2 : De l’âge adulte au monde de l’enfance

L’enfant s’amuse, s’égare et finit par se jeter dans le vide. Il est difficile de comprendre précisément son geste, mais nous pouvons tenter de l’expliquer car toutes ses occupations ne durent qu’un temps et s’opposent au reste du film où il tente de s’affirmer en tant qu’adulte dans de longues expéditions. Édmund à douze ans est trop vieux pour jouer avec les enfants et trop jeune pour travailler. Il voulait avoir une attitude d’adulte mais il découvre l’individualisme, l’égoïsme et la faiblesse de ceux-là. En effet, il est victime de l’incohérence de l’univers des adultes car leurs paroles ne coïncident pas. Le film montre l’isolement et la difficulté pour Édmund de sortir de cette quarantaine. L’individu ne peut considérer le système comme bienfaiteur et c’est pour cela que l’enfant tente ici de revenir à l’univers de l’enfance grâce à une série d’épisodes de jeux. En effet, Édmund erre à travers les rues passant d’un jeu à un autre sans réussir à se concentrer sur un seul. Rossellini tente d’être au plus près de la réalité en essayant de capter chaque mouvement, chaque détail vrai.

Il met ainsi en valeur l’improvisation de l’enfant au centre d’un décor naturel. En effet, le spectateur voit Édmund échanger sa vision de la réalité pour un univers de jeux. Il manie par exemple un bout de fer comme si c’était un revolver avec lequel il vise et tire sur des cibles imaginaires, sur des carrés de ruines qui laissent passer de la lumière. Une poutre de fer peut devenir un toboggan lorsqu’elle passe par l’imagination de l’enfant. La caméra suit chaque jeu un à un et établit ainsi une complicité avec Édmund. Toutes ces distractions semblent très naturelles et spontanées (tout comme son saut final), alors que le décor n’est pas adéquat pour jouer. Édmund met peut-être en jeu son destin dans chacune de ses courtes distractions. Ses actes émanent effectivement du décor (et donc de ses tourments, de ses conflits intérieurs) puisqu’il joue avec les trous de la rue, les flaques d’eau au sol, et les objets qu’il rencontre.

Ainsi, à travers l’étude de la solitude d’Edmund, nous pouvons dégager une des thématiques majeures de l’école artistique qu’est le néoréalisme. En effet, de par sa misère et sa souffrance, l’enfant appartient à une communauté (l’Allemagne, mais aussi sa famille), cependant, il ne trouve pas sa place au sein de cette collectivité. Le thème de l’individu écarté de la société à laquelle il appartient (que l’on retrouve notamment dans Umberto D) est un problème clé du néoréalisme. Ici, l’homme et le système ne parviennent pas à se réconcilier. Édmund se sacrifie comme la plupart des personnages rosselliniens, mais cette issue lui offre la possibilité de quitter l’univers sensible pour atteindre un monde intelligible (si l’on reprend les termes de l’allégorie de la caverne de Platon).

Partie 2 : Le réalisme et le symbolisme de la séquence

 

Section 1 : Le réalisme

Le retour au monde réel, aux hommes et aux drames réels est la caractéristique principale de tous les films de ce mouvement. En effet, sous la dictature fasciste puis sous l’occupation allemande, le cinéma italien fut soumis à une rude censure et fut de ce fait, coupé des réalités sociales et politiques. Concrètement, ce retour au réel se traduit dans cet extrait par un tournage en extérieur avec une caméra à l’épaule et des acteurs non professionnels qui représentent le petit peuple. Le réel impose alors une certaine retenue, une sorte de pudeur face aux sentiments et aux émotions montrées.

Les faits racontés parlent d’eux-mêmes face aux lieux en ruines, aux circonstances dramatiques, sans recourir à une artificialité mise à part l’utilisation de la musique empathique appuyée par le bruit de ferraille du tramway. La caméra regarde les faits de la même manière documentaire pour les jeux d’Édmund que pour la catastrophe finale. Le spectateur ressent alors une sorte d’émotion première, très pure, détachée de toute esthétique mélodramatique qui appuierait trop lourdement les émotions du public.

Le cinéaste saisit la vie et représente un réel qui est fait de peu d’actions mais de beaucoup de détails mis les uns à la suite des autres. Le spectateur est moins invité à voir un spectacle que des petites scènes, en étant tenu à distance. Rossellini reprend tout ce qui peut rapprocher le cinéma de la réalité quotidienne en pratiquant un examen de conscience de cette société meurtrie par la guerre et le fascisme, par la mise à la suite de plans d’un enfant qui se cherche. L’errance d’Édmund est écrite au présent, et au contact de la réalité, comme un documentaire, une sorte de témoignage immédiat des conséquences de la guerre sur l’homme et la société.

Le spectateur ressent une sympathie pour les sentiments de l’enfant, même si le visage mystérieux, fixe et déterminé d’Édmund ne donne pas de précisions sur la nature de ce qu’il ressent. Ce n’est donc ni l’acteur ni l’évènement qui peut émouvoir le spectateur, mais ce que les plans et le récit réunis nous permettent de dégager. D’ailleurs, cette scène est l’occasion pour André Bazin de proposer une définition du réalisme en art puisqu’il affirme que dans cet extrait Rossellini « contrain(t) l’esprit (du spectateur) à prendre partie sans tricher avec les êtres et les choses » (D’après André Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ? ; collection 7ème art ; 1962).

Section 2 : Le symbolisme

Cette séquence est donc tout à fait tournée vers la réalité pour être au plus proche de la vérité ; cependant, en connaissant l’importance de la religion catholique dans le cinéma de Rossellini, il peut-être aussi intéressant de traduire cet extrait par une analyse symbolique. En effet, en accordant la même importance à chaque détail, aux temps forts comme aux temps faibles, la mise en scène élève l’observation du quotidien le plus sordide au rang d’une allégorie christique. Ainsi, l’image de la femme tenant dans ses bras l’enfant qui vient de tomber peut-être assimilée à l’icône de l’éternelle Piéta.

De plus, la montée d’Édmund dans l’immeuble est filmée étage après étage ; cette verticalité souligne le rapprochement de l’enfant à Dieu. En effet, Rossellini insiste sur cette montée alors que la chute est extrêmement courte et brutale. De plus, cette ascension vers le ciel est aussi intérieure que physique. Nous avons vu précédemment que les déambulations de l’enfant à travers les ruines reflétaient ses pensées confuses et que les jeux pouvaient être associés à des voies qu’il envisageait pour son futur. La montée des escaliers est alors une recherche de rapprochement de l’enfant à Dieu, mais aussi à lui-même. D’autre part, la caméra reste en haut de l’immeuble et effectue une plongée sur le corps étendu sur le sol de l’enfant. Cet angle de caméra nous donne une sorte d’impression de fatalité. L’histoire d’Édmund passe alors à un niveau supérieur : l’éternité. En effet, la simple anecdote devient une véritable tragédie grecque, avec l’idée de fatalité et de destin.

Conclusion

En définitive, la trilogie est consacrée aux traces laissées par le conflit, décrite dans une veine documentaire et montrant des populations meurtries par la guerre. Il est vrai que le film triche un peu sur la réalité des séquences d’intérieur, mais le film traite des conséquences de la guerre vues depuis l’Allemagne. Tout en étant complètement ancré dans le réel, Rossellini nous dévoile un de ses thèmes incontournable : la foie chrétienne. Mais cette sacralité reste indissociable de son besoin d’être en contact permanent avec la réalité.

Cette séquence s’inscrit bien dans l’œuvre de Rossellini et dans le néoréalisme, même si le film est français et que les extérieurs ne sont pas filmés en Italie. Nous pouvons rapprocher cet extrait de Europe 51 car Rossellini parvient à nous montrer ce même désir de rendre compte de l’état du pays. Ce cinéaste veut filmer et voir de l’intérieur afin de comprendre la tragédie qui frappe les individus qu’il observe. Ces ruines sur lesquelles Rossellini clôt son film, sont aussi garantes d’une plus grande vérité.

Titre original : Germania anno zero

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Durée : 80 mn


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