Virtuosité et psyché troublée, c’est à la scène comme à la ville ce qui caractérise la vie de Roman Polanski, grosso modo jusqu’au milieu des années 80, après que les déboires qui l’ont chassé des Etats-Unis (et referont régulièrement les gorges chaudes de nos organes de presse) l’eurent poussé dans une respectabilité bon teint en Europe. Là, ses statuts combinés de cinéaste « installé » et de paria pour affaire de mœurs lui confèrent un certain confort social et médiatique qui se ressent bientôt sur son cinéma. Les fragrances qui s’élèvent de ses efforts des années 60 et 70 sont autrement plus musquées que celles, au hasard, d’un Lunes de Fiel. C’est au sein de cette période que prend place une trilogie officieuse, aux attaches assez lâches, où le lieu de vie(s) d’un personnage catalyse la folie qui le guette ou l’a déjà conquis. Ce sont dans l’ordre chronologique Répulsion, Rosemary’s Baby et ce Locataire des plus inquiétants. S’il s’agit à chaque fois d’adaptations, force est de constater la constance des obsessions qui en transpirent : environnement oppressant, délire de persécution, montée d’une personnalité seconde (en terme de tradition psychiatrique, on pense beaucoup au Clérambaud de la poussée automatique et du facteur S), étrangeté de plus en plus envahissante et destructrice, vers une désintégration complète, psychique et/ou physique.
Il serait improductif de dresser un portrait du Locataire sans spoiler l’intrigue, car la narration, très explosée, se base sur la répétition d’un évènement au début et à la fin du récit. Petit employé effacé, Trelkovski (Polanski lui-même) obtient un minuscule appartement après le suicide de sa locataire précédente, une certaine Simone Choule, employée au Louvre qui a joyeusement traversé la verrière en contrebas de sa croisée. Lorsqu’il visite la moribonde à l’hôpital, celle-ci ne lui lance qu’un long hurlement de terreur. De là, sa vie s’organise dans le microcosme de la résidence, où les mesquineries absurdes succèdent aux absurdités mesquines : pétitions pour l’expulsion d’une voisine, concierge inquisitrice, propriétaire très à cheval sur une moralité pourtant fluctuante, voisins à l’oreille aussi perçante que leur intransigeance est grande… Peu à peu, l’étrangeté le submerge et il assume de plus en plus l’identité de Choule, via la découverte d’effets personnels, de courrier, d’un admirateur secret qu’il devra consoler lui-même, et bientôt d’une dent enchâssée dans un mur. Sa relation naissante avec Stella (dont on se doute qu’elle a pu être amante occasionnelle de Simone) n’arrange rien à un sentiment de persécution de plus en plus prégnant encore accentué par les habitudes bizarres de la maisonnée. Il finit par se travestir pour suivre le même chemin que celle qui l’a précédé : la verrière, puis le lit d’hôpital où il hurlera longuement devant Stella, venue lui rendre visite accompagnée d’un autre lui-même. Générique.
Que Polanski se réserve le rôle de Trelkovski en dit déjà pas mal sur sa démarche : après son début de vie mouvementé, puis un succès qu’il a payé extrêmement cher (le meurtre de son épouse, considéré comme plus ou moins consécutif à Rosemary’s Baby, lors d’un cirque médiatique d’une violence assez incroyable), le voilà amené à mettre tous ses outils de subjectivité à l’épreuve, ceux-là mêmes fourbis sur ses deux précédents huis clos psychopathologiques. Autrement dit, que Polanski s’identifie directement à une figure pathétique tirée de Kafka sans même le filtre d’un interprète entre lui et le personnage, rend assez évidente la part cathartique de son implication dans le projet. Néanmoins on arrêtera ici la psychologie de bazar souvent affectionnée dans l’exercice tant le cinéaste donne constamment les preuves d’une maîtrise que ne parasite pas le nombrilisme de l’exercice d’autoanalyse. Pour appuyer cette analyse, on se penchera sur l’usage fait de la caméra, d’abord très factuelle et extérieure puis de plus en plus lyrique pour accompagner le délire du protagoniste : recours à des focales courtes, des plongées/contre-plongées et à des perspectives forcées voire à des trompe-l’œil, là où auparavant on a beaucoup de plans moyens volontairement anti-iconiques.
Exception essentielle, le plan d’ouverture (qui contient aussi le générique), premier de l’histoire du long métrage français tourné à l’aide d’une louma, et qui glisse sur les façades et fenêtres de la cour intérieure pour mieux présenter cette dernière comme le théâtre du drame. Un autre plan à la louma, renvoyant directement à celui-ci, nous montre l’ensemble des habitants regroupés à même les niveaux et toits de cette même cour transformée en salle de théâtre applaudissant le clou du spectacle constitué par la défenestration de Choule-Trelkovski. Le premier de ces deux plans jumeaux contient déjà la clé du délire de Trelkovski, puisque qu’avant même son arrivée sur les lieux c’est sous ses traits qu’on voit une évocation de Choule à sa fenêtre ; la caméra panote vers la verrière, revient à la vitre et nous voyons désormais Choule à la même place. Apparemment sans coupe (il y a en fait deux ou trois raccord presque invisibles dans la séquence), le pont de vue balaie enfin les parois et fenêtres, et l’on verra encore Trelkovski à cette occasion. L’action démarre réellement à la fin du même plan avec l’arrivée effective de Trelkovski. Qui donc avons-nous vu à la fenêtre ? Assurément pas lui, ni même Simone Choule qui s’est de fait déjà jeté dans le vide au moins plusieurs jours auparavant. La thématique du doppelganger, qui servira pourtant de fil rouge au film, est d’emblée infirmée comme faisant partie de la folie d’un personnage pour lequel la mise en scène n’aura que peu de complaisance. Ainsi si le monde extérieur semble brimer le protagoniste, on nous montrera à plusieurs reprises, à l’aide de simples plans d’insert, que Trelkovski est victime d’hallucinations pures et simples en accolant sa vision d’une situation à celle du point de vue omniscient, lui interdisant de fait le statut de vecteur du spectateur, donc de sujet de l’histoire pour n’en faire qu’un objet du récit. Bref, le jouet de forces qu’il croit externes (la persécution, voire des instances occultes), et sont, en fait, directement issues de lui-même. Par exemple les voisins, qui passent sous les yeux de Trelkovski des heures immobiles dans les toilettes de pallier, semblent en stase à ces occasions, attendant explicitement (du point de vue du metteur en scène) à être investis d’une fonction dans sa construction délirante : il ne les voit à ce titre dans les toilettes qu’après les avoir rencontrés dans des circonstances plus quotidiennes, et fabrique ainsi son drame au fur et à mesure, tricotant sans patron préalable.
C’est pourquoi il convient mieux de parler de délire de persécution que de paranoïa, le délire de type paranoïde se caractérisant par une organisation logique qui fait défaut à Trelkovski et aux évènements tels qu’ils nous sont présentés, avec des prises d‘air que le script offre à une possible vision fantastique du récit. Si ledit récit démarque très nettement Kafka, c’est pour mieux en explorer les ramifications mentales et les lancer, littéralement, à la face du spectateur apparemment en vrac, ou du moins en bloc. Ainsi la mise en scène paraît faussement feutrée, mais s’avère en fait extrêmement agressive envers son héros et le spectateur d’un point de vue sensoriel : contrastes forts de luminosité entre les premiers et seconds plans, péripéties ramenant au corps avec absurdité (la dent dans le mur, le maquillage, la séance de pelotage devant un écran de cinéma qui nous montre Bruce Lee démastiquant plusieurs adversaires), emphase des dialogues (ceux de Bernard Fresson ou Romain Bouteille).
Il faut cependant rendre à César ce que Brutus met, certes avec brio, en valeur avec sa maestria propre. Le film en l’état est très marqué par Polanski et ses préoccupations, en effet, mais son cœur réel, son centre de gravité, et son aspect très français, c’est de la personnalité de son auteur « originel » qu’il vient, Roland Topor. Attention, pas le Topor blanchi, revu et lénifié post-mortem par son très influent ancien ami capable de sommets de subversions tels que Musée Haut Musée Bas. Non, le Topor horrible et méchant des années 60 et 70 où point déjà l’auteur complètement autre de Marquis (H. Xonneux, 1989) ou d’un Don Juan dont le rôle-titre est hermaphrodite. LE Topor de publications comme la Vérité sur Max Lampin, horrible fascicule qui culbute la bienséance avec des olisbos surdimensionnés (et de préférence cloutés). Bref, tout sauf Palace.
L’influence du malhomme se retrouve à l’évidence dans la direction artistique (une poignée d’affiches à la fois amusantes et vaguement inquiétantes, comme ces publicités pour la peinture Lure, le décor final, l’agencement de l’appartement, les petites ailes faustienne d’un pardessus…) et certaines options de casting, avec des Rufus, des Claude Pieplu, ou encore un Romain Bouteille qui amène dans ses bagages ses protégés du Splendid de l’époque (qui bouffent encore de la vache enragée, puisque pas encore auréolés du succès de leur Bronzés) pour jouer une belle galerie de lie de l’humanité (la lie de l’humanité, ici, c’est la quasi-totalité de l’humanité). La cruauté du final porte aussi la marque de son auteur, quand Trelkovski se jette à travers la verrière et rampe jusqu’à son appartement pour se défenestrer à nouveau. Tout le motif de la momie également, et l’analogie avec Choule couverte de bandages. Et plus généralement cet iconoclasme où se mélangent mépris des atavismes et de la maréchaussée, goût pour la scatologie et le scabreux, méchanceté gratuite (la tournée générale « sauf pour ce gars-là ») et ambiguïté sexuelle maladive. C’est ce qui fait, aussi, une bonne part du prix de ce film, à la fois horreur viscérale de l’esprit d’un cinéaste encore capable d’inouï, et faisant partie de la parenthèse enchantée d’une certaine culture française des années 70, celle des Yanne, Boisset, Jessua, et parmi eux Topor, dont on n’a pas revu la liberté depuis trop d’années d’endogamie forcenée, tant au niveau des têtes que des formes.