Dans ce film bouleversant et courageux, Amos Gitaï revient sur l’assassinat d’Ytzhak Rabin et le climat politique délétère qui l’a autorisé.
Les artisans de paix, au cours de l’Histoire – et singulièrement au XXe siècle -, ont toujours été la cible privilégiée des fanatiques de tout poil et autres extrémistes idéologues. Même si nul ne peut affirmer avec certitude ce que l’avenir aurait été, il semble raisonnable de dire que l’assassinat d’Yitzhak Rabin – Premier ministre israélien et prix Nobel de la paix 1994 -, par un militant d’extrême droite, Ygal Amir, le 4 novembre 1995 à Tel-Aviv, fut un événement qui a infléchi dramatiquement le cours de l’histoire en mettant fin au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens qui devait alors se dérouler dans le cadre des accords d’Oslo négociés par Yitzhak Rabin lui-même et Shimon Pérès pour Israël ; et Yasser Arafat secondé par Mahmoud Abbas, pour la partie palestinienne.
Vingt ans après les faits, le grand cinéaste Amos Gitaï revient sur ce drame dans un film d’une grande force, Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, pour mettre en lumière – tandis que la paix que l’on pouvait entrevoir il y a 20 ans n’est plus qu’une idée baroque, irréaliste tant la situation sur le terrain est explosive -, les zones d’ombre d’un dossier qu’il a soigneusement étudié.
Vingt ans ont passé mais c’était hier. Gitaï souhaite avec ce film ne pas laisser échapper le temps et essayer de déterminer les responsabilités qui ont permis un tel acte, une telle brisure historique. Le cinéaste qui à travers son œuvre prolifique – alternance de documentaires et de fictions – a toujours été un combattant de la paix et n’a eu de cesse de questionner son identité juive et l’histoire de son pays. Avec Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, il s’attache à révéler le climat politique et idéologique qui préexistait en Israël à l’assassinat du Premier ministre. Fidèle à sa profondeur, son envie de comprendre, pour éventuellement, in fine, dénoncer, mais toujours en douceur avec beaucoup de patiente et de finesse, il a choisi ici de ne pas mettre son héros au centre de son dispositif, de ne pas l’ériger en martyre (ce qui est acquis) mais d’aller beaucoup plus loin qu’un hommage en révélant le clivage politique très marqué qui régnait dans la société israélienne sous le mandat de Rabin (1992/95) à propos du processus de paix. Pour cela, le cinéaste a choisi de monter des images d’archives avec des reconstitutions fictives – forme dont d’ailleurs, il a déjà usé parfaitement – par exemple dans Lullaby to My Father (2012). Et puis, comme pour se donner le temps d’exposer les pièces d’un dossier qui a nécessité deux ans de recherches, il installe au coeur du dispositif tel un fil rouge, une commission d’enquête dont les réunions (scènes de fiction) vont jalonner le métrage et remplacer la commission d’enquête d’Etat qui avait siégé après l’attentat et limité son champ d’investigation uniquement aux manquements opérationnels : notamment des failles grossières et inhabituelles dans la sécurité ce soir-là. La nouvelle commission version Gitaï aura pour but de pallier les manquements de la commission originelle en mettant au jour, selon les propres termes du réalisateur dans le dossier de presse : « la campagne de haine et d’incitation à la violence qui a conduit au meurtre. » Et il poursuit : « En un sens, ce film est la commission d’enquête qui n’a jamais existé. Il traite non seulement de cet événement brutal arrivé il y a 20 ans, mais aussi de cette ombre qui continue de s’étendre sur Israël aujourd’hui. »
Mais si nous suivons les consultations de la nouvelle commission d’enquête avec passion, les moments les plus bouleversants du film sont contenus tout entier dans les images d’archives montrant la fracture radicale de l’opinion israélienne au début de ces années 90. Toute la démonstration du film tient en ses quelques séquences où nous voyons tour à tour la liesse de la manifestation de la paix sur la place des Rois d’Israël en ce funeste 4 novembre, et les déferlements de haine contre Rabin quelques temps auparavant lors de manifestations organisées par la droite et notamment par le Likoud de Benjamin Nétanhayou. Personne ne pourra oublier que Rabin, insulté, conspué, par une foule qui tranche singulièrement avec la joie des manifestants de la paix, fut représenté aux yeux du monde entier via la télévision en pantin habillé d’un uniforme de SS…
Au delà de l’évocation forte de ce climat de haine qui incontestablement a induit l’assassinat du Premier ministre en donnant la « permission » en quelque sorte à un bras armé juif de tuer un autre juif – et partant, de transgresser le commandement sacré de la Bible : « Tu ne tueras point. » -, Amos Gitai réaffirme avec une séquence qui nous renvoie à son Kippour (2000), la voie sans issue dans laquelle, pense t-il, s’est fourvoyé son pays en colonisant au fil des ans toujours de plus en plus la Cisjordanie en infraction à toute légalité. C’est lorsqu’il filme des jeunes colons qui installent un campement sur une colline. Soudain il y a un plan sur un engin de chantier embourbé. Dans Kippour, long-métrage sur la guerre du Liban (1982), il y a la même image, mais cette fois ce sont des chars sur le théâtre des opérations qui tournent en rond dans la boue comme déboussolés. Même image, même symbole et même situation bloquée. A chaque fois, il s’agit d’embourbement, d’enlisement, de cul de sac. Autrement dit le message d’Amos Gitai est on ne peut plus clair et ne varie pas : Israël et sa politique d’expansion au détriment des Palestiniens fait fausse route – et cela depuis longtemps.
En définitive, si le film marque bien la responsabilité – au moins morale – de la droite avec à sa tête un Benjamin Nétanyahou (toujours au pouvoir) dont l’auteur dit que chez lui « tout est unilatéral et fondé sur l’arrogance politique », le propos est plus vaste et Amos Gitaï porte un regard plus global sur les conséquences de l’assassinat d’Yitzhak Rabin, né à Jérusalem en 1922, lorsqu’il dit dans un récent entretien (1) : « Au fond, c’est peut-être pour cela que l’assassinat de Rabin est si tragique : il signifie la destruction de ce que représentaient symboliquement les Sabras, ces hommes et ces femmes nés en Palestine avant la création de l’Etat d’Israël et qui avaient l’espoir de créer une société radicalement différente. L’assassinat de Rabin marque la fin brutale de ce modèle. »
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