Le corps dans la trilogie new-yorkaise de Paul Morrissey

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Morrissey est arrivé telle une comète dans le cinéma américain des années 1960.

Introduit dans la Factory d’Andy Warhol, il réalise sous l’égide du maître une série de films underground qui interrogent avec pertinence notre rapport au monde. Presque quarante plus tard, l’intérêt de sa filmographie ne semble toujours pas faiblir. En témoigne le regard révélateur qu’il porte sur le corps du protagoniste de sa trilogie new-yorkaise, icône empoisonnée de la société américaine.
 

Partie 1 : Le Corps instrumentalisé (FLESH)

Flesh (1968), premier opus de la trilogie de Morrissey, se caractérise par un montage brutal, ponctué de coupes franches et lumineuses. Le style éblouit encore aujourd’hui par sa fraîcheur. Les dialogues, largement improvisés, suivent à peine une ligne narrative. Il faut dire que l’entourage de Warhol est un vivier inépuisable. Comme le rappelle Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier : « Les premiers Morrissey, sans être des comédies au sens traditionnel du terme, révélaient de fait un humour, un sens comique non négligeable (…) dus pour beaucoup à la spontanéité d’interprètes habitués à être en représentation et qui jouent plus ou moins leur propre rôle, ou du moins des personnages proches de leur propre personnalité » . Ainsi, le réalisateur ne se lasse pas de filmer en gros plan le visage de Joe Dallesandro, son acteur fétiche, et à en faire le foyer sensitif de ses trois films.

Joe (Joe Dallesandro) est un gigolo qui doit récolter 2OO dollars en une journée pour payer l’avortement d’une amie de sa femme Géraldine (Geraldine Smith). La simplicité du scénario permet au cinéaste de multiplier des saynètes qui décrivent avec spontanéité le quotidien du personnage.

Certaines séquences, entièrement silencieuses, permettent au spectateur de ne pas succomber aux bavardages incessants et désorganisés. Le montage éclate ainsi la parole. Il la pulvérise pour démontrer la déroute du langage. La faillite d’une communication faussement ouverte, entre des individus qui ne cessent de se manipuler pour parvenir à leurs fins.

L’ouverture du film est audacieuse. La caméra reste immobile. Durant plusieurs minutes, nous voyons Joe dormir paisiblement. Ce plan-séquence fait référence à Sleep (1963), le film expérimental d’Andy Wahrol où un individu dort pendant six heures . Morrissey reformule l’expérience de son producteur en la résumant considérablement. Flesh débute donc par une mise en rapport entre la durée diégétique et le potentiel narratif du cinéma. Le spectateur est introduit dans une œuvre qui interroge les modalités d’appréhension du temps filmique, tout en restant au niveau zéro du récit. Que sait-on de ce jeune homme, que nous apprend le plan ? Absolument rien. Sa seule utilité, au niveau de la narration, est d’exprimer l’innocence et la beauté angélique de ce jeune prostitué, thèmes qui seront développés tout au long de Flesh.

Joe partage cette innocence avec son bébé. La séquence dans laquelle le personnage s’occupe de son enfant est splendide. Le père est nu, comme à son premier jour. Il est allongé sur un tapis et joue tendrement avec son enfant. Morrissey supprime la bande-son, ne gardant que le crépitement prononcé qui accompagne les images. Le réalisateur adopte un style proche du « film de famille » et exprime une esthétique de la paternité s’inscrivant dans le silence et le mystère.

Les plans suivant se déroulent dans les rues de New-York et montrent, dans une approche documentarisante, la quotidienneté d’un gigolo. Morrissey saisit l’homosexualité urbaine en cadrant un homme de dos, qui pose subrepticement sa main sur l’épaule de son conjoint.

Puis vient l’attente. Joe arpente le bitume, en quête de son prochain client. Les plans sont longs et répétitifs. Ils expriment ce que Macadam Cowboy (John Schlesinger, 1969) n’illustre pas forcément, c’est-à-dire l’ennui de la prostitution, l’attente interminable pour le gigolo.

Contrairement aux personnages de Macadam Cowboy, Joe n’a aucune ambition ou espérance. Il vit, se prostitue et s’endort paisiblement. Il ne rêve d’aucun « ailleurs » à atteindre. Le jeune homme reste attaché à son territoire, constitué de son appartement et des ruelles new-yorkaises. Le seul souhait qu’il formule est dérisoire : il demande à son épouse de laver son linge pour pouvoir travailler.

Le film expose le désenchantement du sexe, dû à son extrême banalisation. La permissivité est totale. Joe a des relations sexuelles devant deux travestis et Géraldine caresse son amie d’enfance sans être gênée par la présence de son époux. Nous assistons à la désertion de l’Eros. Le corps, continuellement nu, est désexualisé. Les bavardages sexuels incessants terminent de tuer le désir, en supprimant ses zones d’ombre. Le désir ne dispose plus d’espaces non-discursifs où se dissimuler. Surexposé à la lumière, il se dilate, se désagrège et finit par disparaître.

Le corps de Joe est réduit à une marchandise qu’il peut négocier en fonction des fantasmes de sa clientèle. L’épaule du personnage est tatouée. Morrissey la filme fréquemment. On peut lire son nom : « Little Joe ». Le corps consommé et sérialisé (thèmes très warholiens) nécessite un signe de reconnaissance. Une marque sur l’épiderme qui affirme l’identité d’un individu menacé par sa chosification.

Les rencontres urbaines sont imprévisibles. Joe devient le modèle d’un vieil homme, qui souhaite dessiner les courbes voluptueuses de son anatomie. L’artiste est fasciné par le volume et les mouvements de ses muscles. Le geste et la parole artistique transforment une nouvelle fois le corps en chose. « Le culte du corps est l’impression première derrière tout art ». Cette phrase résume la démarche de Morrissey, qui profite lui-même de la beauté de Joe pour réaliser son film. Flesh insinue ainsi, à travers l’acte de réalisation, que le corps constitue l’impression-limite de l’activité créatrice. L’épaisseur de l’art ne dépasse pas la surface de la peau.

Une ancienne petite amie de Joe souhaite siliconer ses seins. « Mon esprit a atteint ses limites. (…) Si je m’instruis trop, je ne serais pas heureuse, car plus on s’instruit, plus on déprime ». Le savoir et la pensée n’ont aucune valeur commerciale. Le corps, quant à lui, peut se vendre et rapporter de l’argent. La fille n’est pas une strip-teaseuse par hasard. Les artifices chirurgicaux dénotent les potentialités illimités du corps, que l’on peut transformer en fonction ses besoins.

Joe rend visite à un ami culturiste, qui prône les vertus de la gymnastique. La santé du corps est un impératif à respecter. Nous rejoignons le discours de la jeune fille. Morrissey démontre avec cynisme l’aberration de cette pensée. Le culturiste a des troubles érectiles. La puissance de la chair est donc célébrée par un impuissant, qui est victime de ses troubles psychiques. Le corps reste subordonné à l’esprit.

L’omniprésence de la nudité corporelle est source de malaise. La construction de Flesh (jusqu’au titre), évoque l’obsession de la plasticité de la chair. La dernière séquence accentue cette impression déroutante. Le corps de Joe est instrumentalisé par son épouse, qui profite passivement de l’argent qu’il rapporte. Elle exhibe fièrement son mari à son amie, comme s’il s’agissait d’un vulgaire objet de collection. Au début du film, elle emballe d’ailleurs le sexe de son mari dans un foulard, comme pour protéger cet outil de travail qui permet de subvenir aux besoins de sa famille.

Le protagoniste s’est prostitué durant toute la journée pour permettre à l’amie de sa femme d’avorter. La seule récompense qu’il en retire est d’entendre celle-ci reprocher à Géraldine de s’être bêtement enchaînée à Joe en l’épousant. Le jeune homme, quant à lui, est trop épuisé pour réagir. Il s’endort paisiblement après cette journée de labeur, enfouissant ses blessures secrètes dans un sommeil mérité.

Partie 2 : Le Corps anéanti (TRASH)

Trash (1972) est une suite logique de Flesh, ou plutôt un destin possible de Joe. On peut considérer la deuxième partie de la trilogie de Paul Morrisey comme une sorte d’arborescence alternative de la première. Le protagoniste incarne en effet plusieurs visages, plusieurs reflets d’une même existence vouée à l’autodestruction.

Le film ne décrit pas seulement l’univers sordide des bas-fonds new-yorkais, peu visible dans le cinéma des années 1970 (hormis dans des œuvres telles que Mean Streets de Martin Scorsese). Trash évoque surtout l’évolution négative du corps du personnage. D’un corps qui entre en rapport avec des éléments d’anéantissement, ici représentés par la consommation de stupéfiants.

Concernant le montage, Morrissey abandonne la coupe franche et lumineuse et privilégie plutôt les plans-séquences. La photographie est granuleuse et blafarde. Les scènes d’intérieur prédominent et expriment le cloisonnement dont les personnages sont victimes.

Si la performance de Joe reste en tout point remarquable, certains seconds rôles sont des plus irritants. Leur diction est trop appuyée et les interprètes (qui ne sont pas des acteurs professionnels) surjouent bien souvent. Certaines séquences sont par ailleurs si répétitives et bavardes que la caméra ne sait plus vers quel comédien se tourner pour continuer à filmer. La surprise de Flesh est certes passée. On ne peut cependant nier la pertinence de Trash, qui développe des thématiques novatrices, que nous aborderons ici lapidairement.

Le film commence par un plan sur les fesses de Joe. Un travelling optique arrière montre une amie strip-teaseuse en train de lui faire une fellation. Mais l’ancien gigolo est devenu toxicomane et l’héroïne l’a rendu impuissant. Son amie a beau danser complètement nue, elle ne parvient pas à exciter son partenaire. Morrissey n’hésite pas à filmer en gros plan le sexe de Joe pour bien montrer sa mollesse.

Le réalisateur en profite pour montrer toute l’ironie de la situation. La strip-teaseuse, déjà présente dans Flesh, a dû siliconer ses seins, car sa poitrine est plus volumineuse que dans le premier opus du triptyque de Morrissey. Malgré tout, sa nouvelle physionomie et ses caresses buccales n’ont aucun effet sur Joe. L’érotisme forcé ne peut rivaliser avec la puissance de l’héroïne.

D’une voix endormie, Joe déclare d’ailleurs que le sexe ne l’a jamais fait planer. On ne sait pas comment le protagoniste est tombé dans la drogue. Peut-être cherchait-il justement de nouvelles sensations que sa vie de gigolo ne lui accordait pas. L’overdose de sexe l’aurait-elle conduit à l’héroïne ? Morrissey dénoncerait, dans ce cas, la tristesse sexuelle de la fin des années 1960. Tristesse masquée par un discours libertaire et omniprésent. La parole a déchiré le voile du désir. Privé de ses mystères, celui-ci se désagrège, tandis que l’érotisme continue de tourner à vide. Trash métaphorise l’érosion organique. Il montre l’envers du décor, ce qui se trame derrière les rites de la chair.

Le film amplifie ce malaise en empêchant la réalisation de l’acte sexuel. Le corps est désormais inutile. Il ne flatte même plus l’œil, car Morrissey privilégie la laideur à la beauté. Les corps sont abîmés, les visages sont creusés. Certains personnages sont quasiment difformes (cf. la sœur de la compagne de Joe, un squelette avec un gros ventre de femme enceinte). Pourtant, Joe est attiré par tous ces corps. Il désire n’importe qui et n’importe quoi. Son impuissance lui a fait perdre tout système de valeurs.

L’homme et la femme se confondent l’un dans l’autre. Les sexes sont interchangeables dans les films de Morrissey. Un travesti de l’écurie Warhol (Holly Woodlawn) interprète Holly, la compagne de Joe, qui en est réduite à utiliser une bouteille pour se satisfaire. Le jeune homme survie d’ailleurs grâce aux objets qu’elle récupère dans les ordures et qu’elle revend par la suite. Les perdants du capitalisme, incarnés par ces deux personnages oisifs et inutiles, ne jouissent que des déchets de nos circuits de production et de consommation.

Joe est mal rasé. Ses cheveux sont longs et crasseux. Son corps s’est flétri. Il n’est plus l’éphèbe imberbe de Flesh. Son regard s’est éteint. Ses yeux, hagards dans le premier opus de la trilogie de Morrissey, ne se perdent plus dans le champ. Le protagoniste semble avoir perdu son innocence.

« Tu étais fantastique avant », lui dit la jeune strip-teaseuse. Désormais, Joe n’est plus qu’une ombre. Pour Morrissey, la chute d’un individu n’a pas de limites. Les possibilités de s’avilir et de se détruire sont infinies. Dans Flesh, le réalisateur expliquait que l’intégrité physique de la chair était menacée par les abus du corps. Trash montre les résultats de cette destruction en présentant les effets de la toxicomanie. Le réalisme de certaines séquences, notamment celles dans lesquelles Joe se pique, réfute l’imaginaire romantique lié à la drogue.

Les personnages secondaires prennent un plaisir malsain, dans plusieurs saynètes, à regarder Joe consommer de l’héroïne. Ce dernier est considéré comme une bête curieuse. La toxicomanie devient un spectacle pour des amateurs de sensations fortes. Morrissey interpelle par conséquent le spectateur, qui regarde lui aussi le rituel des drogués. La dégradation du corps est un thème qui passionne le public. En témoignent les nombreuses fictions cinématographiques qui dénoncent la toxicomanie, et qui n’évitent pas toujours de provoquer une certaine curiosité à l’égard des drogues.

Cependant, Trash fonctionne différemment, car il divulgue ce qui se cache sous le mystère de l’héroïne : c’est à dire rien du tout. Un homme se pique et risque sa vie à chaque prise de drogue. Morrissey décrit minutieusement l’acte sans évoquer le moindre plaisir. On est très éloigné des délires quasi mystiques d’Easy Rider (Denis Hopper, 1968).

Le toxico est une épave, un déchet produit par les dysfonctionnements sociaux. Les riches se droguent pour s’amuser, contrairement à Joe qui en a viscéralement besoin. Le monde des jouisseurs et celui des malades se rencontrent mais ne se confondent pas. Trash rejoint le discours de Junky, le premier roman de Burroughs. « On devient drogué parce qu’on n’a pas de fortes motivations dans aucune autre direction. La came l’emporte par défaut. J’ai essayé par curiosité. Je me piquais comme ça, quand je touchais. Je me suis retrouvé accroché. (…) On ne décide pas d’être drogué. Un matin, on se réveille malade et on est drogué (…) La came n’est pas, comme l’alcool ou l’herbe, un moyen de jouir davantage de la vie. La came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie » . Trash réfute le caractère transcendant de la toxicomanie et redonne à la drogue sa dimension paradoxale : celle d’un poison qui permet à son consommateur de continuer de vivre.

Partie 3 : Le Corps factice (HEAT)

Le générique de Heat est accompagné par une musique délibérément kitch, tandis que plusieurs zooms arrière dévoilent avec insistance le personnage de Joey, interprété par Joe Dallessandro. L’acteur tourne une fois de plus avec Morrissey dans ce film qui clôt sa trilogie new-yorkaise et qui opère un changement esthétique notable dans son œuvre. Le cinéaste quitte cette fois les ruelles sordides de New York et s’intéresse à un nouvel avatar de l’ange ténébreux joué par Dallessandro.

Joey Davis a été, durant son enfance, la vedette d’une série télévisée. Après quelques mauvaises expériences (notamment dans la chanson), il retourne à Los Angeles pour tenter une nouvelle carrière. Il rencontre dans un motel sordide Jessica (Andrea Feldman), la fille de Sally (Sylvia Miles), une actrice vieillissante. La quadragénaire, dont il ne tarde pas à devenir l’amant, entreprend de l’aider en lui présentant ses amis producteurs. En vain.

Heat est un film plus traditionnel que les précédents opus de la trilogie. Le scénario est plus élaboré que celui de Flesh et Trash (certainement le plus décousu de la série). La progression narrative est quasiment linéaire et se trouve entrecoupée par un nombre réduit de récits parallèles. Le montage est également plus convenu. Les coupes sont plus nombreuses. Le cadrage est moins incertain.

Alors que Morrissey laissait les interprètes totalement improviser dans les autres films, le réalisateur intervient davantage dans la direction des acteurs de Heat. Nouvelle exigence, il leur demande de produire un effort de composition, et non d’interpréter forcément leur propre rôle. Le jeu déconcertant d’Andrea Feldman, sortie tout droit de la fameuse Factory de Warhol, reste quant à lui fidèle à l’esprit des deux films précédents. Elle parvient ainsi à créer le personnage d’une fille-mère névrotique tout à fait saisissant.

De petites saynètes s’articulent autour des personnages secondaires, qui abordent avec Joey des épisodes de leur vie graves ou anodins sans faire de distinction. Morrissey a donc recours à un procédé narratif déjà utilisé dans les deux premiers films de sa trilogie ; même s’il l’utilise de manière beaucoup moins systématique. Les personnages secondaires, comme celui de Jessica, sont donc davantage développés. Son visage apparaît même dans un gros plan silencieux ; plan jusque là réservé au personnage interprété par Dallesandro.

Pourtant, ces saynètes servent mieux que jamais son propos. En effet, l’atomisation du scénario en petites structures narratives qui se juxtaposent à l’histoire de Joey et de Sally permet de suggérer le vide absolu dénoncé par le cinéaste. Les dialogues sont longs, insipides et dévoilent avec pertinence l’inutilité sociale des personnages, qui n’ont rien à faire sinon désirer ou devenir eux-mêmes des objets de désir. Toutes ces vies gravitent autour des étoiles hollywoodiennes tels des satellites insignifiants. Heat démontre de surcroît que les stars représentent elles-mêmes le paroxysme de la nullité existentielle.

Ainsi, certains critiques ont vu un glissement vers une esthétique moins rugueuse qui rompait avec l’esprit des œuvres antérieures. Dès lors, Heat ne parvenait plus à produire cet instant de grâce que l’on trouvait dans Flesh par exemple. Morrissey tournait en quelque sorte le dos à l’underground et fournissait une œuvre se rapprochant du cinéma bis. En fait, il semble que le réalisateur ait opéré une évolution conséquente dans son travail, en parvenant à assimiler ses acquis avant-gardistes à une vision plus formelle de l’esthétique cinématographique. Certes, la surprise est passée. Mais la suite de Trash, sous peine de redite, nécessitait l’emploi de nouveaux procédés filmiques.

On retrouve tout de même l‘ingrédient essentiel de l’univers de Morrissey, c’est à dire une galerie de personnages aussi pittoresques qu’improbables. Un acteur-chanteur sans avenir, une logeuse repoussante et tyrannique, une jeune fille à demi folle, une actrice obsédée par sa réputation, se rencontrent autour de la piscine du motel. Le personnage le plus troublant reste celui d’un débile mental qui se masturbe en public, et qui participe à un show où il a des relations sexuelles avec son frère.

Heat explore la part cachée de l’univers pop d’Hollywood. Univers sinistre régi par la vacuité des apparences. Morrissey, à travers sa trilogie, n’a cessé d’interroger l’arrière-boutique du modèle culturel américain. Dans Heat, il dénonce ce qui se cache derrière la richesse, la célébrité, ainsi que toute la mécanique des rêves produite par l’industrie hollywoodienne. Le cinéma souterrain du réalisateur révèle ainsi la perversité des comportements qui s’agencent à la surface du cinéma traditionnel.

La piscine du motel est fréquentée par des désaxés notoires qui évoquent la périphérie du star system, où s’amassent les ratés d’Hollywood. A aucun moment Morrissey ne met en scène la grande fête californienne. Il s’amuse au contraire à montrer l’absence de festivités, de convives, de sociabilités, qui alimentent d’habitude les fantasmes des journalistes et du public.

La fabrique des rêves cache un cauchemar : celui des ratés qui ont été éliminés du jeu et des parasites qui n’ont jamais été sélectionnés. L’impératif de jouissance devient la nouvelle drogue qui remplace, dans Heat, l’héroïne de Trash. Masturbation frénétique, sexualité aveugle et sado-masochisme sont ainsi les corollaires indispensables d’une vie morne et sans avenir.

Heat dénonce l’aliénation du star system à plusieurs niveaux. La logeuse vit à travers la lumière projetée par l’astre hollywoodien. Elle est obnubilée par les célébrités qu’elle porte en haute considération. Sally, en sa qualité d’ancienne égérie du cinéma, est obsédée par sa notoriété. Elle tente de sauver sa réputation des rumeurs qui courent sur la sexualité ambiguë de sa fille. On note d’ailleurs que cette fois, Morrissey décrit l’homophobie des studios, notamment à travers le personnage de Sally qui interdit à sa fille de s’exhiber dans les clubs lesbiens et qui se moque des penchants homosexuels de son ex-mari. On est très éloigné des plans qui montraient, dans Flesh, des couples gays se promenant librement dans les rues de New York. Morrissey dénonce, de ce fait, le moralisme réactionnaire du milieu cinématographique.

Par ailleurs, la demeure néo-gothique de Sally – référence judicieuse aux décors si prisés dans le cinéma d’Avant-guerre – n’abrite aucun tournage, aucune vedette, si ce n’est cette actrice entretenue par ses ex-maris et qui devient à son tour la dinde à plumer. Ce palais des illusions, hanté par les souvenirs d’une époque fastueuse, témoigne de la fantasmatique aberrante du cinéma américain.

Le personnage interprété par Dallessandro est de nouveau l’objet que tous les protagonistes désirent. La logeuse baisse les tarifs de la location de sa chambre contre quelques services sexuels, les deux frères veulent l’intégrer dans leur show pornographique, et Jessica tente de le séduire par tous les moyens pour l’arracher des bras de sa mère. Joey est un jouet entre les mains de jouisseurs implacables.

Morrissey reste fidèle à sa vision de la sexualité. Celle-ci est conçue comme une modalité de pouvoir et non comme une instance de plaisir. Elle sert à obtenir un logement, de beaux costumes, des contacts professionnels et hypothétiquement une nouvelle carrière. Le sexe n’a jamais été plus laid que dans Heat.

Dallessandro interprète de ce fait un individu qui sait user de ses charmes pour parvenir à ses fins. Pour la première fois de la trilogie, le personnage incarné par l’acteur instrumentalise à son tour le corps d’autrui. Joey séduit Sally pour qu’elle l’entretienne, et fait preuve d’une grande cruauté envers Jessica, qu’il n’hésite pas à traiter de « lesbienne malade ». Le scénario de Heat brise ainsi la figure angélique de Dallessandro. Il n’est donc pas étonnant que le spectateur éprouve assez peu d’empathie envers Joey.

Les choix de cadrage de Morrissey sont sur ce point très judicieux. La caméra s’attarde beaucoup moins sur Dallessandro, alors qu’il occupait la majeur partie du champ dans Flesh et Flesh. La magie prend fin. La caméra, à l’instar des producteurs, semble se désintéresser progressivement de lui. Dallessandro est d’ailleurs presque occulté par Feldman, dont l’interprétation psychotique devient peu à peu la principale attraction du film.

Sally vit seulement grâce à la fortune qui provient de ses multiples divorces. Son corps flétri ne lui permet plus de trouver de nouveaux rôles. Actrice déchue, elle se met à son tour à entretenir un homme à la plastique irréprochable. L’œuvre de Morrissey désacralise le corps de l’acteur de cinéma en dévoilant le destin qui attend Joey. Irrémédiablement, celui-ci vieillira, perdra ses atouts et se retrouvera dans la même position que sa maîtresse. Et à son tour, il tentera de consommer la chair fraîche de ses jeunes successeurs.

Heat condamne définitivement le personnage principal de la trilogie à rester un minable sans envergure. Il n’est donc pas étonnant qu’au final, Joey retourne dans le motel, pour retrouver les individus de son espèce et réintégrer son véritable monde. Celui des rebus de la société américaine.


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