Le cinéma de Stanley Kubrick

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« Tout le monde s’accorde à dire qu’il est le meilleur, et je pense que c’est encore le sous-estimer que de dire seulement cela de lui. » Jack Nicholson

Introduction

Stanley Kubrick est à part entière un homme du XXème siècle. D’abord parce qu’il a vécu ce siècle – il est né en 1928 et est mort en 1999 – mais aussi et surtout parce qu’il l’a marqué de son empreinte, comme d’autres grands artistes. Lorsqu’il s’est éteint en 1999, il a laissé à la postérité douze films : Le Baiser du Tueur (Killer’s Kiss), L’Ultime Razzia (The Killing), Les Sentiers de la Gloire (Paths of Glory), Spartacus, Lolita, Docteur Folamour (Doctor Strangelove or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb), 2001 : L’Odyssée de l’Espace (2001 : A Space Odyssey), Orange Mécanique (A Clockwork Orange), Barry Lyndon, Shining (The Shining), Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut. D’aucun diront que Stanley Kubrick a réalisé peu de films mais une telle liste soulève quand même de nombreuses remarques et questions.

Tous les genres cinématographiques possibles y sont présents : la comédie (Docteur Folamour), la comédie dramatique (L’Ultime Razzia, Lolita), le drame psychologique (Orange Mécanique, Barry Lyndon, Eyes Wide Shut), le film historique (Barry Lyndon), le film de guerre (Full Metal Jacket, les Sentiers de la Gloire, Docteur Folamour), le péplum (Spartacus), le film policier (L’Ultime Razzia, Le Baiser du Tueur), la science-fiction (2001 : L’Odyssée de l’Espace). Peu de réalisateurs peuvent se targuer d’une telle diversité et d’avoir réalisé tant de grands films.


 

Comment Kubrick a-il fait pour réaliser tant de chefs d’œuvre ? Y a-il une unité dans cette œuvre filmographique diffuse et à première vue terriblement hétéroclite ? Tous ses films possèdent plusieurs niveaux de visualisation ; ils sont complexes et, à chaque fois qu’on les revoit, on les trouvait plus riches. Comme lorsque l’on regarde une composition de Vassily Kandinsky, on pouvait voir dans ses films ce que l’on voulait. Ses films étaient souvent chargés d’ambiguïtés – d’où naissait la réflexion -, de thèses. Martin Scorcese, réalisateur, affirme dans le documentaire Stanley Kubrick A Life in Pictures : « Chacun sait qu’un de ses films équivaut à dix films d’un autre réalisateur ». Cette phrase donne une idée de la richesse des films de Stanley Kubrick.

La critique et le public accueillirent presque toujours ses films avec scepticisme et dirent être déçus. Mais, à chaque fois, on se rendit compte, quelques années plus tard, que les oeuvres s’étaient bonifiées avec l’âge, comme les plus grands vins. Les films de Stanley Kubrick méritaient d’être vus et revus pour être appréciés : ils étaient intemporels et on n’avait jamais fini de les explorer tant ils étaient exégétiques. A ce sujet, Kubrick déclara, à propos de 2001 : L’Odyssée de l’Espace :

« Chacun est libre de spéculer à son gré sur la signification philosophique et allégorique du film. J’ai essayé de créer une expérience visuelle, qui contourne l’entendement pour pénétrer directement l’inconscient avec son contenu émotionnel ».

Je ne prétends donc pas vouloir expliciter tous ses films : d’une part je ne sais si cela est possible et d’autre part, en admettant que cela le soit, ce serait l’œuvre d’une vie. Je souhaiterais plutôt évoquer dans mon étude certains thèmes récurrents de sa filmographie – qui donnent d’ailleurs à cette dernière une certaine cohérence – et également souligner les ambiguïtés inhérentes à ses films, qui participent à la dimension exégétique de sa filmographie. Enfin, je tenterai de montrer les principales caractéristiques de son style visuel et d’insister sur les aspects novateurs de son œuvre de ce point de vue. Je commencerai cependant par une courte série de repères biographiques introductifs essentiels pour mieux comprendre la filmographie du réalisateur américain.

Stanley Kubrick et son œuvre ne peuvent en effet être abordés sans aucun repère biographique. Le metteur en scène est issu d’une famille juive de Vienne, émigrée aux Etats-Unis d’Amérique à la fin du XIXème siècle. Malgré son enfance dans le Bronx à New-York, Stanley Kubrick a été fortement marqué par les œuvres des grands musiciens, écrivains et scientifiques de la Vienne de la fin du XIXème siècle, à savoir Johann Strauss, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Thomas Mann et Sigmund Freud. Dans Les Sentiers de la Gloire mais aussi et surtout dans 2001 : L’Odyssée de l’Espace par exemple la musique de Strauss joue un rôle particulier ; le dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut, est inspiré d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler et ce film paraît hautement psychanalytique – sinon pourquoi le rêve y aurait-il tant d’importance ? De fait, même si Stanley Kubrick est un artiste du XXème siècle il puise dans ses origines son inspiration et, bien souvent, les motifs de sa filmographie.

Si l’on en croit John Baxter, le réalisateur est un élève médiocre, peu intéressé et rêveur. Il ne deviendra jamais un bon étudiant et abandonnera très vite l’école. Sa carrière cinématographique sera une sorte de revanche sur cette scolarité ratée. Après plusieurs années Kubrick se met à lire : il est très curieux et rattrape ses années de lecture perdues : il lit Freud, Schnitzler, Stanislavski,…


 

De Stanislavski, il prendra les méthodes de direction des acteurs : Kubrick exige de ces derniers une technique parfaite et une connaissance excellente des textes. Il les pousse souvent dans leurs retranchements et multiplie les prises jusqu’à l’excès. Selon le réalisateur, « les acteurs sont comme des instruments de musique capables de produire des émotions ; certains sont toujours parfaitement accordés et prêts à jouer, d’autres trouvent le ton juste dès la première prise, mais le perdent ensuite sans jamais plus le retrouver, malgré tous les efforts du monde ». Le but de Kubrick est donc d’obtenir toutes les prises possibles et de pouvoir choisir celle qu’il estime être la meilleure : le maître est perfectionniste à l’extrême et souhaite tout contrôler ; il cherche le mieux perpétuellement. Sur le tournage de Shining, il exige que certaines scènes soient refaites soixante-dix neuf fois et conserve au montage final la première prise.

Dès sa jeunesse, Kubrick joue aux échecs. Il ne perdra jamais cette passion. Toute sa vie, il considérera les échecs comme une illustration assez juste de la vie. Pour Kubrick, le jeu est une passion ; il joue avec ses acteurs durant les tournages, interrompt les parties entre deux prises et recommence à jouer. D’après Jack Nicholson, Stanley Kubrick comparait la réalisation d’un film à une partie d’échecs : il fallait bien disposer ses pièces et préparer soigneusement ses coups. Kubrick considérait que peu de choses devaient être totalement improvisées. Malgré tout il laissait une grande autonomie à ses collaborateurs, les encourageant à chercher le mieux.

Stanley Kubrick commence sa carrière visuelle par la photographie au magazine Look. Il devient vite un photographe de haut niveau, immortalisant certains moments de la vie des hommes comme personne. Une de ses photos restée célèbre est celle qu’il prit d’un vendeur de journaux totalement abattu suite à la mort de Franklin D. Roosevelt.

Kubrick est un artiste avant tout visuel. A Terry Southern, journaliste, romancier et scénariste de Docteur Folamour, qui lui demandait quels étaient les avantages du cinéma par rapport aux autres médias ou autres moyens d’expression, Kubrick répondit :

« D’abord je crois que c’est presque une évidence de dire que les événements ou les situations qui touchent la plupart des gens sont ceux où ils se sentent impliqués, et je suis sûr que cette impression d’être concerné provient pour une large part de la perception visuelle. Un jour par exemple, j’ai vu une femme se faire renverser par une voiture, ou plutôt je l’ai vue juste après l’accident, allongée au milieu de la route. J’ai su à ce moment-là que j’aurais risqué ma vie pour aller pour la sauver, alors que si j’avais simplement lu le compte rendu de l’accident dans le journal, je ne me serais pas senti si concerné. Je crois que, de tous les médias créatifs, le cinéma est celui qui est le plus apte à créer ce genre de réaction ; la personne qui voit le film se sent impliquée, elle a l’impression de participer ».

D’ailleurs, le réalisateur américain a toujours tenu la caméra principale dans ses films et a, tout au long de sa carrière, monté tous ses films lui-même. D’ailleurs, à Terry Southern, qui souhaitait savoir pourquoi il agissait ainsi, Kubrick rétorqua :

« Je crois que le réalisateur, le « faiseur du film » comme je préfère l’appeler, est entièrement responsable du film fini. Faire un film commence par le début de l’idée, ou de l’idéal de départ, qu’on mène à travers le scénario, les répétitions, le tournage, le choix de la musique et même le calcul des impôts ».

Souvent décrit comme maniaque ou obsédé du contrôle, il faut plutôt voir en Kubrick un passionné, très impliqué dans son travail. Ses assistants racontent qu’il ne dormait pratiquement pas pendant les tournages tant il était absorbé par son travail. Stanley Kubrick commence sa carrière de réalisateur en 1949 par un documentaire de vingt-huit minutes sur la boxe, Day of the Fight. Il commence sa carrière cinématographique en 1953, avec un long-métrage, Fear and Desire. Stanley Kubrick reniera par la suite son premier film, le trouvant « incompétent et prétentieux » et tentera d’en faire disparaître toutes les copies. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce long métrage ne figure pas sur la liste plus haut. Kubrick ne renonce pourtant pas et réalise en 1955 un second film, Le Baiser du Tueur, avec un budget tout aussi limité. On sent déjà poindre, dans ce second opus, une patte de génie. C’est son troisième film, réalisé en 1956, L’Ultime Razzia qui peut être considéré comme le premier vrai long métrage kubrickien : l’œuvre traite d’un ratage et témoigne d’un degré d’achèvement élevé. En 1957, Stanley Kubrick est considéré comme un réalisateur prometteur.


 

Son film suivant, Les Sentiers de la Gloire, qui sort en 1958, confirme son génie. Kubrick filme cette fois-ci avec des moyens plus conséquents ; il travaille avec de grands acteurs comme Kirk Douglas et peaufine son art. On retiendra entre autres les fameux travellings dans les tranchées, qui, selon Vincent Ostria, « préfigurent la schizophrénie labyrinthique de Shining ».

La carrière de Stanley Kubrick bascule en 1960, lorsque Kirk Douglas lui propose de remplacer Anthony Mann à la réalisation de Spartacus. Stanley Kubrick a alors trente-deux ans. Il se retrouve à la tête d’une superproduction hollywoodienne, avec un budget de dix millions de dollars, et une pléiade de stars à diriger : Laurence Oliver, Charles Laughton, Peter Ustinov et Kirk Douglas ! Il apprend à ses dépens ce qu’est le métier de salarié : il ne peut par exemple pas changer le scénario qu’il trouve mauvais ; il confiera d’ailleurs à Michel Ciment : « Mon principal problème sur Spartacus c’est que j’avais un scénario bête ». Cependant, comme le dit très justement Laurent Vachaud, « Spartacus marque le début de l’indépendance artistique et financière du réalisateur. Pour son film suivant, Kubrick s’exilera en Angleterre et ne reviendra jamais à Hollywood. En réalisant un film sur la révolte d’un esclave, Stanley Kubrick s’affranchit lui-même du système des studios. A partir de cette date, il sera seul maître à bord ».

Stanley Kubrick entre alors dans ce que l’on pourrait appeler sa période d’or. Il tourne cinq films exceptionnels en un peu plus de dix ans : Lolita en 1962, Docteur Folamour en 1963, 2001 : L’Odyssée de l’Espace en 1968, Orange Mécanique en 1971 et Barry Lyndon en 1975. Stanley Kubrick est au sommet de sa carrière : il est reconnu dès 1971 comme l’un des plus grands réalisateurs de tous les temps.

A la sortie d’Orange Mécanique le réalisateur est menacé de mort en Angleterre : on l’accuse d’incitation au meurtre, de complaisance. Kubrick exige de Warner Bros que le film soit retiré de la circulation. Le studio américain finit par plier : au bout de soixante et une semaines Orange Mécanique cesse d’être montré. On voit au travers de cet exemple la place très privilégiée qu’avait Kubrick au sein du monde du cinéma. Il est sans doute le seul réalisateur au monde qui ait pu un jour exiger cela de la part de son producteur. Warner Bros a préféré perdre de l’argent ponctuellement et travailler dans le futur avec Kubrick !

A partir de 1975 Stanley Kubrick devient de plus en plus perfectionniste : les tournages deviennent plus longs et le rythme de sortie des œuvres diminue. Le tournage d’Eyes Wide Shut, qui devait initialement durer dix-huit semaines, s’étale sur quinze mois et nécessite finalement cinquante-deux semaines de tournage ! Stanley Kubrick est le seul réalisateur pouvant se permettre ce rythme de tournage. Le maître américain a acquis, grâce à son œuvre exceptionnelle le droit d’avoir le temps. Il a bénéficié d’un statut exceptionnel : il pouvait être un artiste indépendant tout en bénéficiant de la puissance financière de l’un des plus grands studios d’Hollywood.


 

Stanley Kubrick a d’ailleurs toujours été conscient de son privilège et a souligné, dans Orange Mécanique, les avantages extraordinaires de son statut. 2001 : L’Odyssée de l’Espace était très novateur : Kubrick avait créé une nouvelle conception de la science-fiction et avait réalisé un film en s’affranchissant de toute influence extérieure. En 1971, lorsque Kubrick tourne Orange Mécanique, il sent parfaitement qu’il est totalement libre artistiquement parlant, qu’il est arrivé à maturité. Lorsque Alex va acheter des disques au début du film il voit dans un bac une copie de la bande originale de 2001 :L’Odyssée de l’Espace. Cette mise en abyme souligne l’importance que Kubrick accorde à son statut. C’est une manière pour lui de dire au spectateur qu’il a cessé d’être influencé et qu’il est maintenant maître de son destin cinématographique.

Partie 1 : Les thématiques récurrentes chez Kubrick

Chapitre 1 : L’importance de l’espace

L’espace a toujours eu une grande importance chez Kubrick. Tous ses films témoignent d’une utilisation de la dimension spatiale de l’univers particulièrement développée. Deux films en particulier retiendront notre attention : Shining et 2001 : L’Odyssée de l’Espace. Shining n’est pas un film d’horreur classique, contrairement à ce que pensent certains. Stanley Kubrick utilise l’espace pour servir extraordinairement l’achèvement de son scénario. Le lieu est ainsi mis en avant, stylisé et joue un rôle particulier. Le film, qui est un huis clos total, se déroule dans un vaste hôtel dont le nom, Overlook, est révélateur : il symbolise la capacité de Danny Torrance de prévoir l’avenir.

Dans Stanley Kubrick : A Life in Pictures, Woody Allen, Steven Spielberg, Alan Parker et Martin Scorcese retiennent tous la même scène du film : celle du travelling long et récurrent sur le petit garçon à vélo. Il faut reconnaître en effet que cette scène est extraordinaire d’un point de vue spatial. Le garçon roule dans des couloirs étroits et interminables avec un bruit grave et assourdissant provoqué par le frottement contre le sol du manoir.

Tout ce travail sur l’espace n’est pas fait au hasard : les couloirs représentent sans doute les méandres de la personnalité de Jack Torrance, profondément torturées par ces lieux ; les frottements pénibles stigmatisent la progressive mort de son esprit. L’espace participe à l’achèvement de l’histoire ; il est un des acteurs du film. Son motif est récurrent : le labyrinthe n’est qu’une autre matérialisation de la complexité spirituelle de l’humain. D’ailleurs, Jack Torrance fixe dans une des scènes une maquette du labyrinthe et imagine la promenade qu’y effectuent son fils et sa femme.

La taille des pièces est aussi importante : les personnages du film sont seuls dans des espaces immenses. C’est une façon pour Kubrick d’insister sur l’isolement et sur la solitude mais aussi sur la difficulté humaine de prendre conscience de son Moi et de s’y confronter. De même, si Jack Torrance joue avec une balle de tennis dans ces grandes pièces c’est pour montrer à quel point son propre esprit divague : il part dans tous les sens comme la balle et rebondit ; il change, tâtonne, oscille. Il faut aussi retenir les motifs géométriques psychédéliques des tapis et des moquettes : le quadrillage de l’espace signifie aussi la réduction de la liberté de Jack Nicholson, qui doit s’occuper de sa famille et de son travail en même temps.

Enfin, la scène finale de la course-poursuite dans le labyrinthe clôt l’histoire. Une fois que Jack Torrance est devenu fou, se confronter à son Moi est impossible sans une explosion de violence. Kubrick montre ici que l’espace, qui confère au film une seconde dimension, totalement nouvelle, est à la fois la cause et la solution du problème.


 

Le deuxième film qui nous servira d’exemple sera bien entendu 2001 : L’Odyssée de l’Espace. Kubrick explore la distorsion existante entre macrocosme et espace temporel. Il se joue des distances chronologiques et spatiales, les raccourcit, les allonge successivement pour montrer leur relativité. Est-ce une manière pour le cinéaste de légitimer la dimension absurde que certains auteurs comme Franz Kafka ont pu prêter à la vie humaine ? Kubrick passe du fœtus au vieillard, de l’homme préhistorique à l’homme du futur, de la mort à la naissance. L’espace est à nouveau montré sous plusieurs formes : des étendues désertiques à l’immensité de l’espace sidéral, du huis clos des vaisseaux et d’une chambre à la liberté totale des grandes étendues.

Le monolithe noir paraît être le seul « personnage » totalement immuable à ces changements spatiaux et temporels qui affectent les hommes. Peut-être est-il une représentation divine ; une illustration de l’éternel pour Kubrick ? Le réalisateur montre par ce film que la vie humaine n’est en rien absolue et qu’elle s’inscrit dans une dimension temporelle et dans une dimension spatiale. Une des scènes les plus surprenantes du film est celle dite « de la porte stellaire », où Kubrick montre pendant cinq minutes des motifs kaléidoscopiques chamarrés sur un fond noir. On ne comprend guère la signification d’une telle scène mais on ne peut nier qu’il s’agit à nouveau d’un travail sur le temps et l’espace. La scène est presque comparable à une succession animée de peintures abstraites, et l’écran est utilisé de multiples façons. Kubrick travaille sur des formes quasi fractales – c’est-à-dire infinies – incompréhensibles par l’entendement humain. Est-ce une manière pour lui de souligner une nouvelle fois que nous ne connaissons pas l’espace mais notre perception de l’espace ? Kubrick explique peut-être par cette scène l’importance de la question de la perception. En comparant l’homme au monolithe, il tente probablement de nous montrer la difficulté humaine d’une quête de l’absolu. En donnant à l’espace et aux temps plusieurs formes, il démontre qu’il est difficile de bâtir une vérité à la fois hors de tout cadre et non empirique.

Enfin, nous ne pouvons terminer cette partie sans évoquer les autres films de Kubrick utilisant l’espace de façon presque argumentative. Car Kubrick a toujours apporté un soin particulier aux décors. Dans Barry Lyndon par exemple, les lieux sont méticuleusement choisis.

Les pièces ont, comme dans Shining, une taille particulière selon la circonstance. Le huis clos des châteaux luxueux de la seconde partie du film, dans laquelle la chute de Barry Lyndon commence, contraste avec les champs de bataille et les scènes en extérieur de la première partie. Barry Lyndon est au cours du film de plus en plus enfermé, de moins en moins libre, de plus en plus soumis à son destin. Au début de l’œuvre presque toutes les scènes sont tournées en extérieur : Barry Lyndon est à cheval, dans des forêts, sur les mers. A la fin du film toutes les scènes sont tournées en intérieur ; même le duel final entre Barry Lyndon et Lord Bullingdon n’a pas lieu en plein air !

Dans Eyes Wide Shut Kubrick utilise encore un autre procédé mais la dilatation de l’espace symbolise toujours le degré de liberté dont jouit son héros. Lorsqu’il arrive à l’orgie masquée par exemple Bill Harford se trouve dans un vaste château entouré de sublimes femmes. Lorsqu’il est découvert, il se retrouve enfermé, encerclé par un cercle d’individus menaçants. Sa liberté de déplacement spatial correspond au degré de contrainte qui l’affecte.

Chapitre 2 : La guerre

Une autre constante de la filmographie kubrickienne est le thème de la guerre. Maintes fois abordé par le maître américain, de Docteur Folamour à Barry Lyndon, il est souvent l’objet d’un traitement particulier. Ce que l’on peut dire en premier lieu, c’est que la guerre en elle-même intéresse rarement Kubrick. Le réalisateur préfère s’intéresser aux hommes dans la guerre. Les paroles du narrateur dans Barry Lyndon à propos de la Guerre de Sept Ans – « Il eut fallu le talent de beaucoup de philosophes et historiens pour expliquer les raisons de la Guerre de Sept Ans dans laquelle le régiment de Barry était engagé. Disons simplement que l’Angleterre et la Prusse étaient alliées et en guerre contre la France, la Suède, la Russie et l’Autriche. » – comme le propos lapidaire du début des Sentiers de la Gloire – « La guerre éclate entre la France et l’Allemagne le 3 août 1914. En cinq semaines l’armée allemande est à trente kilomètres de Paris. Là, les français regroupent leurs forces sur la Marne et, contre-attaquant, repoussent les allemands. Le front se stabilise et bientôt, se déploie en un réseau de tranchées serpentant sur huit cents kilomètres de la mer du Nord à la frontière Suisse. En 1916, les positions ont très peu changé. On gagne quelques centaines de mètres de terrain qu’on paye de centaines de milliers de vie humaines. » – sont assez éloquents à ce sujet.


 

Kubrick préfère filmer les hommes que l’entreprise humaine. L’Histoire ne l’intéresse pas plus que cela ; il préfère les histoires des uns et des autres. Le cinéaste a traité la guerre différemment selon ses films : de façon tragique dans Les Sentiers de la gloire et Full Metal Jacket, de façon humoristique dans Docteur Folamour et de façon esthétique dans Barry Lyndon. A chaque fois, ce qui a intéressé Kubrick c’est de stigmatiser les errances des hommes au sein de la guerre.

Le cas de Barry Lyndon est sur ce point intéressant. La scène de bataille rangée est particulièrement esthétique au départ. La musique est légère, les équipements militaires sont propres et de couleurs vives, le temps est assez beau et la bataille a lieu sur une pelouse remarquable. Puis, dès les premiers coups de canon la belle mécanique humaine qu’est l’armée anglaise s’enraye. Les bruits des boulets s’écrasant modifient la tonalité de la musique, les explosions labourent l’herbe magnifique, les hommes tombent et le spectateur se trouve brutalement plongé dans la réalité froide et violente. Kubrick nous fait passer de l’esthétique à l’inesthétique, de la musique légère aux détonations des fusils, de la vie d’une armée en rang à sa mort en désordre total.

Barry Lyndon sur le champ de bataille s’enfuit avec son mentor : il n’est plus un soldat mais un homme bouleversé par la mort de la seule personne à qui il tenait. Il se retrouve alors dans des sous bois sombres et boueux, avec un homme qui meurt devant lui en pleurant. Il s’agit ici pour Kubrick de montrer l’horreur de la guerre et surtout des « belles » batailles rangées. Cette scène, ainsi qu’une autre où Barry Lyndon défend un fort sous les canons ennemis, contrastent avec le reste du film qui présente la société du XVIIIème siècle. On peut penser que Kubrick montre par ces scènes la violence de ce monde qui paraît a priori très feutré. La guerre est une illustration du monde pour Kubrick : elle le révèle, l’explique.

C’est d’ailleurs tout à fait le cas dans Docteur Folamour. Kubrick rigole d’une situation pourtant tragique. A nouveau il s’intéresse aux hommes dans la situation guerrière. Les généraux, les politiques, les scientifiques, tous sont analysés par le maître américain. D’ailleurs, au début du film, le général Ripper déclare en modifiant la phrase de Georges Clémenceau : « La guerre est une chose trop importante pour qu’on la laisse aux politiques ». L’opposition entre généraux et politiques, c’est-à-dire le dysfonctionnement humain, les belles machines qui s’enrayent : tous les thèmes récurrents sont présents. La façon dont Kubrick les a traités est à nouveau révélatrice de sa pensée.

Le générique en premier lieu est extraordinaire : il montre des bombardiers B-52 en vol et en ravitaillement. La scène est tournée de façon presque publicitaire, avec une musique calme, sereine, presque sensuelle. Les B-52 semblent inoffensifs, pareil à de grands oiseaux gris planant en silence. C’est bien sûr une manière pour Kubrick de montrer les « belles machines ». Par la suite, Kubrick est beaucoup plus violent dans sa mise en scène : les militaires sont souvent extrêmement excités, hurlent, s’énervent et sont profondément inconscients car totalement subordonnés à un but, comme le montre en particulier la scène du pilote chevauchant la bombe atomique. L’attaque de la base démontre une nouvelle fois la réelle violence des affrontements. L’énorme affiche devant la base « La paix est notre métier » contraste avec les bruits des détonations. Seul le président des Etats-Unis et le colonel anglais Lionel Mandrake – tous deux incarnés par Peter Sellers – sont lucides sur la gravité de la situation. Kubrick critique ici ce que les historiens ont appelé « l’équilibre des terreurs » en insistant sur le fait que cet équilibre fait oublier aux hommes la nature de la terreur qui peut exister.


 

Mais le personnage le plus exceptionnel du film est assurément le docteur Folamour, caricature de Werner Von Braun et allégorie du Mal. Ce personnage représente le scientifique irresponsable et sans conscience. Il est le créateur des « belles machines » qui tuent et mettent en péril l’humanité. Le fait de rattacher le docteur Folamour au nazisme n’est sans doute pas anodin : Kubrick montre par là même les conséquences qu’aurait pu avoir la découverte de la bombe atomique par les nazis et s’offusque de l’attitude des gouvernements qui ont recueilli ces scientifiques malgré leurs forfaits. D’ailleurs, la fin du film est comme un avertissement adressé à l’humanité toute entière : le docteur Folamour, pourtant infirme, parvient à marcher : le Mal triomphe – le docteur Folamour en est son représentant – et prospère – le docteur s’écrit « Mein Führer, je peux marcher ! ». S’ensuit alors le générique de fin, cinglant d’ironie et d’humour aigre-doux : la terre est ravagée par des explosions nucléaires tandis que retentit une musique apaisante mais dont les paroles sont violentes et crues : « Nous nous reverrons un jour, je sais où ni quand, mais un jour. ». Kubrick est dans ce film très critique et très dur avec les hommes mais il parvient à faire passer son message pessimiste grâce à un humour noir exceptionnel.

Full Metal Jacket et Les Sentiers de la Gloire sont deux films de guerre différents mais rapprochés par la même stigmatisation de la brutalité lors des scènes de guerre. La violence de Full Metal Jacket est particulièrement choquante. La scène du sniper par exemple est choquante et presque sadique. D’une façon générale, Full Metal Jacket rend la guerre comme elle est c’est-à-dire d’une barbarie totale. La description de ses effets sur les soldats est toute aussi crue. Kubrick utilise la voix-off pour montrer le désenchantement progressif de son héros qui finit par lâcher à la fin du film : « Je vis certes, mais je vis dans un monde merdique. ».

 

La guerre de Full Metal Jacket est la vraie guerre contre laquelle Kubrick s’insurge : celle qui tue les hommes physiquement et psychologiquement, celle qui les marque de façon irréversible, celle qui ferait mieux de les faire mourir mais ne le fait pas toujours. Ici, plus d’artifices ou d’humour ; la caméra de Kubrick est froide, presque clinique pourrait-on dire. Elle décrit l’effet qu’a pu avoir la guerre du Viêt-Nam sur les soldats américains et sur les populations locales. A la manière de Michael Cimino dans Voyage Au Bout de l’Enfer, mais sans aller si loin, Kubrick évoque les conséquences de la guerre du Viêt-Nam sur toute une génération. Full Metal Jacket s’inscrit de facto dans la lignée des films américains classiques sur le Viêt-Nam, comme Voyage Au Bout de l’Enfer, Apocalypse Now et Platoon.

L’une des scènes les plus extraordinaires à ce sujet est celle durant laquelle un soldat à bord d’un hélicoptère tire sur tout ce qui bouge en s’exclamant frénétiquement : « Dans le tas les Viêts, dans le tas ! ». On sent une déshumanisation profonde qui fait écho au suicide du soldat Baleine dans la première partie du film.

On ressent encore la folie humaine dans Les Sentiers de la Gloire. La scène de la rencontre entre Kirk Douglas et le général Broulard est glaçante. Kubrick insiste sur le décalage entre la perception du général et la réalité du terrain. Les généraux sont dans un autre monde : ils logent dans des résidences de luxe, reçoivent des convives, et vivent comme des mondains. A côté de ce monde sont les soldats qui meurent dans les tranchées infâmes sur le front. Kubrick montre ici l’organisation profonde de la société qui régit les rapports entre humains. L’homme au sein de la guerre n’est plus lui-même ; il ne peut s’opposer à une logique et semble être enfermé dans un schéma directeur inexorable. Le général Mireau par exemple envoie ses hommes à la bataille parce qu’il souhaite monter en grade. Dans la première scène du film il tente de résister aux injonctions du général Broulard mais finit par céder. Le colonel Dax lui s’oppose à sa hiérarchie mais finit par se ranger à l’évidence et accepte le destin. Les hommes sont pris par la guerre qui infléchit leur destinée. L’homme est impuissant seul face à la folie collective établie, ce que Kubrick résume dans la scène du procès. Le colonel Dax, bien que bon avocat, ne peut rien changer.

La censure française a vu dans le film de Kubrick une attaque contre l’armée française, ce qui n’est pas le cas. La vraie cible du réalisateur est la guerre en elle-même. Cependant, c’est sans doute l’exemple français des exécutions qui a servi de fondement au scénario de Kubrick. Suite à l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, dirigée par le général Nivelle, l’armée française avait fait exécuter de nombreux soldats.

Chapitre 3 : Le dysfonctionnement

Kubrick a toujours traité dans ses films des dysfonctionnements. Les machines, les hommes et les modèles humains échouent souvent chez Kubrick et finissent souvent par disjoncter. La science en tant que telle n’est en rien considérée comme salvatrice et on peut difficilement dire que Kubrick était progressiste d’une façon générale. Au contraire il semblait plutôt conservateur et réaliste. Il n’est pas un seul de ces films où tout se passe bien, sans accroc ou difficulté. Même dans Eyes Wide Shut, qui se termine plutôt bien, les hommes souffrent et ne sortent pas indemnes de l’expérience qu’ils ont vécue.

Chaque cinéaste a sans doute un thème qu’il aime particulièrement explorer. Claude Sautet par exemple aimait filmer les « choses de la vie » si l’on peut s’autoriser ce jeu de mots. Luchino Visconti était obsédé par l’idée de la décadence. Stanley Kubrick lui s’est toujours intéressé aux dysfonctionnements et aux ratés. Une scène symbolise parfaitement ce thème récurrent : lorsque HAL, l’ordinateur de 2001 : L’Odyssée de l’Espace tombe en panne, Kubrick filme pendant une trentaine de seconde un écran rouge sur lequel figure la phrase « Computer Malfunction. » (Ordinateur en panne). Ce long plan symbolise toute l’importance que Kubrick accorde au dysfonctionnement. Le réalisateur contemple la panne. La phrase indiquant la panne occupe tout l’écran et elle figure en blanc sur fond rouge vif, ce qui attire particulièrement le regard.


 

L’humain qui perd le contrôle de lui-même a également beaucoup intéressé Stanley Kubrick. Le cas de Shining le montre bien : le réalisateur filme la folie progressive d’un homme qui ne peut résister. Nul besoin pour Kubrick d’introduire dans son film quelconque personnage ou phénomène fantastique ; les douches de sang et autres apparitions sont le pur fait de l’imagination de Jack Torrance. Il en est de même dans Eyes Wide Shut, où Bill Harford imagine un rapport sexuel entre sa femme et un officier de marine qui n’a jamais eu lieu. La jalousie est ici responsable de la perte de conscience de Bill Harford : ce dernier ne peut résister à ces images de fantasme et souffre terriblement. L’homme qui intéresse Kubrick est dépourvu de l’influence de la raison. Par ce biais, le maître américain souhaite montrer une image particulière de la nature humaine. Est-ce la nature qu’il considère comme étant la plus authentique ? Est-ce celle qu’il estime comme étant dangereuse ? Ce sont en tout cas les questions que soulèvent ces œuvres.

Dans L’Ultime Razzia, il filme un braquage raté, dans Les Sentiers de la Gloire la faillite d’une guerre absurde et d’un modèle social obsolète, dans Spartacus la chute terrible d’un esclave rebellé, dans Lolita les déconvenues d’un homme mûr obsédé par une nymphette, dans Docteur Folamour les ratages des deux superpuissances, dans 2001 : L’Odyssée de l’Espace la folie d’un ordinateur, dans Orange Mécanique l’insuccès d’un programme de réhabilitation et pourrait-on dire d’une société, dans Barry Lyndon une vie finalement manquée, dans Shining la folie humaine s’emparant d’un homme, dans Full Metal Jacket les aléas d’une guerre atroce et le suicide d’un engagé volontaire et enfin dans Eyes Wide Shut la crise d’un couple.

Cela explique l’intérêt que Kubrick porte à la guerre. Car qu’est-elle sinon une crise et un dysfonctionnement de la société ? Le réalisateur américain s’est penché sur plusieurs époques, sur plusieurs types de films, et on pense souvent que sa filmographie est sans aucune unité. Pourtant, quelques thèmes récurrents donnent à son œuvre une cohérence exceptionnelle. Dans la partie qui suit, je tenterai de développer la nature des dysfonctionnements ciblés par Kubrick afin de nuancer notre propos.

Chapitre 4 : Les différents dysfonctionnements

Section 1 : Le dysfonctionnement des sociétés

Il est stigmatisé dans de nombreux films. Cependant, il est difficile de trouver une unité dans la critique kubrickienne des sociétés tant ses films sont différents. Aussi serons-nous amener ici à proposer une interprétation des différents films dans lesquels ce thème apparaît.

Orange Mécanique

Le cas d’Orange Mécanique soulève de nombreuses questions. Kubrick brosse le tableau d’une société anglaise futuriste. Plusieurs indices nous permettent d’affirmer cela : d’une part la réplique d’Alex au gardien de prison qui déclare être anglican, d’autre part l’uniforme du gardien de prison calqué sur celui des agents anglais. Cette société se présente comme un monde où règne le chaos. Les ascenseurs sont en panne, les ordures s’entassent, les gangs règnent, la criminalité est élevée.

Enfin, les décors témoignent d’une création artistique débridée et anarchique. Sur ce dernier point Kubrick a sans aucun doute été influencé par la décoration des années 70, comme le montrent les couleurs vives présentes dans le film. La société montrée par Kubrick ne sait pas encadrer les adolescents qui sont livrés à eux-mêmes. Alex ne va pas à l’école ; sa mère n’a aucune autorité, son père non plus. Les parents sont absents car ils travaillent toute la journée. En témoigne le dialogue ci-dessous extrait du film – le gulliver désigne la tête et vient du livre d’Anthony Burgess :

« – Alex, il est temps d’aller à l’école.
– Je sais maman mais j’ai une douleur atroce au gulliver. Je vais me reposer aujourd’hui et j’irai à l’école demain.
– Mais Alex tu n’es pas allé à l’école de la semaine.
– Oui maman mais il faut que je me repose, que je dorme. Sinon je risque de manquer l’école encore plus.
– D’accord au revoir.
– Passe une bonne journée à l’usine maman. ».

Certains traiteront Kubrick de visionnaire au vu de la situation actuelle dans certains ghettos américains ou dans certaines cités françaises. Le réalisateur insiste aussi sur l’inefficacité des méthodes d’intégration pour ces adolescents. La personne en charge d’Alex n’est absolument pas compétente car il semble qu’elle ait une contrainte de résultat avec Alex. Est-ce une manière pour Kubrick de critiquer le capitalisme tout-puissant et ses dérives dans une société affranchie de tout service public ? On peut le penser. Kubrick avait peut-être déjà vu en 1971 les dérives de nos sociétés actuelles. Comme le montrent Michael Moore dans Bowling for Colombine ou Gus Van Sant dans Elephant l’adolescent, livré à lui-même, sans parents présents ni éducateurs compétents peut se transformer en monstre de violence.


 

Kubrick a stigmatisé dans Orange Mécanique une autre dérive de nos sociétés. Il s’agit d’une modification de la fonction politique. Chacun sait qu’aujourd’hui la majorité des hommes politiques se soucient avant tout de leur image. Le fond s’efface devant la forme, qui tient un rôle prépondérant. L’homme politique ne peut plus être un obscur technocrate ; il doit être un communicateur. Le réalisateur américain stigmatise parfaitement ce travers de nos sociétés dans Orange Mécanique. Le ministre n’est en rien intéressé par la santé mentale d’Alex. On voit cela parfaitement dans la scène où le jeune homme est provoqué en vue de montrer l’efficacité du traitement qui lui a été administré. Le prêtre est le seul individu de l’assemblée qui pose la question du libre-arbitre d’Alex. Le prêtre est donc assimilable ici à la morale. Il est le seul individu à ne pas être convaincu par ce qu’il qualifie dans le film de « grotesque numéro d’auto humiliation ».

La fin du film constitue une habile synthèse du point de vue de Kubrick : le ministre est toujours aussi peu intéressé par le bien-être d’Alex. Le politique n’assume plus son rôle : il est démagogue. Kubrick insiste peut-être ici sur la nécessité d’une déontologie du langage politique, reprenant par là même le point de vue de certains philosophes comme Paul Ricœur par exemple.

Surtout, par sa conclusion ironique, Kubrick montre l’échec profond de la méthode de guérison vantée par le ministre. La phrase finale d’Alex révèle parfaitement cela ; alors qu’on le voit en train de violer une jeune femme sous les regards admiratifs et applaudissements d’individus de la haute société, il lâche : « Pas d’erreurs, j’étais bien guéri ! ». Kubrick se pose ici en défenseur des libertés individuelles et critique la société qui chercherait à contrôler tous ses sujets en allant jusqu’à tenter de modifier leur Moi. Orange Mécanique montre que cette modification est impossible parce que l’individu retrouve toujours sa conscience propre. Alex, confronté à Ludwig Van Beethoven qui n’est qu’une facette de lui-même, finit par se souvenir de sa vraie nature que le traitement a vainement tenté d’effacer.

Les Sentiers de la Gloire

Kubrick dépeint dans ce film la société française pendant la Première Guerre Mondiale. La démarche de Stanley Kubrick est double : d’une part insister sur la guerre et les changements qu’elle provoque et d’autre part montrer la nature profonde de cette société. On pourrait même établir, toutes proportions gardées, un parallèle entre Stanley Kubrick et Jean Renoir. Truffaut disait à propos de la Grande Illusion : « Ce film est fondé sur l’idée que la société se divise verticalement, par affinités, et non horizontalement, par frontières ». Kubrick illustre la première partie de la phrase de Truffaut admirablement dans son film. La société est partagée verticalement, du sommet à la base et les cloisons entre classes apparaissent étanches.


 

Il y a également, dans Les Sentiers de la Gloire, une part de La Règle du Jeu. Qui pourrait le nier en effet au vu de la scène où le général Mireau reçoit le colonel Dax ? Le général mène une guerre de salon, entouré d’invités, danse sur une valse de Strauss, est totalement en décalage avec la réalité, comme le marquis de la Chesnay dans la Règle du Jeu. Il se dégage de ses scènes une impression de carcan social. Les rôles sont définis, la société impose aux hommes une conduite bien particulière. Le colonel Dax ne peut rien changer. La scène de sa visite au général Mireau tourne au dialogue de sourds. La scène est presque « comique » tant le dialogue est décalé :

« -Ces exécutions seront excellentes pour le moral des troupes.
– Le moral des troupes ?
– Certainement ! Il n’y a rien de plus stimulant pour un soldat que de voir mourir autrui.
– Général, puis-je vous poser une question ? Pensez-vous sincèrement ce que vous dites ?
– Colonel Dax, il est de mon devoir de retourner auprès de mes invités.
– Certainement général. »

Kubrick montre à quel point la guerre a marqué les esprits. Le général Mireau, pourtant chef de guerre, a complètement perdu la tête. Surtout, Kubrick démontre qu’il existe peu de voies d’échappatoire. Les hommes se retrouvent dans un cadre dont ils ne peuvent s’extraire.

La scène du procès est de fait très intéressante : malgré toutes les tentatives du colonel Dax les trois soldats sont condamnés à mort. Tous les protagonistes du film savent les poilus innocents et pourtant rien ne peut les sauver ; leur destin est scellé. Ils sont prisonniers de la « machine sociale ». L’œuvre de Kubrick illustre parfaitement ce que René Girard appellerait le lynchage cathartique initial. Les trois soldats choisis au hasard sont des boucs émissaires, leur mort n’est qu’une manifestation de la violence fondatrice de la société en place. On ne peut à ce sujet que citer à nouveau le dialogue ci-dessus.

Docteur Folamour

Dans cette farce sur la guerre froide Kubrick dénonce la totale folie de l’équilibre des terreurs. Encore une fois, le réalisateur américain montre les errements des hommes au sein des sociétés. Le film peut paraître drôle et irréel ; cependant certains généraux de l’armée des années 60 comme Curtis Lemay étaient visés par Kubrick. Ce militaire, qui est resté dans les annales et qui était fou si l’on en croit l’écrivain Paul Lashmar, aurait proposé à plusieurs reprises à l’état major des USA d’attaquer l’URSS et avait suggéré de « renvoyer le Viêt-Nam à l’age de pierre à coups de bombe ».

Le monologue du général Turgidson, malgré son irréalisme apparent, est parfaitement concevable, et, selon Paul Lashmar, aurait pu être tenu par Curtis Lemay :

« Monsieur le président j’aimerais soulever un ou deux points :
Point 1 : nos espoirs de rappeler la 843ème escadrille nucléaire sont rapidement réduits à une faible probabilité.
Point 2 : dans un quart d’heure les Ruskofs verront les avions sur leurs radars.
Point 3 : ensuite ils paniqueront et enverront tout leur arsenal.
Point 4 : si nous ne faisons rien pour limiter leurs représailles nous serons anéantis.
Point 5 : si, au contraire, nous lançons une attaque sur leurs bases, nous avons nos chances. Nous avons plus de missiles. On peut en envoyer trois par cible et avoir une force de réserve.
Point 6 : une étude officieuse, faite pour ce genre de cas, a indiqué que nous détruirions 90% de leur force nucléaire. Nous l’emporterions avec quelques pertes dues à leurs forces restantes qui seraient mises à mal et manqueraient de coordination.
[…]
– Nous nous en tirerions avec dix à vingt millions de morts maximum, c’est une fourchette. ».


 

Kubrick place les hommes de son film dans une situation de crise aiguë ; il met en scène les dérapages de l’état major américain. Le décalage entre la gravité de la situation et le peu de sérieux dont font preuve les personnes a priori compétentes fait naître le comique. Les exagérations de Kubrick sont volontaires mais elles démontrent tout de même une volonté de stigmatisation des errances des états-majors. Tout, dans Docteur Folamour échoue : les machines comme les hommes. Le dysfonctionnement s’accentue peu à peu pour atteindre son stade suprême à la fin du film où le chaos s’installe définitivement. Tout commence par une longue séquence introductive vantant les bombardiers B-52, puis, peu à peu, tout s’enraye. En premier lieu le général Ripper, qui met sa base en quarantaine et plonge dans une paranoïa totale. Ensuite tout s’enchaîne. Le président découvre qu’il n’est pas le seul à pouvoir utiliser la bombe atomique :

« – Général Turgidson, je croyais être la seule personne à pouvoir décider d’utiliser la force nucléaire.
– C’est exact monsieur et, bien que je n’aime pas juger la situation sans avoir tous les éléments en main, il me semble que le général Ripper a transgressé cet ordre. ».

L’état-major américain déraille et ne réalise pas la menace qui pèse sur le monde, les soviétiques sont autant déconnectés de la réalité, le B-52 subit une avarie partielle et devient incontrôlable, la bombe atomique refuse de tomber, le docteur Folamour est torturé par ses troubles obsessionnels compulsifs, la jambe de bois du capitaine anglais Lionel Mandrake se défait, le téléphone entre la base du général Ripper et la salle de guerre ne peut marcher faute d’argent,… La seule chose qui finit par triompher de cette cascade de dysfonctionnements est la fameuse machine soviétique capable d’anéantir le monde et le docteur Folamour, sorte d’allégorie du mal. Kubrick filme ici l’histoire d’un dérèglement total.

Les scènes sont d’une ironie cinglante. Même le président américain, qui est le plus lucide, est totalement surréaliste. Son dialogue avec le premier ministre soviétique en témoigne :

« – Allô Dimitri ? Pourriez-vous baisser la musique ? […]
– Un de nos généraux a eu un petit pet au casque… Juste un petit… Et il a fait une chose un peu stupide. Je vais vous dire ce qu’il a fait. Il a ordonné à ses avions d’attaquer votre pays. »

Kubrick souligne par cette scène le manque de communication préjudiciable aux deux camps et critique au passage le modèle communiste lorsque l’ambassadeur d’URSS dit au président des Etats- Unis, pour justifier l’état pitoyable de son premier ministre : « Notre premier ministre est un homme du peuple mais avant tout un homme. ». En fait, Kubrick renvoie dos à dos les communistes et les capitalistes ; pour lui, cette distinction n’a pas d’importance. La folie humaine est plurielle et touche les uns comme les autres.

D’ailleurs, le président finit par perdre lui aussi complètement la tête, en souscrivant à la proposition du docteur Folamour qui lui propose de s’enfouir dans un bunker pendant cent ans en attendant la fin des radiations et en s’entourant de femmes et d’hommes choisis pour leur fertilité et leur qualités intrinsèques !

Section 2 : Le dysfonctionnement des machines

Stanley Kubrick a toujours eu une relation particulière aux machines. Il était admiratif de la technologie, s’intéressait beaucoup à l’intelligence artificielle et possédait toujours des objets de communication perfectionnés : il eut par exemple très tôt la première génération d’Internet. Dans ses films cependant, Kubrick filme des machines qui disjonctent.

 

Le cas le plus frappant est celui de HAL, l’ordinateur de 2001 : l’Odyssée de l’Espace qui finit par subir une panne terrible. Le ton de Kubrick oscille entre la fascination et la critique tant l’ordinateur est au départ vanté. Les premières scènes présentent HAL comme une machine parfaite. Son intelligence artificielle est extraordinaire. La scène de la partie d’échec à bord du vaisseau Jupiter en témoigne, tout comme l’interview de HAL à la télévision où il affirme : « Permettez-moi de vous rappeler qu’aucun ordinateur HAL n’a jamais eu le moindre défaut. ». La forme d’HAL, ressemblante à celle d’un sein féminin corrobore cette thèse : Kubrick est excité par l’idée d’une intelligence artificielle. Malgré tout, HAL finit par tomber en panne. La chute de l’ordinateur est filmée de façon hautement contemplative : Kubrick contemple le dysfonctionnement, le filme pendant de nombreuses secondes. L’écran rouge et blanc « Computer Malfunction » et le bruit strident et retentissant qui accompagne l’image provoquent presque un effet de ralenti. Le spectateur est comme hypnotisé pendant plusieurs secondes : le dysfonctionnement de HAL est sacralisé. On pourrait même aller jusqu’à dire que cette scène préfigure les ralentis contemplatifs de la souffrance des marines sous les tirs du sniper de Full Metal Jacket.

Ensuite, HAL est peu à peu gagné par son délire paranoïaque. Un peu comme Jack Torrance dans Shining, HAL perd peu à peu la raison. L’ordinateur génial se transforme en assassin ; il ne supporte pas le regard des hommes sur lui. On pourrait dire, pour reprendre la formule de Sartre que, pour HAL, « l’enfer c’est les autres ». L’ordinateur narcissique ne peut imaginer de se tromper ; il ne supporte pas l’idée de devoir assumer un échec devant les intelligences pouvant le juger. Kubrick devinait-il à l’avance la tendance actuelle de nos sociétés, qui ne supportent pas l’échec et souhaitent le « risque zéro » ? Dans tous les cas, on peut voir en 2001 : L’Odyssée de l’Espace une illustration de l’impossibilité de la perfection. Kubrick souligne à nouveau dans ce film la difficulté de l’existence. Toutes les choses qui nous entourent, même les plus parfaites a priori, ne sont pas infaillibles.

Chapitre 5 : L’anti-héros

Logiquement, il est la conséquence immédiate d’une filmographie érigeant comme valeur cardinale le dysfonctionnement. Le héros kubrickien est toujours un anti-héros. Kubrick considère l’homme comme faillible et ne conçoit pas – sauf quand il y est forcé comme dans Spartacus – la possibilité d’un homme réussissant ce qu’il entreprend. Même le colonel Dax échoue, victime d’un système qu’il ne pourra jamais contrôler. Kubrick refuse l’éventualité d’un homme pouvant tout changer. Napoléon le fascinait d’ailleurs tant pour son parcours exceptionnel que pour sa chute. La conception de l’homme qu’a Kubrick est donc hautement réaliste, voire pessimiste.

Les films de Kubrick se terminent d’ailleurs souvent mal. L’anti-héros meurt ou confesse vivre dans un monde où il n’a plus de raison de vivre. Ainsi en est-il du colonel Dax, d’Humbert, de tous les protagonistes de Docteur Folamour, d’Alex, de Barry Lyndon, de Jack Torrance et du soldat Guignol. La seule exception est Bill Harford. Nous ne retenons pas ici 2001 : L’Odyssée de l’Espace, un film assurément à part. L’anti-héros kubrickien n’est pas un personnage sympathique. Il est trop humain pour être parfait et a donc des défauts insupportables. La filmographie de Kubrick est donc avant tout humaine : il n’est pas question pour le maître de trahir la réalité de la nature humaine et d’inventer l’homme parfait. Si l’on regarde au cas par cas, le personnage kubrickien ne suscite pas l’admiration.

Le colonel Dax, qui est pourtant le plus admirable des anti-héros, finit par échouer. Il finit même par accepter le système et finalement le destin alors qu’un héros aurait tenté au péril de sa vie de changer les choses.

Humbert, quant à lui, est un homme malsain et hypocrite. Il n’assume pas son obsession, au contraire de son double, Clare Quilty, qui est lui un héros maléfique. Surtout, Humbert détruit la vie d’une veuve en lui mentant sur les sentiments qu’il a pour elle. Les scènes d’amour où Humbert fixe la photo de Lolita pour stimuler sa libido sont révélatrices d’une hypocrisie totale. Le mensonge pour fuir une réalité morose est permanent chez Humbert, qui paraît de fait lâche.

Les protagonistes de Docteur Folamour sont profondément détestables et en particulier les militaires. Ils sont responsables de l’apocalypse finale du film, soit par leur lâcheté, soit par leur folie. Alex est pervers et sadique au début d’Orange Mécanique. Le système le transforme en personnage sympathique mais la fin nous remontre sa vraie nature, mauvaise.


 

Barry Lyndon est peut-être le personnage le plus détestable de toute la filmographie kubrickienne. C’est un arriviste, bassement opportuniste, rustre sous ses apparences raffinées. Il est menteur, lâche, uniquement intéressé par le statut social. C’est cependant l’un des personnages les plus ambigus de l’œuvre de Kubrick.

Jack Torrance est quant à lui fou et finit par se transformer en meurtrier.

Le soldat Guignol est égoïste : il doit aider le soldat Baleine mais finit par participer à son lynchage.

Bill Harford est, comme Barry Lyndon, intéressé par son statut social. « Il considère que tout lui est dû » selon Tom Cruise ; il ne cherche pas vraiment à faire d’efforts et est assez lâche : il admet la version de Victor Ziegler quant à la mort mystérieuse de la prostituée, ne se renseigne pas sur l’état de santé de son ami Nick Nightingale et ne dénonce pas le vendeur de costumes, Militch, qui pourtant prostitue sa fille.

C’est donc un fait, Stanley Kubrick s’est intéressé à des hommes et des femmes et non à des héros et à des héroïnes. Le réalisateur les trouve plus intéressants, car plus humains, et cette humanité participe largement à la vraisemblance de sa filmographie.

Chapitre 6 : Les relations humaines

Elles sont en général tendues, ce qui apparaît finalement logique au vu des personnages que Kubrick a étudiés. Les relations sont aussi imparfaites que les hommes et les femmes filmés. Nous allons nous intéresser dans cette partie à deux types de relations humaines que Kubrick a étudié : la relation d’amour et la relation familiale.

Section 1 : La relation amoureuse

Il y a chez Kubrick trois films essentiels sur la question : Lolita, Barry Lyndon et Eyes Wide Shut. La relation amoureuse chez Kubrick est tumultueuse, complexe. Elle est aussi souvent très ambiguë.

Barry Lyndon est à ce sujet un film intéressant. La relation entre Lady Lyndon et Barry Lyndon est très ambiguë. Au départ, Barry Lyndon est charmé par Lady Lyndon. L’apparition de Lady Lyndon est particulièrement travaillée : elle se déplace en famille, avec son mari infirme, son fils et le précepteur religieux. Très vite, l’attirance de Barry Lyndon se voit. Les scènes de rencontres entre les deux personnages sont très lentes et la relation se noue tout en douceur, de façon feutrée. C’est sans doute une volonté de Kubrick, qui déclare à ce propos :

« A mon avis, la meilleure trame, c’est celle qu’on ne voit pas. J’aime les démarrages en lenteur, les débuts qui pénètrent le spectateur dans sa chair et imprègnent son esprit au point de lui permettre d’apprécier les moments de grâce et les nuances sans qu’on ait besoin d’enfoncer les portes ouvertes et d’abuser du suspens ».


 

Au départ amoureux, Barry Lyndon finit par se détacher de sa femme ; il lui souffle la fumée de sa pipe au visage alors qu’elle lui demande d’arrêter de fumer, va voir des prostituées et la trompe. Barry Lyndon se satisfait de sa richesse matérielle. Il n’est amoureux que de son fils, Brian, qui malheureusement meurt. Commence alors pour Barry Lyndon une inexorable descente aux enfers. Le début du film, au cours duquel Barry Lyndon était amoureux de sa cousine Nora, paraît loin et l’amour s’est définitivement éloigné. Comme le dit Paul Duncan, « L’histoire est tragique car, après avoir vu son premier amour bafoué, Barry Lyndon se refuse le luxe d’aimer et méprise l’amour que d’autres lui portent. Lorsqu’il s’autorise à nouveau à aimer – il est en adoration devant Brian -, son fils meurt et Barry Lyndon, brisé, retombe à nouveau dans son existence cynique ». Malgré cela, on peut s’interroger sur les sentiments de Barry Lyndon. Il faut en effet noter qu’il semble totalement abattu lorsqu’on lui apprend, à la fin du film, qu’il ne reverra jamais Lady Lyndon. On peut donc se demander si Barry Lyndon n’était pas amoureux de sa femme. De même, Lady Lyndon hésite avant de signer le billet qui va la séparer à jamais de Barry Lyndon : elle est restée amoureuse de son mari malgré tout ce qu’il a fait. Une autre scène nous amène également à nuancer le propos de Paul Duncan : après ses errances, Barry Lyndon vient voir sa femme pendant sa toilette et lui demande en pleurant de l’excuser, ce qu’elle accepte.

Barry Lyndon est donc un personnage complexe, à plusieurs facettes. Ces ambiguïtés font la richesse du film, qui peut s’interpréter de fait de multiples façons. Kubrick n’est pas catégorique ; il ne tranche pas parce qu’il préfère laisser au spectateur la décision. De même, si Barry Lyndon épargne Lord Bullingdon lors du duel final c’est aussi peut-être par amour pour sa femme, qui est dans un état terrible et qui pourrait sombrer définitivement si son fils aîné venait à mourir. En peignant un homme et non pas un héros, Kubrick met en avant la complexité de la nature humaine et des relations. Barry Lyndon est tour à tour bon et mauvais, en réalité totalement dual, et finalement profondément humain.

Il en est de même pour Humbert et Lolita. La scène de retrouvailles à la fin du film souligne la difficulté de situer le Bien et le Mal. Lolita est en fait une manipulatrice, qui se préoccupe avant tout d’elle-même. Humbert, qui semblait n’être jusque là qu’un pervers devient un homme romantique et manipulé. Le Bien et le Mal, qui semblaient très clairement définis, dépendent en fait du point de vue que l’on a. C’est cela que Kubrick veut illustrer par cette scène. Il insiste également sur la nature de la relation amoureuse, qui est différente de ce que l’on croyait au début. Humbert ne passe plus pour un homme tirant parti de la situation. C’est en fait Lolita qui a détruit Humbert et non pas le contraire comme on pouvait s’y attendre. Dans Lolita, Kubrick s’intéresse également à l’importance des fantasmes : Humbert ne peut assumer les siens, ce qui se traduit par sa haine de Quilty et par l’assassinat dont il se rend coupable. Comme le dit Paul Duncan, « Humbert reconnaît en Quilty son côté obscur, une masse d’obsessions sexuelles sans inhibitions. Il comprend qu’il doit détruire cette vision dégradée de lui-même pour que Lolita soit enfin libre de vivre la vie qu’elle s’est choisie ».

L’importance des fantasmes est mise en avant dans le dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut. Kubrick confia d’ailleurs à Michel Ciment, à propos de la nouvelle d’Arthur Schnitzler dont est tiré le film :

« Le texte oppose les aventures réelles du mari aux fantasmes de sa femme et pose la question suivante : y a-t-il vraiment une différence entre rêver d’une aventure sexuelle et la vivre ? ».

La scène clef du film est celle du baiser devant le miroir que se donne Alice et Bill Harford dans leur appartement. A ce moment là, Kubrick fait traverser à sa caméra le miroir dans lequel se reflète le couple pour nous montrer la vraie nature de leur relation amoureuse. C’est alors que Kubrick nous montre les dessous d’une relation de couple. La scène de la dispute sur le lit est de ce point de vue une explication : la crise du couple part d’un simple désaccord et d’une lassitude de la routine.

Bill Harford ne peut concevoir que sa femme ait des fantasmes vis-à-vis d’autres hommes. L’officier de marine n’a jamais été physiquement avec Alice Harford mais elle a pensé « tout lâcher pour lui » : Bill, sa fille, sa vie de famille. Le choc est terrible pour Bill. La gravité de la situation est telle que le couple est menacé. Kubrick souligne ici la conjonction de l’abstrait et du concret dans une relation amoureuse de couple. Le salut ne viendra que d’une destruction de ces fantasmes : lorsque Bill rentre chez lui, il tombe nez à nez avec le masque de l’orgie, symbole de ses fantasmes. Les deux époux s’expliquent puis finissent par se pardonner, la vie de famille reprenant son cours. C’est d’ailleurs la famille qui sauve le couple, ce qui est assez étrange, comme nous allons le préciser.

Section 2 : La relation familiale

En général, Kubrick s’est intéressé au dysfonctionnement familial. Très souvent, la famille est synonyme de difficulté et d’échec.

C’est d’ailleurs le cas dans Shining où Jack Torrance ne parvient pas à concilier sa vie professionnelle et sa vie familiale. L’écrivain sent peu à peu le conflit qui l’habite. Les scènes de disputes avec sa femme sont nombreuses et témoignent d’un malaise profond. De même, la scène où Jack Torrance imagine sa femme et son fils dans le labyrinthe montre une obsession a priori incompréhensible. La famille est responsable de la perte de contrôle de Jack qui finit d’ailleurs par vouloir se débarrasser de sa femme et de son fils. Sa délivrance passe par la mort de sa famille.


 

On peut dire de même que Barry Lyndon rate en partie sa vie à cause de problèmes familiaux : la mort de son père l’empêche d’épouser Nora, parce qu’il n’a pas une rente suffisante, la mort de son fils l’accable définitivement, le conflit avec son beau-fils le privera à jamais d’une jambe et de sa femme. La famille est en partie responsable des échecs de Barry Lyndon. La mère de Barry par exemple pousse son fils à dépenser pour obtenir un titre de noblesse, stimule son ambition et, au final, se montre maladroite en congédiant le précepteur religieux.

La fin d’Eyes Wide Shut apparaît d’autant plus étrange que l’on connaît ces détails. Elle semble s’inscrire en contradiction avec le reste de la filmographie kubrickienne. Cette nouvelle ambiguïté nous permet à nouveau de penser que le point de vue de Kubrick sur la question était très nuancé. Il s’agit pour le réalisateur d’insister sur les avantages de la vie de famille et sur ses inconvénients : elle est un ciment pour un couple si l’on sait la gérer et si on lui donne une importance primordiale, ce que fait le couple Harford. De nombreuses scènes en effet montrent le couple en admiration devant leur fille, qui apparaît comme la personne à préserver absolument des tumultes.

Partie 2 : Les méthodes du maître

La filmographie de Stanley Kubrick est autant reconnue pour son fond que pour sa forme. Le maître américain n’est en effet pas un simple metteur en scène. Il est aussi un véritable artiste. La plastique de ces films est souvent exceptionnelle, témoignant d’un souci du détail hors du commun. La première chose frappante, à l’heure où les réalisateurs d’aujourd’hui ne savent plus filmer qu’en numérique, est la qualité des techniques d’éclairage de Stanley Kubrick.

Chapitre 1 : La lumière

Stanley Kubrick est assurément un des plus grands utilisateurs de lumière dans le cinéma. Dès son deuxième film, Le Baiser du Tueur, on perçoit une capacité à jouer avec la lumière absolument remarquable. Kubrick voit souvent dans la lumière un moyen optimal d’argumentation. L’exemple le plus exceptionnel de cette utilisation des lumières est sans aucun doute Eyes Wide Shut. En une scène Kubrick introduit parfaitement son sujet, avec un nombre de dialogues extrêmement réduit. Les deux premières minutes du film témoignent d’une maîtrise argumentative de la lumière totale.

En premier lieu, Alice Harford apparaît dans sa chambre de dos, totalement nue. Elle est plongée dans une lumière vive ; presque une lumière de vérité. Dès le plan suivant, Bill Harford est lui dans une salle de bain très sombre et intégralement vêtu. Il semble tout de suite être dans le faux, dans le mensonge. Lors du plan suivant, le couple est dans une pièce éclairée normalement, d’une lumière banale et presque routinière finalement, qui reflète admirablement la nature de la relation amoureuse de Bill et d’Alice. Enfin, lorsque le couple rencontre la baby-sitter venue garder leur enfant, c’est-à-dire lorsqu’il apparaît socialement, il se retrouve dans une pièce inondée de lumière. Bill et Alice paraissent aux autres beaux, riches et finalement, parfaits.


 

Ce début est le prélude à une exceptionnelle utilisation des éclairages. Pendant deux heures et trente-sept minutes Kubrick démontre une maîtrise technique totalement parfaite. Je pense d’ailleurs qu’Eyes Wide Shut peut être considéré comme l’achèvement de la carrière technique de Kubrick tant il paraît vrai que tous les éléments du film semblent servir le propos du réalisateur et le cours de l’histoire. Un exemple intéressant est celui de la scène de l’orgie masquée. Bill Harford arrive dans un château magnifique. Les lumières sont assez faibles, en demi-teinte. Les scènes sexuelles sont aussi belles qu’un tableau peint avec la technique du sfumato. Les ombres et les lumières en demi-teinte se rencontrent, comme les corps humains. Au-delà d’une esthétique parfaite, Kubrick insiste sur la disjonction entre l’ombre et la lumière et par suite entre le masqué et le non masqué, l’émergé et l’immergé, le matériel et l’immatériel, le rêvé et le vécu. Les scènes de société sont, elles, filmées avec une surexposition volontaire. La seconde scène du film, lors de la fête chez Victor Ziegler en témoigne : en société, les Harford sont un modèle. Ils fréquentent la haute société, mènent une vie de grands bourgeois et sont perçus comme une exemple de réussite sociale.


 

A l’inverse, leur quotidien est noir, sombre, nocturne. Toutes les scènes où Bill Harford erre sont ainsi filmées, paraissant presque « underground ». De même, les scènes de rêves sont filmées dans une relative obscurité. On retiendra en particulier la magnifique scène lors de laquelle Alice Harford raconte à son mari son rêve atroce ou encore celle où Bill Harford rentre chez lui et aperçoit le masque sur son oreiller. Stanley Kubrick a travaillé sur le bleu dans ces scènes : il s’agit d’un bleu clair, presque translucide, mais oppressant. Cette couleur matérialise la nature duale du rêve : son obscurité, la difficulté de s’en souvenir et l’influence de ses résurgences dans la vie quotidienne.

Paul Duncan prétend d’ailleurs qu’Eyes Wide Shut est organisé selon les trois couleurs primaires, chacune d’entre elles ayant une signification :

« Le rouge représente la tentation du sexe, comme le décor du Sonata Café, la chemise du chauffeur de taxi, l’intérieur de la voiture conduisant Bill à l’orgie, les vêtements du maître de cérémonie, la porte de l’immeuble de la prostituée, la table de billard de Ziegler. Le jaune, couleur de la trahison, est très présent lors de la fête donnée chez Ziegler, dans l’appartement de Marion, dans la chambre à coucher de Bill et Alice. Le bleu représente le danger et la peur. Lorsque Bill imagine Alice et l’officier de marine faisant l’amour, c’est sur un fond bleu. De même, le bleu apparaît souvent quand Bill parle à Alice dans la chambre. Enfin, les draps du couple lorsque Bill révèle tout à Alice, sont violets, combinaison de bleu et de rouge ».


 

La lumière est pour Kubrick essentielle ; elle éclaire l’histoire si l’on peut dire. Elle ne participe pas qu’à la dimension esthétique du film. Le décor et son éclairage chez Kubrick ne sont presque jamais choisis au hasard. Comme chez Visconti, ils font partie intégrante du film et revêtent une importance primordiale.

Dans Barry Lyndon également la lumière est particulièrement bien utilisée. La scène du mariage qui ouvre la seconde partie est éloquente. La lumière blanche inonde l’église : Redmond Barry est au sommet et se trouve dans la lumière. La seconde partie du film, qui présente sa chute est infiniment plus sombre et Kubrick noie peu à peu dans l’ombre ses héros. C’est dans ce film que l’on peut presque parler d’un sfumato, tant l’œuvre de 1975 ressemble par moment à un tableau de la Renaissance. L’éclairage totalement naturel aux bougies n’y est pas étranger. Kubrick a énormément travaillé pour des éclairages exceptionnels. Le réalisateur a utilisé des caméras totalement spécifiques.

A la manière de Léonard de Vinci, qui tentait souvent de trouver de nouvelles formules de peinture, Kubrick a innové en termes de prises de vue en utilisant des lentilles de caméra Carl Zeiss. Ces dernières avaient été spécialement dessinées pour la Nasa. Elles possédaient la particularité d’être très rapides et d’ouvrir à 0,7, ce qui est deux fois plus rapide que les meilleures lentilles actuelles. Il chargea l’inventeur Ed Giulio d’adapter ces optiques Zeiss sur des caméras Mitchell NBC. Warner Bros possédait deux exemplaires de cette caméra très rare. Kubrick put ainsi filmer les scènes avec les objectifs grands ouverts, ce qui réduisit considérablement la profondeur de champ. Il put par la suite suréclairer les scènes et utiliser les bougies. Visuellement parlant, Barry Lyndon est assurément exceptionnel : la réduction de la profondeur de champ, l’utilisation permanente du zoom – soulignée par Martin Scorcese dans le documentaire Stanley Kubrick : A Life in Pictures – et l’éclairage à la bougie conduisent à un écrasement des images et à une nouvelle dimension lumineuse.

Le film ressemble souvent à un tableau. La superposition, la juxtaposition des ombres et des lumières, le naturel de l’éclairage nous font remonter l’histoire. On croit parfois se retrouver face à des tableaux dignes des Ménines de Vélasquez tant les images sont superbes. Le travail du maître sur ce plan est grandiose. Il est à noter d’ailleurs que de nombreux réalisateurs se sont inspirés après 1975 des méthodes de Kubrick. Ridley Scott aurait-il par exemple réalisé Duellistes tel que nous le connaissons si Kubrick n’avait pas réalisé Barry Lyndon ?

Chapitre 2 : Le travelling

Le travelling est une constante stylistique de la filmographie kubrickienne. Dès ses premiers films, Stanley Kubrick utilise le travelling. Les Sentiers de la Gloire révèlent au grand public la qualité des travellings de Kubrick. Les scènes de tranchées, où le colonel Dax passe en revue ses troupes, démontrent une utilisation de la caméra techniquement parfaite. Toutes les qualités d’un grand travelling sont présentes : une grande fluidité de la caméra, un rythme de défilement ni trop rapide ni trop lent et enfin un excellent cadrage. Dès son quatrième film Kubrick a trouvé un style visuel. Lors de tous ses autres films, Kubrick va développer son style de travelling. On peut dire que cette figure de caméra classique était sa marque de fabrique. Le travelling kubrickien est souvent long, ciblé sur le visage de l’acteur ou sur un élément précis, d’une grande fluidité, comme si Kubrick montait ses caméras sur des rails, et surtout possède un rythme calqué sur celui de l’intensité dramatique de la scène filmée.


 

On s’aperçoit de cela dans la scène finale de Shining. La scène de poursuite est l’occasion pour Kubrick de donner à tous les réalisateurs une leçon de travelling. La scène est longue, l’intensité dramatique très élevée : le travelling est très rapide mais d’une fluidité toujours parfaite. Kubrick cadre la poursuite en filmant la distance qui sépare Jack Torrance de son fils Danny. Plus généralement quant aux travellings, on peut dire que Shining est une démonstration perpétuelle du savoir-faire de Kubrick. Les longues scènes où Kubrick filme Danny Torrance de dos à vélo dans les couloirs de l’hôtel Overlook sont autant d’occasions pour Kubrick d’utiliser le travelling. Ce recours massif à une telle figure n’est pas innocent. Le chemin apparaît tout tracé ; la caméra suit le destin des individus de Shining. Jack Torrance va droit à sa folie, son fils Danny est conscient de sa folie grandissante mais ne peut rien faire pour lui : il est lui aussi « aspiré » par ces longs couloirs. Les travellings réduisent les champs d’action des personnages.

Ce n’est cependant pas le seul effet que produit cette figure. Elle a également une forte propension à augmenter le côté contemplatif d’une prise de vue. Ainsi, le travelling est utilisé de façon récurrente dans les deux films qu’on pourrait dire les plus esthétiques de Kubrick, à savoir Eyes Wide Shut et Barry Lyndon. Il s’agit alors pour Kubrick de contempler la beauté plastique d’une scène ; la caméra glisse imperturbablement sur les acteurs. On retiendra en particulier les superbes travellings d’Eyes Wide Shut à la soirée de Victor Ziegler sur Tom Cruise et sur Nicole Kidman ainsi que le tout premier, effectué sur le couple dans leur appartement. Kubrick accentue l’importance de la dimension sociale du couple par l’intermédiaire de cette figure.

Dans Barry Lyndon, l’enterrement du fils unique de Barry est filmé avec une certaine complaisance. La mort du fils est atroce de par sa nature et à cause de ce qu’elle signifie pour Barry mais le cortège funèbre est lui d’une redoutable beauté. Les sombres habits, la petite voiture mortuaire, l’air digne des femmes et des hommes, confèrent à la scène une superbe que le travelling vient souligner. De par sa beauté aseptisée et de par la manière dont il est filmé, on peut comparer cet enterrement à celui du baron Joachim Von Essenbeck dans Les Damnés de Luchino Visconti. Il y a dans ces deux scènes la même blancheur des éclairages, la même volonté de contemplation, la même utilisation du travelling.

Au final, le travelling apparaît comme une marque de fabrique kubrickienne. Cependant, Kubrick n’utilise les figures de style qu’à bon escient et sans excès. Certains réalisateurs au contraire ont tendance à se spécialiser dans une figure caractéristique qu’ils réutilisent constamment : le ralenti pour John Woo, le zoom pour Sergio Leone,… De fait, Kubrick a utilisé de nombreuses autres figures. Le maître américain savait parfaitement jouer avec la caméra pour obtenir ce qu’il souhaitait. Le prochain paragraphe propose un panorama rapide des scènes marquées par une figure de style caractéristique.

Chapitre 3 : Les autres figures classiques

Section 1 : La contre-plongée

Kubrick utilise rarement la contre-plongée. Cependant, lorsqu’il l’utilise c’est de façon prolongée et particulièrement frappante. L’exemple classique d’utilisation de contre-plongée chez Kubrick est la scène du premier dialogue entre le capitaine anglais Lionel Mandrake et le général Jack Ripper dans Docteur Folamour. Kubrick filme le visage du général en train de fumer son cigare. Le visage du général Ripper apparaît totalement déformé, presque grotesque avec ses yeux exorbités. La contre-plongée accentue les déformations du visage, allonge les traits et, au final, participe au comique de la scène. Elle renforce également le côté caricatural de la longue intervention du général Ripper.


 

Un autre exemple de contre-plongée saisissante est celle que Kubrick utilise dans Les Sentiers de la Gloire lors du procès sur les accusés. La contre-plongée, qui comme nous l’avons déjà dit déforme les visages, accentue également les sentiments et le langage corporel. De fait, les soldats paraissent souffrir terriblement. La caméra de Kubrick souligne implacablement l’injustice dont ils sont victimes.

La contre-plongée a également été beaucoup été utilisée dans Orange Mécanique. Une nouvelle fois, Kubrick s’en sert pour déformer les visages et par suite pour accentuer les traits de caractère de ses personnages. Alex, lors de la scène du viol, paraît d’une brutalité totale. A l’inverse, l’écrivain semble, lui, terriblement souffrir.

Section 2 : Le gros plan

Kubrick utilise rarement le gros plan. Spielberg dira d’ailleurs que c’est la vue de Docteur Folamour qui lui a fait comprendre qu’il fallait utiliser le gros plan avec parcimonie. L’utilisation de cette figure est donc limitée chez Kubrick mais cependant toujours employée. Très souvent, c’est sur les visages que la caméra du maître s’arrête. Le film de Kubrick contenant le plus de gros plans est sans aucun doute Barry Lyndon. Les scènes de la rencontre amoureuse entre Barry Lyndon et Lady Lyndon à une table de jeu sont marquées par une série de gros plans cadrés sur les visages. Kubrick en profite d’ailleurs pour nous faire admirer la qualité de son travail plastique.

Comme pour toutes les autres figures précitées, le gros plan n’est qu’un outil pour Kubrick ; il souligne l’intensité dramatique d’une scène, met en valeur les acteurs. Pour ce qui est de Barry Lyndon, Kubrick préfère éviter les dialogues et passe par l’expression purement visuelle. Les regards se croisent et le réalisateur se contente de montrer à ses spectateurs l’amour contenu dans l’échange entre Barry Lyndon et sa future femme. L’enchaînement des gros plans conduit à une sacralisation des deux personnages et les coupe du reste de la scène. Le sujet initial est écarté par ces figures classiques remarquablement utilisées. Les séquences sont lentes, d’une grande douceur, presque photographiques. La caméra de Kubrick est une nouvelle fois contemplative.

Dans Eyes Wide Shut et dans Shining le gros plan est beaucoup utilisé. Les visages de Bill Harford et de Jack Torrance ont une importance capitale. La torture psychologique à laquelle sont soumis ces deux hommes se reflète sur leur visage. Le visage de Jack Torrance se déforme perpétuellement, prenant des expressions bizarres. Bill Harford quant à lui est souvent inquiet, soucieux. Les deux visages sont très expressifs, riches en émotions. On peut même aller jusqu’à voir une sorte de contradiction interne en Bill Harford. C’est le gros plan qui permet de transmettre toutes ces émotions au spectateur, en les amplifiant. En mettant en avant les expressions des hommes, Kubrick les montre tels qu’ils sont ; il insiste par le biais du gros plan sur l’importance de l’émotion.


 

Si je devais ne retenir qu’un seul gros plan de toute l’œuvre kubrickienne je sélectionnerais celui du professeur Humbert dans Lolita. Kubrick semble avoir parfaitement compris le fonctionnement de son acteur, James Mason et parvient à capter intégralement son jeu. Retranscrire aussi fidèlement l’émotion est un exploit que peu de réalisateurs ont réussi.

Humbert est à demi masqué par un livre, en train de regarder Lolita, qui fait du cerceau dans le jardin. Son visage exprime toute la complexité de son sentiment, fait de fascination, d’amour, de peur, de méfiance. A la manière de Visconti, qui dans Mort à Venise filme magistralement Dirk Bogarde, Kubrick explore le visage de James Mason. La performance est exceptionnelle tant l’exercice est difficile. Le jeu de James Mason est grandiose ; on le sent irrésistiblement attiré par Lolita. On perçoit également le conflit intérieur dont il est victime : il désire Lolita mais ne peut le dire à cause de l’ordre établi, il souhaite se rebeller mais ne peut changer les choses et enfin il est triste car il sait qu’il ne pourra jamais vivre avec Lolita. Le regard de James Mason traduit à la fois la haine de Humbert contre le système et l’amour pour Lolita. L’ambivalence se devine ; le dialogue est superflu, c’est l’expressivité du regard qui fait la scène. Le gros plan se transforme en instrument de raccourci, un peu comme chez Takeshi Kitano.

Kubrick est donc un maître des figures ; il a fait sien le répertoire des plus grands – Visconti, Bergman, Fellini, Antonioni, Renoir – et a su en plus créer son propre style graphique. Son utilisation du travelling par exemple était révolutionnaire. Les figures ne sont cependant pas le domaine du cinéma dans lequel Kubrick a le plus innové. Son utilisation de la musique est totalement nouvelle dans le cinéma des années 1960. Il apparaît impossible de ne pas l’évoquer.

Chapitre 4 : Du sens approfondi du détail

Kubrick a toujours soigné ses films à l’extrême. Le réalisateur ne laissait rien au hasard et se renseignait sur le moindre détail. Il ne prenait jamais de décision sur les décors ou sur les dialogues sans avoir réfléchi au préalable. Le plus frappant de tous les exemples est Docteur Folamour. La salle de guerre est très proche de la salle réelle, les uniformes des généraux sont exacts, les B-52 identiques aux vrais. C’est d’ailleurs ce qui donne au film sa cohérence et sa dimension réelle. Malgré l’humour, Docteur Folamour paraît très réaliste.

L’intérieur du B-52 par exemple est totalement conforme à la réalité : la structure de l’avion, les commandes, les ordres, les kits de survie : tout a été minutieusement étudié par Kubrick et ses équipes. Les détails sont si réalistes que le FBI décida d’enquêter sur les sources de Kubrick. Un des membres des services secrets américains, qui avait été convié à venir sur le plateau, avait été surpris de la précision des détails. Kubrick aurait d’ailleurs dit à son proche collaborateur, Ken Adam : « J’espère que tu sais précisément d’où tu tiens tous tes renseignements, parce que sinon il est probable qu’on nous jette en prison ! ». Il est probable que si tous ces détails avaient été supprimés, le scénario de Docteur Folamour n’aurait pas été vraisemblable.


 

D’une façon générale, tous les films de Kubrick témoignent d’un souci de réalisme. Les exemples ne manquent pas à ce sujet. On peut évoquer les tranchées des Sentiers de la Gloire, très réalistes et parfaitement reconstituées. Un autre exemple intéressant est celui de 2001 : L’Odyssée de l’Espace. Si l’on regarde La Guerre des Etoiles on entend dans l’espace le bruit des lasers des vaisseaux, mais aussi les bruits d’accélération. Dans le film précurseur de Kubrick rien de tout cela : toutes les scènes dans l’espace sidéral sont silencieuses, à l’exception du bruit des appareils à oxygène des cosmonautes. Cela témoigne d’un souci très poussé de réalisme : chacun sait en effet que le vide de l’espace sidéral empêche toute propagation de son. De même, on sent que Kubrick n’a pas souhaité transgresser les lois de la physique : la gravité est prise en compte, il n’est pas question de dépasser la vitesse de la lumière,… Contrairement à beaucoup de films de science-fiction, truffés d’incohérences physiques, 2001 : L’Odyssée de l’Espace est d’un grand réalisme. Même le nom de l’ordinateur, HAL, formé sur le modèle d’IBM, témoigne d’une volonté de rapprochement avec la réalité.

Deux films retiendront cependant particulièrement notre attention : Barry Lyndon et Eyes Wide Shut. Le premier est l’occasion pour Kubrick d’effectuer une minutieuse reconstitution historique. Le réalisateur américain a commencé par étudier énormément d’éléments du XVIIIème siècle avant de procéder au tournage. On le voit dans les costumes par exemple. Kubrick avait demandé à sa costumière de fréquenter des ventes aux enchères et de s’inspirer des pièces qu’elle voyait vendre. Il lui donna également de très nombreuses copies de tableaux d’époque pour qu’elle puisse s’en inspirer. Il insista sur les tissus, les couleurs,… Le résultat est particulièrement saisissant : les costumes sont magnifiques et conformes à l’époque. Il en est de même pour les maquillages. Barry Lyndon n’aurait jamais été si beau visuellement parlant si Kubrick n’avait pas apporté un tel soin aux détails.

Dans Eyes Wide Shut, Kubrick a poussé le soin du détail aussi loin. Il s’est par exemple renseigné sur le salaire d’un médecin à New-York avant de reconstituer en studio l’appartement du couple Harford. Il a également demandé à Nicole Kidman de choisir les couleurs des rideaux de l’appartement et lui a laissé décorer l’appartement comme elle l’entendait. Nicole Kidman et Tom Cruise ont d’ailleurs avoué se sentir comme chez eux dans le studio reconstituant l’appartement. De même, c’est Nicole Kidman qui a rangé tous les objets dans l’appartement. Tout cela contribue à accentuer le réalisme du film. En faisant ces efforts de cohérence avec la réalité, Kubrick s’est imposé une règle de vraisemblance visant à sublimer ses films et à les rendre universels.

Chapitre 5 : De la musique

Stanley Kubrick aimait beaucoup la musique : il écoutait beaucoup de disques. Sur le tournage de Shining, il expliqua à Jack Nicholson qu’il était préférable pour un film de choisir des musiques préexistantes. Il pensait en effet que faire une musique spécialement était moins pertinent que d’en choisir une. En fait, il estimait qu’on ne pouvait faire mieux en quelques mois qu’un compositeur comme Mozart ou Beethoven. De fait, Kubrick utilisait rarement des musiques créées ex nihilo. Ironie du sort cependant, c’est dans Shining que la musique est la plus travaillée. Kubrick a en effet demandé à son équipe de mixer des morceaux de Ligeti qu’il avait préalablement choisi. Le film d’horreur, de par sa nature très particulière, requerrait une série de bruits plutôt qu’une musique.


 

Par rapport aux réalisateurs de son époque, Kubrick est en rupture totale en ce qui concerne l’utilisation de la musique au cinéma. Le réalisateur Tony Palmer, dans le documentaire Stanley Kubrick : A life in Pictures explique que selon lui l’histoire du cinéma est divisée en deux périodes – avant Stanley Kubrick et après Stanley Kubrick – surtout en ce qui concerne l’usage de la musique :

« Avant Stanley Kubrick la musique est utilisée de façon décorative ou pour renforcer les émotions. Après Kubrick, à cause surtout de son utilisation de la musique classique, elle fait partie de la narration, de la portée intellectuelle du film ».

On peut distinguer deux parties dans la carrière de Stanley Kubrick pour ce qui est de l’emploi de la musique. Jusqu’à son troisième film Kubrick utilise la musique de façon « conventionnelle ». La rupture intervient à la fin des Sentiers de la Gloire, lorsque la chanteuse allemande chante devant tous les soldats. C’est la première fois que Kubrick change sa manière d’employer la musique : il se détache des usages conventionnels pour adopter sa propre conception de l’utilisation de la musique dans un film. La scène est simple, presque dépouillée : une jeune femme allemande fort belle chante devant les « poilus ». Au départ ces derniers hurlent et se moquent d’elle puis, peu à peu, le silence se fait. On entend alors plus que la jeune femme qui chante a cappella en allemand. Cette scène est la première qui illustre le propos de Tony Palmer : la musique devient essentielle ; elle ne souligne plus, elle n’illustre plus, elle fait la scène.

Le mérite de Kubrick a été de poursuivre dans la voie où il avait commencé. Il a pourtant hésité. Lolita en témoigne. Nous mettons entre parenthèses Spartacus, qui n’est pas un film de Kubrick mais un film mis en scène par Kubrick. Dans Lolita, Kubrick semble revenir en arrière ou du moins ne pas progresser : seul le générique démontre une volonté d’usage de la musique particulière. Kubrick tâtonne, tente, comme tous les jeunes artistes à la recherche de leur maturité. On peut cependant souligner que ce générique marque une nouvelle évolution : pour la première fois Kubrick associe la musique et l’image, toutes deux d’une grande sensualité. Il y a d’un coté un pied splendide et juvénile, maquillé, posé dans une main d’un homme mûr et de l’autre une musique qui reprend tous ces thèmes – un rythme intermédiaire, un côté romantique indéniable.

Le tournant réel se voit dans les deux films suivants : Docteur Folamour et surtout 2001 : L’Odyssée de l’Espace. Dans le premier Kubrick raccourcit la narration au moyen de la musique : tout d’abord dans le générique – il fallait vraiment oser utiliser une musique si douce en filmant des bombardiers B-52 ! – et surtout à la fin du film.

Les musiques de Docteur Folamour participent au côté provocateur du film, renforcent l’ironie, rendent comiques certaines scènes. En bref, elles sont totalement intégrées dans le film : le tout forme une unité parfaite, jusqu’alors seulement entrevue dans le générique de Lolita. Martin Scorcese explique dans le documentaire Stanley Kubrick : A Life in Pictures que la chanson à la fin de Docteur Folamour « Nous nous reverrons un jour, je ne sais où ni quand, mais un jour » avait provoqué chez lui un malaise profond.

2001 : L’Odyssée de l’Espace permet à Kubrick de franchir un nouveau pallier : supprimant les dialogues au profit de la musique, le réalisateur américain ouvre une nouvelle ère dans le cinéma. Expérimental visuellement parlant, 2001 : L’Odyssée de l’Espace l’est aussi musicalement parlant. Le cinéma acquiert une nouvelle dimension sonore ; la révolution kubrickienne est à peine moins grande que celle du passage du muet au non muet. Le maître américain a créé et exploré une nouvelle voie.


 

Le Beau Danube Bleu de Johann Strauss dans 2001 : L’Odyssée de l’Espace fait le film ; il structure la narration, accompagne les rotations des vaisseaux, des planètes. La valse est la musique du mouvement, de la répétition, du perpétuel recommencement. Le film coule au rythme de la musique. Au contraire, Ainsi Parlait Zarathoustra de Richard Strauss exprime le changement, la rupture, l’arrêt. Totale expérience d’un cinéaste génial, 2001 : L’Odyssée de l’Espace a provoqué dans le cinéma moderne la même rupture que celle du passage de l’os massue à l’espace des vaisseaux. Kubrick est allé dans ce film jusqu’au bout de sa démarche, poussant au maximum les caractéristiques profondes de son cinéma. Il a ainsi osé utiliser du Ligeti dans son œuvre pour la scène de la porte stellaire. Le côté abstrus de la musique, expérimentale et presque dissonante se retrouve dans l’image, absconse et exégétique. On ne peut que louer le courage de Kubrick qui a tenté une alliance assurément extraordinaire. Le résultat est psychédélique, l’image et la musique rivalisant d’une beauté étrange et formant un tout homogène.

Kubrick a ensuite conservé cet usage de la musique. Tout d’abord dans Orange Mécanique où il s’est servi de musique classique mais en modifiant les morceaux choisis. Il a par exemple accéléré considérablement le rythme de l’ouverture de Guillaume Tell, ou encore changé les sonorités de la symphonie numéro 9 de Beethoven. Cela correspondait à la vocation pop du film et à son esprit novateur. Encore une fois la musique est élément essentiel du film.

Les morceaux de Beethoven deviennent une représentation du Moi d’Alex. Lorsque Alex rentre chez lui, Kubrick supprime la voix-off pendant plusieurs minutes et la remplace par le second mouvement de la symphonie numéro 9. La violence de la musique se substitue à la voix-off. L’utilisation de la musique rend le film très léger, presque facile malgré l’atrocité des scènes. La bataille entre les deux gangs prend des allures de ballet chorégraphié. La violence du film est beaucoup moins grande lors de cette scène que lors de l’agression du clochard – une scène sans musique.


 

Dans Barry Lyndon, la musique revêt à nouveau une importance capitale. Elle joue plusieurs rôles : elle souligne, est parfois décorative et elle participe aussi pleinement à la narration. Martin Scorcese souligne son rôle dans la scène de la rencontre amoureuse entre Barry Lyndon et Lady Lyndon : le montage est si bien fait que l’on a l’impression que les pas de Barry Lyndon sont rythmés. De même, la sarabande d’Haendel retentit aux moments clefs ; la musique est dramatique, comme le destin de Barry Lyndon. C’est aussi une musique empreinte de noblesse, qui souligne admirablement les caractéristiques de la société de cette époque. La musique de Barry Lyndon est magnifique et souvent riche ; elle est le corollaire logique d’un style visuel extrêmement léché. La beauté de l’œuvre n’est pas que visuel, elle est aussi sonore ; la superposition de ces beautés contraste avec les attitudes des personnages. Il en est de même pour les scènes de bataille de la première partie du film, où les musiques de front, enjouées et agréables, contrastent avec l’horreur des affrontements.

Shining est quant à lui une sorte d’exception : Kubrick crée une musique pour le film au lieu de modifier des morceaux comme il l’avait fait dans Orange Mécanique. Ce sont cependant des musiques de compositeurs qui servent de base à Kubrick. Shining ne nécessitait pas de musiques particulières comme 2001 : L’Odyssée de l’Espace ou Orange Mécanique. Malgré tout, le travail poussé sur le son témoigne d’une recherche sonore approfondie.

Dans les deux derniers films de sa carrière, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick a de nouveau utilisé la musique à sa façon. La fin de Full Metal Jacket est, à cet égard, éloquente : les soldats américains, en pleine guerre du Viêt-Nam, chantent une chanson décalée : « Hey les gars ça va ? Oh oui car tout est merveilleux ! M, I, C, K, E, Y, M, O, U, S, E ! Mickey Mouse, Mickey Mouse ! Marchons main dans la main et haut les cœurs ! ». Cette comptine contraste avec la voix-off du soldat Guignol qui est marqué à vie par les atrocités qu’il a vues.

Enfin, dans Eyes Wide Shut, la musique est utilisée comme dans Barry Lyndon, c’est-à-dire selon deux usages : l’un décoratif, l’autre narratif. Les trois morceaux de classique de Ligeti, Chostakovitch et Liszt ont un rôle important dans la construction du film. Ligeti, qui avait composé sa musique en 1952, pendant les pires heures du communisme stalinien en Hongrie, explique d’ailleurs que Kubrick a sans doute mieux compris que lui-même ce qu’il ressentait au moment où il a écrit le morceau. La musique est terriblement oppressante et énigmatique. Elle intervient régulièrement au cours du film, comme si elle était une menace permanente pesant sur Bill Harford. A l’inverse, la valse de Chostakovitch symbolise le train-train quotidien et l’apparition sociale ; en quelque sorte l’endroit de la vie de couple de Bill Harford.


 

Le morceau de Liszt enfin illustre la limite à ne pas franchir : lors de sa visite à la morgue, la nécrophilie attire Bill Harford, fasciné par le visage de l’inconnue. La musique s’accélère, passe du piano au fortissimo tandis que Bill approche ses lèvres de la bouche de la femme morte. Ceci jusqu’à un seuil où les lèvres sont très proches ; retentit à cet instant précis une note de piano assez aiguë qui signale la fin de la perte de conscience de Bill. Retrouvant ses esprits ce dernier se redresse. La musique indique le seuil à ne pas franchir, elle matérialise la force de l’interdit et l’importance de l’image sociale pour Bill Harford : il veut embrasser cette femme morte mais ne peut pas à cause de l’employé qui se tient près de lui. Dans Eyes Wide Shut, Kubrick redonne à la musique le rôle qu’elle avait pu avoir dans certains autres films de son œuvre.

Stanley Kubrick a donc beaucoup innové. Il a commencé par apprendre à maîtriser les classiques du cinéma avant d’apporter sa pierre à l’édifice du septième art. La partie qui suit tente de dresser une liste des éléments que le maître américain nous a laissé durant sa carrière et de replacer la filmographie kubrickienne dans une perspective historique.

Chapitre 6 : Des apports de Kubrick au cinéma

En 1968, Kubrick réalisait 2001 : L’Odyssée de l’Espace. Dix ans plus tard, Georges Lucas réalisait La Guerre des Etoiles. A partir de 1968, la perception cinématographique de la science-fiction change. Elle n’a plus changé depuis. Kubrick a ouvert une nouvelle ère ; il n’est pas un seul film de science fiction qui ne se soit inspiré de 2001 : L’Odyssée de l’Espace. Kubrick a été au fondement des effets spéciaux modernes. Il avait, dès avant 1968, une idée très précise des images qu’il voulait obtenir. Le procédé de maquettes, éclairées de façon très précise est entièrement du à Kubrick et à son équipe technique. Le film de 1968 est la pierre angulaire d’un édifice qui n’a cessé de se construire depuis. Le travail de Kubrick est parfait : la fluidité des déplacements est totale, la netteté des vaisseaux grandiose.

Le film de science-fiction est devenu, avec 2001 : L’Odyssée de l’Espace un nouveau genre. L’espace, les vaisseaux spatiaux ont remplacé les décors de Metropolis. La Guerre des Etoiles par exemple n’a rien apporté techniquement parlant : Georges Lucas n’a fait que reprendre les méthodes de Kubrick. Le travail de Kubrick ne s’est cependant pas arrêté à l’extérieur des vaisseaux : il a imaginé les intérieurs, les instruments de bord de façon très précise et toute les techniques telles que les chaussons anti-gravité, les plateaux repas, les chambres d’hibernation des spationautes, les navettes de réparation,…


 

Kubrick a, d’une façon générale, et exception faite de Full Metal Jacket, toujours été en avance sur son temps. Les Sentiers de la Gloire sont un exemple de cette avance. Il faut attendre les années 1980 et 1990 pour voir sortir en France les premiers films sur la première guerre mondiale – La Vie et rien d’autre, Capitaine Conan. D’ailleurs, comme le souligne très justement Serge Kagansky, c’est sans doute pour cela qu’il fallu à chaque fois plusieurs années pour apprécier à leur juste valeur les œuvres de Kubrick.

Plusieurs scènes de Kubrick ont d’ailleurs été reprises : la plus évidente est celle du sergent instructeur de Full Metal Jacket brimant les volontaires, dont Paul Verhoven s’est totalement inspiré pour Starship Troopers. Que dire également de la scène du sniper dans Il Faut Sauver le Soldat Ryan de Steven Spielberg, plagiat total de la scène homonyme dans Full Metal Jacket ?

Si l’on se place à une autre échelle, plus large, on pourra distinguer d’autres champs d’influences de la filmographie kubrickienne. Quentin Tarantino, par exemple, fait le même usage de la musique que Stanley Kubrick ; il va même jusqu’à inverser le processus en avouant chercher des musiques avant même d’avoir tourné les scènes. Spielberg par exemple s’est beaucoup inspiré de la manière de tourner de Kubrick : il utilise les figures avec parcimonie et en tentant de les maîtriser parfaitement.

De par les scandales qu’elle a provoqué, la filmographie de Kubrick a contribué à faire reculer la censure. C’est d’ailleurs sans doute l’un des rares points négatifs de l’œuvre de Kubrick. En effet, les censeurs n’ont pas compris que les réalisateurs n’étaient pas tous aussi grands que Kubrick. La violence gratuite d’Orange Mécanique, éminemment chorégraphiée, n’est en aucun cas assimilable à celle, totalement gratuite et brute, de certains films actuels. Je pense à certains films récents comme par exemple Irréversible de Gaspard Noé. La violence n’était pas pour Kubrick une fin en soi mais plutôt l’objet d’une critique profonde, riche et féconde. Il est donc dommage d’avoir vu la violence des films augmenter. Kubrick est partiellement responsable de ce passage d’une censure brutale à une censure laxiste.

Conclusion

Artiste magistral, auteur d’une filmographie assurément exceptionnelle, Stanley Kubrick restera l’un des plus grands cinéastes du XXème siècle. Obsédé par le dysfonctionnement, qui sous-tend toute son œuvre et pourtant contraste avec la perfection de celle-ci, Kubrick a bâti un édifice cinématographique d’une diversité extraordinaire. En s’affranchissant de toute influence, il s’est démarqué de tous les courants existants et a innové dans bien des domaines.

Comme le dit Serge Kagansky, Kubrick a « constamment cherché à transcender son inquiétude devant le chaos du monde par une recherche quasi mystique et permanente de la perfection ». Surtout, Kubrick a créé une œuvre universelle, de par la richesse des thèmes abordés, les différentes plastiques, la profondeur des films et leur dimension exégétique. Face à ce monument du cinéma qu’est Stanley Kubrick, la majorité des réalisateurs semblent petits, voire inexistants. Seuls les très grands sont comme lui au panthéon du septième art : Visconti, Antonioni, Bergman, Eisenstein, Kurosawa,…


 

Au fur et à mesure de sa carrière cinématographique, Kubrick est devenu un artiste de plus en plus perfectionniste. Le dernier film de sa carrière, Eyes Wide Shut est de ce point de vue exceptionnel : rien n’a été laissé au hasard ; toutes les scènes semblent avoir été calculées, préparées. Le moindre mouvement de caméra, le moindre décor, tout sert l’argumentation. La richesse de ce film en découle. L’ambiguïté permanente entre rêve et réalité sert la réflexion du spectateur. C’est aussi un de ses films les plus visuels, car comme l’avait dit Kubrick : « Ce n’est pas avec des mots que je pourrai jamais exprimer mon message ». Enfin, l’œuvre posthume de Kubrick nous laisse sur une note positive, dernier clin d’œil du cinéaste à l’humanité. Car, bien qu’ayant une vision noire du monde et des hommes en général, Stanley Kubrick nous a transmis de formidables messages d’optimisme et de liberté. Si Kubrick a si bien filmé les hommes, c’est aussi parce qu’il était convaincu qu’ils pouvaient bien faire et que l’humanité en valait la peine.

Ce message d’optimisme se retrouve d’ailleurs dans ses propos : « Le mieux pour apprendre à faire un film est d’en faire un… N’importe quelle personne sérieusement intéressée par le cinéma devrait trouver autant d’argent que possible, le plus rapidement possible, et faire un film ».


 

« Ce que l’univers a de plus terrifiant, ce n’est pas qu’il soit hostile mais indifférent ; toutefois, si nous réussissons à nous faire à l’idée de cette indifférence et à accepter les défis que nous lance la vie dans sa finitude – même si l’homme peut déplacer les frontières de la mort – notre existence en tant qu’espèce peut faire sens et nous combler. Quelle que soit l’immensité de l’obscurité qui nous entoure, nous devons apporter notre propre lumière » (Stanley Kubrick).


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