« Au cœur des ténèbres attira également l’attention dès le début et l’on peut dire ceci, en ce qui concerne ses origines : nul n’ignore que la curiosité des hommes les pousse à aller fourrer leur nez dans toutes sortes d’endroits – où ils n’ont que faire – et à en revenir avec toutes sortes de dépouilles » (1).
Le vaisseau Nostromo se pose sur une planète sans nom, attiré par le signal radio d’une civilisation inconnue. De l’expédition qui y est envoyée, un homme reviendra contaminé, fécondé par une créature accrochée à son visage. La forme de vie qui s’est cachée sur cette planète a besoin d’un hôte pour se construire et ne peut cohabiter avec la civilisation qui vient vers elle. Aucune acculturation n’est possible et le visage de l’Autre prend les traits de celui d’un monstre. Au travers de la figure de l’étranger qui se tient en face de lui, l’homme ne trouve qu’un vide incommensurable et la terreur primitive d’un Inconnu. Après avoir adapté le court roman Le Duel de Joseph Conrad en 1977, Ridley Scott invite dans un clin d’œil l’ouvrage Nostromo du même auteur dès l’introduction de son deuxième film, Alien, le huitième passager (1979). Il n’est pas question ici d’adaptation de ce qui est l’un des livres les plus complexes de l’auteur – la vie d’un état imaginaire d’Amérique du sud – mais plutôt de l’écho des œuvres les plus caractéristiques de Joseph Conrad. L’image répétée d’un bateau qui avance doucement ou accoste autour de centaines d’yeux qui le regardent, de centaines de corps qui l’attendent, est celle qui donne naissance à Alien. Jeunesse, Au cœur des ténèbres, La Folie Almayer ou encore Lord Jim vivent de l’attente de cette rencontre qui interviendra entre les personnages que l’auteur nous présente comme familiers et ceux qu’il va falloir apprendre à voir et à aimer. Toute la violence contenue dans Alien pousse à son paroxysme ce choc des civilisations qui vit dans les pages de Joseph Conrad et le conflit paradoxal qui en découle. Le dégoût de l’autre renvoie à sa fascination et face à la peur qui attrape les personnages, se dessinera une attirance viscérale.
Lorsque Richard Brooks adapte en 1965 Lord Jim, le cinéaste se contente de filmer la figure de l’Autre décrite par Joseph Conrad en l’isolant totalement des personnages principaux de son intrigue. Aucun jeu de regard n’existe entre Peter O’Toole, James Mason, Eli Wallach et les habitants des pays, des villes qu’ils traversent. L’écrivain dans l’œuvre originelle montre le monde à travers les yeux de marins oubliant petit à petit à quoi ressemble leur maison et faisant des paysages qu’ils découvrent, leur nouveau chez-soi. Leur inconnu fantasmé est désormais face à eux et de la peur et de l’incompréhension qui en émane reste une fascination plus forte que tout. Il survit toujours pour ces hommes sans racine le besoin naturel de s’adapter, de se construire quoi qu’il arrive, où qu’ils soient. Le film de Richard Brooks et sa voix-off terriblement didactique présentent des hommes blancs ne cherchant à aucun moment à comprendre ce qui les entoure, inaptes à grandir des rencontres qu’ils pourraient faire et incapables d’enlacer l’Autre qui se trouve en face d’eux. Ce dernier n’est rien qu’une infime partie du décor hollywoodien mis en place autour des premiers rôles comme le sont les bateaux ou les ports bondés de pirates. Ce que retient Richard Brooks de Joseph Conrad est un certain exotisme de carnaval où le « sauvage » ne peut écouter le discours du « civilisé » sans que ce dernier ne pose sa main sur son épaule. L’Autre n’existe jamais dans le cadre mais n’est qu’une image, qu’une enveloppe charnelle vide. Aucune fascination, aucune peur, aucune envie ne s’en dégage. Le film n’a même plus la force d’être ambigu et n’est qu’une succession de vignettes poussiéreuses qui semblent plus vieilles encore que le livre de Joseph Conrad.
Très loin de cette image d’Épinal, lorsque Francis Ford Coppola s’inspire d’Au cœur des ténèbres pour tourner Apocalypse Now, ce qu’il va chercher chez Joseph Conrad est encore ailleurs. L’Autre, déplacé dans ce film de 1979 en pleine guerre du Vietnam, accompagne le personnage de Willard (Martin Sheen) dans une quête mystique et solitaire qui l’emmènera jusqu’à Kurtz (Marlon Brando), l’un des siens devenu l’un des leurs. Willard ne voit du Vietnam qu’un fleuve noir bordé par une jungle moite et n’y entend que la petite musique des autochtones, de plus en plus forte, de plus en plus proche. Francis Ford Coppola fait durer le voyage de son personnage jusqu’à son épuisement mental et l’Autre indistinct devant lequel il le placera, un compatriote, le sortira de lui-même. Une évidence apparaît alors : l’inconnu le plus terrifiant est en chacun de nous. Plus passionnant encore est le choc culturel, la guerre qu’il va falloir mener pour en arriver à cette conclusion. Les hélicoptères tournent autour des villages vietnamiens et lancent sur eux leurs missiles. S’ils font résonner Wagner à ce moment-là, c’est que ça, c’est de la musique ! Le compositeur allemand parle pour eux : Ça, c’est notre monde. Nous au-dessus, vous en dessous. Le besoin de se rassurer est là. Nous ne sommes pas encore comme vous. Nous avons encore Wagner. Ça, c’est de la musique… Almayer le répète deux fois dans le film de Chantal Akerman : un soir quand son voisin fête le retour de La Mecque de son fils et un jour, sur une pirogue, quand il fait taire les malaisiens en leur fredonnant Chopin. Un geste à sa fille pour se rassurer: je ne suis pas encore eux.
La réussite du récent La folie Almayer de Chantal Akerman tient en grande partie au glissement progressif durant le film de l’identité de l’Autre. La cinéaste suit Joseph Conrad, distribue les rôles – Almayer l’européen en Malaisie, Zahira sa femme malaisienne et Nina, leur fille à eux deux – et leur modèle surtout des corps et un lieu où vivre. La maison qu’habite Almayer est envahie par la Malaisie qui semble prête à l’avaler toute entière et lui, le blanc, hait sa femme et aime de tout son cœur sa fille. Il ne pense qu’à une seule chose : l’Europe – et avec elle Chopin ; l’espoir de voir sa fille au milieu des blancs, du côté de ceux qui font écouter Wagner. Comme pour brouiller les pistes, on parle malaisien, anglais et français dans La Folie Almayer. Dans ce cas-là, où trouver l’Autre ? Almayer envoie sa fille enfant à la ville pour l’éduquer, la préparer à la vie future qu’il a rêvée pour elle mais quand elle revient plusieurs années plus tard sous l’apparence d’une jeune femme, tout à changé. Le film de Chantal Akerman y trouve un souffle bouleversant. Pour Almayer, l’Autre c’est forcément l’étranger, l’inconnu, le monstre qu’il faut comprendre, combattre et réussir à aimer. Il n’a que l’embarras du choix et écroulé dans la chaise au milieu de sa maison, tout autour de lui se présente un pays qu’il hait, une femme qui le terrorise, plus noire que sa mère, moins douce qu’elle et un horizon bouché. L’Autre semble-t-il ne peut être que la Mort venant le chercher dans ce pays qu’il maudit.
La prestation de Stanislas Merhar dans le rôle d’Almayer trouve ses plus beaux moments lorsque son personnage ne se rend pas compte à quel point il se trompe. Chantal Akerman étire le temps et les années passent tout comme les corps changent. L’Autre qu’Almayer s’est si appliqué à haïr pour se protéger, devient ce qui lui est le plus cher, ce qui lui est le plus proche. Sans s’en apercevoir, sa fille s’écarte de lui car il n’a pas su lui parler, n’a pas cherché à la comprendre, a oublié d’aller vers elle. A trop haïr sa femme, à trop haïr ce pays et cet Autre évident, il n’a pas su voir que sa fille était devenue l’une de ces étrangères à qui il ne sait quoi dire. Plus besoin de le cacher derrière la métaphore d’un monstre ou derrière la caricature, Almayer a crée de toute pièce cet Autre qui va le fuir ; cet Autre qu’il va faire fuir. Chantal Akerman dans l’une des dernières scènes sépare le père de la fille par une mer que Nina va traverser accompagnée par un Amour de passage. Almayer reste lui seul dans la maison malaisienne. Il répète inlassablement les mêmes paroles : Demain, j’aurai oublié. Il répète ces paroles, seul avec son angoisse, accompagné du souvenir de la dépouille de cet Autre qu’il n’a pas su comprendre. Cet Autre dont il connaissait le nom et le visage. Son enfant qu’il a trop mal enlacé.
(1) Joseph Conrad, notes sur Jeunesse et Au cœur des ténèbres, 1917.