Hopeless Emptiness ou le monde de l’après
Que s’est-il passé? Qu’a-t-il pu arriver pour que le cinéma américain change, à ce point ? On se souvient du début des années 2000, où l’on repartait pour une décennie d’héroïsme bon marché, de scénarios griffonnés sur un bout de papier, de travellings auto-suffisants et autres gunfights au style douteux. Le blockbuster avait atteint dans les années 90 sa forme ultime, insurpassable, l’apogée de tout ce que le terme peut contenir d’éloquent avec Independance Day (Roland Emmerich, 1996). Dès lors, même les producteurs constatèrent que la limite était franchie, et qu’il fallait revenir à un contenu un peu moins aseptisé. Titanic (James Cameron, 1997) put remplir cette mission avec fracas, même si la décennie prit fin avec Armageddon (Michael Bay, 1998) et autres Godzilla (Roland Emmerich, 1998) et la nouvelle recommençant avec Pearl Harbor (Michael Bay, 2001), ultime tentative hollywoodienne pré-11 septembre à vouloir créer du mythe par une image publicitaire ultra-léchée (le film contient d’ailleurs l’un des plans les plus outranciers de l’histoire du blockbuster : le sang des deux héros, le sang de la nation, que des bouteilles de Coca-Cola recueillent, seuls récipients à disposition…
Que s’est-il donc passé, alors, pour que Spielberg himself puisse sortir un film aussi brillant que La Guerre des mondes (2005) et aussi réflechi sur l’image et la donne de son époque, lui qui s’égarait, en panne d’inspiration, dans les forêts fantasmagorico-gores du Monde perdu (1997) ? Nul n’est besoin de rappeler ce qui s’est passé. L’Amérique a mis un peu de temps avant de digérer (au moins du point de vue de l’image, si ce n’est autrement…) et pouvoir en parler. En parler n’est donc pas seulement évoquer frontalement l’événement comme dans La Guerre des mondes donc, récit d’une attaque-surprise, où la population semble totalement démunie et désemparée face au séisme qui les frappe. A ce titre, le phénomène est filmée de toutes les façons possibles dans le film de Spielberg : reflet vitré, reflet de l’eau, miroir, oeil mécanique ou oeil humain (que l’on bande ou que l’on cache quand il est encore trop innocent) et bien sûr vidéo, ce fameux travelling avant vers l’écran de contrôle d’un caméra DV qui servira de relais aux premiers corps réduits en cendre du film. Cette poussière grise recouvrant rues, habits, vêtements, visages, après le surgissement du premier tripode et ce plan dans le miroir montrant Tom Cruise qui se nettoie convulsivement le visage pour s’en débarrasser en dit long sur le reflet de l’Amérique qui se regarde, ahurie, hébétée, touchée, encore sous le choc.
La question qui se pose serait, dès lors : que faire, après? Si La Guerre des mondes reconduisait la catastrophe depuis le sol (très peu de plans d’ensemble, les seuls exhibant la technique et les effets spéciaux sont filmés à même le sol, à échelle humaine. On lève la tête, on crie, on fuit, esthétique héritée des nombreux documents vidéo de ce jour-là, à New York), la narration s’arrêtait justement là où commence cet après. Depuis, la question s’est (im)posée, partout. No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007) et son shérif spectateur, réduit à arriver après les événements et se contenter de relever les traces, Funny People (Judd Apatow, 2009) et son personnage de comique type des années 90 en proie à un grand vide ou encore Zodiac (David Fincher, 2007) et ce serial killer qui n’est plus la figure quasi-religieuse que pouvait être le John Doe de Seven (David Fincher, 1995) mais un homme du peuple, sans motif apparent. Quelque soit la forme souhaitée, il y a donc cette conscience, cet accord partagé : arrivée trop tardive, retour de (et à) l’ennui, démythification des corps, des noms, des héros. La décomposition (ou du moins, la déstructuration) de ce qui était et qui n’est plus, voilà ce qui ne pouvait être ignoré et, en cela, les cinéastes américains en ont presque fait un point de rassemblement, depuis 2005 jusqu’à aujourd’hui.
Le récent The Wrestler (2009) de Darren Aronofsky nous y emmène tout droit : Randy The Ram / Mickey Rourke, star sur le devant de la scène dans les années 80, déplace maintenant péniblement une carcasse vieillissante, abîmée, et s’essouffle à chaque pas. Son corps se périme, sa chair est entamée. La star est devenue obsolète. Quelque soit l’époque dans laquelle les réalisateurs situent leur récit, l’amertume pointe et la consolation devient impossible. Les traces d’un désenchantement à venir sont à rechercher dès le début du siècle chez Paul Thomas Anderson dans There Will Be Blood (2008), ou "seulement" après la seconde guerre mondiale pour Sam Mendes dans Revolutionary Road (2009). L’un exprime le souhait de remonter aux origines et d’y exhiber la construction d’un système entouré, dès le début, d’un halo fantastique de mauvaise augure et l’autre esquisse une sorte d’alternative qui avortera (sans mauvais jeu de mots) très vite contre ce même système, modèle hérité du début de siècle, quand le self made man faisait son apparition, faisant pulluler les ouvriers qui dévoueront leur vie au labeur. Dans ces trois films, cette lente avancée, cette lente progression (d’un personnage en particulier sur lequel on se focalise) ne saurait mener à autre chose qu’à la mort ou la déchéance.
Du sang noir, de la bile noire, suinte de la terre dans le film de PTA, on dessine un carré sur une serviette et on explique à quoi ça sert dans celui de Sam Mendes, et le corps, mythifié, honoré, des années 80 n’est plus que le spectre de lui-même, agrafé, saigné, bodybuildé pour masquer le vieillisement de la peau passée sous le bistouri de la chirurgie esthétique dans celui d’Aronofsky. Hollywood l’affirme et s’affirme : l’ère des grandes idéologies est passée (la terre saigne, le travail est sans fondement, le corps n’est plus éternel et flétrit), il faut juste savoir en relever les traces et tenter de reconstituer un semblant de cohérence avec ce qu’il reste (c’est le principe même de Zodiac : une longue et précise collection de faits et de détails matériels qui useront ses protagonistes les uns après les autres).
Du couple glamour des années 90, Di Caprio/Winslet, il ne reste plus qu’un souvenir dans Revolutionary Road, que l’on tente pourtant de faire réapparaître tel un songe lointain. Kate 2008 tente de rappeler à Leo 2008 à quoi il ressemblait dix ans auparavant : "- Quand je t’ai rencontré, tu avais le monde à tes pieds. – J’étais un petit frimeur […], tout ceci aurait un sens si j’avais un talent… écrivain, peintre". Il faudrait, ici, y voir un double discours qui concernerait l’un des couples les plus marquants de ces vingt dernières années au cinéma, un couple qui inspire immédiatement confiance à toute une génération. Ce double discours consisterait à percevoir dans ces personnages de Revolutionary Road ceux de Jack et Rose, qui auraient juste pris dix ans. Jack était certainement ce petit frimeur (et au passage, un peintre…) mais il aurait aussi ouvert à Rose tout un champ de possibilités qu’elle ne pouvait voir alors (nul n’est besoin ici d’entrer dans les détails et de rappeler l’intrigue principale de Titanic). Depuis, Jack a vieilli, s’est rangé, et a fait comme tout le monde, acceptant "un job qu’il déteste, revenant tous les soirs dans une maison qu’il déteste". Il reste encore un semblant de conviction à Rose/April pour penser que, derrière son Franck de mari, Jack n’est qu’endormi, et c’est cela qu’elle tient à réveiller, cette illusion du début, qui consisterait à revenir dix ans en arrière. C’est pourtant là le principe même du désenchantement : la perte des illusions. Ce retour s’avèrera impossible, la société, immuable, gagnera la volonté des êtres. Si le retour aux illusions de fin de siècle n’est plus permis, il ne reste alors plus qu’une solution à nos trois personnages principaux : l’isolement pour Daniel Plainview, l’envol (le dernier plan de The Wrestler) pour Randy The Ram et une autre forme de grand saut pour April Wheeler.
Le cinéma américain de la dernière décennie est ainsi. Si sa surface a évoluée, c’est bien parce que sous l’écorce des images a percé une sorte d’inquiétante étrangeté modernisée (chose propre aux pays en crise, au moins morale, puisque le terme naquit dans l’Allemagne des années 20) qu’on ne lui connaissait pas (ou peu) jusqu’alors. There Will Be Blood le murmure : la décennie 2010 devra pointer le doigt vers un retour aux origines. Avatar (James Cameron, 2009) enchaîne : pour retrouver de nouvelles illusions, il faut un nouveau départ, une renaissance, quitte à changer de peau. Reste à savoir, ce qu’il restera, dans dix ans de cette période de sombre désillusion, de "Hopeless emptiness" (vide sans espoir) comme le mentionne Frank Wheeler dans Revolutionary Road, qui a pourtant fait jaillir une des séries de films les plus brillantes que l’on ait vue depuis longtemps au sein du ciné US.
Héroïsme de l’an 2000 : de héros en zéro ?
Le premier héros qui apparaît après le 11 septembre est Jason Bourne (La Mémoire dans la peau, D. Liman, 2002). Il a perdu la mémoire. Il est toujours grand, il est toujours beau, mais il va durant trois films triturer ses méninges à la recherche de lui-même. Le titre original du premier volet est d’ailleurs The Bourne Identity. Tout est dit. Dans ce monde en crise, il s’agit de reconsidérer son identité profonde, et par extension l’identité du pays tout entier. Trois épisodes seront nécessaires pour que nous (Jason Bourne et le spectateur) retrouvions la mémoire. Bourne a été conditionné physiquement et mentalement pour être une machine à tuer pour le compte de la CIA. L’expérience est un échec et on tente de le supprimer, de l’effacer de la mémoire de l’Amérique. Bourne est l’élément qui dérange. La création ratée qui nous dépasse dont on veut supprimer jusqu’aux traces de la mise en œuvre car sa finalité est inavouable.
Trouve-t-on déjà des réponses cinématographiques à cette crise de conscience ? Il est encore tôt pour les compter en nombre. Les années 2000 sont vraiment celles de la prise de conscience. Pour autant, deux orientations semblent se dégager dans cette crise. La première serait celle, compréhensible, d’un repli sur soi. C’est par exemple celle véhiculée par M. Night Shyamalan avec La Jeune Fille de l’eau (2006) et surtout Le Village (2004). Dans le premier, un concierge ne sort plus de son immeuble et dans le second un village autosuffisant entretient ses membres dans une peur maladive de l’au-delà des limites de leur mince territoire rural. On sent à quel point cette attitude peut être dangereuse et vouée à l’échec. Deux films présentent aussi un monde post-apocalyptique ou au bord du désastre. La renaissance y passe par la destruction. Le héros de V pour vendetta (J. Mc Teigue, 2006) est apparenté par les autorités à un terroriste. Par des attentats à l’explosif sur des symboles du pouvoir, V tente de réveiller la conscience d’un peuple opprimé sous le joug d’un gouvernement quasi fasciste. C’est donc par la destruction que la société peut repartir sur de nouvelles bases.
Le constat est encore plus dramatique dans Watchmen – Les Gardiens (Zack Snyder, 2009), film dans lequel des super-héros recalés par la société reprennent du service dans la clandestinité. En 1985, le monde court à sa perte. Il faut un geste radical pour réveiller les consciences. Le film pose la question suivante : est-il légitime de tuer une partie de la population pour sauver le plus grand nombre ? Les quelques réponses données par le cinéma américain sont sans appel. Serions-nous allés si loin que nous ne pourrions nous sauver sans abandonner certains derrière nous ?
En 2010, c’est une production française, mais à l’esprit véritablement international, qui proposera des nouveaux héros et un monde à habiter : 8th Wonderland (Nicolas Alberny et Jean Mach, sortie prévue en avril). Ses héros auront à cœur de créer une utopie, une nouvelle terre d’accueil dépassant les frontières géopolitiques et nous accueillant tous. Le héros de la décennie naissante sera-t-il celui qui nous réunira et nous apprendra à vivre ensemble ?