L’argent au cinéma

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« Seul, l’argent n’est rien puisque c’est le regard qui l’anime et lui attribue une possible valeur » (Charles TESSON)

L’argent est partout. On le trouve dans chaque quotidien, car il est un sujet d’actualité, un problème de société. L’argent pose des problématiques à toutes les époques, ce qui en fait un thème intemporel, l’argent suscite des espoirs, des angoisses, des mouvements sociaux. Mais il y a une confusion entre l’argent, le marché, la bourse, le commerce, l’économie. La définition ordinaire de l’argent, donnée dans le dictionnaire, mêle toutes les ambiguïtés du thème. L’argent est capital, fonds, fortune, monnaie, numéraire, pécule, recette, ressources, richesses. Plus familièrement il est blaise, flouss, fric, galettes, oseille, pépètes, pèze, picaillon, pognon (D’après Le Petit Robert, rédaction de A. Rey et J. Rey-Debove, éd. 1988), ce qui appartient au vocabulaire des gangsters. Ce qu’il y a de surprenant c’est que le dictionnaire économique (D’après Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, sous la direction de C.D. Echaudemaison. Nathan 2002) nous livre les définitions des mots « monnaie », « capital » mais pas celui d' »argent ». L’argent serait-il donc plus représenté au cinéma, car c’est un art populaire et que le terme d' »argent » est assez grossier ? Tout se mélange et finalement la difficulté est de savoir ce que signifie l’argent dans les mentalités. L’argent rentre dans l’ordre du sociologique, or la sociologie est un thème repris dans l’art et particulièrement dans le septième art. Je me propose ici d’étudier l’argent dans le cinéma, car il s’agit d’un art populaire, apte à retracer les interprétations, bonnes ou mauvaises, que se fait une société de ce sujet brûlant.

Le Petit Larousse (D’après Le Petit Larousse. Éd. 1993) réduit le cinéma à deux fonctions : la prise de vues et la projection. Mais le terme de « cinéma » indique plusieurs choses. On parle de cinéma pour désigner les salles de cinéma (l’exploitation, la projection : il existait en 1990, 4518 salles en France, D’après Les chiffres-clés de la télévision et du cinéma – France 1991, source du CSA & CNC), le métier dans sa globalité, l’industrie cinématographique (le laboratoire, le système de production), et les films, c’est-à-dire les produits de cette industrie. Pour moi, la définition la plus concrète du cinéma est la suivante : c’est un spectacle payant, à l’unité, que des gens qui ne se connaissent pas vont voir en commun, dans un lieu public. C’est ce qui permet de le différencier de la télévision où les gens paient un forfait, la redevance, et regardent un spectacle, dans un lieu privé, seuls ou à plusieurs, mais avec des personnes de leur connaissance. Hitchcock disait que le principe du cinéma était de faire entrer des gens dans une salle vide.

Nous dégageons alors deux postulats. Tout d’abord, le cinéma est lié à un commerce, ce qui implique que le rapport du spectateur au film est déjà un rapport d’argent. Le cinéma est une entreprise qui produits des films et les commercialisent. Les recettes sont partagées entre producteurs, distributeurs, exploitants et/ou organismes agrées par l’État comme le CNC (Centre National de la Cinématographie) en France. Ensuite, le rôle sociétal du cinéma est de faire en sorte que des gens qui ne se connaissent pas partagent une même sensation, un même sentiment, sur un film.

Par « film » je vais entendre long-métrage, c’est-à-dire « film d’une longueur de 1600m dans le format 35mm standard, [soit] d’une durée de plus de 58 minutes 29 secondes à la cadence de 24 images par seconde » (D’après Vocabulaire technique du cinéma, de Vincent Pinel. Ed. Nathan 1996), projeté en salle, au moins en France, parlant, et avec des acteurs, ce qui exclue de l’analyse, sauf exceptions, tous les courts-métrages, les animations, les films muets, les films publicitaires ; non par manque d’intérêt, mais par soucis de réduction du champs d’étude.

Une très grande part du cinéma mondial n’est pas analysé ici, en particulier les films de guerre, les films socialistes et communistes (URSS, Chine…), le cinéma indien, le cinéma égyptien et latino-américain, sauf rares exceptions à titre de simples citations. De plus, j’ai choisi de ne pas tomber dans le piège de la banalité en évitant de ne me focaliser que sur les films de gangsters ou de pirates. Comme on le verra plus loin dans la méthode, j’aborderai le thème de l’argent au cinéma à travers l’analyse de films français et américains, parfois européens, de 1924 (Les rapaces de Erich Von Stroheim) à 2005 (Match Point de Woody Allen).

Posons désormais l’hypothèse suivante : on ne peut pas demander au cinéma plus qu’il ne peut apporter : on ne peut pas lui demander d’avoir la vision d’un historien, l’introspection d’un sociologue et l’analyse d’un économiste. Et pourtant, ces personnes peuvent trouver dans le cinéma matière à analyse. A ce moment là, l’argent, sujet omniprésent dans les sociétés et leur fonctionnement, est-il représenté à l’écran ? Pourquoi le cinéma aurait-il besoin dans ses films de récits sur l’argent ? L’argent est-il le révélateur d’une personnalité ? D’un monde, ou plutôt d’une vision du monde ? Du fait des problématiques sociales et économiques qu’il pose, comme on a pu le voir, il serait légitime de nous interroger sur les difficultés rencontrées par le cinéma pour aborder ce thème. Parvient-il à filmer des flux monétaires ? Boursiers ? Où place-t-il les lignes des fractures sociales ? Morales ? Comment les hommes d’argent sont représentés ? La France et les États-unis ayant des cultures très différentes, observe-t-on un décalage dans l’image que le cinéma propose des hommes d’argent ? Car enfin, les films révèlent et réveillent les valeurs d’une société. L’argent est-il l’indicateur d’un système de valeurs d’une société dans son rapport à l’argent ?

Quelle(s) valeur(s) le cinéma donne-t-il donc de l’argent et de ses implications sociales ? Propose-t-il des contre-valeurs ? Est-ce que les cinémas nationaux se spécialisent dans des films qui proposent des contre-valeurs ? Quel jugement moral portent des sociétés qui ont crée un cinéma foncièrement opposé aux valeurs de l’argent ? Est-ce un cinéma libéral ? Social ? Fasciste ? Faut-il se méfier des films contre l’argent ? L’argent serait-il dans ce cas une valeur noire à l’écran ? Enfin, compte tenu de toutes ces interrogations, l’argent est-il d’une manière générale un thème qui intéresse le cinéma ? Les films d’argent sont-ils un genre à part ?

La méthode adoptée consiste à étudier treize films américains et européens, parmi les quelques millions de films réalisés dans le monde en un siècle de cinéma. Ils peuvent faire appel, selon la problématique à laquelle ils s’appliquent, à d’autres films, à titre d’exemples complémentaires. Ces références cinématographiques sont au nombre de vingt-sept. Tous les films ont été sélectionnés selon les thèmes évoqués précédemment, et selon l’intérêt ou non que leur a porté le public de l’époque. Pour cela je me fonderai sur les chiffres du CNC (D’après CNC : Visite au Centre National de la Cinématographie, 12 rue Lubeck, 75116 Paris). Le nombre d’entrées en salles s’avère très révélateur de la relation d’offre et de demande entre le cinéma et ses spectateurs, et donc des thèmes qui intéressent le public. Par exemple, j’avais choisi au départ de ne me focaliser que sur l’analyse des films français, mais je me suis aperçue qu’il était difficile d’en trouver qui offrent une vision positive de l’homme d’argent, particulièrement dans le monde des affaires. Cette représentation touche peu le public français. De plus, il était plus judicieux d’élargir l’étude au cinéma américain car le système est différent : le cinéma américain fonctionne par studios tandis que le cinéma français fonctionne par écoles.

J’avais d’abord opté pour un classement chronologique des films, par ordre de dates de sortie, afin de révéler les évolutions du cinéma dans la manière d’aborder le sujet de l’argent, mais il s’est avéré que certains films abordaient beaucoup de thèmes différents. J’ai donc favorisé un classement suivant ces thèmes. Cependant, il est apparu que des films parlent plus aisément d’une problématique liée à l’argent dans un contexte particulier, c’est pourquoi l’on retrouve essentiellement des films des années 1930 et 1940 pour les thèmes sociaux comme l’affrontement des valeurs entre noblesse et bourgeoisie au sujet de l’argent.

Ainsi, la méthode s’agence selon une structure simplissime qui s’articule autour de treize films, répartis en trois parties qui correspondent souvent à trois époques qui elles-mêmes correspondent à trois thèmes. Pour le besoin d’une articulation souple, et pour montrer à quel point ces thèmes sont éternels, ces films clefs font appels à d’autres films, d’une autre époque. Je tiens à souligner d’ailleurs que les transitions entre les sous-thèmes ne coulent pas de source dans la mesure où j’ai pris le parti de ranger ces films en catégories thématiques.

A ce stade de l’explication de la méthode suivie, je me dois d’indiquer que très peu d’ouvrages ou de sites Internet abordent le sujet de l’argent au cinéma. On trouve davantage des études consacrées à l’argent du cinéma. La seule source extérieure exploitée a été un enregistrement audio du cours « Filmer l’argent » que Charles Tesson donna fin 2004. L’étude repose donc essentiellement sur les visionnages que j’ai faits.

Je suis donc obligée d’introduire un autre outil pour effectuer cette sélection draconienne entre les films : la cinéphilie. Cet outil repose sur un goût artistique : la grande majorité des films choisis me plaisent, à la fois pour l’histoire, le jeu des acteurs et les sujets abordés, dans le drame ou dans la comédie. En effet, ce n’est pas parce qu’un film parle d’argent que je vais nécessairement l’inclure dans l’étude. Force est de constater que j’ai tout de même dû introduire un ou deux films, que je n’apprécient pas spécialement, mais qui apportaient des éléments complémentaires sur le sujet.

Les différents visionnages révèlent que le cinéma expose les valeurs et les contre-valeurs de l’argent dans le cadre de l’affrontement entre noblesse et bourgeoisie. Ce rapport à l’argent et la vision qu’en a une société sont également révélés dans la manière dont sont représentés les hommes d’argent, dans le cinéma américain. Enfin, la caméra donne un sens particulier à l’argent en tant que magot, or et billets, c’est pourquoi nous nous attacherons plus particulièrement à l’image cinématographique.

Partie 1 : Valeurs et contre valeurs de l’argent

Trois films répondent à cette problématique : Les affaires sont les affaires, Le roi et Volpone. Les affaires sont les affaires, réalisé par Jean Dréville, et Le roi, réalisé par Pierre Colombier, ont comme intérêt de dépeindre une société de la fin des années 1930, début des années 1940, où bourgeoisie et noblesse se confrontent sur les valeurs et contre valeurs liées à l’argent. Les cinéastes montrent dans ces deux films, d’une manière plaisante, que les valeurs les plus ancrées sont prêtes à s’inverser face au pouvoir de l’argent. Les deux marquis sont les représentants de ce retournement de valeurs : l’un est prêt à vendre son fils, l’autre, son pantalon (cf. infra). Les affaires sont les affaires est le récit dramatique d’un parvenu et du pouvoir que lui confère son argent. Ce film a été choisi car il exploite un large éventail de problématiques liées à l’argent.

Il ne parle que d’argent, argent dans le sens des affaires. Mais c’est aussi dans la manière dont il en parle, toujours sous la forme de l’affrontement, que se révèlent différents enjeux. Isidore Lechat, ancien boutiquier devenu riche et désormais à la tête d’un journal populaire Le chant du coq, se conduit en homme tyrannique avec son personnel : il renvoie son jardinier dont la femme est tombée enceinte, et tente de marier sa fille de force au fils de son voisin, le marquis, en proposant à ce dernier de régler ses problèmes financiers contre l’achat de son titre de noblesse. Dans le même temps, deux ingénieurs hydrauliques, invités par Isidore dans sa propriété pour parler affaires, profitent du désarroi de M. Lechat après la mort de son fils pour lui faire signer un contrat malhonnête. Mais Isidore reprend ses esprits et contracte selon ses intérêts.

Il meurt d’apoplexie devant le corps de son fils défunt.Le roi se place dans le domaine de la comédie pour aborder plus précisément le thème de l’apparence sociale que confère une richesse familiale, et le thème de la politique. Le monde de la politique est une valeur qui s’oppose à l’argent, et la hiérarchie des rapports humains et des apparences fait toute l’originalité du film. Il faut inviter le roi chez soi, il faut avoir une maîtresse… tout n’est que souci de représentation, tandis que dans Les affaires sont les affaires, le plus important est d’avoir de l’argent, comme le montre le générique qui donne d’entrée l’accent du film : des chiffres, en francs, défilent et tournent comme si on les observait à travers un caléidoscope. Mais la différence se fait sur le ton des deux films.

Dans Les affaires sont les affaires, Lechat incarne la brutalité, alors que Le roi adopte, derrière un ton de comédie simpliste, une finesse d’analyse de la hiérarchie sociale.Comme dans Les affaires sont les affaires, Le roi raconte les rapports de deux voisins qui vivent dans une immense propriété, l’un est noble et député de droite, le marquis de Chamarande, l’autre est riche et député de gauche, M. Bourdier. Mais la venue du roi de Cerdagne va tout bouleverser car les trois hommes se partagent la même maîtresse, une actrice, locataire chez M. Bourdier. Celui-ci est chargé d’organiser une réception dans sa demeure pour accueillir le roi, à la place de son voisin qui en était initialement chargé. La maladresse et le naturel farfelu de Mme Bourdier séduit le monarque qui ne manque pas d’en faire sa nouvelle maîtresse. M. Bourdier, cocu deux fois, passe outre car il se voit offrir un poste de ministre.

L’ironie est que Le roi est une adaptation d’une pièce de Robert Pellevé de la Motte-Ango, marquis de Flers, qui a été directeur en chef du Figaro à partir de 1914 (D’après Le Petit Robert, rédaction de A. Rey et J. Rey-Debove, éd. 1988), c’est donc un authentique marquis qui dépeint cette société anti-parlementariste. Cela prouve par la même occasion que le thème et les valeurs de l’argent traverse le temps.Enfin, Volpone, réalisé par Maurice Tourneur, vient compléter les deux films précédents en présentant de manière plus ludique la jouissance de la fortune et les sensations qui en découlent, thèmes laissés de côté dans les deux autres films, beaucoup plus axés sur la notion de pouvoir. Un marchand vénitien, Volpone, se fait jeter en prison pour dettes non payées, ses deux navires qui transportent des pierres précieuses étant considérés comme perdus. Il se lie d’amitié avec Mosca. Lorsqu’il récupère ses richesses, il sort de prison et libère Mosca à qui il va demander de l’aide pour se venger. Il fait croire à Corvino, le jaloux, Corbaccio, le prêteur sur gages, et Voltore, le notaire, qu’il est sur le point de mourir. Il s’amuse alors de les voir ainsi convoiter cet héritage putatif. A la mise en scène de sa mort, il lègue finalement tout à Mosca. Mais, le jeu terminé, Mosca refuse de lui rendre sa fortune, et dilapide l’argent. Dans Le roi la devise était « on ne m’aime que pour mon argent ». Dans Volpone, on est amené à se demander jusqu’où l’homme peut s’avilir, descendre dans la bassesse, pour de l’argent. Volpone développe particulièrement toutes les compromissions du monde pour l’argent. Cette comédie montre les tendances humaines et l’avilissement cupide qui pousse les hommes aux mensonges, au reniement et à l’hypocrisie.

Chapitre 1 : L’argent, une valeur en soi

Au cinéma, l’argent a dès le départ une valeur fonctionnelle. Dans les films qui abordent ce thème, c’est autour de l’argent que se définissent les personnages. L’argent révèle des traits de personnalité, et comme dans la vie courante, les sujets épineux concernent l’argent. Par exemple, dans la première scène de Rio Bravo de Hawks, Dude entre dans un saloon et fait comprendre qu’il attend quelques générosités de la part d’un client car il n’a pas de quoi s’offrir à boire. Un homme sort une pièce de sa poche et la lance dans le crachoir au pied du bar. Dude s’apprête à aller la récupérer quand le sheriff John T. Chance intervient et renverse le crachoir et son contenu sur le sol. Grâce à cette simple pièce de monnaie, on sait à quel type de personnage on a à faire. Le premier cherche à humilier le second, qui se soumet, et le troisième lui interdit alors une telle humiliation.

Section 1 : Avoir de l’argent c’est avoir du pouvoir

Le pouvoir sur les autres

* Affrontement intra classe :
Dans un même milieu, l’argent peut être source de tensions et d’affrontements. C’est ce qui fait l’objet de la première scène du film Les affaires sont les affaires. Isidore Lechat, directeur du journal Le chant du Coq, et un banquier s’opposent. Tout deux sont des hommes riches, mais le premier possède le pouvoir et le fait comprendre au second. C’est un pouvoir conféré par sa position sociale et l’assurance de sa fortune personnelle. La scène se déroule dans le grand bureau du directeur ; le banquier se plaint de s’être fait rouler par Lechat qui aurait vendu les actions que le banquier lui avait confiées. Lechat clame alors haut et fort que c’est son droit, et qu’il n’a que faire de ses menaces de suicide car « les affaires sont les affaires ! » On apprendra plus tard que le banquier s’est effectivement suicidé. Il semble que Lechat n’a aucune condescendance et fait preuve d’abus de pouvoir.

La manière dont il s’exprime, d’un ton sec et hautain, est un signe extérieur de cette assurance et du dédain démesuré qui en découle. Le cinéma montre dans un simple échange de paroles que le capitaliste, le richissime patron, s’octroie tous les droits, y compris le droit de mort, puisque Lechat ne prend pas en compte le chantage du banquier, et surtout, il ne se souciera guère d’apprendre que ce dernier a mis ses menaces à exécution. Pour Isidore Lechat, tout réside dans l’art d’escroquer un plus petit escroc que lui. Il incarne l’homme d’affaires par excellence, celui qui ne recule devant rien, pas même devant la mort. C’est une figure abjecte et brutale du cinéma des années 1940.

* Affrontement inter classe :
Le pouvoir sur les autres se matérialise beaucoup plus entre personnes de milieux différents. Revenu dans son immense propriété, Lechat écoute le rapport quotidien de son intendant. Un homme aurait ramassé du bois mort dans le domaine. L’intendant affirme que c’est la coutume mais Isidore le coupe net :

Isidore Lechat :Les pauvres n’ont aucun droit !
Cette relation au devoir et au droit se retrouve ici. Mais cette fois, la supériorité de Lechat s’exprime contre les gens de classe inférieure. Lechat ne se fait pas prier pour faire expulser les paysans endettés qui traînent sur ses terres. Le spectateur cerne de plus en plus le personnage de Lechat. Il aurait pu à la limite comprendre cette dureté dans le monde impitoyable des affaires, mais ce pouvoir touche aussi son entourage proche et familial. Ainsi, on comprend également que rien n’est pour le mieux dans la famille Lechat. Germaine s’enfuit de sa demeure pendant le dîner. Elle ne supporte plus l’arrogance de son père. En passant devant la fenêtre de la cuisine elle surprend la conversation des domestiques :

Voix off : Il n’y a pas un bout de terre qui n’ait été volé. L’argent, votre argent, toujours votre sale argent !
« Les pauvres », comme les définit le protagoniste lui-même, sont ceux qu’il a démunis de leurs biens. Ces derniers se sentent volés par leur maître, et le maître en question se considère comme dépouillé par ces gens de rang inférieur. L’affrontement inter classe semble provenir de la façon dont chacun se considère avoir été dupé par l’autre.

* Affrontement parvenu/déchu :
La confrontation et le jeu de pouvoir entre un parvenu et un déchu est elle, plus implicite, mais existe tout au long du film. Lechat habite un château dans lequel co-habite son ancien propriétaire, noble déshérité, devenu depuis son intendant. C’est un rapport de subordonné, forcé par le pouvoir du protagoniste. Lechat singe la bourgeoisie parisienne de l’époque, une bourgeoisie fière de faire admirer son domaine à ses invités et d’humilier son intendant. Quand celui-ci lui fait l’affront de s’adresser à lui avec son couvre-chef, il le rabaisse d’une remarque désobligeante (D’après Cf. dialogue 1 en annexe). L’ironie veut que Lechat rabaisse son intendant en lui soufflant qu’il fait partie de cette ancienne noblesse qui a dû se défaire de ses biens. Or c’est justement le rapport qu’il entretient avec son voisin le marquis de Porcellet : Lechat lui propose le rachat de son titre de noblesse. Cette proposition retrace une période de qui a vu la noblesse vendre ses enfants à la bourgeoisie, pour garder leur nom, à travers une descendance, ce qui arrangeait tout autant la bourgeoisie, et leurs biens (Lechat rachète les dettes du marquis). Le film balaie ce passage de la noblesse à la bourgeoisie qui s’est effectué sur un siècle. Noblesse et bourgeoisie sont en grande opposition, mais ont besoin l’une de l’autre.

* Affrontement bourgeoisie/noblesse :
Dans Les affaires sont les affaires, Jean Dréville travaille la mise en scène pour montrer le jeu de puissance entre Lechat, le bourgeois, et le marquis, le noble. Isidore prend soin de débarrasser le marquis de ses vêtements, de sa canne et de son chapeau, comme pour lui ôter un peu de dignité. Ce dernier semble alors vouloir reprendre l’initiative en jetant lui-même son gant sur la console, mais ce n’est qu’un manège superficiel car il a bien compris que Lechat le tenait. Dans Le roi, ce qui est amusant, c’est que cette opposition se retrouve au sein même de la famille Bourdier. La femme de M. Bourdier est issue d’un milieu plus modeste que celui de son mari, et cela se traduit par un comportement extraverti et maladroit face aux personnes de la haute société comme le roi de Cerdagne. Mme Bourdier « frétille » comme le dit son mari, avec un brin de vulgarité. Elle n’a pas l’habitude de ces grandes réceptions mondaines.

Le roi fait écho au film Les affaires sont les affaires pour ce qui est du mariage entre enfants nobles et bourgeois. Mais la situation est différente car dans ce film, ils se marieront. Lorsque M. Bourdier aborde alors le sujet du mariage, le marquis lui répond qu’il n’est jamais bon d’unir ainsi deux mondes si opposés. Même si le ton reste celui de la comédie, on constate à nouveau cette séparation radicale que, du côté du bourgeois, comme du noble, chacun s’efforce de souligner. Cette frontière se matérialiserait dans la manière de gérer la fortune. D’après M. Bourdier, le marquis possède une fortune capitaliste et lui une fortune démocrate (D’après Cf. dialogue 4 en annexe p.50). Le marquis taquine alors M. Bourdier, député de gauche, en le prenant au mot sur le fait qu’il se considère démocrate et devrait partager ses biens. Pierre Colombier a choisi de doter ces critiques exprimées entre ces deux milieux d’un ton narquois. L’affrontement entre noble et bourgeois existe, mais n’a pas le caractère dramatique du film Les affaires sont les affaires.

* L’argent comme moyen de corruption :
Les premières scènes du film Les affaires sont les affaires, qui se déroulent dans les locaux du journal Le chant du coq, sont très riches car elles abordent, en plus de la rivalité inter classe et du thème du pouvoir, la question de la corruption. Un journaliste doit rédiger un article louant les mérites d’un petit pays, qui, moyennant la somme de 30 000 francs, désire se faire bien voir du peuple français. Mais M. Lechat marchande chaque compliment apparaissant dans l’article, qui pourrait amener une aide de l’État français. Cette réaction montre que tout ce monnaye, et surtout, que la réputation s’achète.

Dans Le roi on pourrait aussi parler de corruption, mais une corruption d’ordre morale plutôt que financière. En effet, les politiciens achètent le silence de M. Bourdier, qui vient d’apprendre que sa femme le trompait avec le roi de Cerdagne, afin de sauver l’honneur du monarque. Il se voit promu ministre, et s’en satisfait fort aisément.

* L’argent devient alors une valeur suprême qui mène au malheur
Pour Lechat, seules les affaires, la négoce, l’entourloupe comptent. Gagner de l’argent est un jeu, malhonnête ou non. Son fils suit le même chemin car il réclame à son père une grosse somme d’argent pour rembourser une dette d’honneur, une dette de jeu. Son père se précipite pour lui accorder les 300 000 francs qu’il désire. On pourrait faire remarquer ici que le banquier, qui lui demandait une aide financière dans la première scène du film, s’est finalement suicidé pour moins que cela. Mais là, comme c’est son fils, ce n’est pas grave. Après tout, il s’agit de la future dynastie Lechat ! Il lui fait la remarque suivante :

Isidore Lechat :Là où il y a de l’argent il n’y a pas d’honneur, il y a affaires.
Tout est affaire pour Isidore, même à l’heure de sa mort. A la fin du film, le fils Lechat meurt à la suite d’une chute de cheval lors d’une chasse à courre. Cet accident achève totalement Isidore qui pourtant, pendant tout le film, apparaissait comme un homme sans émotions. Les deux ingénieurs qu’il avait invités dans sa propriété pour affaires tentent de profiter de sa faiblesse pour lui faire signer un contrat peu scrupuleux. Mais Isidore se reprend et se rend compte de la supercherie à temps pour faire modifier le contrat à son avantage. D’ailleurs, dans cette scène de négociation, Jean Dréville joue sur le contrechamp. Les deux gredins sont faces à la caméra, Isidore est hors champs, mais son portait est visible en arrière plan, ce qui lui alloue une posture encore plus sévère. Cette inflexibilité du personnage n’est donc pas que verbale. Comme quoi, le sens des affaires ne quitte jamais un homme. Finalement c’est le chagrin qui le rattrape ; il meurt d’une crise cardiaque en retournant au chevet de son fils défunt.

La terrible morale du film pourrait finalement être que l’argent ne fait pas le bonheur : son fils meurt, sa fille quitte le domicile familial, sa femme rejette leur train de vie. On a le sentiment que c’est le personnage qui a de l’argent qui est « puni par Dieu ».

Ce film renvoie à La ferme du pendu de Jean Dréville, avec le même acteur, Charles Vanel. C’est l’histoire d’un propriétaire fermier qui refuse de vendre sa ferme. Il finit seul, meurt d’une crise cardiaque alors qu’il laboure son champ, et son corps se fait traîner par la charrue en marche. L’image est forte. Ici, la terre symbolise l’argent dans le monde paysan. Le lien commun entre ces deux films est la passion pour l’argent/la terre, et l’avarice. Mais l’argent ne mène qu’au malheur, à la mort du personnage qui le possède.

Le pouvoir sur les choses

* L’argent achète tout :
L’argent achète tout, comme le souligne ironiquement un personnage secondaire dans Les affaires sont les affaires en disant que bientôt ils achèteront directement les nids avec les oiseaux dedans plutôt que d’aller chasser. Il achète même la noblesse, d’après Isidore Lechat. Cet adage est particulièrement développé dans Le roi, où même les principes sont à vendre. M. Bourdier tente de convaincre le marquis de Chamarande d’accepter l’union de leurs enfants en lui faisant miroiter des avantages financiers et la suprématie de la valeur de l’argent, qui elle, augmente, contrairement à la valeur de sa noble lignée.

M. Bourdier tente également d’acheter la maîtresse de son voisin, dans l’unique plaisir de le provoquer. Il lui donne l’appartement qu’elle loue actuellement, lui offre un collier à huit rangs de perles et lui propose même d’acquérir un bureau de tabac pour sa mère.

* Mais c’est un faux pouvoir sur les choses :
Dans Les affaires sont les affaires, le marquis dépeint et critique toute l’attitude bourgeoise en la comparant à celle de l’ancienne noblesse. Pour lui, ce pouvoir dont Lechat est si fier, n’est que vanité et illusion :

Le marquis : Remplacés par le seul culte de l’argent, le culte de l’honneur, de la patrie, de la foi, de la pitié.
(…)Vous singez, vous achetez nos hôtels, nos terres, il vous faut nos manies, nos vices, nos vieux noms glorieux, jusqu’à nos vieux meubles. Mais ce qui ne s’achète pas Monsieur, c’est la façon de s’en servir !

Le marquis lui fait comprendre que ce qu’il prend pour de la puissance, et qui n’est en réalité qu’une puissance d’achat, ne comblera jamais la lacune des bonnes manières. Ainsi, le cinéma représente les bourgeois comme des êtres fourbes et superficiels, qui pensent pouvoir compenser leurs lacunes, vis-à-vis de la noblesse, en acquérant le plus de choses possibles.

Section 2 : Argent et culpabilité

L’argent est-il coupable ?

Les pauvres sont souvent ceux qui expriment le plus leurs tourments quand il s’agit d’argent. Mais le cinéma montre aussi que les riches éprouvent de l’anxiété face à l’argent, une anxiété bien différente. Deux points de vue se confrontent dans Les affaires sont les affaires : d’une part, celui des domestiques qui déplorent leurs conditions financières et critiquent l’attitude de leur patron et son amour de l’argent, d’autre part, celui de Mme Lechat, qui se plaint d’une vie trop luxueuse qui lui fait honte lorsqu’elle est seule à en profiter. Elle culpabilise de posséder cette fortune et surtout de la dépenser à tout va. Lors d’une conversation dans le jardin avec sa fille, Germaine, elle s’inquiète de savoir combien de personnes son mari va inviter pour le dîner car elle ne supporte pas de devoir gâcher de la nourriture. Le spectateur a le sentiment que Mme Lechat n’est pas à sa place dans ce luxe, qu’elle y est même « étrangère ». Elle n’est pas à son aise dans cette immense demeure sans vie. Ces répliques adoucissent le côté brutal du personnage capitaliste incarné par Lechat. Tous les riches ne sont pas obnubilés par l’argent. Germaine aussi nous fait part de son sentiment de culpabilité :

Germaine : Quand il y a quelque part des gens très riches, il y a toujours autour de lui des gens très pauvres.

Dans Le roi, Mme Bourdier a un caractère bien plus exubérant que Mme Lechat mais elle la rejoint peut-être sur un point : elle semble pessimiste sur cette richesse et ne l’assimile pas nécessairement au bonheur, du moins c’est ce qui ressort de cette réplique qu’elle donne à sa fille, impatiente d’épouser celui qu’elle aime :

Mme Bourdier : Si on construisait la maison du bonheur, la plus grande pièce serait la salle d’attente.

Elle s’ennuie et attend le bonheur. On retrouve ici le fameux dicton : « L’argent ne fait pas le bonheur ».

Le trop plein d’argent est-il de l’argent sale ?

Dans Le roi, l’argent n’est sali que par la noblesse car le marquis de Chamarande le considère comme une valeur impure, alors qu’il est d’ailleurs le premier à « retourner son pantalon ». Il n’y a pas de problème d’argent car tout le monde en a. De ce fait, l’argent est plus assumé, et ceux qui le possèdent ne culpabilisent pas. Dans Les affaires sont les affaires, c’est la brutalité et l’intransigeance de Lechat qui salissent, aux yeux du spectateur, la valeur de l’argent. Son personnage est abjecte, désagréable et n’inspire aucune sympathie. Il ne pense qu’à sa fortune, et s’impose d’une autorité dictatoriale. De plus, sa fille, Germaine, pourtant issue de ce milieu aisé, voit les gens riches comme des voleurs, et son père en premier. Pour elle, le trop plein d’argent est de l’argent sale. Lorsque sa mère accuse les domestiques de voler des bouteilles de vin dans la cave, elle critique alors ouvertement l’attitude des riches vis-à-vis des plus pauvres, et par là, elle vise surtout son père.

Germaine : Ils ne voleront jamais autant de bouteilles de vin que d’autres ont gagné de millions.

Le ton qu’elle emploie signifie plutôt que ce n’est pas de l’argent gagné mais volé. La fortune de sa famille ne se serait pas constituée de manière honnête. Sa mère insiste alors sur l’honnêteté du père et souligne qu’il a gagné sa fortune en travaillant par lui-même, même s’il est vaniteux et menteur. Le champ lexical de l’honnêteté, introduit pour déculpabiliser les hommes riches et puissants, est un recours de la part des scénaristes, un procédé que l’on retrouvera dans Volpone.

L’argent a-t-il une morale ?

Il y a une grande différence morale entre les deux films. Dans Les affaires sont les affaires, la morale repose sur la question de l’efficacité. Le capitalisme sauvage est le plus fort, c’est celui qui brise tout. Lechat est un personnage intraitable et la morale du film est intransigeante avec lui. Dans Le roi, la morale est plus souple, presque élastique, et c’est cette flexibilité même qui fait l’originalité des personnages du film : ils se font cocufier soi-disant pour l’intérêt supérieur de la nation. Cette différence se traduit par le ton adopté : le premier est un film dramatique et satyrique, le second, une comédie. L’argent définie des camps, non de richesses, mais de valeurs. L’argent n’a donc pas toujours une valeur positive au cinéma, il a même souvent une valeur noire, qui suscite de la culpabilité et de la malhonnêteté, et apporte la mort. Même à travers une comédie, on voit que l’argent engendre des confrontations d’intérêts et des confrontations de valeurs morales et éthiques. Quelles sont ces contre-valeurs qui s’opposent à l’argent ?

Chapitre 2 : Les contre-valeurs de l’argent

Les films de propagande nazis ont valorisé le sport, les Jeux Olympiques et la montagne pour mettre en exergue l’héroïsme et le don de soi, par opposition au monde des affaires et de l’argent. Ces valeurs de pureté et d’exaltation héroïque sont des valeurs éternelles et les films de Léni Riefenstahl en sont les meilleurs exemples. La lumière bleue (1932) met en scène une jeune bergère fascinée par les reflets dans une grotte, Le triomphe de la volonté (1935) parle du congrès de Nuremberg et de l’exaltation de l’apparat nazi, et Les Dieux du stade (1938) présente les sportifs des J.O. de Berlin. L’argent quant à lui est fortement dénoncé dans Le juif Suze (1940) de Harlan. C’est peut-être en dénigrant l’argent, et en n’en présentant que des contre-valeurs, que les films nazis nous démontrent que l’argent est une valeur en soi.

Section 1 : La passion

La passion amoureuse est le nerf dramatique du film Les affaires sont les affaires. Melle Lechat quitte le domicile familial, et donc cette vie d’abondance, pour courir le grand amour. Ainsi, l’amour est une contre-valeur de l’argent car il s’en moque. Il existe au cinéma d’autres passions que nous nous contenterons de citer : la passion du jeu et la passion de l’art. Être passionné ne veut pas nécessairement dire refuser l’argent. Passion et argent peuvent aller de paire, dans la mesure où cet argent sert la passion. Par exemple, dans Le salon de musique de Satyajit Ray (1958), un grand propriétaire indien dépense sa fortune dans les fêtes qu’il organise, où sont conviés danseurs, chanteurs, musiciens. Sa passion pour l’art transgresse les limites de la valeur de l’argent et le proverbe « quand on aime on ne compte pas » prend tout son sens.

Section 2 : Les valeurs de la noblesse

On a déjà vu à quel point le cinéma aimait montrer l’opposition entre le monde de la bourgeoisie et celui de la noblesse. Mais cette opposition réside non seulement dans l’attitude, le pouvoir, et la rivalité entre déchu et parvenu, mais aussi dans les valeurs propres à chacun de ces mondes. Notamment, les valeurs de la noblesse apparaissent à l’écran plus fortes que celles de l’argent. Dès la première scène du film Le roi, les scénaristes s’amusent à caricaturer ce contraste. La fille de M. Bourdier, jeune bourgeoise donc, et le fils du marquis de Chamarande, ne cachent pas leur amour et rient de leur situation sociale. Ce dialogue initial pose dès le début les rapports sociaux entre les deux familles.

Mlle Bourdier : Je suis très riche vous savez. Ça ne vous ennuie pas d’épouser une grosse dote ?

Le fils du marquis de Chamarande : Mais vous, réfléchissez aussi, je suis d’une grande famille. Ça ne vous ennuie pas de devenir un jour… marquise ? (Rires)

Dores et déjà on se retrouve dans la même situation que dans Les affaires sont les affaires : les deux voisins ne sont pas d’accord sur le mariage de leurs enfants. Comme le soulignent les deux jeunes gens avec ironie, il y a bel et bien une différence entre ces deux mondes : l’un s’attache aux valeurs de la richesse, l’autre à celle d’un titre de noblesse. A la fin, les personnages se marient. C’est l’une des différences fondamentales entre les deux films. Dans Les affaires sont les affaires, le ton reste dramatique jusqu’à la fin, et dans tous les domaines.

Section 3 : L’apparence, l’honneur et la politique

Dans Le roi, le principal n’est pas l’argent mais l’apparence sociale. Dans la séquence de la réception du roi de Cerdagne, M. Bourdier explique à sa femme et à sa fille comment recevoir les invités et surtout comment les saluer à leur arrivée. Il institue un grade dans les révérences selon la place de la personne dans la société. A l’annonce du nom d’un invité par le valet, M. Bourdier communique discrètement un numéro. Un petit chiffre indique qu’il suffit de faire un accueil modeste, comme un simple hochement de la tête, et un chiffre élevé, un accueil princier, avec révérences et flatteries. Chaque personne est donc notée en fonction de l’intérêt qui lui est porté, et cet intérêt est indéniablement lié à sa position sociale.

M. Bourdier : Tâchez de proportionner vos sourires à la condition de nos invités.

Melle Bourdier : Et l’égalité papa ?

M. Bourdier : L’égalité, c’est pas fait pour les soirées.

M. Bourdier se moque de cette discrimination sociale qui surprend sa fille. Pour lui, elle est même nécessaire dans les réceptions mondaines. C’est une véritable hiérarchie des valeurs qu’il instaure par ce code corporel. Le cinéma s’amuse à tirer le portrait de ce monde bourgeois, de ces nouveaux riches intéressés, semble-t-il, uniquement par l’apparence. Celle-ci peut être conférée à la fois par le milieu social dans lequel on vit mais aussi par la profession. Pierre Colombier joue de cela en montrant tous les artifices et la corruption de la politique. M. Bourdier apprend que sa femme a passé la nuit avec le roi, il commence à faire un scandale mais se voit offrir un poste de ministre qui le console. Comme le dit sa maîtresse, il devient « un homme que certaines choses n’atteignent plus ». Alors que dans Les affaires sont les affaires rien n’est supérieur à l’argent, ici l’argent peut tout – voler la maîtresse de son ennemi, humilier son voisin en lui faisant comprendre la pouvoir de l’argent – mais il y a quelque chose de plus fort : la politique. M. Bourdier a beau s’être fait cocufier, et par sa femme et par sa maîtresse, son nouveau poste lui fait oublier l’envie de créer un scandale. C’est l’apparence et l’honneur les deux maîtres du jeu, leitmotivs du film, rythmés par le désir de posséder plus que l’autre, par le désir d’exposer à l’autre sa richesse, et de ne pas perdre la face. Lorsque M. Bourdier surprend sa nouvelle maîtresse le tromper avec le roi, il en a le souffle coupé, mais trouve vite consolation dans l’offre du souverain. Ce dernier lui accorde l’honneur de venir chasser sur sa propriété plutôt que sur celle du marquis de Chamarande.

Section 4 : L’amitié

Dans Les lumières de la ville, de Charles Chaplin, une anecdote amusante dévoile que amitié et richesse ne font pas partie du même monde. Un milliardaire, que Charlot rencontre sur les quais, ne reconnaît son ami le vagabond que lorsqu’il est saoul. La vraie valeur de l’amitié n’apparaît ici que lorsque le personnage n’est pas lui-même, c’est-à-dire lorsqu’il ne se comporte pas comme un gentleman milliardaire. Au cinéma, d’une manière plus générale, la valeur de l’argent a également du mal à tenir tête à la valeur de l’amitié. Dans Touchez pas au grisbi, Max a fait son dernier casse, dont le montant s’élève à cinquante millions de francs, pour prendre sa retraite. Son ami Riton est dans la confidence, mais Angelo et sa bande de bandits l’enlève pour faire pression sur Max. Max leur laisse alors les lingots dans l’espoir de le sauver, mais Riton se fait blesser au cours d’une fusillade et meurt à la fin du film. Pour le personnage de Jean Gabin, l’amitié prime, il sacrifie tout son argent pour elle, et Angelo a su jouer sur cette corde sensible. L’amitié est plus forte que l’argent et surtout, sa poursuite n’empêche pas des liens d’amitié de se créer. On retrouve cette idée dans L’île au trésor de Victor Fleming. Beaucoup meurent en recherchant le trésor mais ce qu’il est intéressant de souligner ici est cette recherche de l’or, et les trahisons qui en découlent, qui ne font jamais obstacle à l’amitié entre un jeune enfant et un pirate, pourtant tenté plus d’une fois de l’assassiner. L’enfant accepte en réalité le fait que cette poursuite du trésor est quelque chose de fondamental pour son ami/ennemi, quelque chose qui est indissociable de la nature humaine. L’enfant grandit quand il intègre ce principe fondamental. La poursuite d’un trésor est une quête enfantine idéale dans le sens où ce sont les adultes qui ont un comportement puéril par rapport à l’or, alors que l’enfant, lui, mûrit. Il y a un inversement des comportements face à l’argent.

Chapitre 3 : Des contres valeurs fragiles face à la puissance de l’argent

Volpone est le film spécialiste des retournements de valeurs face au pouvoir de l’argent. La convoitise de l’héritage se construit sur la dégradation des valeurs de chacun des personnages : l’un donne sa femme, l’autre déshérite son propre fils, et le dernier, un notaire, corrompt un juge. La quête de l’argent pousse le notaire à la corruption, l’avare à la prodigalité et le jaloux au cocufiage, ce qui fait tout le comique du film. D’autres films complètent cette approche en démontrant que la fébrilité des valeurs qui s’opposent à l’argent touche également les principes, l’honneur et la justice. L’argent serait-il décidément plus fort que tout ? Serait-il si précieux au point d’ébranler, même temporairement, les valeurs que chacun lui oppose d’ordinaire ?

Section 1 : Les principes : les choses qui ne s’achètent pas

Une des clefs dramatiques du cinéma est de montrer que les principes les plus intangibles sont prêts à s’inverser devant le poids de l’argent. Dans Le roi, Pierre Colombier met en scène une situation burlesque dans laquelle il montre, avec un objet dérisoire, un pantalon, le retournement dramatique des valeurs du marquis. Alors que le marquis proclame qu’il y certaines choses qu’on ne peut pas acheter, M. Bourdier riposte avec audace que tout est à vendre, y compris son pantalon. Il lui en propose d’ailleurs 100 000 francs. Le marquis est alors prêt à se déshabiller. Ce dialogue est l’un des plus géniaux du film. Cette situation comique souligne que les principes que les hommes revendiquent avec force, s’affaiblissent devant une proposition alléchante.

Section 2 : L’honneur

Les affaires sont les affaires souligne que l’honneur est l’une des valeurs que la noblesse est fière de mettre en avant, face à la bourgeoisie et sa prodigalité. Seulement, cette contre-valeur se révèle être plus vulnérable qu’il n’y paraît. Dans le film, le marquis est d’abord réticent à l’idée du mariage de son fils avec la fille Lechat. Une question de principe. Puis il accepte, car de l’argent est en jeu, Lechat lui proposant de régler ses dettes. Mais cela est de courte durée car Melle Lechat prétend en aimer un autre. L’honneur reprend alors le dessus. Il ne peut donner une femme à son fils alors que celle-ci en aime un autre. Ces revirements de situation successifs montrent à quel point l’honneur est une valeur instable face au pouvoir de l’argent.

Section 3 : La justice

Au cinéma, la justice s’oppose à l’argent. Les films montrent souvent de l’argent volé ou falsifié. Dans L’argent, de Bresson, les faux billets qui passent de mains en mains et de boutiques en boutiques, parviennent jusqu’à un modeste plombier qui ne se rend compte de rien. Il se fait alors emprisonné pour faux monnayage. Cependant, la justice n’est pas un moyen infaillible qui s’oppose à l’argent. Au contraire, il arrive souvent que ce soit l’argent qui vienne s’opposer au travail de la justice par le biais de la corruption.

Dans Volpone, au moment du procès qui accuse Volpone de tentative de viol sur la femme de Corvino, on apprend que le notaire, lui aussi à l’affût de l’héritage de Volpone, a corrompu le juge pour lui éviter la potence. La quête de l’héritage pousse même un notaire à la corruption, allant contre tous ses principes de justice.

Chapitre 4 : L’argent et ses dépendances

Le pouvoir de l’argent n’agit pas seul sur les comportements. D’autres facteurs entrent en compte comme le hasard. Le plus impressionnant est de voir à quel point l’argent accentue les traits de caractère, et instaure une dépendance.

Section 1 : Le hasard

Dans son dernier film, Match Point, Woody Allen introduit un élément original dont le rôle est complémentaire à celui de l’argent pour le salut d’un individu : le hasard. L’un et l’autre sont fortement corrélés. Chris Wilton, professeur de tennis issu d’un milieu modeste, fait la connaissance de Tom Hewett et pénètre la haute société londonienne. Il séduit Chloé, la sœur de Tom, avec qui il se marie. Sa situation professionnelle et sociale se transforme et il prend goût à l’évolution de sa carrière. Il tombe sous le charme de Nola, la fiancée de Tom, avec qui il entretient une relation extraconjugale passionnelle. Lorsque celle-ci lui apprend qu’elle est enceinte, Chris panique à l’idée de devoir renoncer à cette vie aisée qui lui a été offerte sur un plateau. Il organise donc le meurtre de sa maîtresse. Le spectateur prend conscience que la seule perspective de la perte de son statut social le transforme en un monstrueux calculateur. Afin de faire croire à un cambriolage qui aurait mal tourné, il assassine également la voisine de palier de Nola. Il « vole » l’alliance de cette femme et la lance dans la Tamise. Le réalisateur utilise alors une image forte, à la fois essentielle pour la trame de l’histoire et pour la démonstration de la puissante union entre l’argent, ici représenté par l’or de l’alliance, et le hasard. La bague rebondit sur le bord de la barrière, et retombe sur le quai. Cette scène fait écho à la première scène du film où la voix off de Chris explique qu’une balle de tennis, lorsqu’elle touche le filet, peut soit retombée d’un côté et nous faire gagner, soit de l’autre, et nous faire perdre. Ici, la bague, c’est-à-dire l’argent, accouplée au hasard, est cet élément décisionnaire dans le salut de Chris. Le hasard intervient à nouveau à la fin du film : la bague a été retrouvée… dans la poche d’un délinquant, qui a été de ce fait arrêté pour meurtre à la place de Chris.

Le message est d’autant plus difficile à accepter que ce phénomène hasardeux ne bénéficie pas à celui qui le mérite le plus. La chance fait ici triompher l’arrivisme, et cette chance est matérialisée par le symbole d’un anneau en or.

Section 2 : Le commerce

Dans la scène du café de Wall Street, le père reproche à son fils, Bud, devenu un petit courtier assoiffé de pouvoir et d’argent, d’être trop à cheval sur l’apparence, nécessaire dans le milieu et d’avoir perdu le sens des valeurs. Il lui rappelle que le travail est la véritable valeur, et lui remet les pieds sur terre en précisant qu’il n’est finalement qu’un simple commercial qui passe des contrats de vente par téléphone.

Ce qu’il y a de surprenant, c’est que le cinéma semble parler du commerce comme d’une fonction malhonnête. Dans les différentes versions cinématographiques des Misérables, un passage du livre n’a jamais été adapté au cinéma, il s’agit de celui où M. Madeleine (alias Jean Valjan) explique le commerce honnête. On retrouve cette condamnation du commerce dans Volpone, où Mosca fait une remarque au fils de Corbaccio qui explique qu’il est rare qu’à Venise, les gens gagnent honnêtement leur vie.

Mosca : Si on pouvait gagner honnêtement des grosses sommes d’argent, il n’y aurait plus personne pour casser les pierres et faire pousser les salades.

Section 3 : Un rapport hédonique à l’argent

L’argent est jouissance

Volpone, personnage éponyme du film de Maurice Tourneur, jouit de sa richesse de façon totalement ludique. Harry Baur incarne à la perfection ce rôle d’homme d’argent prodigue et loufoque qui regorge de gestuelles maniérées et exagérées. Volpone joue dans l’excès pour impressionner : il dresse une table immense pour des dizaines de convives et organise un défilé de valets avec les plats les plus sophistiqués qu’il soit. Il s’agit d’un rapport hédonique à l’argent, ce qui n’existe pas dans Les affaires sont les affaires où Lechat ne jouit pas de l’argent mais du pouvoir que l’argent lui confère. Volpone, lui, en plus du pouvoir qu’il exerce sur les trois autres personnages, prend du plaisir à jouir de ce luxe.

L’argent est sensation

Volpone jouit à tel point de son or qu’il vit à travers lui comme le suggèrent les champs lexicaux sur les cinq sens.

Mosca : L’odeur seule de l’argent suffit à saouler les hommes. Vous les faites flairer… et ils arrivent à plat ventre (…) c’est ça la magie de l’argent !

L’argent est odeur, contrairement au proverbe bien connu de « l’argent n’a pas d’odeur ». Il a même une odeur si forte, qu’elle enivre les hommes et les attire dans ses pièges. Mais l’argent est aussi saveur, comme l’entend Volpone par cette réplique :

Volpone : La bave leur coule autour de la bouche. La danse se fait autour de mon or.

L’argent est également associé à la danse, comme s’il s’agissait d’un véritable repas de fête. Cette image de fête est accentuée par l’association qui est faite avec le son. L’argent a une odeur, un goût, mais aussi un son bien particulier. Corvino, l’un des trois vautours qui convoitent l’héritage de Volpone, offre au soi-disant mourant, 300 sequins. Mosca, le serviteur, se permet alors de faire un commentaire qui en dit long sur notre protagoniste.

Mosca : Quand le vieux grigou entend sonner les buquins, on dirait qu’il soulève le couvercle de son cercueil.

Le plus important à faire remarquer ici est que l’argent aurait le pouvoir de redonner vit aux mourants, voire de réveiller les morts. L’argent est un élixir de vie.

Mais ce qu’il y a de plus révélateur entre l’argent et le son se déroule dans Les lumières de la ville de Charles Chaplin. Au début du film, Charlot passe devant une jeune fleuriste aveugle au moment où la porte d’une voiture claque. Elle pense alors que Charlot est l’homme qui vient d’en sortir et le prend pour un homme riche. Il y a donc un malentendu à cause d’un son, un son qui, à l’époque, était associé à une vie aisée.

Section 4 : L’argent exacerbe les défauts

L’avarice

Volpone excelle de démonstrations sur le thème de l’avarice. Au départ, Volpone veut jouer sur l’avidité des autres personnages, mais il apparaît qu’ils sont tous plus avides et avares les uns que les autres. Corbaccio, Corvino et Voltore sont prêts à tout pour récupérer l’héritage du soi-disant mourant Volpone. Ce dernier se prend à son propre jeu et en vient à « mépriser » son serviteur et conseiller, Mosca. Volpone est finalement plus pingre que les trois autres. Mosca retourne alors le piège, élaboré par eux deux, à son avantage. C’est donc l’histoire de quatre voleurs qui essaient de s’arnaquer entre eux. C’est le cinquième, Mosca, qui tire son épingle du jeu. Le thème est celui de l’avidité et de l’avarice comme principe de comédie. La dernière phrase du film marque la lassitude du personnage de Mosca face à cette avidité.

Mosca : Et que désormais personne ne me parle plus d’argent !

La morale de l’histoire est que l’argent sert à être dépensé, et cette morale est soutenue par Mosca, ce qui lui attribue le rôle du flambeur. Il est l’homologue de l’intendant de Lechat dans Les affaires sont les affaires, qui était joueur au casino. Le personnage du flambeur est récurrent aussi dans les films de gangsters, dans le sens de « voleurs », par opposition aux riches avares. Ce qui est frappant dans ces portraits que dresse le film, est le cercle vicieux de la cupidité et de la vénalité. Plus les gripsous se rapprochent de l’héritage, plus ils sont prêts de leurs sous. Corvino et Corbaccio arrivent en même temps au palais de Volpone dans l’espoir de l’amadouer suffisamment pour figurer sur son testament. Mosca leur propose de tirer à pile ou face avec une pièce d’or pour déterminer lequel des deux ira le premier au chevet de Volpone. Les deux se refusent à fournir cette pièce. Le cinéma essaie-t-il de nous montrer que plus on est près de la fortune plus on est radin ?

On pourrait bien sûr citer L’avare, mis en scène par Jean Giraud, qui offre également un portrait parfait sur le thème de l’avarice, mais nous ne le développerons pas plus à cet endroit, car il s’agit avant tout de théâtre et non de cinéma.

La paranoïa

L’homme riche, qui a pris l’argent de manière plus ou moins hasardeuse, a peur d’être volé. C’est le principe des voleurs qui craignent d’être volés, que les films s’amusent à parodier. Dans Les affaires sont les affaires, Isidore reste persuadé que Lucien veut partir avec sa fille pour son argent. Le cinéma montre que se sont ceux qui sont les plus intéressés par l’argent et par les affaires qui pensent que les autres les sont. Dans Volpone, il y a une scène où Mosca fait glisser l’or de son maître entre ses doigts, en listant tout ce qu’il en ferait à sa place. La simple pensée de cet argent dépensé, et la vue de Mosca tenant son or, le panique. Il lui arrache tout des mains et referme tout de suite son coffre.

L’hypocrisie

Les personnages de Volpone ne tarissent pas d’éloges sur le mourant. Ils le flattent le plus possible, notamment en parlant de lui en tant qu’honnête homme, font des sacrifices pour lui et lui proposent d’offrir leur propre santé pour le sauver, mais dès qu’ils ne sont plus en la présence de Volpone, ils ne souhaitent que sa mort et donc son héritage. C’est alors un véritable bal des prétendants. Mosca les décrit comme des rapaces qui tentent de déposséder un homme.

Mosca : Il y a tant de parasites autour d’un homme riche, il se peut très bien que dans dix ans il ne me reste rien.

L’homme riche est un personnage que le cinéma aime présenter surtout à travers son entourage, mais il lui attribue aussi des traits de caractère bien particuliers.

Partie 2 : L’homme d’argent

Citizen Kane, réalisé par Orson Welles, et Le Milliardaire (Let’s make love), réalisé par George Cukor, présentent le portrait d’un milliardaire de façons différentes. Le premier décrit un personnage charismatique, rigide, manipulateur et ambiguë, Welles ne veut pas en faire un personnage aimé mais simplement toucher le spectateur, tandis que dans Le Milliardaire, le protagoniste est un homme intègre et doté d’une grande capacité d’adaptation. L’étude conjointe de ses deux films pose la question de savoir sur quels points, les représentations de l’homme d’argent diffère, diffèrent, ou se rejoignent, dans le cinéma français et américain. Citizen Kane montre à l’écran l’histoire d’un magnat de la presse, dont la vie est relatée à travers divers témoignages.

Dans son enfance, sa mère a acheté les plans de propriété d’une mine d’or dans laquelle il restait de l’or. Elle propose à un banquier de gérer cette fortune ainsi que l’éducation de son fils, Charles Foster Kane, qu’elle souhaite éloigner d’un père sans doute violent. Kane hérite d’une multitude d’affaires mais refuse les mines de pétrole et les mines d’or pour s’intéresser à un petit quotidien poussiéreux, The Inquirer. Tout le film repose sur une énigme : à quoi fait référence le mot « Rosebud » que Kane prononce sur son lit de mort ? L’intérêt du film est de montrer que l’homme d’argent recherche, au fond de lui, autre chose que la fortune et la puissance. Le Milliardaire propose de décrire la vision commune que se font les gens d’un milliardaire. Un théâtre à Broadway met en scène une série de sosies comme le milliardaire français Jean-Marc Clément. Ce dernier, homme d’affaires accompli et bien dans sa peau, tombe amoureux d’une petite comédienne, Amanda, et se rend incognito aux répétitions pour décrocher le rôle. Il se met alors dans la peau d’un modeste artiste pour séduire la chanteuse.

Chapitre 1 : Comment réussir sa vie malgré tout l’argent qu’on a ?

Les milliardaires recherchent autre chose que ce que l’argent peut leur apporter, ils expriment un réel manque, qui peut se manifester sur plusieurs plans.

Section 1 : Le poids de la dynastie

Dans Le Milliardaire, les membres de la famille de Jean-Marc Clément sont tous milliardaires de génération en génération. Il y a une continuité de la dynastie, que le protagoniste assume. Le conseiller de Jean-Marc Clément souligne cette ascendance lorsqu’il s’exclame, après une intervention convaincante de son patron, qu’il est « comme son père ». Le Roi, toujours sur le ton de la taquinerie entre aristocrates et bourgeois, fait plusieurs références à l’ascendance de la noblesse. Lorsque les deux voisins parlent mariage, M. Bourdier ne se gène pas pour souligner que l’acquiescement du marquis sur le sujet constitue une trahison envers ses ancêtres.

M. Bourdier : Qu’est-ce que [vos aïeux] peuvent bien penser de vous ? Car enfin, vous me méprisez monsieur le marquis mais cependant vous venez chez moi. (…) Tous les vôtres s’efforcent d’épouser des milliardaires exotiques.

Pour Bourdier, qui aime provoquer le marquis et marquer autant que possible une nette différence entre leurs deux mondes, la noblesse, si fière de sa lignée de sang, se doit d’être redevable à sa dynastie.

Section 2 : La nostalgie d’une enfance modeste

Kane considère qu’il a raté sa vie. Il est nostalgique de la période de son enfance, celle où il était encore sous la garde de sa mère et vivait une vie simple et modeste. Alors que d’autres recherchent la richesse, lui recherche intérieurement l’époque où il était pauvre. C’est une détresse secrète qui est le fil conducteur de tout le film. Après tout, Orson Welles construit son film sur une enquête qui a pour but de découvrir pourquoi Kane a prononcé le mot Rosebud (bouton de rose) avant de mourir. C’est la solution de l’énigme qui prend le dessus sur l’enquête elle-même, car Orson Welles décide de toujours filmer le journaliste/enquêteur dans l’ombre. Ce n’est pas lui la vedette du film. Rosebud fait référence au nom de la luge qu’il possédait étant enfant. Pourquoi être nostalgique de cette période alors que Kane est devenu l’un des hommes les plus puissants, les plus influents, et les plus riches des États-unis ? On peut souligner que lorsqu’il était enfant, il était prêt des choses. Son argent l’a éloigné de ces choses, et c’est sans doute pour cela qu’il passe son temps à le dépenser. Lorsqu’on lui fait remarquer qu’il est en train de tout perdre, il répond avec un sourire :

Charles Kane : Si je perds un million de dollars cette année, et encore un million l’année prochaine (…), je fermerai The Inquirer dans 60 ans !

Ce n’est donc pas la quantité d’argent qui lui importe. D’ailleurs, il déclare lui-même : « Ma fortune m’a handicapé (…) sans cette fortune, j’aurais pu devenir un grand homme ». Cette recherche intensive de possession, ces achats incontrôlés de centaines de statues et autres œuvres d’art, est sa manière de vouloir se rapprocher à nouveau des choses. Cette prodigalité est un jeu pour lui, les objets deviennent des jouets, comme si Kane regrettait son traîneau d’enfant.

Chapitre 2 : Le milliardaire est stéréotypé au cinéma

 

Section 1 : La personnalité d’un milliardaire

Dans Le Milliardaire, Amanda, toujours ignorante de la véritable identité du nouvel artiste de la troupe, le félicite tout à coup sur le ton qu’il prend, parfait, à son sens, pour interpréter le rôle de Jean-Marc Clément.

Amanda : Votre façon hautaine de dire « mademoiselle »… vous aviez l’air d’avoir cinquante millions de dollars !

Pour elle l’argent confère un statut social qui implique une attitude verbale particulière. Le personnage de Marilyn Monroe n’est pas le seul dans le film à faire valoir les a priori sur les milliardaires, celui de Yves Montand dépeint aussi une image, pas forcément fausse, du milliardaire-type. Il est polyglotte, dicte son courrier à cinq secrétaires, achète à des écrivains des histoires drôles et originales qu’il s’approprie et, enfin, se paie des cours particuliers avec les plus grands de la scène, de la danse et du chant. Il accentue donc lui-même la caricature : il croit que tout s’achète, que le talent s’achète. Le personnage de Kane est lui, plus difficilement cernable. Dès la première scène de Citizen Kane, on remarque l’imposante demeure où Kane vit ses derniers instants. Le monogramme « K » orne l’entrée du palais de Xanadou. La caméra nous fait pénétrer par effraction, au-delà du signe « Interdiction d’entrée », que l’on retrouve dans la dernière scène comme pour fermer cette parenthèse, afin de nous faire découvrir son univers de richesses et de pouvoir. Il vit dans son propre monde, celui qu’il s’est construit. La présentation de sa vie et de son œuvre, sous forme de manchettes de journaux et de documentaires, est commentée par une voix off qui insiste bien sur le fait que le palais de Xanadou est l’un des plus coûteux de l’histoire. Kane est à la tête de tout un empire, c’est un magnat de la presse qui possède 47 journaux à travers les États-unis. Mais son personnage est ambigu, il est présenté à la fois comme un communiste et un capitaliste. Orson Welles a voulu montrer qu’un homme, aussi puissant que célèbre, s’entoure d’un voile énigmatique. En dehors de la distribution des acteurs, on peut interpréter d’une autre manière la différence de succès entre les deux films. Citizen Kane (1946) a fait 838 736 entrées dans les salles françaises contre 1 434 281 pour Le Milliardaire (1960). Le contraste est d’autant plus accentué que la fréquentation des salles françaises sur l’année 1946 était de 380 millions d’entrés contre 300 millions en 1960. Il semble alors que le public français soit plus intéressé par le portrait du milliardaire type, qui correspond à leurs préjugés, que par une figure ambiguë qui révèle que l’homme d’argent est un personnage complexe, comme tout être humain.

Section 2 : L’attitude d’un milliardaire avec une femme

Dans Le Roi, une anecdote sympathique lie la richesse à la séduction : le prête-nom des maîtresses du roi est « le président du conseil des restrictions », qui s’occupe de la réduction des coûts. À chaque fois que ce nom apparaît sur l’emploi du temps du monarque c’est qu’il a en réalité une visite officieuse chez l’une de ses maîtresses.

Le Milliardaire aborde les thèmes de l’argent et de la séduction en dépeignant l’image que les gens se font de ceux des milliardaires. Amanda décrit l’attitude d’un tel homme :

Amanda : Quand Jean-Marc Clément veut faire une conquête, il croit qu’il n’a qu’à se nommer pour qu’elle succombe sous le poids de cet immense honneur (…) L’argent non ?

Pour elle, artiste modeste, l’homme d’argent ne jure que par l’argent, et ce n’est que grâce à lui qu’il pense pouvoir entreprendre tout ce qu’il fait, et séduire les femmes. Elle déplore cette attitude qui pour elle, ne mène pas au bonheur, car tout avoir en un claquement de doigt rend la vie bien morose. Quant à l’assistant de Jean-Marc Clément, Coffman, il pense à tord que son patron abuse de son pouvoir.

Coffman :(s’adressant à un barman)

Il y a quelqu’un qui a dit : « un homme riche est simplement un pauvre homme avec du pognon ». Mais il mentait, parce qu’un homme riche n’est pas un homme mon ami.

Coffman signifie par là que le milliardaire a beau être diplomate et amical à ses heures, il n’est reste pas moins quelqu’un sans pitié. Une discussion s’engage plus tard entre les deux hommes, séquence qui a une énorme importance dans le film. Coffman attaque son patron sur les échecs qu’il connaît auprès de ses collègues de théâtre en voulant s’improviser comique et amuser la galerie, puis sur sa tentative de séduction peu concluante auprès d’Amanda. Il lui dit, sans pour autant le lui apprendre, que les gens le respectent et le flattent, non pour sa personne, mais pour son argent. Il l’accuse d’ailleurs d’inciter de telles attitudes, et le provoque en disant que ce n’est plus aussi facile de séduire quand on ne sort pas le chéquier, ou de faire autant rire, quand les gens ne connaissent pas sa vraie situation. Ainsi, le cinéma aurait tendance à montrer que les gens voient l’homme d’argent comme quelqu’un qui use de sa fortune dans ses relations, aussi bien amoureuses qu’amicales.Cependant, il est vrai que, derrière sa volonté d’incarner l’homme de la rue, Jean-Marc Clément ne peut s’empêcher de faire miroiter quelques beaux bijoux à Amanda qu’il prétend être faux. De la même manière, la femme du personnage de Citizen Kane, reproche à son mari de ne pas prendre en compte ses réels besoins de jeune femme, et de croire que l’argent seul comblerait ses manques. Elle ne veut pas se voir offrir sans cesse des cadeaux, elle veut juste pouvoir s’amuser librement en dehors du palais.

Section 3 : Un rôle imposé par le regard des autres : l’argent comme masque

Dans Le Milliardaire, Jean-Marc Clément répond aux critiques de Coffman dans un magnifique discours au cours duquel il explique qu’il agit, en fonction de ce que les gens attendent de lui. Yves Montand dégage une grande élégance dans ses propos, et beaucoup de finesse émane de son personnage à ce moment là.

Jean-Marc Clément, à Coffman.

Il est vrai que je donne beaucoup de bracelets. Mais je dois le faire, elles attendent des bracelets. Vous dites que je suis vaniteux… non. Si j’étais vaniteux je me refuserais à donner des bracelets et je demanderais qu’on m’aime uniquement pour mon charme et mon sourire. Mais est-il vraiment possible d’aimer un homme riche pour son sourire charmeur ? Tenez, vous, vous-même, quand vous parlez vous dites toujours « monsieur… monsieur », vous me respectez donc tellement monsieur Coffman ? Évidemment non. C’est mon argent que vous saluez.

Ce qui est amusant à la fin de la scène, et qui donne plus de poids à la signification de ces propos, c’est que Coffman accepte de la part de son patron, un bijou destiné à sa femme. Ce discours est un regard lucide sur ce que les gens attendent de lui. Pour lui, un milliardaire doit assumer et tenir son rôle. Il aborde ici le délicat sujet du masque, de l’apparence des hommes riches dans la société. Il confie jouer ce rôle, se plier aux préjugés et flatter les gens en correspondant à leurs idées préconçues. Pourquoi ? Pour ne pas sortir de cette ligne toute tracée ? Apparemment les gens doivent perdre leurs repères quand leurs préjugés s’effondrent, comme l’explique la surprise d’Amanda à la fin du film. Quand elle découvre la supercherie, et réalise que son ami l’artiste n’est autre que le véritable milliardaire Jean-Marc Clément, elle n’en revient pas. Mais alors, si pour Jean-Marc Clément, chacun doit être à sa place, pourquoi ne pas adopter le même comportement auprès d’Amanda plutôt que de se faire passer pour ce qu’il n’est pas ?

Chapitre 3 : Vouloir être aimé pour autre chose que son argent

 

Section 1 : Etre séduit par une femme qui ignore tout de votre situation

Jean-Marc Clément veut séduire la belle actrice car elle ne le voit pas en tant que milliardaire.

Jean-Marc Clément : Il n’y a qu’elle [Amanda] qui m’ait parlé à moi, pas à mon argent, ni à mon nom, mais à moi.

Ce que souhaite le milliardaire c’est que les autres ne voient pas l’argent mais l’homme.

Dans Citizen Kane, le personnage éponyme est séduit par sa deuxième femme car elle se moque de lui alors qu’il vient de se faire éclabousser par une voiture. Elle le prend pour l’homme et non pas pour le milliardaire. Dans ces deux films, l’argent fait filtre : c’est lui que les femmes embrassent, comme dirait Coffman, d’où un désir fou, de la part des milliardaires, d’être aimé pour ce qu’ils sont vraiment. Les hommes riches, dans les films, ne veulent pas être aimés pour leur argent, et ne veulent pas attirer les intrigants, sauf dans Volpone où le protagoniste en joue avec plaisir. Mais ils oublient que ce qui forge leur personnalité comprend aussi leurs capacités à gérer cette fortune et leurs affaires.

Section 2 : « Se battre avec ses propres armes »

Dans Le Milliardaire le conseiller de Jean-Marc Clément, Georges, lui dit qu’Amanda serait plus séduite de le voir dans ses vraies fonctions d’homme d’affaire milliardaire. La verve qu’il met dans ses négociations, sa persévérance et sa force de persuasion sont des atouts dont il faut qu’il se serve pour la charmer. Georges comprend que tous les efforts de son patron ne peuvent pas séduire la jeune fille. Pour lui, Jean-Marc Clément doit se conduire comme un milliardaire, et surtout « se battre avec ses propres armes » car ce serait une erreur d’endosser le rôle d’un autre, de vouloir s’improviser comique, chanteur ou encore danseur.

Chapitre 4 : La rançon : le choix entre amour et argent

Le thème de l’enlèvement contre rançon est un genre de film à la fois policier et dramatique qui séduit pour sa complexité et pour le risque qu’encourent les personnages – la victime, qui risque sa vit, et le décideur, qui risque d’y laisser tous ses biens. Deux films récents abordent ce conflit intérieur : La Rançon (1996) de Ron Howard, et Man on Fire (2004) de Tony Scott. Le thème de la rançon est une manière très cruelle de la part du cinéma de montrer le dilemme entre argent et amour. La question posée dans ce type de films est « Qu’est-ce que tu préfères ? Ton argent ou ton enfant/ta femme/ton mari ? ».

Le film de Akira Kurosawa, Entre le ciel et l’enfer, pose un problème encore plus cornélien. Gondo, homme d’affaires déterminé et, semble-t-il, insensible, apprends que son fils s’est fait kidnapper. La rançon demandée correspond au montant qu’il comptait consacrer au projet de sa vie. Alors qu’il s’apprête à la verser, voilà qu’il apprend que l’enfant enlevé n’est pas le sien mais celui de son chauffeur. Ce n’est donc plus une question d’amour qui est en jeu, mais une question de loyauté. Alors que le sacrifice de cette somme était envisageable pour sauver son propre fils, l’est-elle pour sauver un inconnu ? Gondo se sacrifiera finalement pour cet enfant. Ce qui est prodigieux dans le film c’est que, à la fin, le visage de Gondo et celui du kidnappeur arrêté ne font plus qu’un. On comprend alors que le gouffre n’est pas si grand entre les hommes riches et les hommes pauvres, prêts à tout pour s’enrichir, entre le ciel et l’enfer.

Entre amour et argent, le cinéma prend très souvent le parti de l’amour, une attitude politiquement correcte qui se retrouve dans bien des dilemmes impliquant de l’argent.

Partie 3 : Les représentations de l’argent

Les cinéastes filment l’argent de deux manières : soit de manière furtive, comme s’il était insaisissable, soit de manière implicite, invisible, seulement représenté par la parole, c’est alors de l’argent espéré, rêvé, inaccessible, qui reste de l’ordre de la convoitise. C’est pour cela que le thème de l’argent comme trésor ou comme butin est récurrent.

Qui n’a jamais rêvé de fabriquer de l’argent ? La beauté du diable met en scène la fabrication de pièces d’or. Au soir de sa vie, le professeur Faust, constate avec amertume qu’il n’a jamais connu le bonheur. C’est le moment que choisit Méphistophélès, envoyé par Lucifer pour lui promettre jeunesse, fortune et gloire en échange de son âme. Le film montre la valeur diabolique de l’argent, puisque celui-ci est proposé par le diable en personne. Cette connotation rejoint les remarques précédentes sur l’homme d’argent nécessairement puni par le destin. Ce qui est intéressant c’est que cet argent diabolique est accouplé avec la jeunesse, elle aussi possession du diable. En revanche, dans La nuit du chasseur, plusieurs plans montrent que l’argent est humanisé. C’est l’histoire de deux enfants dont le père, avant d’être condamné à la peine de mort, leur confie de l’argent volé. Un pasteur, incarné par le génial Robert Mitchum, se fait le spécialiste des mariages avec des veuves qu’il tue ensuite pour récupérer l’héritage de toute la famille. Il apprend l’existence de cet argent et épouse la mère des enfants afin de découvrir la cache. Les bambins, tenus par le secret, fuient ce pasteur psychopathe.

L’argent comme secret est plus particulièrement développé dans Goupi mains rouges, de Jacques Becker. La grande famille paysanne des Goupi vit humblement dans une vaste ferme où cohabitent plusieurs générations. L’un des fils, ayant assis sa situation dans la capitale, est rappelé chez lui car son père lui destine sa cousine, « Muguet », comme femme. Le soir même, la dénommée « Tisane » se fait assassiner alors qu’elle poursuivait le voleur de sa rente. Le parisien se fait alors accuser à tort par son propre père d’avoir volé ces 10 000 francs. Mais cet argent n’est pas la principale convoitise de la famille. En réalité, le doyen, surnommé « l’Empereur », est le seul à savoir où son propre père a caché « le magot », et cet argent, dont nul ne connaît le montant exact, se trouve dans la maison même. Mains rouges, qui tient ce sobriquet de ses mains de fermier, devine sa localisation, mais, sur les dernières volontés de l’empereur, n’en dévoile pas la cache. Charade et Le corniaud offrent une représentation beaucoup plus concrète et originale de l’argent, qui révèle en elle-même la manière dont les gens des années 1960 se représentaient l’argent. Enfin, l’argent prend une figure beaucoup plus abstraite dans les films qui parlent du monde de la bourse, comme Le sucre, de Jacques Rouffio.

Chapitre 1 : Le monde de la richesse

Le monde de la richesse est représenté au cinéma par un ensemble d’éléments significatifs dont la seule présence suggère celle de l’argent. Il a pour support des décors très luxueux comme des palais et des châteaux, situés dans d’immenses domaines forestiers impliquant des activités réservées aux gens aisés telles que la chasse. Isidore Lechat habite le château de Vauperdu, le marquis de Porcelet, un château similaire, de même que M. Bourdier et le marquis de Chamarande. Volpone mène une vie oisive dans son palais vénitien, et Charles Foster Kane, une fois sa fortune et sa célébrité établies, finit sa vie dans le palais de Xanadou qu’il s’est fait lui-même construire. Dans ces palais, on peut observer de nombreuses sculptures, des tapisseries incroyables. Un plan est particulièrement révélateur dans Citizen Kane, celui où Kane parle avec sa femme dans une immense pièce sombre, au milieu de laquelle trône une cheminée gigantesque. La cheminée apparaît d’autant plus grande qu’Orson Welles utilise à un moment la profondeur de champ en plaçant le personnage de Kane, debout, en arrière plan, à côté de la cheminée, et sa femme au premier plan.

On remarquera que ces emblèmes de richesse sont essentiellement exploités dans les films anciens, c’est-à-dire ici, les films en noir et blanc entre 1936 et 1942. Parmi les films étudiés, ceux qui se situent après cette période représentent davantage l’homme riche à travers le monde du travail et ses affaires. C’est le cas dans Le milliardaire (1960), Wall street (1987) et Match Point (2005).

Chapitre 2 : L’or et les billets

 

Section 1 : L’or et la jeunesse : des valeurs diaboliques

Dans La beauté du diable, René Clair allie or et jeunesse dans un pacte avec le diable. Le succès du film – 2 581 132 entrées en France en 1950 – montre que le public intègre facilement le fait que l’argent soit diabolisé. Lucifer envoie l’un de ses serviteurs, Méphistophélès, pour proposer à Faust un pacte : il offre au vieux professeur, apparemment sans contre partie, une nouvelle jeunesse pour lui permettre de terminer son œuvre scientifique. On apprend par la suite que ces fameux travaux, qui lui tenaient tant à cœur, consistaient à fabriquer de l’or. Faust prend alors figure et corps d’un jeune homme. Mais personne ne le reconnaît, pas même ses domestiques qui l’accusent alors d’avoir tué le professeur. Faust rappelle Méphistophélès qui lui fait une seconde proposition : fabriquer de l’or ensemble pour qu’il retrouve une place dans la société. Il se fait nommer chevalier d’honneur par le prince pour ses travaux, et tente de séduire la princesse. Méphistophélès profite quant à lui des joies de la vie humaine. Mais Méphistophélès le renvoie dans la misère et lui fait croire que tout ceci n’était qu’un rêve. Le jeune homme, désespéré, signe le pacte du diable avec son sang, et vend son âme.

René clair montre que l’argent n’a d’intérêt que lorsqu’on est encore suffisamment jeune pour en profiter et, inversement, que la jeunesse ne sert à rien d’être vécue sans argent.

Section 2 : L’argent humanisé

Le cinéma a tout de même plus tendance à humaniser l’argent qu’à le diaboliser. Sans doute le fait-il pour renforcer l’idée que l’argent est proche de l’homme, ou plutôt que l’homme est proche de son argent au point de se confondre avec lui. On a déjà vu dans Volpone que l’argent avait une odeur, un son et un goût particuliers. Mais le film va plus loin et montre que le personnage de Volpone considère son argent comme un être humain, comme une personne à part entière, voire comme un véritable ami. Il tient à ce que les gens qui l’entourent le considèrent avec autant de respect que lui le fait, et c’est pour cela qu’il invite son serviteur, Mosca, à saluer son or. Il y a une humanisation incontestable de l’argent. Pour Volpone, son or est une entité noble, et même plus… il donne la vie, se procrée, comme le sous-entend la comparaison qu’il en fait avec des graines de semence. Le cinéma représenterait-il l’homme riche comme un personnage déconnecté de la réalité au point de donner vie à cet objet inerte et froid qu’est l’argent ?

Si on fait un parallèle avec une scène de La nuit du chasseur, Volpone se conduirait comme un enfant qui anime son jouet préféré. Charles Laughton développe l’idée que l’argent, qui est caché dans un jouet, une poupée, devient lui-même un jouet. L’argent prend figure humaine de deux manières. Tout d’abord parce que la poupée qui le renferme a une robe similaire à celle de la petite fille, ensuite parce que Pearl elle-même s’amuse à découper les billets, qui s’échappent de la cache, en forme de silhouettes, celles d’elle et de son frère.

Chapitre 3 : Les flux d’argent

 

Section 1 : La circulation de l’argent

Le cinéma se plaît à représenter la circulation de l’argent. Il serait un élément en mouvement, qui passe de mains en mains. Dans la fameuse séquence de la pièce glissée dans une part de gâteau du film Le dictateur de Chaplin, le spectateur assiste à une véritable valse de pièces. Alors que la seconde guerre mondiale bat son plein, un maladroit barbier juif, incarné par Charles Chaplin, se réfugie chez ses voisins. Ils prévoient alors de désigner un volontaire pour délivrer le pays du dictateur, Adenoid Hynkel. Un homme, Schultz, propose de jouer au jeu de la fève avec une pièce, mais en réalité, il en place une dans chaque part. Chacun trouvant la pièce dans son gâteau, tente alors de la dissimuler dans l’assiette de son voisin. Toutes reviennent au fur et à mesure dans l’assiette du barbier qui lui, a adopté la tactique de les avaler, ce qui lui donne le hoquet. D’une part, on retrouve cette sonorité chère au cinéma, celle des pièces qui s’entrechoquent, ici dans le ventre du personnage. D’autre part, et c’est tout le comique de la scène, il y a un authentique bal de pièces et un jeu de passation entre les personnes présentes.

Cette circulation de l’argent est d’autant plus forte dans le film de Bresson, L’argent. Dès le générique, le réalisateur filme plusieurs distributeurs de billets cracher de l’argent comme des bouches mécaniques. Ici, ce ne sont donc plus les mains qui font circuler l’argent, mais une machine automate. L’argent fait partie d’un circuit automatisé et, quand il en sort, ce sont les hommes qui prennent la relève. Seulement, l’argent que les hommes font cette fois circuler, est faux. Dans le film, le thème central est la contrefaçon. Ce sont les faux billets qui circulent entre les personnages, ces fameux billets de cinq cent francs à l’effigie de Pascal. Un jeune garçon est le premier dans le film à en remettre un à une boutiquière. Lorsque son mari se rend compte de la supercherie et que sa femme se défend en lui rappelant qu’il en avait aussi accepté deux, il lui répond « je les refilerai », marquant ainsi officiellement une nouvelle étape dans la circulation, qui mènera, à la fin de la chaîne, un homme innocent en prison. Ce qui est surprenant dans le film est que l’immense majorité des plans commence par une porte qui s’ouvre et se referme. Cela donne le sentiment que les personnages sont enfermés, comme l’argent finalement, que l’on voit successivement enfoui dans un sac à main, une sacoche, un coffre. Une fois sorti de la circulation, l’argent est cloisonné dans un espace délimité, comme pour l’empêcher de s’enfuir. Cette idée introduit le fait que le cinéma aime également mettre en scène l’argent comme trésor jalousement protégé, comme objet secrètement gardé.

Section 2 : La non circulation de l’argent

L’argent caché

* L’argent comme secret gardé :
Dans La nuit du chasseur, un père vole de l’argent pour subvenir aux besoins de sa famille dans le contexte de la crise de 1929. Poursuivi par la police, il confie l’argent volé à son fils, mais surtout, il leur transmet, à lui et à sa sœur Pearl, le secret de la cache : la poupée de la fillette. Ce secret est trop lourd pour le petit John qui, à la fin du film, frappe son beau-père diabolique avec le jouet en disant qu’il n’en veut pas. Cet argent, héritage de son père condamné, est un fardeau. La petite fille, quant à elle, est bien trop jeune pour prendre conscience du poids de ce secret convoité. A travers cette double vision, celle des deux enfants, le film montre que le secret autour de l’argent caché est à la fois difficile à porter et insignifiant, dérisoire. Il y a un écart de savoir entre John, qui accorde une valeur symbolique à ce secret, à cette transmission de père à fils, et l’insouciance de Pearl, qui n’a aucune valeur de l’argent. Le mauvais accueil du public à la sortie du film révèle que la société américaine n’a pas été séduite par ce spectacle cru, où le thème est celui de l’argent comme mobile de meurtre, et où le meurtrier est un homme d’église. Ce rapport malsain entre la mort, l’amour, la religion, et l’innocence des enfants dérange, d’autant plus que ce sont ces enfants qui portent le lourd poids du secret. Le thème de l’argent volé, ou trouvé, semble moralement condamné par le cinéma.

Dans Goupi mains rouges, Jacques Becker illustre à quel point une famille peut se déchirer autour d’un magot caché. Il projette le spectateur dans toute l’ambiance et la proximité qui règnent dans une famille charentaise des années 1940 : chacun a son surnom (Tisane, Muguet, l’Empereur, Monsieur, Cancan, Mes-sous, Dicton et Mains rouges) et tous les mariages sont consanguins. Mais tous les coups sont permis dès qu’il y a de l’argent en jeu. Le père ne se gène pas pour accuser son fils, tout juste arrivé de Paris, du vol de 10 000 francs, et l’enferme dans l’écurie en attendant qu’il avoue. Ce qu’il est intéressant d’observer est que cette attitude est venue d’un écart de jugement à l’égard de ce fils. Jusqu’alors, la famille pensait que cet homme, que tout le monde appelle « Monsieur », titre révélateur du respect qu’ils lui portent, possédait un grand magasin parisien. Or, lorsque son père découvre qu’il n’est que simple employé, il ne l’appelle plus « Monsieur » mais « idiot » et « voleur », trouvant dans cette découverte le mobile parfait pour l’accuser. Les liens familiaux seraient-ils si sensibles pour ne pas résister aux a priori et aux conséquences d’un jugement fondé sur les apparences sociales ? D’autant plus que « Monsieur » reste dans une meilleure situation que le reste de sa famille.

Quant à ce fameux magot, dont la simple connaissance de son existence nargue les personnages, seul l’Empereur sait où il se trouve, or celui-ci, après une chute, se retrouve paralysé et perd l’usage de la parole. Mais Goupi Mains rouges, en remontant l’horloge, comprend que le magot est là, sous les yeux de tous depuis tant d’années. Les mécanismes de la pendule, ses plombs, sont en or, recouverts d’une fine couche de peinture. Jacques Becker s’amuse à narguer les personnages avec le secret de la cache. En effet, l’Empereur est toujours suivi de son petit chat noir. Or, ne dit on pas que l’on peut lire l’heure dans les yeux d’un chat ?L’empereur qui, dans un coup de théâtre, recouvre sa voix, demande discrètement à Mains rouges de garder le secret. Le spectateur prend alors conscience que cet arrière grand-père n’avait jamais avoué la cachette, non parce qu’il était gâteux ou, vers la fin, soi-disant paralysé, mais parce qu’il avait compris que cet argent risquait de déchirer toute la famille. Mains rouges explique alors aux autres membres qu’il connaît la cache mais qu’il ne la dévoilera pas, car toute la différence est dans le fait qu’il s’agit d’argent trouvé, et non gagné par la force du travail. Pour l’Empereur et Mains rouges, l’argent providentiel doit être préservé, et non dispersé sans raison. Il ne servira qu’en cas de réel coup dur. Le personnage de Goupi Mains rouges introduit, comme dans La nuit du chasseur, le paramètre de la transmission de ce secret. Il annonce à Monsieur qu’il le confiera l’endroit de la cache sur son lit de mort, et que celui-ci devra faire de même avec ses enfants.

L’argent providentiel n’est pas toujours le bienvenu au cinéma. Dans Ah si j’étais riche, de Gérard Bitton, Aldo gagne à la loterie mais il n’est pas habitué à être riche. Il décide alors de profiter timidement des quelques bons plaisirs de la vie, mais il le cache à son entourage et surtout à sa femme qui vient de le quitter.

* L’argent est un objet inerte :
Dans Les rapaces (Greed), de Erich Von Stroheim, l’image des mines d’or et de l’argent qui sort de terre est très forte. L’or devient sale car il se mélange à la boue. Il est associé à l’enfoui, à la vie cachée, comme s’il ne supportait pas la lumière. Il ne circule pas, on le possède juste. L’argent dort, meurt, « il est déconnecté du circuit de l’avoir » . Il vient de la terre, comme un fruit pourri. Dans la version cinématographique de la pièce de Molière, L’avare, le réalisateur Jean Girault montre clairement à l’écran qu’Harpagon cache sa cassette remplie de pièces d’or au fond de son jardin, dans un trou qui ressemble fortement à une tombe. D’ailleurs, lorsqu’il se rend compte plus tard que sa cassette lui a été volée, il se place lui-même dans la fosse, pour signifier que cette disparition l’assassine. Encore une fois les cinéastes identifient l’argent à un objet inanimé, mort et dont même la perte peut entraîner la mort.

Le monde de la pauvreté

Si l’argent est souvent associé au secret et à la mort dans le cinéma, c’est peut-être parce que le posséder est un acte dénonciable. En effet, on peut se demander comment Charles Chaplin a fait fortune avec le personnage du vagabond, Charlot. Est-il un acteur social auquel s’identifient plus facilement les spectateurs ? Le public est-il plus sensible à la situation de l’homme démuni qu’à celle de l’homme prospère ? On pourrait le croire car, lorsque Charles Chaplin endosse le rôle d’un monarque fauché dans Un roi à New York, le film a beaucoup moins de succès que ses précédents longs-métrages. Finalement, un riche qui devient pauvre est moins drôle qu’un vrai pauvre, comme Charlot.

Dans Le salaire de la peur, Henri-Georges Clouzot illustre les problèmes d’argent de plusieurs des personnages. Pour eux, le seul moyen de sortir de leur village perdu, est d’accepter un travail périlleux, mais très bien payé. Il consiste à transporter plusieurs litres de nitroglycérine à travers les routes sinueuse du Mexique, afin d’éteindre, par le souffle d’une explosion, un puit de pétrole en feu. Il y a un fort contraste entre la pauvreté mexicaine et l’incarnation de la richesse américaine, qu’on devine à la fin du film, avec les puits de pétrole. La démarcation entre riches et pauvres crève l’écran dans la salle de théâtre du film Les enfants du paradis, où Marcel Carmé reprend la configuration des théâtres de l’époque qui instaurent une distance flagrante entre les deux. Les plus pauvres sont amassés sur les balcons, sans sièges, c’est pourquoi on les appelle les « enfants du paradis », tandis que les plus riches sont en bas, devant la scène. Il apparaît qu’aujourd’hui la disposition s’est inversée : les carrés V.I.P., pour la haute société, sont aux étages supérieurs, on le voit d’ailleurs très bien dans Match Point où Chris et la famille Hewett assistent à une représentation. Le cinéma, en tant qu’art populaire, semble prendre parti dans la représentation de la société, en parlant beaucoup de la pauvreté. Quand l’argent apparaît à l’écran, c’est souvent pour marquer un contraste avec ceux qui n’en ont pas, ou pour souligner son inaccessibilité. Charles Tesson explique que, « plus l’argent se matérialise au cinéma, plus il est inaccessible ». Cette matérialisation prend effet juste avant le dénuement total, comme pour souligner, par ce contraste, sa volatilité.

Section 3 : L’argent volatile

Le cinéma se plait à matérialiser la fuite de l’argent qui s’envole, ou se désintègre, dès qu’on est sur le point de le posséder. Dans la première scène du film de Gérard Oury, La soif de l’or, Urbain Donnadieu sort une liasse de billets de cinq cent francs pour se payer une glace, un des billets s’envole, il se met à le poursuivre entre les voitures. Ce billet qui s’échappe est une image reprise deux fois dans le film. Alors qu’Urbain a caché ses lingots d’or dans les murs d’une maison témoin, et qu’il tente de les faire passer ainsi en Suisse pour éviter un redressement fiscal, sa femme, qui veut les récupérer, fait affréter un hélicoptère pour l’emporter. La maison s’envole alors dans les airs. Quand enfin Urbain récupère son or, il le place dans le coffre d’une voiture. Mais alors, le banquier suisse qui jusqu’alors les avait aidé, s’enfuit avec la voiture. Dans une dernière tentative, Urbain s’accroche derrière l’automobile et se fait traîner sur plusieurs mètres. Encore une fois, l’argent s’enfuie et le personnage principal le poursuit, sans résultat. Remarquons que le titre espagnol du film, Aqui todos roban, qui signifie « ici, tout le monde vole », souligne cette poursuite insensée de l’or, or que finalement personne n’obtient car la voiture du soi-disant banquier plongera dans un lac. Charles Tesson explique que, dans Le trésor de la Sierra Madre de John Huston, on voit également l’or partir en poussière, au vent : il se volatilise.

On connaît le dicton « ne pas laisser l’argent s’envoler par les fenêtres » qui offre une conception fermée de l’argent. Or dans cette scène, l’or s’envole. Cette image marque la perte de l’argent et non sa circulation. Dans La nuit du chasseur, cette image est beaucoup plus forte. John rejoint sa soeur Pearl dans le jardin, elle fait du découpage avec les billets qui s’échappent de sa poupée. Les billets font un bruit de feuilles mortes agitées par le vent. Le réalisateur met en scène ce contraste entre l’argent fugitif et le pasteur qui demande aux enfants où se trouve l’argent, entre ces enfants qui ont l’argent sous la main mais qui s’échappe entre leurs doigts. Cette allégorie est encore plus forte dans la séquence où le pasteur se fait arrêter. L’ironie veut que John, dont cette arrestation lui rappelle celle de son père au début de l’histoire, assimile ce père de substitution à son vrai père, et se jette sur lui pour lui rendre cet argent dont il ne supporte plus de garder le secret. Il le frappe de colère avec la poupée et les billets se dispersent. C’est au moment où l’argent est à sa portée que le pasteur ne peut le toucher. L’argent lui est rendu dans l’impossibilité de le posséder, car trop tard. La caméra accentue cet effet en faisant un plan court pendant lequel on voit le pasteur, la poupée et l’argent réunis dans la même image. C’est comme si cet argent espéré incarnait un éternel objet fuyant, impossible à posséder.

Chapitre 4 : L’argent comme butin

Le butin est un thème qui plait depuis le cinéma muet car il mêle histoires d’aventures, batailles épiques, amour souvent, et surtout, il aborde le sujet de la convoitise de l’argent. Cette convoitise est le reflet, dans les films, de la vision que les gens avaient de l’argent et des objets de valeur, objets de convoitise. Charade, de Stanley Donen, est le miroir de la représentation que se font les gens de l’argent dans les années 1960. Tout le film repose sur la recherche de l’argent volé par le mari assassiné de Regina Lampert. Les efforts se concentrent sur les effets personnels que M. Lampert transportait avant d’être jeté d’un train en marche. Les objets sont très communs : du dentifrice, une lettre, des clefs, un peigne… Les deux personnages principaux ont conscience que l’argent doit se trouver parmi ces affaires. Ils posent alors toutes sortes d’hypothèses qui révèlent ce à quoi pensent en priorité des personnes à la recherche d’un quart de millions de dollars. Le dentifrice en poudre pourrait être de l’héroïne, les clefs, celles d’un coffre fort, et la mallette dissimulée en haut d’une armoire pourrait contenir des billets. Et pourtant l’argent est là, sous leurs yeux, les narguant par la simplicité même de sa matérialisation : ce sont les timbres sur l’enveloppe qui valent un quart de millions de dollars. La recherche active d’argent semble induire ses poursuivants en erreur. Leurs a priori les aveuglent et ils passent à côté de la solution. Pour eux, cette solution n’est pas évidente, car ils se concentrent sur ce sur quoi ils ont l’habitude de se représenter l’argent.

Dans Le corniaud (1965), Gérard Oury choisit de matérialiser l’argent sous différentes formes, dissimulées dans une voiture. On retrouve la drogue comme figure de l’argent, cachée dans la carrosserie, l’or dans les pare-chocs, les bijoux dans la batterie et le gros diamant dans le volant. Le comique de la situation, qui rend le spectateur complice car il sait où se trouve l’argent, contrairement aux personnages principaux du film, a attiré 11 739 783 personnes dans les salles françaises , pour « seulement » 250 millions d’entrées sur l’année 1965 . Cela place le film en 16ème position dans les plus gros succès du cinéma en France depuis 1945, soit en 4ème position des films français , preuve que cette implication des spectateurs séduit. Les films de pirates sont les plus représentatifs de l’argent comme butin. Dans Les pirates des Caraïbes, la légende du Black Pearl (2003), de Gore Verbinski, ce butin est maudit depuis le jour où les pirates du Black Pearl l’ont volé et dépensé à tout va. Le réalisateur a choisi de représenter ces pièces d’or sous l’emblème des pirates, la tête de mort, emblème qui ici se retourne contre eux puisqu’ils sont devenus immortels, et n’assouvissent jamais ni leur faim, ni leur soif. Le plus important est de comprendre ce qui peut rallier plusieurs personnes autour d’une même chasse au trésor.

Dans Barbe noire le pirate, de Raoul Walsh, le leitmotiv anti-rébellion sur le navire est le partage du trésor en parts égales. Le capitaine Barbe noire parvient à rallier, avant de les tuer, quelques uns de ces hommes en les appâtant par le trésor. Il se sort ainsi du pétrin à chaque fois, en faisant croire qu’il va partager le trésor, et en faisant jouer la confiance. Il instaure une sorte de complicité exclusive avec chaque membre de son équipage. Les plus grands producteurs de films de pirates sont les italiens, pourtant loin des Caraïbes. Pourquoi, alors que la piraterie se passait essentiellement dans l’Océan indien, comme le rappelle la figure du légendaire Surcouf qui y a fait fortune, l’immense majorité des films de pirates se déroule aux Caraïbes ? Pourquoi un tel décalage avec l’histoire ? On pourrait sans doute interpréter cela dans le sens où les îles caribéennes incarnent le paradis terrestre, ce qui confère au butin une valeur d’autant plus inestimable.

Chapitre 5 : Une représentation immatérielle : la bourse

Dans Le sucre, Jacques Rouffio nous présente Adrien Courtois, un fonctionnaire retraité qui décide de gérer la fortune de sa femme en l’investissant en bourse dans les actions du sucre, suivant les conseils d’un courtier peu scrupuleux, Raoul. Ce dernier fait visiter la bourse à son nouveau client qui est bluffé par les liasses de billets qui s’empilent partout, mais il essaie de comprendre de manière plus terre-à-terre où va passer son argent s’il investit. Raoul lui répond alors :

Raoul : C’est un jeu d’écriture, c’est purement théorique

L’argent investi n’est concrétisé ici que par des papiers administratifs, il est abstrait. La bourse est un moyen de s’enrichir vite mais les gens n’ont pas l’impression de posséder de l’argent car rien de concret ne passe entre leurs mains. Je terminerai en citant Le faucon maltais de John Huston. Dans le film, ils sont tous à la poursuite d’une statuette en or représentant un faucon, une statuette donnée par les maltais à Venise. Quand ils croient l’avoir trouvée, ils se rendent compte que c’est un faux. Le personnage d’Humphrey Bogart dit alors : « Il est fait de la matière dont sont faits les rêves». L’argent de la bourse est fait de cette matière. Il est jeu, providence… rêve.

Conclusion

Le cinéma est le miroir de la société. Il utilise le thème de l’argent pour aller dans le sens commun en adoptant une morale condamnatrice des penchants humains pour ce métal précieux. C’est pourquoi l’argent est associé au malheur, voire à la mort, les hommes riches sont alors punis par leur destin : Lechat meurt dans la solitude, M. Bourdier se fait cocufier, Volpone, qui joue volontairement d’ailleurs le rôle d’un personnage mourrant, se fait arnaquer, dans Goupi Mains rouges, plusieurs personnes décèdent, et la présence du chat noir accentue l’idée que le malheur rôde. Le thème de l’argent au cinéma constitue même un miroir plus fin que cela. C’est une sorte de loupe qui grossit les traits de caractère en même temps qu’il les précise. L’attitude des hommes se révèle dans leurs rapports à l’argent : les uns sont généreux, d’autres avares, d’autres encore, rancuniers, se servent de son pouvoir pour ridiculiser et avilir les plus avides ou les plus pauvres. Les défauts et les vices des hommes sont amplifiés, parfois à l’extrême : l’argent pousse même au meurtre (Match Point).

Les films dessinent alors des caricatures de l’homme d’argent et de l’homme cupide. Le cinéma américain est plus modéré à ce sujet. Le personnage du milliardaire est doué, mais aussi sensible et humain, un caractère beaucoup moins représenté dans le cinéma français. L’argent est alors une valeur noire et c’est sans doute pour cela que les cinéastes français se plaisent autant à souligner la perfidie et l’hypocrisie de l’entourage des hommes riches. L’opposition entre ces deux points de vue reposerait-elle sur des principes religieux différents ? Les États-unis et le Royaume Uni sont protestants, tandis que la France, catholique, montre l’argent comme quelque chose de sale qui doit faire culpabiliser celui qui le possède. On peut d’ailleurs penser que le cinéma, surtout français, se sert de la représentation de la richesse comme excuse pour parler de la pauvreté. Dans la majorité des cas, l’homme démuni est souvent le personnage le plus touchant et le plus attachant, comme le prouve le succès de Charlot. L’homme riche ne semble recouvrir une certaine sensibilité que lorsque sa famille est en jeu, comme Lechat ou Gondo. Le milieu familial sert souvent de décor au thème de l’argent comme on a pu le voir dans Les affaires sont les affaires, Le roi, Goupi Mains rouges, Match Point. Ainsi, le cinéma explique que la confrontation ne se fait pas seulement entre riches et pauvres, mais aussi entre riches, ou entre pauvres.

La relation entre le cinéma et son public est à double sens. Le cinéma choisit un angle de vue particulier pour représenter l’argent afin de répondre à la demande des spectateurs qui se projettent plus aisément dans le personnage populaire du vagabond. A l’inverse, on peut se demander si cette identification ne découle pas justement des traits de caractère qu’attribuent les films à leurs personnages. L’offre, comme dans tous marchés, a aussi une influence sur la demande. A présent, le personnage de Charlot ne marcherait pas autant, les gens se projettent maintenant dans les rôles de parvenus, de financiers.

L’apparition de l’argent à l’écran se fait de plus en plus abstraite, incolore et inodore, notamment avec la représentation du monde de la bourse. L’argent matérialisé se retrouve alors davantage dans le thème de l’argent providentiel (Ah si j’étais riche !) ou l’argent du jeu (Casino de Martin Scorsese). Schématiquement, au cinéma, ceux qui possèdent de l’argent sont punis ou sont placés dans une situation de ridicule comique, tandis que ceux qui le gagnent par un concours de circonstances (Match Point, Goupi Mains rouges), ou par la providence (le jeu de la Bourse dans Wall Street) sont les héros du film. Le cinéma donnerait-il donc une morale quant à l’argent en tant que capital ? Goupi Mains rouges le dit bien, la différence se fait parce que « c’est de l’argent trouvé, c’est pas de l’argent gagné ».

Le cinéma a beau être critique, parfois cruel, vis-à-vis de cet argent qu’il va jusqu’à diaboliser, il n’en reste pas moins lucide quant à son pouvoir. On a pu voir avec quelle habileté il retourne les situations dans lesquelles on s’attend à voir triompher d’autres valeurs. Néanmoins, l’amour, l’amitié et la famille ont toujours le dernier mot, et on peut se rendre compte à quel point les films restent réalistes dans la représentation de l’argent et de toutes les relations humaines qui l’entourent. Finalement, le cinéma montre que les gens doivent être logiques avec eux-mêmes : si vous aimez l’or, ayez-en, recherchez-le par delà les océans, enfermez-le dans un coffre, volez-le et craigniez d’être volé à votre tour, allez jusqu’à tuer pour conserver votre situation. Si l’argent est votre vraie valeur, ce n’est qu’en prenant en compte ce postulat que vous pouvez être heureux… et c’est là la plus belle morale du cinéma sur l’argent.

Bibliographie

 

Pour les définitions :

* Le Petit Robert, rédaction de A. Rey et J. Rey-Debove, éd. 1988
* Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, sous la direction de C.D. Echaudemaison. Nathan 2002
* Le Petit Larousse. Éd. 1993
* Vocabulaire technique du cinéma, de Vincent Pinel. Ed. Nathan 1996. Source : CNC

Pour les chiffres :

  • Ouvrages trouvés au CNC : Centre National de la Cinématographie, 12 rue Lubeck, 75116 Paris.
  • Les chiffres-clés de la télévision et du cinéma – France 1991, source du CSA & CNC
  • Ciné-Passion : 7è art et industrie de 1945 à 2000. Premier guide chiffré du cinéma en France, de Simon SIMSI. Ed. Dixit. Source : CNC
  • L’argent du cinéma. Introduction à l’économie du 7ème art, de Claude Forest. Ed. Belin 2002
  • Site Internet du CNC pour le nombre d’entrées des plus gros succès depuis 1945

Pour les fiches techniques :

 

  • Guide des films, par Jean Tulard. Éditions Robert Laffont, 1990.
  • Internet

 

Filmographie sélective :

Les affaires sont les affaires (1942)

Le marquis : Chez nous l’honneur passe devant l’intérêt !

Dialogue 1 : Isidore Lechat : (à son intendant) Dis donc… c’est par chic que tu as ton chapeau sur ta tête ? (…) Si c’est dans ton monde que les serviteurs apprennent à parler à leurs maîtres le chapeau sur la tête… très bien. Allons, remets ton chapeau, vieux chouan, et même ta couronne… si tu ne l’as pas vendue avec le reste.

Dialogue 2 : Mme Lechat : J’ai honte dans une grande voiture. à sa fille C’est ce grand château, vois-tu. Ce sont ces grandes pièces si froides, si étrangères, c’est tout ce luxe, tout cet argent, c’est tout ce qu’il y a ici qui fait que l’on n’entend pas le bruit du coeur.

Le Roi (1936)


M. Bourdier : Aujourd’hui l’argent est la seule puissance, on a tout ce qu’on veut avec de l’argent !

Dialogue 3 : Le marquis : C’est votre opinion monsieur ! La mienne c’est qu’il y a des choses qui ne sont pas à vendre !

M. Bourdier : Mais tout est à vendre monsieur ! Tout est à vendre M. le marquis ! Le talent, les idées, les consciences… votre pantalon !

Le marquis : Monsieur, votre plaisanterie est d’un goût… !

M. Bourdier : Mais parfaitement votre pantalon est à vendre M. le marquis ! La preuve c’est que je vous l’achète !

Le marquis :(offusqué) Monsieur !

M. Bourdier : Je vous l’achète 100000 francs monsieur !

Le marquis : 100000 francs !?! Il est à vous monsieur. (il fait le geste de déboutonner son pantalon).

M. Bourdier : Non… c’était une image !

Le marquis : Je le regrette.

M. Bourdier : Alors M. le marquis, vous vous rendez compte de la puissance de l’argent et de ma fortune ?

Dialogue 4 : Le marquis : Votre fortune ? Mais elle n’existe pas ! N’êtes vous pas démocrate ? Et même collectiviste ? (…) Et bien par conséquent, dans un avenir très prochain, vous serez bien obligé de la partager votre fortune… ou alors vous êtes un affreux capitaliste, comme moi !

M. Bourdier : Mais pas du tout ! Pas du tout ! Mais permettez ! Permettez ! Vous vous considérez vous comme le propriétaire de vos biens. Je me considère moi et mes descendants comme le dépositaire des miens, voilà pourquoi votre fortune est une fortune capitaliste et ma fortune à moi est une fortune démocrate.

Dialogue 5 : Le marquis : Je vous en prie, non. Des unions de ce genre… entre castes si opposées… ont toujours si mal tournées…

M. Bourdier : Mais si nos enfants se mariaient M. le marquis, il n’y aurait pas de mésalliance, parce que si vous avez beaucoup d’aïeux, moi j’ai encore beaucoup plus d’argent, et depuis vingt ans, la valeur des aïeux est restée la même, tandis que la valeur de l’argent a décuplé. Aujourd’hui l’argent est la seule puissance, on a tout ce qu’on veut avec de l’argent !

Volpone (1941)

Dialogue 6 : Mosca : Ah monsieur, votre or me fait de la peine (…) parce qu’il est en prison dans vos coffres. Moi si je pouvais je lui donnerait des ailes.

Volpone : Eh, quelle sottise ! Lui donner la liberté quand j’ai eu tant de peine à le mettre en cage ! Mais qu’en ferais-tu ?

Mosca : Moi ? (Faisant à son tour glisser l’or entre ses doigts, et laissant tomber les pièces une à une à chaque exemple). Une nuit d’amour (..), une noce puissante avec des copains, un voyage de gréement en Turquie, la noblesse du pape…

Dialogue 7 (supplémentaire) : Mosca : (parlant seul) Celui là vend sa femme, l’autre vendra son fils. Qui vendrait Dieu s’il leur tombait dans les pattes. L’argent, l’argent ! L’argent partout ! L’argent à tous les étages, tout le long des rues, par toute la ville, par tout le monde ! Tous ignobles ! Je vais les faire danser !

Citizen Kane (1941)

Dialogue 8 : Suzie, à Kane : Ce n’est que de l’argent, ça ne représente rien pour toi. (…) Te prives-tu jamais pour moi ? Jamais tu ne me donnes quelque chose. Tu me paies !

Le Milliardaire (1960)

 

Dialogue 9 : Kauffman : Toutes vos petites histoires tellement drôles qui font pâmer de rire vos employés, elles n’ont pas donné grand-chose au théâtre, vous l’avez constaté ? Et comment ça marche avec cette fille ? Pas trop bien, hein ? C’est dur quand il n’y pas quelques chèques à la clef n’est-ce pas ? Votre argent milord, c’est ça qu’elles embrassaient toutes en vous embrassant !

Jean-Marc Clément : Venez (son assistant ne réagit pas). Oh voyons, je vous ai écouté poliment ! Asseyez-vous.

Vous faites une seule erreur, mais elle est de taille. Il est vrai qu’on rit beaucoup trop fort quand je raconte une histoire parce que je suis riche, ça je le sais. Mais que puis-je y faire ? J’aime raconter des histoires. Est-ce que seuls les pauvres ont le droit d’en raconter ? Il est également vrai que je donne beaucoup de bracelets. Mais je dois le faire, elles attendent des bracelets. Vous dites que je suis vaniteux… non. Si j’étais vaniteux je me refuserais à donner des bracelets et je demanderais qu’on m’aime uniquement pour mon charme et mon sourire. Mais est-il vraiment possible d’aimer un homme riche pour son sourire charmeur ? Tenez, vous, vous-même, quand vous parlez vous dites toujours « monsieur… monsieur », vous me respectez donc tellement monsieur Kauffman ? Évidemment non. C’est mon argent que vous saluez.

Dialogue 10 : Georges : Si elle [Amanda] pouvait vous voir comme moi je vous vois, présidant le conseil et restant toute une après-midi devant les administrateurs jusqu’à ce que vous les persuadiez d’investir dix millions de dollars dans un nouveau produit, elle serait impressionnée et même, elle pourrait tomber amoureuse, car ça c’est vous !

Charade (1963)
Le Corniaud (1965)
Rio Bravo (1959)
La Ferme du Pendu (1945)
La Lumière Bleue (1932)
Le Triomphe de la Volonté (1935)
Les Dieux du Stade (1938)
Le Juif Suze (1932) film de propagande
Le Salon de Musique (1958)
Touchez pas au Grisbi (1954)
L’île au Trésor (1934)
L’argent (1983)
Wall Street (1987)
L’Avare (1980)
Les Lumières de la Ville (1931)
Match Point (2005)
La Beauté du Diable (1950)

Faust : Je suis l’homme le plus riche du monde et le plus pauvre. Le plus misérable des mendiants possède au moins son âme.

La Rançon (1996)
Man On Fire (2004)
Entre le ciel et l’enfer (1963)
La Nuit du Chasseur (1955)
Goupi les Mains Rouges (1943)
Le Sucre (1978)

Raoul : Au début tu gagnes, toujours, et puis après tu perds. Pourquoi tu perds ? Pour faire gagner le pigeon qui arrive (…) comment tu crois qu’il fonctionne le marché ? Avec l’argent des petits. Quand ils en ont plumé un, il jette un peu de blé pour en faire venir un autre… pchhhh, petit, petit, petit.

Le Dictateur (1940)
Ah ! Si j’étais riche ! (2002)
Les Rapaces (1924)
Un Roi à New-York (1957)
Le Salaire de la Peur (1953)
Les Enfants du Paradis (1945)
La Soif de l’Or (1993)
Le Trésor de la Sierra Madre (1948)
Pirates des Caraïbes, la malédiction du Black Pearl (2003)
Barbe Noire le Pirate (1952)
Le Faucon Maltais (1941)
Casino (1995)


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