L’Amant double

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Un thriller froid, efficace mais peut-être trop calculé et insuffisamment incarné.

Curieux statut que celui de François Ozon dans le cinéma français actuel. Un metteur en scène connu et reconnu depuis une vingtaine d’années. Presque institutionnalisé. A la fois prolifique et éclectique (pas grand-chose en commun entre ses deux précédents films, Une nouvelle amie (2014) et Frantz (2016), si ce n’est d’avoir attiré des vedettes du cinéma hexagonal). A la clef, des sujets sociétaux ou historiques, en général intimistes, développés du point de vue d’un personnage en marge. Autant de prétextes, le plus souvent, au déploiement d’un regard singulier et incisif sur la sexualité – qu’elle soit féminine, masculine, ou au-delà de ces considérations de genres ; quitte à bousculer quelques idées établies et certaines routines du cinéma français. Paradoxalement, le réalisateur fédère un large public et son apparent statut de cinéaste bourgeois draine moins une atmosphère de scandale que de trouble assez feutré (au contraire d’un Gaspard Noé, par exemple). Ses mises en scènes lisses et soignées semblent manifester la recherche d’un certain consensus, quand bien même ce classicisme de façade serait gangréné de l’intérieur – comme si côtoyer des abîmes du psychisme humain impliquait nécessairement, par effet de contraste, une limpidité formelle aux lisières de la banalité. C’est précisément dans cette subtile dualité que repose le charme discret du cinéma de Ozon, son humble mais réel pouvoir de fascination.

Ces considérations s’appliquent en grande partie à son dernier film, L’Amant double, thriller psychanalytique et sexuel dont le parfum sulfureux aura assurément marqué la sélection officielle cannoise de cette année. Cependant le film ne se coule pas d’emblée dans la stricte continuité des précédents Ozon ; sa mise en scène se fait plus ostentatoire que jamais, des effets de symétrie et de surcadrages, à la limite du maniérisme, ne cessent d’exacerber la dramatisation du récit et son atmosphère inquiétante. Mais ce déploiement de moyens se met au service de provocations tellement balisées que le film se révèle en fin de compte bien moins riche d’aspérités et singulier qu’on ne pourrait croire. Ce qui ne signifie nullement qu’il soit indigne d’intérêt.

 

A la croisée des références du genre

L’Amant double débute avec une frontalité buñuelienne, peut-être trop programmatique, mais non moins marquante sur le moment (on n’en dira pas plus ici). Le point de vue du récit restera d’un bout à l’autre celui de son personnage central, Chloé, une jeune femme fragile, dépressive, campée par une Marine Vacth frémissante, déjà vue dans Jeune et jolie (2013). Chloé souffre de maux de ventres qui seraient d’origine psychosomatiques, ce qui l’amène à consulter un psychanalyste, Paul (Jérémie Rénier). Tous deux tombent amoureux. Ils emménagent ensemble. Les maux de ventre de Chloé s’estompent, jusqu’à ce que la jeune femme croise un jour, accidentellement, le frère jumeau de Paul, dont celui-ci lui avait caché l’existence : Laurent, lui aussi psychanalyste, mais aux méthodes bien différentes de celles de son frère. Une relation torride et secrète prend forme entre Chloé et Laurent, en parallèle de sa vie sentimentale avec Paul. Ce qui débouchera sur un crescendo de complications et de révélations aussi troublantes qu’inattendues.

On n’en finirait pas de recenser tous les cinéastes auxquels Ozon, vrai cinéphile, se réfère ici de manière plus ou moins directe : David Lynch, Alfred Hitchcock, David Cronenberg, Fritz Lang, Brian DePalma, Stanley Kubrick, voire Ridley Scott, et bien d’autres. Autant de réalisateurs essentiellement anglo-saxons, vis-à-vis desquels le Français semble moins entretenir une relation d’élève à maître que d’amateur éclairé, allant puiser ici et là, sans complexes et comme s’il faisait son marché, telle figure de style, telle idée narrative, tel motif iconographique. On peut par ailleurs noter un évident télescopage avec Elle (2016) de Paul Verhoeven. Au-delà de leur statut commun de thriller sexuel sis au coeur de la bourgeoisie française, on pourra s’étonner de remarquer qu’au centre des deux films trône la figure énigmatique et sensuelle d’un félin – dans les deux cas, le chat appartenant à l’héroïne, témoin placide, tel un sphinx, des évènements étranges, choquants, sensuels qui se déroulent sous ses yeux. Or l’évidente symbolique sexuelle de ces animaux s’inscrit dans le film d’Ozon au sein de tout un réseau de métaphores, un fatras psychanalytique, dont le cinéma commercial américain déploie par ailleurs l’artillerie lourde depuis au moins une soixantaine d’années. Rien de neuf sous le soleil, donc. En comparaison, le Verhoeven apparaissait presque épuré, rehaussé par son approche simple, frontale et sans fioritures.

 

C’est que L’Amant double se perd parfois dans ses circonvolutions, quand bien même son récit se révèle en fin de compte limpide. De fait, Ozon joue sur différents niveaux de réalité et de représentations. Sans trop en révéler, on pourrait dire que L’Amant double est en quelque sorte un film sur des personnages qui se font eux-mêmes un film. Une mise en abyme d’autant plus efficace et sournoise qu’aucun clignotant de mise en scène ne la signale – ce qui est à porter au crédit de Ozon. D’où une dimension ludique assumée entre fantasmes et réalité. L’Amant double en acquiert une dimension presque lynchienne, qu’il abdique au final, de manière un peu hitchcockienne, en révélant la clef de l’énigme. En attente de cette révélation finale, le spectateur est captivé de bout en bout, malgré certaines complaisances et des longueurs occasionnelles.

Un manque d’ancrage dans le réel ?

D’où vient, alors, notre frustration finale ? Sans doute d’une tare récurrente du cinéma d’Ozon : son manque d’ancrage dans le réel. En cause, peut-être, un rapport trop cérébral aux choses, aux êtres, à la sexualité. L’intelligence indéniable d’Ozon se déploie parfois au détriment de cette part intuitive, flottante, qu’on retrouve pourtant chez ses réalisateurs fétiches (Ingmar Bergman, R.W. Fassbinder ou Douglas Sirk pour ne citer qu’eux). Les films d’Ozon ont des allures de concepts. Théoriques, efficaces, il leur manque souvent ce grain d’étrangeté et de sensualité (pas seulement sexuelle) qui les ferait excéder leurs programmes, les sortirait de leur bulle confortable, et les ferait brasser autre chose que des fantômes. Car telle est bien l’impression que laisse en définitive L’Amant double : un film spectral malgré ses saillies sexuelles, un dispositif scénique savamment calculé mais en partie désincarné, une sorte de machinerie infernale où l’humain – pourtant au coeur du propos – serait un objet d’étude extérieur plus que le moteur interne, viscéral, du récit.

Pour autant, remis en perspective dans la riche et inégale filmographie de Ozon, L’Amant double s’avère plutôt une réussite. Qu’on s’en réjouisse ou pas, le rapport du cinéaste aux corps et à la féminité franchit un nouveau palier. Le tropisme cérébral de Ozon a beau avoir le dessus, on ne peut que se réjouir qu’au cœur du système parfois sclérosé du cinéma français puisse naître une telle œuvre, maîtrisée, percutante et captivante – à défaut de représenter pour son réalisateur un réel progrès sur ses meilleurs films passés.

Titre original : L'Amant double

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Durée : 107 mn


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