“La morale bourgeoise est immorale et doit être combattue. Elle se réclame de nos institutions morales les plus injustes qui soient : la religion, le patriotisme, la famille, la culture. En bref, les piliers de la société.” (Luis Bunuel)
Humour noir subversif, oppression sociale et kitsch assumé
En 1946, après un long hiatus de 15 ans consacré à des tâches alimentaires pour l’industrie cinématographique, Luis Bunuel débarque à Mexico qui lui offre l’opportunité d’un nouveau départ. Rapidement, son métier consommé lui permet de maîtriser les conventions propres aux genres parfaitement codifiés de sa nouvelle terre d’élection.
La vie criminelle d’Archibald de la Cruz,tourné en 1955 et adapté librement d’un roman du dramaturge Rodolfo Usigli, compose le dernier opus de sa période mexicaine. Son humour noir subversif laisse libre cours à une colère à peine contenue envers l’oppression sociale et son attachement pour un romantisme exacerbé.
Volontiers transgressif, provocateur et dérangeant, le prologue donne le ton. Archibald, insupportable rejeton gâté, omnipotent et impénitent, règne dans la maison bourgeoise. Laissée pour morte à la suite d’ une balle perdue, sa gouvernante est la victime innocente d’une guérilla de rue, une de celles qui ponctuent les soulèvements armés de la révolution mexicaine de 1920. Archie éprouve un plaisir morbide en découvrant à la dérobée les jambes gainées de jarretelles que dévoile le corps de la préceptrice, indécemment affalé par terre. Le fantasme de mort subite que le jeune garçon appelait de ses vœux dans un accès de cruauté enfantine est exaucé dans un vertige d’érotisation tandis qu’il joue avec sa boîte à musique investie du pouvoir de magie noire comme celle de Pandore qu’il lui attribue. D’un érotisme glacial, la scène sanguinolente est évoquée superbement en flash-back.
Archibald adulte (Ernesto Alonso) poursuit de ses assiduités une nonne qu’il effarouche par la révélation de son traumatisme. Au passage, Bunuel épingle le clergé local, le gouvernement et l’élite sociale qu’il juge complaisants et hypocritement compassionnels. Archibald demande à la nurse si elle parviendrait à la complète félicité dans la mort. Tel un monomaniaque parcouru d’une transe meurtrière, il la poursuit de ses assiduités avec un rasoir à main tandis que le sort de la religieuse est scellé dans sa fuite par une chute mortelle depuis une cage d’ascenseur.
Ici, la symbolique du rasoir émasculateur présente dès Un chien Andalou refait surface. La marotte du rasoir et celle de la mélodie entêtante se confondent dans une égratignure du tranchant de la lame devant un miroir. Bunuel multiplie les notations surréalistes et les fantasmes obsessionnels comme le fétichisme des pieds, récurrent dans sa filmographie.
Délectation macabre: cet obscur objet du désir…
La ritournelle de la boîte à musique surmontée d’une ballerine s’enfonce dans le tréfonds de la psyché du déséquilibré comme un instrument de forage au point qu’il retrouve par hasard l’objet dans une boutique d’antiquités. Le réalisateur de Le journal d’une femme de chambre donne corps à un délire hallucinatoire et crée de toutes pièces ces instants de délectation macabre.
Tiré à quatre épingles, Archibald de la Cruz porte beau et laisse à peine deviner son désordre mental, cette déviance de la norme qui l’affecte. Céramiste à l’urbanité doucereuse, il cultive le maintien d’un esthète et se fond commodément dans une société policée en apparence dont le cinéaste ibérique écaille le mensonge sous la façade de respectabilité.
Son désir sexuel refoulé depuis l’enfance est induit par les éléments surréalistes pour respecter les codes de censure. L’hyperesthésie aux objets et l’hypersensibilité aux opportunités accidentelles sont les révélateurs de la pathologie avérée d’Archibald. Le film tourne autour des frustrations répétées de ses intentions meurtrières avortées. Comme la
Séverine (Catherine Deneuve) de Belle de jour, il s’évertue à revivre son éveil à la sensualité brutalement interrompu dans l’enfance dans de sombres perversions que Bunuel traduit en images compulsives éclaboussées de sang qui rappellent sa collaboration avec Salvador Dali par ses connotations surréalistes.
La mort est liée au désir sexuel de la femme convoitée et Archibald, rendu fou par ses croyances religieuses strictes, échoue dans ses tentatives à se libérer de son sadomasochisme contracté depuis son traumatisme d’enfant. Le film atteint son climax dans la scène où Archibald brûle dans son four de potier le mannequin en effigie de Lavinia (Miroslava Stern), un modèle rencontré fortuitement. La crémation post-coïtale pallie son impuissance. L’épisode sinistrement macabre prit un tour tragiquement ironique quand l’actrice devait se suicider et être incinérée à son tour quinze jours après le tournage.
Vocation frustrée d’un assassin en puissance
“Sans la religion (chrétienne surtout), l’érotisme est moins intéressant. Plus on est chrétien plus on jouit.”(Luis Bunuel) Comme Francisco dans El, Archibald est prisonnier de sa vision chrétienne de la nature humaine. Il avoue à sa fiancée Carlota son tiraillement entre un penchant naturel pour la sainteté et une inclination criminelle infrangible.
“Je pourrais la tuer avec entrain” devient un leitmotiv dans la bouche du scarificateur mais la réalité des meurtres qu’il prétend endosser se dérobe. Il n’en est que le piètre instigateur. Impotent et borné, le criminel en puissance, atteint dans son orgueil intime, est un leurre magistral. Les meurtres se succèdent, tous plus crapoteux les uns que les autres: la nonne dévouée, (Chabela Duran), l’épouse volage tentatrice du casino (Rita Masedo) et Carlota (Ariadna Welter), la promise qui mène double vie et choisit le beau parti. Beaucoup de sang et peu de sens.
Au terme d’une longue quête obsessionnelle dans les méandres fantasmés du meurtre refoulé de la mère, il nous faut nous accommoder en tant que spectateurs d’une apparente voie de guérison à la pathologie d’Archibald. Anti-héros puritain, il est conforme à son inaptitude congénitale à l’amour d’une femme forgée par une mère castratrice. L’idée fixe du meurtre virtuel de la mère tourne à l’obsession dans son esprit dérangé. Il est un criminel par procuration. Infaillible à échafauder les crimes potentiels qui lui traversent le cerveau mais tristement évincé dans leur exécution. La farce macabre tourne autour des frustrations répétées que ses intentions meurtrières avortées pour lui-même engendrent. Et cependant, la force de la caractérisation tend de plus en plus à le libérer de sa sujétion au traumatisme de son enfance où il associait le pouvoir présumé d’une boîte à musique à l’excitation et la jouissance érotique du crime parfait.
Les juxtapositions d’images macabres reflètent un sens prononcé de l’humour noir qui sont autant de démonstrations surréalistes de la puissance libératrice du rêve et du désir sublimé. Le protagoniste ressent une culpabilité parce qu’il est un meurtrier frustré qui ne commet de crimes que par procuration. Les circonstances extérieures déroutent Archibald de ses visées criminelles. Il est tiraillé entre un penchant atavique pour la sainteté et une inclination criminelle contradictoire qu’il avoue à sa fiancée Carlota à qui il confie en substance que seule sa pureté supposée contribuera à sa rédemption.
Désirer ardemment la mort d’un autre n’est pas justiciable. Tuer par la pensée non plus. C’est à quoi conclut le film. “Rasez-vous avec un rasoir mécanique” ironise avec un haussement d’épaules le policier qui a écouté la déposition d’Archibald qui s’est constitué partie civile contre lui-même, clamant sa culpabilité au cours d’un long flash-back. Comme l’on relègue un rêve au nombre des chimères, Bunuel clôt sa farce sur une note d’optimisme qui laisse entrevoir la guérison de la pathologie de son protagoniste. Tout est mal qui finit bien.
La vie criminelle d’Archibald de la Cruz est ressorti en salles sous la supervision du distributeur Tamasa.