A peine dix ans après la fin de la guerre, Claude Autant-Lara choisit de signer un film noir et cynique, à l’opposé du courant ambiant. En adaptant La Traversée de Paris, issu d’un recueil de nouvelles de Marcel Aymé, le réalisateur se heurte aux exigences de l’auteur, qui refuse Bourvil pour l’incarnation de Martin. Afin de conserver son comédien, Autant-Lara renonce à la couleur et décide de tourner son film en noir et blanc pour des raisons budgétaires. Se mordant finalement les doigts, Marcel Aymé reviendra, plus tard, sur sa position en désignant La Traversée de Paris, comme la « meilleure adaptation jamais faite de son œuvre ». Claude Autant-Lara ne lui en tiendra pas rigueur puisqu’il adaptera à nouveau une œuvre d’Aymé en 1959, La Jument Verte, imposant, à nouveau, Bourvil dans le rôle principal. Sortie en 1956, La Traversée de Paris reste pour bon nombre de cinéphiles le chef-d’œuvre inégalé de Claude Autant-Lara.
Montrer la France sous son aspect le plus sombre et comprendre son atmosphère en pleine Occupation sont les desseins de Claude Autant-Lara. La réduction du budget oblige Max Douy, chef décorateur, à réaliser des quartiers entiers de Paris en studio : l’absence de couleur devient finalement l’un des atouts-clés du film rendant ce noir et blanc parfaitement inquiétant et laissant surgir le danger à chaque coin de rue. Le périple de Martin, chauffeur de taxi au chômage, joué par un Bourvil attachant (prix d’interprétation à la Mostra de Venise) se transforme alors en quête initiatique lorsqu’il rencontre Granjil (Jean Gabin), peintre aussi arrogant que débrouillard. Irrité et jaloux de l’éventuel intérêt que sa femme pourrait lui porter, Martin lui propose de l’accompagner dans son avancée nocturne afin d’aller livrer un cochon à l’autre bout de Paris. Il ne se doute pas un instant du lourd tribut qu’il paiera pour cette imprudence.
Si le fond de La Traversée de Paris est profondément noir, le réalisateur s’attache à traiter le sujet avec humour, en le teintant d’une pointe de cynisme. Dans des scènes-clés comme la venue de Granjil chez Jambier (Louis de Funès dans son premier grand rôle), il dévoile la personnalité écrasante d’un personnage obnubilé par la surenchère financière. Faisant de ses dialogues calibrés, à mi-chemin entre Prévert et Audiard, des phrases cultes dans l’histoire du cinéma (« M. Jambier, 45 rue Polivot ! »), Claude Autant-Lara démontre à quel point l’instinct de l’homme peut être calamiteux. Grâce à un comique de situation, il n’oublie pas de souligner l’ironie de certains faits : si, dès le générique du film, la guerre est partout, à l’image de ces soldats défilant sur les Champs Elysées, la seconde illustration marquante reste celle de ce pauvre homme jouant « La Marseillaise » au violon. D’une condition déjà insupportable, il nous livre un spectacle choquant lorsqu’un soldat allemand lui dépose une pièce. Allant parfois jusqu’à la méchanceté pure (à l’instar des écrits de Marcel Aymé), le cinéaste fait ressortir toute l’impuissance et la rage d’une jeunesse aussi incomprise que sourde : dans le premier bistrot, c’est la femme de Bourvil qui monte au créneau, lorsqu’un jeune ex-prisonnier se plaint du marché noir, en lui assénant une réplique bien sentie (« Si y’avait pas de marché noir, avec quoi tu te laverais ? »).
Le « voyage » de Martin à travers Paris s’apparente à un rite initiatique : Grandjil lui ouvre les yeux sur les limites de la race humaine. Alors que le premier recourt au marché noir pour survivre, le second n’a, à l’esprit, que l’amusement que peut lui procurer cette aventure. Lorsqu’ils arrivent, tous deux, dans l’appartement du peintre, Martin est estomaqué du spectacle se déployant sous ses yeux : Grandjil avoue de lui-même désirer « voir jusqu’où on peut aller en temps d’occupation ». Lui exposant la réalité de cette vie, il lui livre un exemple parfait de débordement physique et verbal lors de la scène du café, allant jusqu’à traiter les propriétaires de « salauds de pauvres ». Martin est bousculé par Grandjil et se prend au jeu de l’influence qu’il représente : le peintre se retrouve alors en position de force et se doit d’allier responsabilité et sagesse lorsqu’il doit sauver la vie de son camarade. C’est sans compter sur le magnétisme du jeu de Jean Gabin, omniprésent également sur le plateau de tournage, tant Bourvil était terrorisé à l’idée de jouer avec lui.
Grâce à un montage rythmé et à une mise en scène minimale mais efficace, Autant-Lara signe un film absolument anticonformiste au milieu d’une société aussi bourgeoise que conventionnelle. En nous présentant simplement deux hommes aux destins différents, le cinéaste dévoile une part cachée de l’Histoire où les collaborations et le marché noir en décousent avec les profiteurs de guerre. Ce qui choque le plus lors du visionnage de La Traversée de Paris, c’est l’absence totale de solidarité et de sentiments humains. Hormis l’amour que porte Martin à sa femme (là encore, emprunt d’une jalousie maladive), seul l’intérêt semble compter. Lorsque Grandjil et Martin arrivent à destination, ils se heurtent à une porte close. Habilement, Autant-Lara filme la scène du point de vue de Marchandot, de l’autre côté des barreaux de son magasin, quasi symboles de la prison mentale dans laquelle il s’est enfermé. Au lieu d’ouvrir à ses livreurs et leur sauver la vie, il préfère les laisser arrêter par une patrouille que leurs cris ont alertée. Grâce à une réalisation réaliste, le cinéaste décrit intelligemment l’horreur de la scène par un jeu d’ombres visuellement implacable et impeccable. On ne ressent aucun regret chez Marchandot qui est juste soulagé d’avoir échappé au courroux. Brève figure adjuvante, la jeune femme qui les aide à se cacher durant quelques instants (« Allons, Messieurs, entre Français »), représente l’espoir d’une fin heureuse et d’une solidarité pourtant évanouie.
Là où des liens pourraient être tissés entre les deux personnages principaux, il n’en est rien. On ne ressent aucune amitié, aucune reconnaissance entre les deux protagonistes qui restent désespérément seuls, comme détachés l’un de l’autre. Lorsqu’ils sont arrêtés et conduits auprès des Allemands, l’occasion est toute trouvée de pointer du doigt le combat perpétuel entre les puissants et les pauvres. Quand Grandjil est reconnu, il jouit de son statut de peintre et de « personnalité », tandis que Martin n’est qu’un brave homme de plus : là où le premier sauve sa vie, le second est lâchement abandonné et déporté. L’injustice sociale confère, à cette dernière scène, une atrocité révoltante.
Film désespéré, perdu entre bassesse et veulerie, La Traversée de Paris se démarque, néanmoins, du maître Marcel Aymé dans ses dernières minutes. Claude Autant-Lara patiente durant cinq années avant de filmer ces retrouvailles sur le quai de gare : alors que dans Le Vin de Paris, Grandjil est assassiné par Martin, le réalisateur préfère apporter un quelconque espoir de réunion et de pardon entre ces deux hommes. Plutôt que de s’en tenir à la laideur de l’humanité, Autant-Lara veut « boucler la boucle » et, ainsi, terminer son œuvre sur une note positive. En prenant ce parti, le réalisateur signe, avec ce film touchant et éloquent, l’une des visions les plus justes et les plus saisissantes de l’Occupation au cinéma.