George Ovashvili s’attache à dépeindre l’appropriation d’un espace naturel, sa domestication, avant tout comme un travail du temps, une série de gestes expérimentés, transmis de génération en génération (l’épilogue atteste de cette dimension cyclique : les hommes passent, mais leurs traditions demeurent). Les personnages principaux, un vieillard et sa petite fille, répètent un mode de vie ancestral, selon une perspective fondamentalement anhistorique : ils évoluent sans cesse dans l’ombre du monde, en parallèle de celui-ci, déconnectés de ses enjeux sociaux et politiques, alors même qu’ils résident dans une zone instable (le fleuve marque la frontière entre Géorgiens et Abkhazes, deux peuples en conflit). Quand le vieillard recueille un soldat blessé, ce n’est pas un uniforme qu’il soigne, mais un être humain. Ainsi cette vie rude et monotone est-elle scandée d’instants de tension liés aux passages de patrouilles qui évoluent le long du fleuve.
Le cœur du film, sa véritable force, réside dans la manière dont ses thématiques sont annexées à la question toute cinématographique du regard. Dans cette optique, l’îlot qui sert de cadre à l’histoire constitue un motif privilégié, d’une richesse théorique inouïe. Au départ simple bande de terre, c’est un espace transparent, qui donne à voir autant qu’il met à la merci d’un hypothétique regard extérieur. Cette dialectique prend corps chez deux protagonistes, la jeune fille et le fuyard, qui partagent la même hantise : comment se dérober au regard de l’autre ? C’est par la jeune fille que se développe cette tension électrique, faite d’attirance et de répulsion, de crainte et de curiosité, avec, en ligne de mire, une belle réflexion : l’adolescence, mue du corps et de l’esprit qui s’ouvrent au désir, n’est finalement qu’une histoire de l’œil, d’yeux qui (se) dérobent, s’aimantent ou se fuient. Ainsi le travail de la terre est-il raccordé à ces subtiles interrogations : l’espace domestiqué se transforme progressivement en lieu de dissimulation, en poste d’observation, puisque l’on peut y voir sans être vu.
Si La Terre éphémère évoque en un lointain écho L’île nue (Kaneto Shindo, 1961), elle en constitue une variation moins radicale, plus encline aux compromis. Plusieurs éléments menacent en effet sa belle ligne claire : une certaine joliesse de mise en scène (pourquoi tous ces mouvements de caméra ?), une musique parfois trop présente (comme s’il fallait pallier le manque de dialogues pour ne pas susciter l’ennui), ou une interprétation pas toujours à la hauteur. On pourrait également regretter qu’Ovashvili reste parfois un peu en surface des choses, voire qu’il ne prenne paradoxalement pas davantage le temps, particulièrement pour dépeindre les relations qui se nouent au sein du trio formé avec le soldat convalescent. Mais qu’importe, l’essentiel est là.