La représentation des hallucinations dans les films de David Cronenberg

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« Chez Cronenberg, il n’y a d’horreur vraie, réellement vécue, que dans le corps. » (Charles Tesson)

Introduction générale

La présentation des films du corpus

Depuis le début de sa carrière de cinéaste, David Cronenberg a toujours considéré le corps humain comme son centre d’intérêt capital, son principal objet. Dans chacun de ses films, le corps est toujours placé au centre des événements. Le réalisateur canadien, dans ses interviews, ne cesse de répéter par ailleurs que le corps est le fait primordial de l’existence, que le premier événement de la vie est précisément d’avoir un corps (D’après David Cronenberg, Entretiens avec Serge Grünberg, p.100) La condition humaine selon Cronenberg est avant tout corporelle. Bien que ses films s’inscrivent dans le genre fantastique et pour certains d’entre eux dans celui de l’horreur, ils ne proposent aucune histoire de fantômes et ne font jamais allusion à de quelconques esprits ou autres revenants. La seule horreur envisageable est celle qui provient de l’intérieur de soi : « Chez Cronenberg, il n’y a d’horreur vraie, réellement vécue, que dans le corps » (Charles Tesson, propos rapportés par Serge Grünberg, David Cronenberg, p. 85 n. 4).

Chaque film de Cronenberg tient à donner des formes inédites au corps humain. Le cinéaste semble en effet chercher à interroger le corps, à cerner ses possibilités et à le remodeler selon des perspectives nouvelles. Il s’agit de confronter les personnages principaux à l’expérience de leurs propres limites corporelles et, à partir de là, d’en tirer des images particulièrement originales. Chez Cronenberg, comme chez bien d’autres réalisateurs contemporains, le corps est désigné « comme si l’humain désormais ne pouvait plus être une donnée mais seulement une question, et peut-être un tourment » (Nicole Brenez, De la Figure en général, et du Corps en particulier, p. 187), comme si le corps renvoyait à une surface ouverte, vaste terra incognita intime, dont les possibilités restent à découvrir ou encore à réinventer. Dans cette perspective, l’originalité du cinéaste canadien tient à ce que ses films ressemblent en quelque sorte à des « corps-laboratoires » (Serge Grünberg, David Cronenberg, p. 13) et au fait que lui-même s’apparente à une sorte d’artiste-chirurgien dont le travail consiste à découper et à reconfigurer le corps de ses personnages dans le tissu même du film, selon les propriétés offertes par les images.

On peut cependant constater un changement radical dans la manière pour le réalisateur d’aborder au fil de ses œuvres cette notion de corps. Shivers et Rabid, en particulier, qui sont les premiers longs-métrages de Cronenberg s’appuient tous deux sur les agissements dispatchés d’un assemblage de protagonistes. L’intrigue consiste pour l’essentiel d’une part à introduire un organisme étranger et imaginaire au sein d’une société ordonnée et policée et d’autre part à observer les conséquences ravageuses de ce virus à l’intérieur de l’ensemble de personnages dont il est question. Deux idées sont ainsi mises à l’œuvre : d’un côté, la représentation de l’élément viral fonctionne comme la métaphore du dysfonctionnement des corps des protagonistes. Le virus fusionne avec ces derniers comme pour justifier le fait que leur comportement sorte de l’ordinaire. De l’autre côté, le récit est découpé en fonction de la propagation du virus par un montage alterné qui confine l’ensemble des protagonistes dans des sortes de cellules contaminés les unes après les autres comme si chaque groupe de personnages faisait partie d’un grand corps, dont ils sont les organes, luttant pour sa survie contre une sorte de cancer. Le processus de ces deux films consiste par conséquent à dérégler le comportement habituel des protagonistes sous prétexte de les savoir contaminés et à faire lutter les corps sains contre les corps malades.

De ce fait, le récit lui-même, en tant que succession d’événements, renvoie à l’évolution du virus : tant que le virus n’est pas vaincu ou n’a pas vaincu, le film peut continuer à se dérouler et le spectateur être convié à assister à sa propagation. De cette manière, on peut à la fois dire que « l’épidémie en tant qu’intrigue [devient] l’intrigue en tant qu’épidémie » (William Beard, « L’esprit viscéral : les films majeurs de David Cronenberg » in L’Horreur Intérieure, p. 82) dans la mesure où toute la trajectoire de ces films, que ce soit sur le plan niveau narratif ou représentatif, renvoie à la contamination de ses différentes parties. Cette façon de concevoir ses films amène le cinéaste à les percevoir comme des sortes d’entités organiques et vivantes.

A partir de Videodrome, l’approche de Cronenberg vis-vis du corps humain prend de nouvelles allures sans pour autant rompre avec les idées précédentes. L’horreur viscérale des débuts de sa carrière cède progressivement le pas à une horreur beaucoup plus intimiste et psychologique. Pour ce faire, le réalisateur réduit avant tout le nombre de personnages : les films ne se définissent plus par la progression d’un virus au sein d’un groupe de protagonistes mais par l’évolution d’une maladie qui ne concerne plus qu’un seul individu. De cette manière, il ne s’agit plus d’introduire un élément étranger et imaginaire dans le corps mais de considérer le corps tout entier comme un élément étranger et imaginaire vis-à-vis de son environnement.

La différence entre les films sélectionnés dans mon corpus (Videodrome, The Dead Zone, Naked Lunch, eXistenZ et Spider) et les autres longs-métrages de Cronenberg relevant plus ou moins de cette même approche du corps (The Fly, Dead Ringers, M Butterfly, Crash, A History Of Violence, Eastern Promises) se définit par le fait que, dans les œuvres du corpus, la nature du virus se rapporte à la façon dont le personnage principal perçoit le monde qui l’entoure. La maladie dont il est question parait à la fois contaminer le cerveau du protagoniste principal tout en se rapportant à un organe auxiliaire en particulier, de sorte qu’en général ce n’est pas le corps en tant que tel que l’on voit progressivement se transformer mais le monde perçu par le personnage et dans lequel lui-même fait partie. Cet organe auxiliaire est désigné par l’œil des personnages de Videodrome, Naked Lunch et Spider ; par la main du personnage de The Dead Zone ; ou encore, par le « game-pod » dans eXistenZ. Il s’agit à chaque fois d’un organe permettant la perception pour le personnage du monde extérieur de manière à ce que sa contamination soit à l’origine du trouble hallucinatoire qui l’affecte.

Dans cette optique, la maladie se rapporte aussi bien à l’altération de la perception du monde par le protagoniste qu’à la représentation du corps dans ce même monde. Le personnage ne perçoit plus correctement la réalité dans la mesure où il se met à en halluciner une autre, tandis que de son côté le film ne nous montre plus les images du monde supposé réel mais celles du monde halluciné par le même personnage. Ainsi, la notion de maladie, ou plus précisément de virus, est à la fois soutenue par la conception psychosomatique du personnage – il est effectivement représenté comme un malade mental – et par la représentation des images de son délire. Le virus dans Videodrome prend la forme d’un signal vidéo créant une tumeur dans le cerveau de celui qui le reçoit – en l’occurrence le personnage de Max Renn. Il est représenté par le pouvoir de double vision de Johnny Smith dans The Dead Zone, les drogues hallucinogènes que consomme Bill Lee dans Naked Lunch, le jeu vidéo dans eXistenZ, le conflit psychotique de Dennis Cleg dans Spider. C’est donc au sens large que je parle de virus, comme une forme étrangère au corps et qui le modifie de l’intérieur. Tout fonctionne comme si la représentation filmique est elle-même affectée par le virus dont le personnage principal semble être la victime. Autrement dit, le virus n’est plus contenu dans le réel, c’est-à-dire qu’il ne renvoie pas à une entité physique susceptible d’être représenté, mais contamine lui-même le réel. Mieux, ce qui est contaminé n’est pas tant le réel lui-même mais la façon dont les personnages appréhendent le réel. C’est que, même contaminé, le réel reste le réel mais semble dans le cas de figure qui m’intéresse ne plus renvoyer à lui-même.

J’ai donc choisi cinq films qui se ramènent tous à l’idée que leur personnage principal est victime d’hallucinations. La question que je propose dans ce mémoire revient à se demander si ce procédé est utilisé comme un simple prétexte scénaristique qui permettrait de déstructurer les images des films en question, d’obtenir une sorte de délire visuel, ou comme le moyen de représenter un jeu de formes filmiques. Mon travail consiste donc à tenter de définir et de regrouper les hallucinations en une seule et même structure expressive.

La présentation de la problématique

Malgré leurs évidentes dissemblances, on remarque que les cinq films du corpus ont certaines caractéristiques en commun. On peut donc en relever au moins deux :

D’abord, ils s’appuient sur les agissements d’un unique protagoniste. eXistenZ est un peu différent sur ce point puisque nous suivons les agissements de deux protagonistes. Toutefois, dans la mesure où tous les personnages, qui participent à un jeu, sont connectés entre eux, par l’intermédiaire du « game-pod » qui se branche directement sur la moelle épineuse, ils agissent les uns par rapport aux autres comme s’ils constituaient un unique personnage, une sorte de super-personnage. De cette manière, chacun de ces récits raconte la propre histoire de ce personnage. C’est-à-dire que le personnage en question est au centre du récit qui lui correspond. Tous les événements relatés dans ces films tournent exclusivement autour de lui. Le protagoniste est présent dans la quasi-totalité des scènes de chaque long-métrage de manière à ce que chaque événement qui compose le récit se rapporte directement ou non à la présentation du personnage qui en découle.

L’intrigue, en effet, est structurée par les caractéristiques propres au personnage comme si ce dernier constituait le champ des différentes possibilités narratives. La quête de la « nouvelle chair », dans Videodrome, se définit par la quête de la propre nouvelle chair de Max Renn ; les différentes intrigues de The Dead Zone se rapportent toutes à l’utilisation et aux conséquences du don de double vision de Johnny Smith ; Naked Lunch repose sur l’écriture du livre de William Lee ; la représentation du monde du jeu d’eXistenZ fonctionne à travers le point de vue et les agissements des deux protagonistes principaux ; enfin, Spider pose une intrigue dont la solution se trouve dans la psyché du personnage puisque celui-ci, à la manière d’Œdipe, enquête sur lui-même. A chaque fois, le déroulement du récit renvoie à la représentation du personnage principal. Dans cette perspective, celui-ci s’agence à la fois comme le personnage principal du récit mais aussi comme le superviseur de sa propre histoire. C’est que rien de ce qui se passe à l’écran n’échappe à la conscience du protagoniste en question.

On peut ainsi établir un lien entre le déroulement du récit dans le propre champ de ses possibilités et la représentation filmique du personnage. Le récit et le personnage renvoient à deux instances qui s’emboîtent l’une dans l’autre : le récit s’appuie sur les agissements du personnage et s’y limite exclusivement tandis que le personnage constitue la matière même du récit. On en conclut qu’une « relation symbiotique » s’installe entre le film et son protagoniste principal. L’expression est de William Beard. On la trouve, à propos de Videodrome, dans le passage suivant : « Videodrome représente une évolution pour Cronenberg qui s’engage dorénavant à faire de la notion de personnage plutôt qu’à celle d’idée le principe structurel du film. Le personnage de Max possède non seulement un emploi, des ambitions, des relations spécifiques avec les gens, une routine quotidienne et un ensemble de sentiments et de comportements précis, mais aussi une personnalité intérieure multidimensionnelle, pleine de motifs contradictoires (conscients et inconscients) et une gamme de perceptions très détaillée qui s’insinue dans tous les coins du film.Par ailleurs, si le film dans son ensemble ne peut être envisagé sans se rapporter à la nature précise de la personnalité de Max, ce dernier ne peut être copris sans en appeler à tous les autres aspects du film, incluant ceux qui à première vue ne lui semblent pas spécifiques. C’est une relation totalement symbiotique. » (Ibid. pp. 115-116). On peut étendre cette remarque aux quatre autres films du corpus.

On remarque par ailleurs que le titre de chaque film porte le nom du personnage (Spider) ou de l’élément moteur qui le caractérise et qui le dérègle de l’intérieur – le nom du virus dont il est la victime – (Videodrome pour le nom du signal vidéo à l’origine de la tumeur de Max Renn ; The Dead Zone pour la lésion cérébrale à l’origine du don de double vision de Johnny Smith ; Naked Lunch pour le titre du livre que Bill Lee écrit tout au long du film et qu’il semble parcourir de l’intérieur ; enfin, eXistenZ pour le nom du jeu vidéo auquel participe les deux personnages principaux du long-métrage).

Enfin, ils contiennent tous des éléments irréalistes, irrationnels et fantastiques qui renvoient pour chacun de ces films au fait que le personnage est victime d’hallucinations. Celles-ci ont toutes la particularité de ne pas être désignées pour elles-mêmes mais de s’intégrer dans le cadre objectif et naturaliste du film. Les objets hallucinés sont effectivement représentés au même titre que tous les autres objets. Cronenberg choisit de ne jamais désigner les hallucinations pour elles-mêmes. Elles ne sont jamais représentées par l’intermédiaire des procédés classiques de la transparence, du flou ou tout simplement en en montrant leur envers – c’est-à-dire filmer le personnage en train d’halluciner mais sans représenter ce qu’il voit. Les hallucinations sont toujours figurées sur le même plan que le réel de manière à ce que le plan de l’imaginaire paraisse fondu dans le même moule que celui du réel.

Dans la mesure où les personnages principaux sont les seuls à percevoir les hallucinations dont les films sont émaillées – étant donné qu’elles se définissent comme les propres hallucinations du personnage correspondant – on peut affirmer que le protagoniste n’est pas seulement au centre du récit mais tout autant des images elles-mêmes, de la représentation filmique en tant que telle. Ce que le personnage imagine, ce qui relève de sa subjectivité propre, est représenté au même titre que ce que le personnage perçoit du monde objectif qui l’entoure. Dans cette perspective, le protagoniste constitue tout autant le champ du possible vis-à-vis du déroulement du récit que d’une partie de la représentation filmique. Ainsi, si tout ce qui se passe à l’écran n’échappe pas à la conscience du personnage, on peut dire que, par l’intermédiaire de cette capacité à halluciner des objets qui n’existent pas indépendamment de lui, la représentation filmique n’est pas seulement donnée mais partiellement filtrée par le point de vue du même personnage.

On relève en fait deux types d’hallucinations pour l’ensemble des cinq films :

Dans Videodrome et Naked Lunch, la plupart des hallucinations concernent la façon dont un objet réaliste n’est pas perçu correctement par le personnage principal qui en voit un autre à la place. L’objet se trouve donc déformé, il ne renvoie plus à ce qu’il est réellement et se trouve remplacé par un objet de type fantastique et irrationnel. Les exemples les plus significatifs sont la télévision dans Videodrome et la machine à écrire dans Naked Lunch.

Dans The Dead Zone et eXistenZ, les hallucinations renvoient à l’ensemble du cadre spatio-temporel tel qu’il est perçu par le personnage principal et tel qu’il est représenté à l’écran pour le spectateur. L’espace et le temps ne renvoient plus à ce qu’ils sont mais sont remplacés par un autre espace et un autre temps. Si le premier type d’hallucinations concernent la façon dont un objet réel est remplacé par un objet imaginaire, cette seconde catégorie se traduit par la manière dont l’ensemble du cadre filmique accordé à une scène ou à une séquence et dont les termes sont traduisibles en termes logiques et réalistes est remplacé par un second cadre, étranger au précédent, de manière illogique et irrationnelle. Dans les films cité, cette idée correspond au fait que les visions de Johnny Smith dans The Dead Zone soient représentées à l’écran tout en s’intercalant dans les scènes typiquement réalistes et au fait que le découpage d’eXistenZ renvoie à la progression des deux protagonistes principaux dans un jeu vidéo.

On peut définir cette seconde catégorie comme la représentation d’images mentales, c’est-à-dire des images censées se produire dans la conscience des personnages qui les traversent tout en se produisant dans le monde qu’ils occupent. Dans cette perspective, on peut qualifier le premier type d’hallucinations de représentation d’objets mentaux : des objets issus de la conscience des personnages se mélangent et s’intègrent à leur environnement logico-réaliste. Ces deux catégories en réalité ne son pas absolues et tendent à se confondre. On trouve certaines hallucinations relevant de cette seconde catégorie dans les films que j’ai regroupés dans la première : on a par exemple la scène du casque à hallucinations dans Videodrome. De même, on pourrait considérer toute la seconde partie de Naked Lunch comme une gigantesque hallucination. Je reviendrai sur ces questions dans la deuxième partie du mémoire. Spider, quant à lui, se présente en effet comme un mixte de ces deux types dans la mesure où le spectateur a affaire à plusieurs séries d’hallucinations : il s’agit d’une part de représenter un processus imagé se déroulant à l’intérieur de la conscience du protagoniste principal – en l’occurrence, ses souvenirs d’enfance – et d’autre part de représenter un personnage imaginaire pour un personnage réel, et ce à deux reprises (Yvonne pour la mère du protagoniste et pour la directrice de la pension).

Ces deux types d’hallucinations renvoient donc à deux catégories représentatives distinctes : la première suppose la permanence du réel mais le dénaturalise partiellement, la seconde implique l’effacement des coordonnées logico-réalistes et l’émergence de blocs imaginaires. On comprend bien que dans tous les cas, la frontière entre le réel et l’imaginaire est brouillée, voire annulée. C’est que la représentation des hallucinations forme de mêmes blocs réalistes que pour celle de la réalité proprement dite. Les hallucinations en effet se fondent aux éléments constitutifs du réel et deviennent par là des éléments de la réalité. Dans cette optique, ce qui apparait à l’écran lorsque le personnage hallucine, selon le point de vue où l’on se place, est susceptible de relever du réel filmique, dans la mesure où les hallucinations sont représentées dans la même matière plastique et visuelle que le réel qui les enclave, ou de relever d’une certaine forme d’imaginaire filmique, en ce sens que les images passent par la conscience du protagoniste qui les transforme à sa guise.

Ces images – dont je m’efforcerai tout au long du mémoire à définir le principe structurel qui les sous-tend – semblent ainsi s’appuyer sur un compromis qui tient à la fois à les inscrire dans le réel, la représentation du monde en termes logiques et réalistes, et dans l’imaginaire, la représentation mentale régie par des lois qui lui sont propres. Les hallucinations, selon ce principe, masquent l’objet réel de leur représentation tout en substituant ce dernier par un objet imaginaire.

Certaines images, ou certains des éléments qu’elles représentent, sont façonnées en vertu de l’aptitude des personnages à halluciner. Le protagoniste se donne en quelque sorte des images à percevoir et dont il est le seul spectateur dans le film. Les hallucinations, dans cette optique, participent d’une même matière visuelle que le personnage qui en est à l’origine. Tous deux sont intrinsèquement liés par une même logique représentative. De cette manière, on peut qualifier ces personnages comme des « objets médiatiques » (L’expression est de Pierre Verronneau, « Monstration et démonstration » in L’Horreur Intérieure, p. 138. L’auteur évoque The Dead Zone bien que l’on puisse qualifier les personnages des quatre autres films du corpus de cette idée), en ce sens qu’ils produisent et arrangent leurs propres images au sein de l’ensemble filmique dont ils font eux-mêmes partie, c’est-à-dire qu’ils plaquent leur propre espace subjectif à l’intérieur du cadre objectif du film. On peut alors avancer l’idée que la conscience du personnage modifie de l’intérieur la représentation filmique dans la mesure où les images qui la traverse sont représentées au même titre que celles du monde qui l’inclut.

Tout fonctionne comme si les films du corpus mettaient en scène un personnage fonctionnant à la fois comme le centre moteur du récit – puisque chaque événement passe par sa propre personne – et comme le centre du régime de représentation. La représentation des hallucinations s’inscrit dans la représentation du monde de manière à ce que les images de celui-ci, en retour, soient représentées par et dans la conscience du personnage qui les perçoit. Le monde, tel qu’il est représenté dans les films du corpus est un monde fragmenté dans lequel les images objectives et subjectives se mélangent en une même structure expressive. L’idée rejoint le concept d’ « espace intérieur » tel qu’il a été élaboré par James G. Ballard en littérature et qui se définit par la représentation de « ce point nodal de l’esprit […] où la réalité extérieure et l’univers mental se rencontrent et se fondent en une vibration unique. » (James G. Ballard, Crash !, « préface à l’édition française », p. 10). On en déduit que les hallucinations ne s’opposent pas au réalisme général et constitutif des films en question mais s’y incluent et le prolongent, c’est-à-dire l’expriment autrement. Autrement dit, Cronenberg semblerait appliquer la formule qui veut que « le surnaturel, c’est du réel précis (dont on s’est approché pour le voir vraiment). » (Robert Bresson, cité par Jacques Aumont, « La traversée des ruines » dans L’Invention de la Figure Humaine, p. 30). Ses films proposeraient ainsi une forme particulièrement originale pour laquelle le réalisme et le fantastique se complètent mutuellement en ce sens que l’un est défini par les caractéristiques de l’autre.

Dans cette perspective, on peut affirmer que le travail du cinéaste canadien, et celui-ci se plait à le dire, se situe à l’opposé du naturalisme (Cf. Serge Grünberg, David Cronenberg, p. 104). L’auteur precise : « Cronenberg n’écrit ni ne réalise de films où l’on pourrait deviner qui raconte l’histoire. L’univers de Cronenberg […] est un univers mental. » Cette remarque très importante me permet de préciser mon idée. Bien que les personnages soient responsables d’une certaine façon de la représentation filmique, ils ne sont pas pour autant conçus comme les narrateurs de leur propre histoire. Aucune voix off ne vient souligner le fait que le personnage est en train de relater les événements dont il est question. Le problème des hallucinations ne repose pas sur une quelconque question d’énonciation à la première personne (comme si le personnage montrait ce qu’il dit avoir vu) mais sur une sorte de représentation à la première personne comme si l’image rendait compte du personnage et des fruits de sa vision en une même coupe visuelle. Cronenberg, dans chacun des films du corpus, cherche à rendre compte par les éléments situés à l’extérieur du corps du protagoniste principal correspondant de la façon dont ce dernier est contaminé à l’intérieur. Le virus dont il est question dans chaque film – la tumeur créée par le signal vidéo dans Videodrome, la lésion cérébrale provoquant le phénomène de double vision dans The Dead Zone, l’accoutumance aux drogues hallucinogènes dans Naked Lunch, l’accoutumance aux jeux vidéos dans eXistenZ et enfin le conflit psychotique dans Spider – fournissent à Cronenberg autant de prétextes scénaristiques susceptibles d’accréditer l’idée que les personnages principaux sont en mesure d’halluciner. Ce qui intéresse le réalisateur n’est pas de traiter ces pathologies selon des critères réalistes mais de les exploiter en vertu de la manière dont ils peuvent dynamiter l’esthétisme classique du cinéma.

On peut supposer à partir de là que les hallucinations des personnages principaux expriment et traduisent leur intériorité, qu’elles relèvent de leur psyché propre, et que le fantastique de Cronenberg, quitte à revenir plus tard sur cette définition, se veut avant tout expressionniste, qu’il consiste à traduire les éléments intérieurs des personnages par les éléments qui leur sont extérieurs.

Tout semble donc se passer comme si chacun des films du corpus se passait dans la tête de leur personnage principal. Ainsi, il me semble que le propre des films du corpus consiste à filmer une conscience de l’intérieur et, par là, à créer les conditions représentatives nécessaires permettant aux images d’accéder à cette qualité par le biais de certains procédés métaphoriques. Il s’agit donc pour le réalisateur d’inventer les termes d’une situation qui a priori ne peut pas être montrée au cinéma puisque celui-ci, évidemment, se contente d’enregistrer la surface et l’apparence des corps. L’esthétisme de Cronenberg se définit avant tout par le désir de contourner cette impossibilité et d’exposer l’intérieur d’une conscience aux yeux du spectateur, c’est-à-dire « de montrer l’immontrable [et] de dire l’indicible » (David Cronenberg, propos rapportés par William Beard et Piers Handling, L’Horreur Intérieure, p. 24), ou encore de « présente[r] quelque chose d’impossible et de révoltant, mais [d’] essa[yer] de le rendre de façon réaliste. » (David Cronenberg, propos rapportés par Tim Lucas, « L’image comme virus », Ibid, p. 232). Filmer une conscience de l’intérieur revient dans cette logique à plaquer l’invisible dans le visible, de transformer le visible selon les propriétés subjectives du personnage.

En d’autres termes, c’est là mon hypothèse, le processus représentatif des films du corpus consiste à retourner la sphère psychosomatique de leur personnage principal comme un gant, de manière à ce que les éléments situés à l’intérieur soient projetés dans le monde qui leur est extérieur.

La présentation des axes d’études

Mon étude se découpe en trois parties principales correspondant à trois objets d’étude distincts.

Dans un premier temps, je vais tâcher de rapprocher le phénomène d’hallucinations à certains concepts issus de la psychanalyse. Il ne s’agit pas de chercher à dégager la part psychologisante des personnages à laquelle ce genre d’analyse peut conduire mais de comparer deux états de fait. C’est-à-dire, d’une part, ce qui se passe dans la sphère psychosomatique du sujet qui hallucine, et d’autre part, ce qui se passe pour les personnages des films du corpus. Il s’agit donc bien d’expliquer comment fonctionne la psychologie des personnages que de chercher à comprendre à quel genre de mécanisme psychique leur conception renvoie-t-elle.

A partir de l’énoncé d’une théorie que j’aurai présenté dans la première partie, je vais m’intéresser, dans un deuxième temps, à l’analyse proprement dite des films du corpus. Celle-ci s’appuiera sur deux questions essentielles : dans quelle mesure les hallucinations peuvent-elles déstructurer l’établissement des coordonnées spatiales, d’une part, et des coordonnées temporelles, de l’autre.

Enfin, après avoir donc analysé la représentation du personnage en tant qu’elle s’effectue dans le lieu même des hallucinations dans les deux précédentes parties, je vais m’intéresser dans la troisième partie du mémoire à la propre dynamique de la représentation – non plus aux hallucinations en tant que phénomène singulier de représentation, mais comme mécanisme général de la représentation, et par là de l‘expression. L’idée dans cette dernière partie consiste donc à étudier dans les cinq films du corpus le travail de l’imaginaire à travers sa trajectoire et ses points de fixation.

Partie 1 : La régression narcissique du personnage principal

Chapitre 1 : Le concept de narcissisme secondaire

On sait pour l’avoir annoncé en introduction que le personnage-type des films du corpus – et par extension de tous les films de Cronenberg – est un personnage malade, que quelque chose en lui « fonctionne mal [en ce sens que] son programme biologique a été perturbé par un accident, [qu’] il s’est détourné du chemin normal de l’existence. » (David Cronenberg, Entretiens avec Serge Grünberg, « Introduction », p. 9). Chaque film du corpus en effet part du principe que son personnage principal est victime d’un accident. Ainsi, Max Renn, dans Videodrome, comme par accident, est confronté au signal vidéo qui lui cause des dommages irrémédiables dans le cerveau ; Johnny Smith, dans The Dead Zone, est victime d’un accident de voiture à la suite duquel il passe cinq ans dans le coma et se rend compte, à son réveil, qu’il est doué de pouvoirs médiumniques ; Bill Lee, dans Naked Lunch, entreprend la rédaction d’un livre après avoir tué sa femme d’une balle de revolver ; Allegra Geller, dans eXistenZ, est victime d’une attaque à main armé au cours de laquelle son « game-pod » est endommagé – ce qui explique le fait que les deux personnages principaux, par la suite, doivent entreprendre une partie afin de constater l’étendue des dégâts dans le jeu lui-même ; dans Spider, enfin, le personnage, traumatisé dans son enfance par la mort de sa mère, cherche à reconstituer ses souvenirs et à les consigner dans un journal intime. On remarque que cet accident porte avant tout sur la façon dont chaque personnage perçoit le monde qui l’entoure.

Dans tous les cas, il s’avère nécessaire de déclencher par un moyen scénaristique ou un autre le fait que le personnage se met à avoir des hallucinations. Si l’on suit la démarche que j’ai proposé en introduction, on peut supposer qu’il s’agit à chaque fois pour le cinéaste de poser les conditions nécessaires et préalables du retournement du corps des personnages dont il est question, dans la mesure où mon hypothèse se résume au fait que le processus représentatif de chaque film consiste à dépeindre l’espace intérieur de leur protagoniste principal et, par là, à substituer le champ du dehors à celui du dedans.

Le réalisateur et scénariste canadien affirme lui-même qu’il invente ou adapte des récits dans lesquels le personnage principal « pour sa propre sécurité et pour son propre bonheur […] finit par se retourner à l’intérieur d[e lui-même] et privilégie l’expérience du moment présent » (David Cronenberg, propos rapportés par William Beard et Piers Handling, op. cit., p. 50). Pour le dire autrement, le personnage principal semble vivre une expérience particulièrement traumatisante qui se déroule avant tout à l’intérieur de son propre corps de manière à ce que les éléments représentés à l’extérieur du personnage, par le biais des hallucinations, exprime son propre état de fait psychique. Aussi, je vais partir du principe que le point commun de tous les films du corpus consiste à imaginer une certaine situation au cours de laquelle le personnage semble se retirer du monde pour le remplacer par des images fantasmatiques, issues de sa propre imagination, comme s’il s’agissait de restaurer une réalité perdue.

C’est pourquoi, je vais tâcher de tracer des lignes de correspondances entre la conception des personnages principaux des films du corpus d’une part et le concept psychanalytique du narcissisme d’autre part. Il me semble en effet très judicieux de chercher à dégager les composantes psychologiques à la base du phénomène d’hallucinations, auquel chacun de ces personnages renvoie, afin de clarifier les processus représentatifs mis à l’œuvre dans les films dont il est question.

L’idée que je défends dans cette première partie consiste à soutenir le fait que les personnages principaux ne sont pas simplement victimes d’hallucinations, comme s’ils étaient confrontés à une force représentative appliquée de l’extérieur, mais que celles-ci, en réalité, sont agencées dans les récits correspondants selon un même principe représentatif qui veut que la réalité intérieure soit projetée dans la réalité extérieure. Les accidents, dans ce cas de figure, déclencheraient une activité hallucinatoire exclue du propre comportement du personnage, que les visions ne renverraient qu’à elles-mêmes, sans établir de liens avec ce dernier, comme autant d’images possibles, purement fantastiques, de son délire. Si les personnages hallucinent, en effet, c’est qu’ils semblent obéir à une nécessité intérieure. Les accidents dont les personnages sont les victimes débouchent à chaque fois sur une situation a priori fantastique mais celle-ci induit en fait des fondements psychologiques réalistes qu’il me reste à définir en ce sens que mon objectif, encore une fois, consiste à démontrer que les hallucinations symbolisent l’espace intérieur des protagonistes. Cronenberg déclare par ailleurs : « L’imagerie ne me semble importante que dans la mesure où elle sert de vecteur à la métaphore. » (David Cronenberg, entretiens avec Serge Grünberg, p. 72).

La présentation du concept de narcissisme, en psychanalyse, va me conduire à concevoir les personnages principaux des films du corpus selon une même structure représentative, comme s’ils se composaient tous d’une même matière filmique que j’ai désignée par les termes de corps retournés. C’est que l’introduction de l’idée de narcissisme va m’amener à aborder toute une série de concepts, relevant du même domaine d’études, qui me permettront de clarifier les processus représentatifs auxquels je suis confronté.

La notion de narcissisme tel que Freud l’a définie renvoie à deux idées distinctes : l’une est liée au développement psychique de l’individu, l’autre à une certaine forme de régression. On parle donc de narcissisme primaire et de narcissisme secondaire. En ce qui concerne le développement psychique, Freud distingue la séquence suivante : le bébé qui naît est d’abord soumis au régime de l’auto-érotisme, à savoir qu’il perçoit son corps comme s’il était « morcelé en ses différents territoires correspondants aux pulsions partielles. » (Pierre Dessuant, Le Narcissisme, p. 48). Celles-ci s’apparentent aux pulsions d’autoconservation telles que la pulsion orale et la pulsion anale.

Progressivement, le bébé évolue vers la phase du narcissisme primaire qui correspond à l’investissement libidinal du moi en tant qu’image unifiée du corps. Considérant le début de la vie psychique comme un état anobjectal, au cours duquel le moi ne se différencie pas du ça, Freud postule l’idée que le sujet, pendant la période du narcissisme primaire, commence à investir libidinalement ses représentations objectales, c’est-à-dire qu’il se donne à percevoir des objets indépendamment de la propre perception de sa personne. Si l’on veut, le moi se remplit d’un investissement libidinal, par définition narcissique, jusqu’à ce que cette force déborde vers le monde extérieur. Ce dernier prend alors un sens pour l’enfant qui le perçoit dans la mesure où l’enfant devient capable de l’investir libidinalement. Ce phénomène peut être représenté par l’image d’un « grand réservoir d’où les investissements libidinaux partent vers les objets et où ils sont ramenés, à la manière d’une masse protoplasmique qui pousse ou retire ses pseudopodes. » (Freud, cité par P. Dessuant, Ibid., p. 49). En d’autres termes, la phase du narcissisme primaire constitue la période où le moi morcelé du bébé s’unifie en un seul territoire et se trouve en mesure de percevoir le monde indépendamment de lui. Le bébé se distingue comme sujet et le monde comme objet.

Au narcissisme primaire s’oppose donc un narcissisme secondaire qui se caractérise « par le retrait de la libido objectale dans le moi, secondairement pris comme objet d’amour. » (P. Dessuant, Ibid., p. 49). Les investissements libidinaux se détachent ainsi des objets pour revenir au moi dès lors pris comme objet. Le retrait libidinal sur le sujet serait une tentative de sauvegarde pour retrouver les qualités du narcissisme primaire dans la mesure où ce dernier « est [une] force de cohésion qui permet à l’individu d’adhérer à la vie et de se concevoir comme unité. » (Ibid., pp. 59 – 60). Le narcissisme secondaire s’apparente ainsi au désir pour un sujet de retrouver l’état anobjectal de ses débuts, c’est-à-dire de retourner vers cette période au cours de laquelle seul le moi est investi.

Ce concept de narcissisme secondaire se rapproche indubitablement du fantasme du retour dans la matrice originaire dans laquelle les désirs émis peuvent automatiquement être assouvis. Les personnages principaux des films de mon corpus semblent particulièrement traversés par ce fantasme. La scène de Videodrome dans laquelle le personnage de Max Renn plonge sa tête dans un écran sur lequel apparaissent les lèvres de Nicki Brand va dans ce sens. De même, après être arrivé devant la pension de Mme Wilkinson et s’être présenté à elle, le personnage de Dennis Cleg dans Spider franchit une porte dont l’encadrement rouge et lisse évoque explicitement des lèvres vaginales. Le même protagoniste ne quittera la pension qu’à de rares moments et occupera la majorité de son temps à écrire dans sa chambre les souvenirs qu’il lui reste de son passé. Les personnages des autres films ont également tendance à se réfugier dans des endroits clos et, par là, à se couper du monde extérieur. A la suite de son accident, Johnny Smith, dans The Dead Zone se met à vivre à l’instar d’un ermite reclus dans sa maison ; Bill Lee, dans Naked Lunch, passe presque tout son temps à écrire un livre dans sa chambre ; de même, les deux personnages principaux d’eXistenZ ont cette capacité de se déplacer dans différents lieux sans avoir à quitter leur chambre d’hôtel. Tous les films, de plus, sont émaillés de plans dans lesquels le personnage principal correspondant s’isole dans une partie de l’espace recroquevillé sur lui-même dans la position du fœtus. Ces plans sont tellement fréquents dans les films de Cronenberg qu’on peut les considérer comme une sorte de signature de sa part.

On peut donc supposer que chacun des films partent du principe que leur personnage principal est en train de régresser narcissiquement, c’est-à-dire que ces derniers cessent d’investir libidinalement le monde qui les entoure. Selon cette optique, les personnages, lorsqu’ils hallucinent, ne perçoivent plus les objets du monde extérieur mais investissent des objets fantasmatiques qu’ils se donnent à voir comme s’ils étaient réels.

Si l’on admet que les hallucinations sont déclenchées par un prétexte scénaristique – c’est-à-dire l’accident dont les personnages sont les victimes au début du chaque récit – on peut alors avancer l’idée que les personnages commencent à halluciner parce qu’ils sont psychologiquement disposés à le faire. Si la régression narcissique, en règle générale, est motivée par un conflit intérieur – « c’est [en effet] la crainte que lui aspirent ses propres pulsions qui motive l’individu à effectuer son mouvement régressif vers l’état prénatal qui ignorait les conflits » (Ibid., pp. 84 – 85) – on peut supposer que chaque personnage, à partir du moment où il hallucine, tient à résoudre le conflit qui l’assiège de l’intérieur en investissant des objets qui n’existent pas. Cette opération de l’esprit aurait pour fonction de compenser une douleur, d’atténuer un traumatisme ou encore de restaurer libidinalement parlant une personne absente.

On remarque en effet que la conception du personnage de Max Renn dans Videodrome tient pour principe que ce dernier s’efforce de refouler des désirs sadomasochistes. Lorsqu’il rencontre Nicki Brand, elle-même sadomasochiste, il parvient dès lors à réaliser ses pulsions. Le protagoniste commence alors à avoir des hallucinations à partir du moment où sa conjointe part pour Pittsburgh participer à l’émission « Videodrome », d’où elle ne reviendra jamais. Le traumatisme psychologique du personnage principal nait de cette disparition. La tension insoutenable à l’intérieur est expulsée à l’extérieur sous forme d’hallucinations qui viennent répondre aux pulsions sadomasochistes libérées.

On constate que le personnage de Johnny Smith, dans The Dead Zone, est construit sur le même modèle. A la suite de son accident, le personnage se rend compte qu’il a perdu tout ce qui donnait sens à sa vie : sa fiancée et sa profession. C’est pourquoi, à mon sens, il va inventer un monde, de manière inconsciente, dans lequel il devient une figure importante et nécessaire. On peut en effet imaginer que la morne existence qui s’annonce désormais pour lui l’amène à avoir des visions qui viennent répondre à son propre désir de reconnaissance. Le fait que le personnage, au cours de nombreux dialogues, désavoue ce fantasme aux yeux de son entourage exprime sa très grande complexité intérieure.

Les hallucinations de Bill Lee dans Naked Lunch commencent à partir du moment où il ressent, sans vouloir le reconnaitre de manière consciente, le désir de tuer sa femme. C’est que sa première hallucination prend la forme d’un cafard géant qui lui annonce que l’apparence humaine de son épouse n’est qu’une couverture, qu’elle est en réalité une espionne travaillant pour le compte d’insectes géants et qu’en conséquence de quoi, elle doit être éliminée. Encore une fois, ce que le personnage ne reconnait pas en lui-même est affiché à l’extérieur de manière à ce qu’il puisse résoudre le conflit psychologique qui le ronge.

Spider est beaucoup plus complexe sur ce point puisque le personnage est victime d’un double traumatisme dans la mesure où le film se déroule selon deux axes temporels : on assiste d’une part aux agissements du personnage adulte, et d’autre part à ceux du même personnage mais enfant. Il semble que le personnage adulte cherche à reconstituer ses souvenirs d’enfance de manière à comprendre le sens de son identité, à savoir qu’il est le propre meurtrier de sa mère. Le premier traumatisme se rapporte au complexe d’Œdipe que le personnage, au cours de son enfance n’a jamais su résoudre. Surprenant un jour ses parents en train de s’embrasser, il commence vraisemblablement à penser que son père constitue une menace quant à son propre champ libidinal. Il se met alors à imaginer que son père tue son épouse et la remplace par une prostituée que l’enfant, peu de temps après, va lui-même assassiner. On comprend à la fin du film que la prostituée en question n’a jamais existé et que le personnage principal, par conséquent, a tué sa propre mère ; ce qui, pour le personnage adulte, constitue le second traumatisme. En d’autres termes, en désirant supprimer l’objet du désir du père tout en conservant ce même objet pour lui seul, le protagoniste invente une situation qui permet de résoudre le conflit intérieur : l’enfant peut tuer la femme de son père parce que ce dernier aurait déjà tué sa propre épouse. Le personnage une fois adulte nourrit le désir de tuer la femme qui dirige la pension dans lequel il est interné dans la mesure où celle-ci s’est substituée à l’image de la même prostituée. De cette manière, le personnage peut accomplir son désir de meurtre en toute impunité puisqu’il a déjà été commis envers la même personne. Une fois de plus, le conflit intérieur du protagoniste principal est extériorisé par la forme des objets situés à l’extérieur.

Seul eXistenZ ne correspond pas à ce principe dans la mesure où la conception des personnages ne renvoie pas à un traumatisme sous-jacent. Néanmoins, on peut supposer que s’il est une forme de traumatisme dans ce film, celle-ci pourrait prendre la forme d’une angoisse existentielle, beaucoup plus diffuse que dans les autres récits puisqu’elle ne s’appuie pas sur un objet précis. On ne trouve en effet aucune pathologie dans eXistenZ mais la seule impression pour les personnages de vivre dans un monde et dans un corps vides, mornes et étriqués qui n’accordent plus aucune place à la libération des forces de l’imaginaire. C’est le jeu, évidemment, qui vient libérer les pulsions réprimées des protagonistes. Ceux-ci, en effet, ont la possibilité d’assouvir toutes leurs envies meurtrières et sexuelles sous le couvert de ce jeu qui leur permet d’ignorer toute responsabilité morale. L’angoisse nait alors du fait de prendre le jeu pour la réalité – c’est-à-dire de se sentir coupable d’avoir commis certains actes – ou de prendre la réalité pour le jeu – c’est-à-dire de se laisser aller à commettre des actes irréparables. D’une certaine façon, eXistenZ rejoint les autres films du corpus dans la mesure où les formes de l’imaginaire renvoient à la restauration des formes insoutenables de la réalité intérieure.

On peut ainsi conclure sur le fait que le personnage à la suite d’un traumatisme et de l’échec de son refoulement va régresser vers un état psychotique défini par le concept de narcissisme secondaire. Il va remplacer le monde extérieur tel qu’il le perçoit par une réalité délirante de manière à résoudre le conflit qui prend part en lui.

Chapitre 2 : La notion de dessaisissement

Si l’on considère, à l’instar de Tausk et de Federn, qu’au cours des premières phases du développement psychique du sujet, le sentiment d’un moi psychique s’enrichit progressivement du sentiment d’un moi corporel, on peut comprendre que le narcissisme secondaire se caractériserait par une « régression à cette phase du développement où le moi corporel est séparé du moi psychique et où le corps est traité comme un objet extérieur. » (Ibid., p. 68).

En effet, « au début, le moi est sans frontières et englobe le monde extérieur qui s’étend au fur et à mesure de l’acquisition de nouvelles expériences. L’investissement d’objet est à cette époque de nature purement narcissique. [Le bébé, par exemple, qui découvre un objet le confond avec son propre corps.] (…) C’est l’épreuve de la réalité avec les frustrations qu’implique l’éloignement de l’objet qui limitera l’expansion première du moi dont les frontières apparaitront en même temps qu’elles se resserrent. Ce n’est que lorsque l’objet est ressenti comme étranger, comme retiré du sentiment du moi, qu’il reçoit un investissement libidinal d’objet. Ainsi, l’établissement des frontières du moi signe-t-il les notions de dehors et de dedans en même temps que l’altérité des objets. » (Ibid., pp. 70 – 71).

C’est pourquoi, on suppose qu’« une certaine diminution de l’investissement du moi et de ses frontières expliquerait le phénomène clinique de dépersonnalisation, [qu’] une diminution plus importante s’accompagnerait du sentiment d’étrangeté alors qu’un désinvestissement total caractériserait la déréalisation psychotique avec confusion entre réalité psychique et réalité extérieure. » (Ibid., p. 72). Ainsi, ce qui est censé rétablir l’intégrité du moi, dans la mesure où le narcissisme secondaire est une tentative de restauration des qualités du narcissisme primaire, peut, selon certaines conditions pathologiques, plonger le sujet dans une nouvelle situation traumatique qui suppose que ce qui est refoulé à l’intérieur soit considéré et traité comme s’il s’agissait d’un élément du monde extérieur, d’où le refoulé peut resurgir de manière tout aussi menaçante vis-à-vis de l’intégrité psychique du sujet. Le phénomène est désigné par Freud sous le terme d’ « inquiétante étrangeté ». C’est à ce stade que régressent certains schizophrènes qui sont amenés à considérer le sentiment de leur moi corporel comme s’il était étranger au sentiment de leur moi psychique. Ce qui parait insoutenable dans le corps est traité psychiquement non pas dans le corps lui-même mais en son dehors de manière à ce que le sujet soit en mesure d’atténuer la souffrance qui l’assaille.

On comprend de cette manière que la régression narcissique est à l’origine de deux phénomènes psychiques qui la caractérisent. Elle conduit d’une part à un effet de dépersonnalisation : le sujet ne se reconnait plus, il se sent étranger à lui-même ; et d’autre part à un effet de déréalisation du monde extérieur : celui-ci subit une profonde modification et devient également étranger à lui-même. C’est que tout en se séparant d’une partie de lui-même – en se dépersonnalisant – le sujet considère, comme on vient de le voir, une partie de son moi comme si elle relevait du monde extérieur – celui-ci, par conséquent, se déréalise. On peut désigner ce double phénomène, sous-tendu par la régression narcissique, par le terme de dessaisissement. Le terme de dessaisissement concerne à l’origine le concept de « saisissement créateur » à la base du processus psychique de création. C’est que ce dernier peut en effet être défini comme une forme particulière de narcissisme secondaire, c’est-à-dire comme un dessaisissement du créateur lui-même et qui se caractérise pour le sujet créateur par le fait qu’ « à la transformation dans le rapport des investissements objectaux et narcissiques répond le sentiment éprouvé par le sujet d’un changement de sa propre position à l’égard du monde, voire de sa propre identité. »

Ce saisissement passe par trois points, à savoir : 1/ « La modification de la naturelle altérité du monde extérieur », qui renvoie à l’idée de la déréalisation. 2/ « L’altération de l’intimité silencieuse du moi psychosomatique » qui repose sur la dépersonnalisation du sujet. 3/ « Le sentiment d’un flottement des limites séparant ces deux ordres, avec une connotation d’étrangeté » qui implique l’idée que la frontière entre le dedans et le dehors est brouillée, voire annulée. Cf. Michel de M’Uzan, « Aperçus sur le processus de la création littéraire » (in De l’Art à la Mort, p. 6. Je reprends donc les deux premières catégories, dans la mesure où elles s’appuient directement sur le concept de narcissisme secondaire, tout en mettant de côté, pour le moment, la troisième remarque que je traiterai dans la prochaine sous-partie. Je renvoie de plus le lecteur à la dernière partie du mémoire quant au rapprochement qui s’ensuit entre la conception des personnages principaux des films du corpus et celle du processus créateur lui-même qui peut paraitre vague à ce stade de mon analyse).

Chaque film pose donc pour principe que son personnage principal est en train de régresser narcissiquement de manière à ce que sa représentation filmique soit affectée par le facteur de dessaisissement qu’implique la forme de la régression. C’est ce facteur de dessaisissement qui est à la base du phénomène filmique d’hallucinations. On remarque en effet que ces dernières s’inscrivent autour de deux grands axes :

1/ Elles renvoient au fait que chaque personnage principal est dépersonnalisé, c’est-à-dire que son identité est altérée. Le personnage ne renvoie plus à lui-même, il devient quelqu’un d’autre.

Des cinq films du corpus, Videodrome est celui qui reprend cette idée avec le maximum d’impact visuel possible. L’une des multiples hallucinations du film renvoie au fait que Max Renn se transforme en une sorte de machine à tuer. Il constate en effet que son poing fusionne avec un revolver et que son ventre s’ouvre sur une plaie béante. De cette manière, certains personnages secondaires ont l’opportunité de contrôler ses propres agissements en lui faisant absorber des cassettes vidéo par l’intermédiaire de cette fente sur son ventre. Max Renn est littéralement représenté comme un magnétoscope vivant capable de lire des programmes enregistrés sur bande vidéo.

Dans The Dead Zone, les hallucinations de Johnny Smith visent à transformer l’identité propre du protagoniste. On remarque en effet qu’au fil du film, Johnny Smith, introverti, timide et réservé au début du récit, fait progressivement preuve d’une certaine violence caractéristique de son état psychotique. Bien qu’il prétende agir pour le bien de l’humanité, il finit par devenir un criminel en puissance en tentant d’assassiner le candidat aux élections présidentielles, Greg Stillson.

La dépersonnalisation de Bill Lee dans Naked Lunch est soulignée par le fait que le personnage se considère come un agent secret chargé d’écrire des rapports pour le compte d’une organisation dirigée par des insectes géants. Au lieu de reconnaitre de manière consciente qu’il écrit un livre lui permettant d’expier le fait d’avoir tuer sa femme, le protagoniste invente une réalité tout différente dans lequel il se voit contraint d’agir selon des ordres précis lui provenant de prétendus supérieurs hiérarchiques. Dans le même ordre d’idées, le personnage se voit dans l’obligation de devenir homosexuel – dans la mesure où il lui est nécessaire d’accomplir son travail derrière une fausse identité, une couverture – sans se rendre compte qu’il s’agit là de sa véritable identité.

Les personnages d’eXistenZ revêtent quant à eux toute une série d’identités, parfois contradictoires, de sorte que le spectateur ne sait jamais qui ils sont réellement. Ce jeu d’identités renvoie à une double perspective : d’une part, les personnages, au fil du film, exercent plusieurs activités en fonction de leur progression dans les différents niveaux du jeu – Ted Pikul, par exemple, est d’abord garde du corps, puis ouvrier pisciculteur, enfin amateur de jeux vidéo. D’autre part, les personnages n’ont pas de caractère propre : libre à eux de réagir comme bon leur semble en fonction des différentes situations que le jeu leur propose. De cette manière, il arrive que les personnages soient eux-mêmes surpris de la façon dont ils agissent les uns envers les autres. C’est qu’ils subissent ce qu’ils appellent des « pulsions de jeu » correspondant aux diverses actions qu’il leur est nécessaire d’effectuer s’ils désirent remporter la partie. La dépersonnalisation des personnages concerne de plus le fait qu’ils se voient dotés par intermittences d’un organe imaginaire, le « bio-port », qui leur permet de se connecter au « game-pod » et donc de jouer à « eXistenZ ».

Enfin, le personnage de Spider est dépersonnalisé en ce sens que son propre nom renvoie à la double identité qui le caractérise : il porte à la fois le nom de Dennis Cleg – qui est son nom réel – et celui de Spider – qui est son nom imaginaire. Le premier ne sait plus qui il est dans la mesure où il refoule le souvenir d’avoir assassiné sa propre mère tandis que le second n’existe que dans l’imagination du précédent. Spider est ce personnage qui se rend compte, de manière erronée, que son père a tué son épouse pour la remplacer par une prostituée. Dans cette optique, le personnage est à la fois un meurtrier socialement reconnu et la victime de son propre délire.

2/ Elles représentent et s’appuient sur la déréalisation du monde extérieur du personnage principal. Le monde dans lequel ce dernier évolue est un univers qui ne renvoie plus à lui-même : il devient à la fois étrange et étranger, dans la mesure où les lois qui le régissent ne sont plus celles de la réalité.

Cette idée, dans Videodrome, repose sur le fait que le personnage est confronté à diverses métamorphoses de certains objets de son environnement et en particulier de sa télévision. Celle-ci en effet ne renvoie plus à elle-même mais semble se transformer en une entité vivante et organique. La cadre de plastique autour de l’écran devient une sorte de peau striée de nervures qui se tend ou se gonfle à mesure que la machine semble respirer. Il en va de même pour les cassettes vidéo contenant les enregistrements du programme « Videodrome » qui se tordent et gémissent sur elles-mêmes. L’écran de télévision, de plus, évoque une membrane flexible, au cours d’une scène évoquée plus haut, qui tout en diffusant les images de la bouche de Nicki Brand se métamorphose en une bouche féminine, qui le devient à proprement parler.

La déréalisation du monde de The Dead Zone repose sur le fait que les hallucinations permettent au protagoniste d’être le témoin de scènes se déroulant dans des cadres spatio-temporels différents de celui dans lequel il évolue. De cette manière, le film intègre des images censées représenter des événements en totale rupture avec la logique du monde prétendument naturaliste. De cette manière, Johnny Smith assiste par exemple à l’invasion de Varsovie par les allemands durant la seconde guerre mondiale ou encore à des scènes qui ne se sont pas encore déroulées dans le temps ou qui ne se produiront jamais.

Au fil de la progression du récit, le monde dépeint dans Naked Lunch passe progressivement d’un certain statut naturaliste à un aspect radicalement imaginaire. Le film commence par un carton précisant le lieu et l’époque dans lesquels se déroulent l’histoire, « New York, 1953 », à partir duquel s’agencent un certain nombre de scènes construites selon des critères rigoureux de réalisme : Cronenberg a tenu par exemple à retrouver un certain modèle de chaussures n’ayant précisément existé qu’à cette époque et à cet endroit. A partir du moment où le protagoniste s’enfuit dans l’Interzone, qui désigne à la fois la ville de Tanger dans laquelle William Burroughs a vraiment écrit The Naked Lunch et le monde imaginaire dans lequel se situe le récit de son livre, le film intègre des éléments fantastiques – liés aux hallucinations de Bill Lee – qui renvoient pour l’essentiel au fait que les machines à écrire, à l’instar de la télévision dans Videodrome, se transforment en créatures organiques et aux apparences multiples (cafards géants, tête de Mugwump et « sex-blob »). Dans la dernière séquence du film, l’univers décrit dans le film se déréalise totalement dans la mesure où le personnage principal se trouve à la frontière de l’Interzone et d’un pays totalement imaginaire, l’Annexia.

Dans eXistenZ, la déréalisation du monde s’exprime par le fait que les personnages parcourent l’espace qui les entoure de manière absurde et irrationnelle. C’est que sans avoir à quitter leur chambre d’hôtel, les deux protagonistes principaux sont capables de se déplacer dans d’autres lieux. Le jeu, paradoxalement, permet en effet de se trouver en même temps dans des espaces différents dans la mesure où lorsqu’ils se connectent au « game-pod », les personnages se mettent à percevoir et à évoluer dans des mondes virtuels. On remarque de plus que tout au long du film les personnages traversent les différents sites de fabrication du « game-pod », de la boutique de jeux vidéo à la démonstration en public en passant par l’usine de fabrication, comme si le monde du jeu ne pouvait se rapporter qu’à sa propre facture. De cette manière, la déréalisation passe non seulement par l’altération des lois physiques mais aussi par la désubstantialisation de ses possibilités naturelles.

Le monde de Spider est déréalisé selon deux perspectives différentes : d’une part, certains personnages sont interchangeables entre eux : la mère de Spider est représentée par la figure d’Yvonne, la prostituée, qui remplace également le personnage de Mme Wilkinson. D’autre part, le monde » physique et réaliste du protagoniste principal se fond et se confond avec le monde de ses pseudo-souvenirs, celui de son imagination. De cette manière, le spectateur se trouve en mesure de voir Spider écrire son récit d’enfance successivement dans la chambre de la pension qu’il occupe – qui relève de l’espace réel et naturaliste – et dans l’espace même de ses fantasmes – qui relève de son propre espace intérieur.

Suivant les lois du processus de régression narcissique, les personnages principaux des cinq films du corpus sont confrontés à deux phénomènes particuliers : on constate d’un côté leur dépersonnalisation et de l’autre la déréalisation du monde extérieur. On a donc affaire, pour l’ensemble des œuvres dont il est question, à la représentation du dessaisissement du moi de chaque protagoniste. Pour le dire autrement, la représentation des éléments fantastiques sur laquelle les cinq films reposent renvoie en réalité à la représentation réaliste du dysfonctionnement psychique des différents personnages principaux. On remarque également que les œuvres du corpus suivent une trajectoire qui mène leurs protagonistes à régresser toujours plus en fonction d’une courbe exponentielle, plus ou moins forte selon les films, que l’on pourrait mesurer par rapport à l’importance du facteur de dessaisissement dans la représentation filmique. En général, plus les films progressent et plus le double phénomène de dépersonnalisation et de déréalisation se fait ressentir.

Chapitre 3 : Le concept-clé de la projection psychique

Je vais maintenant nourrir les idées apportées par la notion de narcissisme secondaire grâce à la présentation, déjà plus ou moins amorcée, du concept de projection psychique.

Celui-ci a été défini par Anna Freud comme étant l’un des neufs moyens de défense psychique de l’individu pour « assurer la sécurité du moi et éviter un déplaisir. » (Anna Freud, Le Moi et les Mécanismes de Défense, p. 65). Le phénomène se caractérise par le fait que « sous l’effet d’un choc (…), le moi nie l’état réel des choses et remplace une partie de l’intolérable réalité par la production d’une formation délirante. » Par la même occasion, le sujet est amené à se détacher du monde extérieur, c’est-à-dire à cesser « d’enregistrer les excitations du dehors » pour les remplacer par celles insupportables du dedans. La projection se rattache donc à la posture du sujet en train de régresser narcissiquement.

Afin d’éclairer le problème, Sami-Ali, étudiant le phénomène de la projection dans les domaines cliniques et théoriques, s’appuie sur les considérations de Freud quant au développement psychique de l’individu et, plus particulièrement, quant à l’émergence du principe de réalité. Je vais brièvement reprendre ces explications. Au début de la vie psychique, chez le bébé, la satisfaction pulsionnelle est médiatisée par la satisfaction hallucinatoire. En d’autres termes, ce que perçoit l’enfant est précisément ce qu’il désire. On comprend que l’investissement d’objet est, à cette époque, de nature purement narcissique et anobjectal. L’espace psychique du bébé n’a pas encore accès à la réalité, par conséquent il est géré par le seul principe de plaisir. De ce fait, l’espace de perception du bébé coïncide avec son propre espace imaginaire, son espace de projection. Si « R » désigne l’espace réel et « I » l’espace imaginaire, la seule structure spatiale à laquelle l’enfant soit en mesure d’accéder se note (fig. 1) :

 


Dans cette situation, on voit que l’espace réel se conjugue aux coordonnées de l’espace imaginaire. En d’autres termes, l’espace réel de la perception du bébé est inclus dans l’espace de sa projection qui inclut à son tour l’espace réel. Tel est le principe général, selon Sami-Ali, de l’appréhension originaire de l’espace, se définissant par cette relation d’inclusions réciproques (« a » contient « b » et « b » contient « a ») où le dedans est égal au dehors. Plus tard, l’épreuve de la réalité, avec les frustrations qu’elle implique, fait en sorte que la perception et le désir deviennent incompatibles. Par conséquent, l’espace imaginaire, sur le plan de la conscience, se met à mener sa propre existence en s’opposant, comme lieu de désir, à la réalité. On note cette nouvelle étape (fig. 2) :


 

L’idée défendue par Sami-Ali, c’est le fait qu’ « à peine la distinction entre le dedans et le dehors est […] établie au niveau du réel qu’elle est niée sur le plan de l’imaginaire » (Sami-Ali, De la Projection, p. 92), dans la mesure où, pour l’inconscient, l’intérieur et l’extérieur sont la même chose, de même que le contenu et le contenant. C’est que « le réel [continue toujours, au niveau de l’inconscient, à] constitue[r] un cas particulier de l’imaginaire. » (Sami-Ali, L’Espace Imaginaire, p. 55). A la suite de quoi, si l’on désigne par « R’ » le redoublement de l’espace perceptif en tant qu’il s’inclut dans l’espace imaginaire, le précédent schéma devient (fig. 3) :


 

Pour en finir avec l’exposé de l’émergence du principe de réalité, il est nécessaire de préciser l’idée que « ces trois plans où se déroulent l’expérience de l’espace n’existent pas séparément [mais] s’organisent autour de l’axe fourni par le corps propre qui participe à tous les niveaux » (Ibid., p. 63 et pp. 61 – 63 pour l’ensemble de l’explication). Désignant par « C » ce dernier, on note cette relation finale (fig. 4) :


 

On comprend mieux maintenant comment la projection, à la base de la régression narcissique, peut fonctionner. Si les excitations intérieures sont traitées comme si elles appartenaient au monde extérieur, afin de mieux les maitriser, c’est qu’une partie du monde extérieur est incorporée dans le moi, et inversement. La projection opère donc sur ce terrain d’une « négation imaginaire [de l’] opposition primitive entre le moi et ce qui lui est étranger. » (Sami-Ali, De la Projection, p. 92) Certains troubles pathologiques ainsi mettent en jeu une régression vers le mode originaire d’appréhension de l’espace, tel qu’il est noté dans la figure 1, et qui suppose l’inclusion du réel dans l’imaginaire. Dans cette optique, l’espace réel, celui de la perception, est supplanté par l’espace imaginaire. « Au lieu que les deux termes soient conçus comme contradictoires, la projection postule l’inclusion du réel dans l’imaginaire » (Ibid., p. 136).

En admettant que les personnages des films du corpus perçoivent la réalité comme si elle faisait partie de leur propre imaginaire, on en déduit qu’ils régressent par-delà l’établissement du principe de réalité, tel qu’il est donné par la figure 2, pour reprendre le schéma donné plus haut, et retrouve cet état originel, dans lequel les conflits ne peuvent plus avoir lieu, représenté par la figure 1. L’introduction du concept de projection me permet alors d’en conclure que les personnages confondent la projection de leur espace intérieur et la perception de leur espace extérieur, dans la mesure où le premier se trouve inclus dans le second, c’est-à-dire que le dedans se confond avec le dehors.

La théorie de la projection me permet de poser clairement le mécanisme sous-jacent à la notion de dessaisissement que j’ai définie dans la précédente sous-partie. Sami-Ali, en effet, affirme que « la projection d’une donnée intime sur le monde extérieur place le sujet devant un représentant inconscient de lui-même, ce qui, paradoxalement, augmente la dépendance du sujet vis-vis de cet objet au lieu de l’en délivrer. L’objet [par conséquent] n’est plus un être qui se donne à la perception dans la plénitude de sa présence mais le lieu où se manifeste un autre objet échappant à toute prise. C’est cet objet absent, lequel n’est pourtant rien d’autre que le sujet lui-même, qui constitue le ressort caché de toute une série de phénomènes perceptifs faisant éclater le cadre habituel de la perception » (Ibid., p. 77). Ainsi, « au cours de l’élaboration d’une formation projective, le « dedans » devient l’équivalent du « dehors » parce qu’il se transforme en un contenu manifeste pourvu d’un sens à déchiffrer. (…) Les choses ne sont pas perçues pour elles-mêmes, elles sont saisies selon leur valeur expressive dans un contexte leur assignant un sens qui reste à découvrir » (Ibid., pp. 93 – 95).

De cette manière, « la ligne qui sépare habituellement l’intérieur de l’extérieur tend […] à s’estomper. (…) [Effectivement,] on assiste [dans les états confusionnels] à l’effacement de ce qui appartient au moi et au monde des objets. Les deux ordres de phénomènes sont vécus pendant la crise de déréalisation comme équivalents, interchangeables, parce que soumis à une continuelle métamorphose. (…) [C’est ainsi qu’] un nivellement général de l’expérience perceptive force le sujet à vivre ses rapports avec le monde comme si lui-même était un objet parmi les objets et ceux-ci n’étaient pas différents de lui » (Ibid., p. 97).

On constate alors que la dépersonnalisation du personnage s’établit, pour chaque film du corpus, sur un rapport logique que la déréalisation du monde extérieur. Il ne s’agit pas de deux phénomènes indépendants mais de la double conséquence du phénomène de projection.

De ce fait, la transformation du corps de Max Renn, dans Videodrome, en une sorte de machine à diffuser des programmes s’inscrit dans un même rapport expressif que la propre métamorphose de la télévision en une entité organique. Les qualités de l’un définissent les qualités de l’autre dans la mesure où le personnage devient l’équivalent de l’objet extérieur. Max Renn et la télévision sont représentés en vertu d’une même relation logique d’inclusions réciproques.

Il en va de même, dans The Dead Zone, pour le personnage de Johnny Smith. L’espace intérieur du personnage se réduit progressivement à la seule projection des scènes macabres dont il est le témoin. Dans ce film, on remarque qu’en ayant un contact physique avec autrui, le protagoniste est amené à avoir des visions particulièrement saisissantes qui peu à peu le conduisent à dépérir, comme si s’établissait une relation qui veut qu’ « autant le sensible s’enrichit jusqu’à l’exubérance, autant le sujet qui projette se sent appauvri [et dans laquelle] l’espace désormais n’est qu’un dehors identique au-dedans et que le dedans remplit en se vidant lui-même. » (Sami-Ali, Corps Réel, Corps Imaginaire, p. 124). A la fin du long-métrage, en effet, le protagoniste ne possède plus qu’une seule idée fixe qui, se rapportant à cette vision dans laquelle Greg Stillson déclenche une guerre nucléaire, consiste à tuer le candidat à la présidence comme s’il constituait une menace réelle. En réalité, Johnny Smith, épuisé par ses hallucinations, met en scène sa propre mort de manière à ce que son ultime vision, montrant Stillson en train de se suicider, finisse par recouvrir le champ même de la réalité.

On reconnait cette même structure expressive dans Naked Lunch dans la mesure où le personnage, sous l’emprise de drogues, est continuellement désigné comme dans un état second, l’air absent. La dépersonnalisation, en réalité, n’est pas signifiée pour elle-même mais renvoie à la formation représentative des créatures qui l’entourent, comme si en effet, l’effet de relâchement procuré par la drogue n’est pas ressenti dans le corps propre mais projeté dans le monde extérieur.

Les multiples transformations de la machine à écrire revoient à chaque fois à des désirs refoulés. La machine-insecte renvoie au désir de tuer l’épouse et de prendre sa place sur le plan psychique. Le « sex-blob » renvoie à la notion de bisexualité psychique : dans la mesure où la créature possède les deux sexes l’un dans l’autre mais de manière inverse, elle renvoie au fait que lors de la scène de coït entre Bill Lee et le double de sa femme défunte, le couple finit par faire l’amour à sa propre image inversée – et, par là, Bill Lee à sa propre image. D’où le fait que le personnage devienne homosexuel par la suite. La machine-tête de Mugwump renvoie, quant à elle, à la formation d’un idéal du moi et, par là, à l’image du père. Dans la mesure où les catégories sexuelles se sont inversées, on remarque que cette image possède une sorte de sorte de sein nourricier ou un pénis émettant une substance qui permet au personnage de rédiger son livre.

L’exemple d’eXistenZ est également significatif à cet égard. La déréalisation du monde extérieur se rapporte au fait que les personnages traversent tous les espaces de production du jeu, de sa fabrication à sa distribution, tandis que la dépersonnalisation des protagonistes se définit par le flottement de leurs identités. De cette manière, l’espace perceptif des personnages qui est celui de la fabrication du jeu est supplanté par leur espace projectif qui celui de la fabrication par le jeu. Le dehors devient ainsi l’équivalent du dedans. Dans cette logique, on remarque que le « bio-port » dont les protagonistes sont affublés dans leur dos renvoie à une sorte de nombril inversé en ce sens que les personnages sont reliés par une sorte de cordon ombilical à leur « game-pod » et celui-ci leur permet de s’enfanter d’eux-mêmes, de naitre de leur propre espace psychique.

Des cinq films du corpus, Spider est celui dans lequel le phénomène de projection est représenté de la manière la plus explicite. Appartient ainsi à l’espace de la perception tout ce qui concerne les agissements du personnage de Dennis Cleg de sorte que l’espace de la projection se rapporte à la représentation de ses pseudo-souvenirs, c’est-à-dire au monde du personnage de Spider. Le film oppose ces deux plans jusqu’à ce que l’un des éléments de l’espace projectif, le personnage d’Yvonne, soit représenté au sein de l’espace perceptif de sorte que le réel constitue un cas particulier de l’imaginaire C’est pourquoi, en réactualisant le passé – en découvrant qu’Yvonne n’a jamais existé tel que le personnage se l’est représentée – que Dennis Cleg parvient, dans le présent, par séparer la composante réelle et la composante imaginaire de l’espace de sa perception.

Ainsi, le phénomène de dessaisissement implique le fait que la dépersonnalisation du sujet et la déréalisation du monde extérieur fonctionnent à partir d’une même opération inconsciente de l’esprit qui veut que le dedans et le dehors soient régis selon une même relation d’inclusions réciproques. La projection, effectivement, suppose que « dans la dépersonnalisation, […] le sujet traite ses fantasmes comme des objets réels et les objets réels comme des fantasmes. (…) [De cette manière,] le monde est vécu dans le corps et le corps dans le monde, dépersonnalisation et déréalisation étant les deux faces d’un seul et même processus déréalisant » (Ibid., p. 23).

Tout en suivant la pensée de Sami-Ali, on peut conclure sur le fait que, dans les cinq films du corpus, « ce qui appartient au-dedans apparait au dehors parce que le sujet est incapable d’opérer le clivage entre ces deux domaines. Incapacité […] qui ne peut que signifier […] que le moi n’est plus en mesure de se servir de l’épreuve de la réalité. (…) Aussi, l’activité perceptive d[es personnages] s’emploie-t-elle à découvrir des équivalents sensoriels d’une expérience intime qui s’ignore. Le réel ne renvoie plus au réel, il est une matière d’images. Et la perception [se met] au service de l’accomplissement symbolique du désir. » (Sami-Ali, De la Projection, pp. 125 – 126). Tel est le principe général du dessaisissement psychique et filmique que j’ai préalablement désigné par le terme d’hallucinations et qui suppose que la perception du réel, lorsqu’elle se met au service de la projection, soit modelable à souhait.

Pour résumer, enfin, le phénomène de projection repose sur l’idée que « le corps peut donc se convertir en un objet extérieur de la même façon que les objets sont susceptibles de devenir le corps propre. (…) [Dans cette perspective,] Le corps devient l’espace et l’espace un corps imaginaire » (Ibid., pp. 99 et 103) dans la mesure où le retour à l’organisation primordiale de l’espace suppose que la représentation de l’espace et du corps repose sur une même relation d’inclusions réciproques qui les déréalise mutuellement.

Ce qui me parait particulièrement intéressant dans cette théorie, et que je vais développer dans les deux prochaines parties du mémoire, revient ainsi à affirmer que « le fait d’avoir un corps […] se traduit immédiatement par la création d’un espace où l’on distingue un dedans et un dehors. Cette distinction signifie deux choses complémentaires : que le corps se ferme sur lui-même tout en s’ouvrant sur un espace qu’il délimite et par quoi il est délimité. Espace qui a ceci de remarquable qu’il reproduit sur le plan de la perception externe la réalité corporelle dont il est précisément la négation. Tout se passe comme si le corps était doublement représenté au-dedans et au-dehors. […] Aussi l’espace de l’expérience perceptive commence-t-il par se réduire aux coordonnées du corps propre : il est par essence un espace corporel. De sorte que le corps se trouve inclus dans un espace qu’il inclut à son tour et inversement. » (Sami-Ali, Corps Réel, Corps Imaginaire, pp. 75 -76.). L’auteur de préciser : « Non pas qu[e les objets] symbolisent le corps ou des parties du corps, ce qui suppose accomplie une activité de symbolisation qui chercher et se cherche mais qu’ils contiennent les lignes de force dont le corps est traversé. Ce sont à la lettre des objets-images du corps » (Ibid). En d’autres termes, on peut affirmer que le corps est représenté comme s’il était intégré à l’intérieur de lui-même à la condition que les coordonnées spatiales qui l’incluent renvoient aux propres coordonnées corporelles établies sur le rapport « dedans – dehors ».

Dans cette optique, l’introduction des hallucinations des personnages principaux dans l’espace objectif des films prend une nouvelle tournure dans la mesure où il semble, par là, que le processus représentatif qui les sous-tend renvoie à la projection des corps de ces mêmes personnages dans l’espace qui les inclut. Ces hallucinations agenceraient tout à la fois de cette manière les images extérieures et les images intérieures du corps sur un même plan de représentation, comme si « à la limite du dedans et du dehors, de la perception et du fantasme, le corps [était] un schéma de représentation qui se charge de structurer l’expérience du monde » (Ibid., p. 78) telle qu’elle est mise en scène dans chaque film du corpus.

Conclusion de la partie 1 : le « corps en souffrance »

Tous les personnages principaux des films du corpus peuvent être qualifiés de « corps en souffrance » (Didier Anzieu, Le Moi-Peau, p. 233), c’est-à-dire de corps qui ne sont plus enveloppés et qui ont englobé le monde extérieur ou l’une de ses parties, de manière à ce qu’ils « [aient] envahi[s] tout l’espace, [et, par là, qu’] il[s] n’[aient] plus de propriétaire[s] » (Ibid). C’est que le corps en souffrance porte en lui deux potentialités : d’une part, une potentialité persécutive de nature paradoxale, celle qui établit, on l’a vu, l’investissement d’un objet persécuteur, en ce sens que « sa présence et le lien qui les unit sont nécessaires au sujet pour qu’il se perçoive vivant […] ; [d’autre part] l’aptitude excessive à la mise en acte, à la figuration et à l’incarnation de la souffrance » (Ibid). Cette figuration, dans les films de Cronenberg, renvoie aux deux catégories d’hallucinations établies en introduction que, désormais, l’on peut réunir en une même structure expressive : on a donc d’un côté la représentation d’objets ou de personnages persécuteurs (la télévision dans Videodrome, les machines à écrire dans Naked Lunch, Yvonne dans Spider) et de l’autre côté la représentation scénique de la persécution (les visions de Johnny Smith dans The Dead Zone, la partie de jeu vidéo dans eXistenZ et la représentation des pseudo-souvenirs de Dennis Cleg dans Spider).

En ce sens, toute la trajectoire des films semble consister à transformer le corps en souffrance en corps de souffrance, à l’envelopper dans une forme nouvelle. Il s’agit pour chaque personnage de tâcher de rétablir la frontière entre le dedans et le dehors et de réparer en quelque sorte la blessure narcissique du corps, par là, de lui conférer une nouvelle identité. « Le passage du corps en souffrance au corps de souffrance est le prix à payer pour être un autre et avoir à soi » (Ibid., p. 236). C’est là, à mon avis, le sens de la quête de la « nouvelle chair » de Max Renn dans Videodrome ; ou encore le cheminement qui conduit Johnny Smith, professeur de littérature, dans The Dead Zone, à devenir un meurtrier ; c’est ce même cheminement qui montre comment l’exterminateur de cafards dans Naked Lunch se métamorphose en écrivain ; ou bien, comment le petit garçon dans Spider devient un adulte schizophrène et comment celui-ci dans une certaine mesure redevient un petit garçon ; et enfin, comment les personnages d’eXistenZ peuvent successivement être eux-mêmes et leur contraire, comment, de manière générale, la réalité elle-même peut se transformer en une pure imagination dont le paradoxe consiste au fait qu’elle conserve l’apparence de la réalité.

J’ai déjà dit que chaque personnage se retournait sur lui-même comme pour privilégier le monde de leurs désirs tout en délaissant le monde extérieur. Je tiens maintenant à préciser que ce retournement prend une nouvelle signification puisqu’il permet aux protagonistes de se redéfinir à travers les caractéristiques d’une nouvelle identité. C’est donc l’éclatement de la première identité qui leur permet de donner forme à une nouvelle image d’eux-mêmes. Cette image, dès lors, est celle-là même de leur éclatement, sa composante expressive, car, s’inscrivant dans un principe de réparation narcissique, elle attribue aux personnages les mêmes qualités psychologiques qui les définissaient auparavant tout en les configurant d’une autre manière, ou encore en les retournant.

Je veux dire par là que les personnages opèrent une métamorphose, tout au long du film, qui s’apparente de très près à celle de la chenille en papillon, autrement dit au retournement du premier sous les caractéristiques du second. Ce phénomène présuppose en fait deux « possibilités de changement. Un changement lisse conduisant au déchirement, à l’effondrement » (Ibid., p. 263) – et qui correspond à la phase de régression narcissique des personnages – « un changement discontinu : le retournement comme un gant de l’enveloppe » (Ibid) – ce qui s’apparente à la tentative de réparation narcissique de chaque protagoniste dans la mesure où « le retournement apporte à la sphère psychique fermée l’ouverture au monde extérieur » (Ibid). On peut remarquer au passage que ce second mouvement s’achève constamment sur un échec tragique : soit, le retournement conduit le personnage à la mort (Videodrome et The Dead Zone), soit il conduit à la disparition pure et simple de la réalité (Naked Lunch, eXistenZ et Spider). Aussi, la singularité de cette seconde période tient à ce que « le retournement casse les liens habituels entre la perception et les objets et permet à une idée nouvelle de prendre forme par surfusion » (Ibid). Celle-ci, dans les films, est caractérisée par le fait que la représentation de la réalité est affectée par le point de vue de l’imaginaire, que l’un devienne dépendant de l’autre et qu’on ne puisse plus les démêler pour ce qu’ils sont.

Partie 2 : La représentation filmique de l’espace imaginaire

Introduction : la relation logique d’inclusions réciproques

Je vais désormais reprendre et compléter la théorie de la projection émise par Sami-Ali afin de développer mon étude sur un axe qui s’avère nécessaire et légitime d’aborder. C’est qu’après avoir posé l’idée que la conception des personnages principaux des films du corpus repose sur une opération psychique dont la particularité se définit par le fait que la perception de la réalité ne renvoie plus à elle-même, dans la mesure où elle s’accorde à la projection du propre espace corporel, je vais chercher à démontrer, pour chacune des œuvres dont il est question, que la représentation filmique de l’espace se place au service de cette même opération de l’esprit.

Je veux dire par là que si le corps des personnages principaux fonctionne comme le schéma de représentation des images de leur dessaisissement, c’est que les propres coordonnées de l’espace – déréalisé – renverraient aux propres coordonnées du corps – dépersonnalisé – qui l’habite et, par conséquent, que l’ensemble du cadre spatial s’inclurait lui-même dans le pouvoir de projection du personnage principal. Tout consiste à se demander dans cette deuxième partie comment les « corps en souffrance », les corps non enveloppés, sont capables de s’inscrire dans l’espace des films dont ils sont les protagonistes.

On peut dès lors supposer que le travail de Cronenberg consiste à corrélativement représenter le corps et l’espace l’un dans l’autre, de sorte que l’image de l’un puisse symboliser l’image de l’autre.

Avant d’aborder l’analyse détaillée de chaque film du corpus selon cet angle, je tiens à revenir sur les principes structurels de l’espace imaginaire tels que Sami-Ali les a dégagés dans sa théorie.

On sait que le mode originaire d’appréhension de l’espace suppose l’inclusion du réel dans l’imaginaire et, par là, se trouve régie par une relation d’inclusions réciproques qui stipule l’équivalence du dedans et du dehors. Il est désormais nécessaire de préciser que cette organisation de l’espace s’apparente à une surface plane à deux dimensions sur laquelle, on le sait, les objets perçus par le sujet, lui-même objectivé, s’impliquent et se recouvrent mutuellement en ce sens qu’ils participent à une même matière d’images.

Lorsqu’émerge enfin le principe de réalité, quand, sur le plan du conscient, le réel s’oppose à l’imaginaire, la perception de l’espace fondée sur la relation « dedans-dehors » est supplantée par une nouvelle configuration qui désormais sépare les deux ordres de faits. Cette perception plus élaborée de l’espace est médiatisée par la relation « ici – là-bas ». L’espace n’est plus appréhendé comme une simple surface sur laquelle les choses sont susceptibles de se mélanger mais se définit alors comme un plan de configuration des objets perçus autour de certains axes et en vertu de la profondeur.

Cet état de fait suppose que ce type de structuration de l’espace, dite euclidienne, qui suppose la profondeur, ne supplante pas totalement la configuration originaire et bidimensionnelle de l’espace, dite topologique, mais la complique et la hiérarchise. « Les notions spatiales primitives se conservent à travers les structures géométriques complexes qu’elles sont en mesure de déterminer » (Sami-Ali, L’espace Imaginaire, p. 74) car, en effet, « les formes primitives de l’espace et de l’objet, tout en donnant naissances à des structures orientées vers le réel, demeurent intactes dans l’inconscient » (Ibid p. 84). C’est pourquoi, « l’apparition de la perspective en tant que structure ultime de l’organisation spatiale […] est médiatisé[e] par le rapport primordial « dedans-dehors » : c’est comme si, pour obtenir la troisième dimension, il suffisait de distendre à l’extrême l’espace primitif par essence déformable jusqu’au point où, en éclatant, il fait éclater le système de relations s’incluant mutuellement » (Ibid p. 156). Cette dernière idée est importante car elle permet de comprendre pourquoi la perception ne s’oppose pas à la perception mais participent l’un et à l’autre à un plus vaste ensemble perceptif. De ce fait, ceci explique également pourquoi Sami-Ali considère que la projection ne se rattache pas exclusivement à un mécanisme de défense psychique.

Toutefois, au cours de la régression narcissique, lorsque la perception s’accommode de la projection, « l’espace bidimensionnel [tel qu’il est alors appréhendé par le sujet] n’est pas ce qui reste de l’organisation euclidienne après suppression de la profondeur, mais [redevient] un agencement topologique particulier fondé sur la relation réciproque et postulant l’équivalence [des contraires] » (Ibid, pp. 210-211). Ainsi, lorsque le sujet régresse au point de ne plus parvenir à distinguer le champ du dedans et celui du dehors, c’est, précisément, parce que l’on peut constater « un retour à une organisation de l’espace où tout se réduit au-dedans et au dehors et où le dedans est aussi un dehors » (Corps Réel, Corps Imaginaire, p. 28). C’est à cette condition que le sujet, tel que je l’ai affirmé dans la première partie, se met à percevoir un « espace spéculaire, […] où le sujet se saisit comme un [objet] et où l’[objet] est l’image de soi : monde de la métamorphose du même » (Ibid p. 31).

Il s’ensuit alors, ultime caractéristique du retour régressif vers cet espace imaginaire, que le temps lui-même cesse d’être perçu pour lui-même. Dans la mesure où l’inconscient, auquel le phénomène de projection se rattache, ne reconnait pas la suite logique et successive des choses selon l’axe temporel qui leur correspond, le sujet qui projette est amené à percevoir des événements sans pouvoir se montrer capable de les orienter dans le temps. Sami-Ali désigne cette caractéristique par le terme de temps imaginaire. Celui-ci se définit ainsi par le fait que les coordonnées temporelles cessent d’être irréversibles pour, précisément, devenir réversibles et spatiales, c’est-à-dire « traversable[s] dans les deux sens comme si le futur était déjà là au même titre que le passé, [et] capable[s] de s’étirer ou de se ramasser [sur elles-mêmes]. (…) Aucune nécessité n’ayant prise sur lui, [ce temps imaginaire] est à même, livré à la toute puissance du désir, de rebrousser chemin, de s’immobiliser sur place et de tourner en rond. Le temps imaginaire est par excellence le règne de la répétition » (L’Espace Imaginaire, p. 242). C’est que ce temps imaginaire, dans la mesure où il s’inscrit et participe à l’espace primordial de la projection, implique le fait que les événements perçus finissent par se recouvrir les uns sur les autres de sorte que la continuité naturelle du temps soit altérée par une propension à la circularité, voire à l’immobilisme. Sami-Ali considère donc que, dans cette perspective, le temps se trouve régi par une relation d’inclusions réciproques que l’on sait spécifique au phénomène de la projection. Ainsi, selon l’auteur, les catégories spatiales et temporelles naissent de la sphère psychique du sujet qui perçoit et sont assignées à l’espace extérieur par l’intermédiaire du phénomène de la projection, mécanisme que le sujet s’efforce continuellement à nier sur le plan du conscient.

Cette brève reprise de la théorie de Sami-Ali me permet d’exposer l’idée selon laquelle la représentation du corps, de l’espace et du temps, dans la sphère psychique du sujet qui projette, est structurée par une seule et même relation logique d’inclusions réciproques qui suppose que le corps peut exister à l’intérieur de lui-même, l’espace se contenir lui-même et le temps se refermer sur lui-même. Ces trois conditions constituent les caractéristiques du concept global de l’espace imaginaire.

Ayant affirmé que la conception des personnages des films du corpus repose sur l’idée que leur corps fonctionne comme le schéma de représentation des images filmiques, je vais tâcher d’expliquer de quelle manière, le cadre spatio-temporel de chaque film soit en mesure de renvoyer à cette relation d’inclusions réciproques.

Il s’agit ainsi de démontrer d’une part à quelles conditions les catégories représentatives de l’espace filmique peuvent symboliser le mouvement régressif de l’organisation spatiale du type « ici – là-bas» pour celle plus archaïque du « dedans – dehors », et d’autre part à quelles conditions les catégories représentatives du temps filmique peuvent également symboliser l’idée d’un flux circulaire. En tout et pour tout, il s’agit de comparer la conception du cadre spatio-temporel de chaque film aux caractéristiques propres à l’espace imaginaire primordial.

Chapitre 1 : The Dead Zone

On sait d’ores et déjà que le personnage principal de The Dead Zone possède le don de double vue : il est capable de voir dans le temps et dans l’espace de manière extralucide. La seule limite à ce pouvoir tient à ce qu’il lui est nécessaire de toucher quelqu’un pour être en mesure de prédire ou de dévoiler un événement mettant en prise directement ou non l’individu en question. Ainsi, tout au long du film, Johnny Smith se montre capable d’assister à plusieurs séries d’événements correspondants à diverses combinaisons possibles du cadre spatio-temporel : ses visons se rapportent successivement au présent, au passé et au futur tout en se déroulant dans des lieux étrangers ou non à l’espace dans lequel le personnage hallucine. Dans la mesure où certaines visions ne sont pas représentées à l’écran, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas représentées en images, on relève dans l’ensemble du film sept hallucinations au total.

La particularité des visions de Johnny Smith par rapport aux hallucinations des personnages des autres films du corpus tient à ce qu’elles permettent au protagoniste d’accroitre sa perception de la réalité. Les événements représentés par l’intermédiaire de ses visions désignent en effet des parties du monde réel, que celui-ci se décline dans le temps au passé, au présent ou à une pure potentialité de faits. Dans cette optique, la régression narcissique de Johnny Smith ne renvoie pas à elle-même mais à la perception extralucide du monde qui l’entoure. Néanmoins, on peut admettre que les visions du personnage s’inscrivent bien dans son propre espace intérieur. Le protagoniste, lorsqu’il hallucine, n’est pas confronté à un événement tel qu’il se produit dans le monde réel mais tel qu’il se produit dans sa propre conscience. Aussi, on peut supposer que le processus représentatif filmique se contente de rattacher dans un second mouvement l’événement dont il est question au monde réel auquel il correspond. Le film en effet s’évertue d’accréditer après coup le fait que la vision du personnage concerne bien un événement réel ou qui s’apprête à se réaliser. C’est pourquoi, dans l’analyse qui s’ensuit, je vais partir du principe que les visions s’apparentent d’abord à des images mentales, qu’elles relèvent de l’imaginaire du protagoniste, avant de désigner un événement réel.

Cinq des sept visions de Johnny Smith sont représentées selon un même principe. On part d’un plan « A », censé désigner le réel, qui montre le personnage principal en train de toucher la main d’un protagoniste secondaire. Puis, par l’intermédiaire d’un montage cut, on passe à un plan « B » qui représente le contenu de la vision de Johnny Smith dans la mesure où celui-ci perçoit l’événement dont il est question à l’intérieur de lui-même. De cette manière, les images défilent à l’écran tout en s’agençant dans la tête du personnage. Si le plan « A » s’inscrit dans la pleine objectivité des choses, le plan « B » quant à lui est énoncé de manière subjective. Le spectateur à ce moment voit les mêmes images que le personnage principal visualise à l’intérieur de lui-même. En comparant cette situation à la théorie de l’espace imaginaire émise par Sami-Ali, on comprend qu’elle ne correspond pas au phénomène de projection proprement dit. C’est qu’en effet la réalité s’oppose toujours ici à l’imaginaire.

Le mode d’appréhension de l’espace perceptif du personnage tient d’un ordre purement psychotique dans lequel l’espace imaginaire remplace pour un certain temps tout le champ représentatif de l’espace réel. Le corps à cet égard n’est pas retourné, il s’agit bien plus d’un cas classique de représentation d’images mentales. A l’exception de la suppression de la profondeur de champ dans la vision des enfants en train de se noyer ou celle de Stillson en train de se suicider, par exemple, rien ne permet de différencier ces images mentales, sur le plan représentatif, des images objectives qui composent le reste du film. L’absence de la profondeur de champ évoque en effet la structure représentative bidimensionnelle de l’espace imaginaire telle que Sami-Ali la conçoit. Les images de la Pologne en 1939 pourraient tout aussi bien appartenir à un autre film traçant de manière réaliste les événements qui s’y déroulent. Par conséquent, les objets mêmes de la représentation ne s’organisent pas selon les coordonnées de l’espace imaginaire.

En réalité, on assiste au seul changement du mode d’énonciation des images dans la mesure où l’on passe respectivement des images du monde extérieur du personnage aux images mentales qui leur correspondent et avec lesquelles elles font sens, pour revenir par la suite dans le monde extérieur. La plongée dans le monde imaginaire se justifie ainsi par un certain gain d’informations diégétiques que l’on n’aurait pu obtenir par l’intermédiaire des voies énonciatives habituelles. Dans cette relation, donc, les termes « réalité » et « imaginaire », tout en se complétant au seul niveau diégétique, sont conçus de manière à s’opposer sur le plan énonciatif. L’un et l’autre s’inscrivent dans des modes d’appréhension contradictoires de l’espace. Je parlerai dès lors à ce propos d’espace de la réalité et d’espace de l’imaginaire.

Deux séquences du film fonctionnent tout autrement et me permettent de donner une idée bien plus précise de ce que j’entends par la représentation de l’espace imaginaire. La première de ces séquences comprend la première hallucination de Johnny Smith et se découpe comme suit :

_ Plan 1 : On a un plan général de l’hôpital, vu de l’extérieur, dans lequel Johnny Smith est interné.
_ Plan 2 : On est dans la chambre de Johnny Smith. Celui-ci, allongé dans un lit, est de deux tiers de profil. Une infirmière qui porte du linge rentre dans le champ par une porte située en arrière-plan. On la suit en panoramique droite-gauche parcourir l’espace de la chambre. Elle pose le linge dans une étagère et se retourne vers Johnny Smith.
_ Plan 3 : Par un raccord dans l’axe, on un gros plan du visage de l’infirmière.
_ Plan 4 : Le contrechamp qui correspond au plan 3 montre Johnny qui dort en plongée.
_ Plan 5 : On revient sur le champ. L’infirmière se rapproche du lit tandis qu’on la suit en panoramique gauche-droite. Elle se place derrière le lit pour éponger le visage de Johnny.
_ Plan 6 : On a un plan rapproché de ce dernier en plongée. Il dort toujours.
_ Plan 7 : On a un plan rapproché de l’infirmière qui est le contrechamp correspondant au plan précédent.
_ Plan 8 : On revient sur le plan 6. L’infirmière est en amorce dans le bord gauche du cadre. Brusquement, Johnny prend sa main.
_ Plans 9 – 13 : On a une série de champs-contrechamps sur le visage effrayé de l’infirmière et celui non moins affecté de Johnny.
_ Plan 14 : On voit Johnny de profil en gros plan. Il tourne la tête vers la caméra et regarde un point précis derrière elle. Un son souligne sa surprise.
_ Plan 15 : On voit une maison de poupée en train de brûler.
_ Plan 16 : Un plan moyen montre une petite fille recroquevillée dans un coin. Elle est au milieu des flammes et crie.
_ Plan 17 : On revient sur le plan 14. L’infirmière dont Johnny continue de tenir la main est placée derrière lui, dans le flou de l’arrière-plan.
_ Plan 18 : On revient sur le plan 16.
_ Plans 19 – 20 : On voit différentes parties de la chambre de la petite fille en train de brûler.
_ Plan 21 : On revient sur le plan 18 mais le cadrage est plus resserré.
_ Plan 22 : On a un plan rapproché de Johnny allongé vraisemblablement dans le lit de la petite fille. Le décor de la chambre d’hôpital est remplacé par celui de la chambre d’enfant. Le personnage tourne la tête.
_ Plan 23 : Par un raccord dans le mouvement, on revient sur le cadrage du plan 8. Johnny est de retour dans la chambre d’hôpital et parle à l’infirmière.
_ Plans 24 – 27 : On a une série de champs-contrechamps représentant l’infirmière et Johnny. Dans le plan 27, ce dernier tourne de nouveau la tête vers le bord droit du cadre.
_ Plan 28 : Par un raccord dans le mouvement, on retrouve Johnny, en plan moyen, allongé dans le lit d’enfant au milieu des flammes.
_ Plan 29 : On revient sur le plan 21 qui correspond toujours au contrechamp de Johnny.
_ Plans 30 – 34 : On voit de nouveau différentes parties de la chambre de la petite fille en train de brûler. Dans le plan 34, une fenêtre explose.
_ Plan 35 : On revient à la chambre d’hôpital. Le cadrage est identique au plan 17. Johnny semble avoir peur du bruit de l’explosion de la fenêtre.
_ Plans 36 – 38 : On a un champ-contrechamp entre l’infirmière et Johnny. Celle-ci finit par quitter le cadre en empruntant la porte par laquelle elle est apparue.

La séquence commence par donner les images d’un espace objectif relevant du plan de la réalité perçue. On a l’hôpital et la chambre. Cet espace comprend deux personnages qui sont l’infirmière et Johnny Smith de manière à ce que chaque partie de l’espace soit représentée et médiatisée par l’intermédiaire des déplacements des personnages ou des raccords-regards. L’espace est réaliste et objectif parce que son découpage est soutenu par les mouvements d’appareils ou par la dialectique du champ-contrechamp. De ce fait, lorsque Johnny Smith prend la main de l’infirmière dans la sienne et regarde vers la caméra (plan 14), le contrechamp correspondant (plan 15) devrait représenter la partie de l’espace qui se rattache à l’objet de son regard. Ce qui n’est pas le cas. Le plan qui s’ensuit enclenche la représentation d’un espace second et étranger qui contient un personnage inconnu et énonce une situation en pleine contradiction avec celle dite objective. A l’espace de la réalité s’oppose ainsi un espace de l’imaginaire, projeté par le personnage principal. La distinction entre les deux recouvre la même opposition qu’entre l’objectif, le personnage qui touche et regarde dans le vide, et le subjectif, le contenu de la vision du personnage, à l’instar des cinq scènes auxquelles j’ai fait allusion plus haut.

Seulement, lorsque, dans ce champ-contrechamp, le retour sur le champ s’effectue, le personnage principal est représenté du point de vue de sa propre hallucination, comme s’il était physiquement intégré dans l’espace de sa projection. Le décor de la chambre d’hôpital ainsi que le personnage de l’infirmière ont disparu et sont remplacés par les éléments constitutifs de la chambre de la petite fille de sorte que Johnny Smith ne se retrouve plus allongé dans le lit d’hôpital mais dans celui de la même petite fille. L’espace de la projection supplante celui de la perception objective tout en s’inscrivant autour du même axe représentatif qu’est le corps du personnage principal. De ce fait, la séquence se découpe selon trois catégories de représentation : on a d’abord la représentation de l’espace objectif, puis celle de l’espace subjectif et enfin la représentation concomitante de l’espace objectif et de l’espace subjectif de manière à ce qu’entre l’espace de la réalité et l’espace de l’imaginaire se constitue l’image d’un nouvel espace qui tient des deux à la fois.

Les plans 22 et 28 s’inscrivent dans un espace qui ne peut et n’aura jamais lieu en tant que tel, du fait de l’incompatibilité logique de ses parties. Cette incompatibilité, par ailleurs, est soulignée par le fait que dans sa vision le lit dans lequel le personnage est allongé est en train de brûler bien que ce dernier ne ressente aucune douleur. C’est que les éléments constitutifs de la chambre de la petite fille sont effectivement imaginaires, ou selon la logique inverse, le personnage est devenu un corps fantôme. Les deux idées se complètent et s’impliquent mutuellement dans la mesure où la chambre de la petite fille et la chambre de l’hôpital se sont mélangées dans un même espace qui est un espace imaginaire. Celui-ci est structuré selon la relation logique d’inclusions réciproques qui veut que la réalité s’inclut dans l’imaginaire. Si la vision a lieu dans la conscience du personnage, celui-ci se situe donc à l’intérieur de lui-même, représenté dans sa propre projection. Une seule et même relation filmique configure la représentation du corps et de l’espace de manière à ce que l’espace soit dans le corps et le corps dans l’espace.

La deuxième séquence du film relevant de ce principe est celle au cours de laquelle Johnny Smith, dans un kiosque à musique, assiste au meurtre d’une jeune femme. La partie de la séquence qui m’intéresse se découpe comme suit :

_ Plan 1 : On a un plan d’ensemble du kiosque à musique en plongée. On voit un cadavre par terre au premier plan, Johnny Smith et un shérif au centre du cadre et une foule d’individus curieux en arrière-plan et à l’extérieur du kiosque. Il fait nuit. Johnny s’approche du cadavre.
_ Plans 2 – 6 : Une série de plans montre le personnage prendre la main du cadavre.
_ Plan 7 : On voit Johnny en gros plan en contre-plongée. Quelque chose se passe vraisemblablement en lui.
_ Plan 8 : On a un plan d’ensemble rapide du kiosque, de jour, en contre-plongée.
_ Plan 9 : On revient sur le plan 7. Johnny sursaute.
_ Plans 10 – 14 : On a une série de champs-contrechamps représentant le kiosque de jour et Johnny de nuit. Dans le plan 13, la caméra fait un travelling haut-bas et gauche-droite autour du kiosque de jour et montre un homme de dos dans le kiosque. Il interpelle une jeune femme qui passe en arrière-plan. Dans le plan 14, Johnny baisse la tête.
_ Plans 15 – 16 : On voit un officier de la police, qui en fait est le tueur en question, ainsi que le shérif qui tous deux regardent Johnny.
_ Plan 17 : On voit Johnny de profil. Il se situe dans le contrechamp correspondant au plan du shérif. Le plan par conséquent montre le personnage à 180° par rapport au plan. Le personnage relève la tête et regarde vers la caméra, là où est censé se placer le shérif.
_ Plan 18 : Le contre-champ correspondant montre alors l’homme de dos dans le kiosque, de jour, en plan américain.
_ Plan 19 : On revient sur Johnny et celui-ci désormais est intégré dans la scène en plein jour. Il occupe la même place et tient la même position que dans le plan 17.
_ Plan 20 – 23 : On voit le personnage, toujours en plein jour, en plongée et plan moyen. Une série de champs-contrechamps découpe le dialogue entre l’homme du kiosque et la jeune femme qui s’approche.
_ Plan 24 : On revient sur Johnny de face dans l’obscurité. Il se relève.
_ Plan 25 : On voit le shérif de la même manière que dans le plan 16.
_ Plan 26 : On voit Johnny de face. Il marche à reculons et la caméra le suit en travelling avant. Il se place devant l’un des bords du kiosque.
_ Plan 27 : On revient à la suite du mouvement de caméra du plan 13. La caméra montre la femme qui rentre dans le kiosque puis, par un travelling gauche-droite, révèle la présence de Johnny occupant la même place que dans le plan 26 mais en plein jour.
_ Plans 28 – 33 : On a une série de champs-contrechamps, en plein jour, montrant d’un côté Johnny, de face en plan rapproché, de l’autre côté, l’homme et la femme réunis dans le même cadre. Le plan 30 est un insert d’une paire de ciseaux que l’homme cache dans son manteau. Dans le plan 33, l’homme assomme la femme.
_ Plan 34 : On revient sur Johnny mais de nuit.
_ Plans 35 – 39 : On a une série de champs-contrechamps entre l’homme en plongée dont on voit désormais le visage, qui est celui de l’officier, et la femme dont il dénude la poitrine. Le plan 39 est de nouveau un insert sur les ciseaux.
_ Plan 40 : On revient sur le plan 34 mais de jour.
_ Plans 41 – 43 : On a un champ-contrechamp sur les ciseaux que l’homme brandit au-dessus de la femme et sur Johnny, de nuit, qui s’approche du centre du kiosque. Le plan 43 montre le coup de ciseaux fatal.
_ Plan 44 : Johnny Smith, en plan moyen, de nuit, tombe par terre, effrayé par ce qu’il vient de voir.

De même que dans la précédente séquence, les plans s’établissent autour d’un pôle objectif se rapportant à la représentation réaliste de l’espace du kiosque et à l’assignation des personnages dans ce même espace à des places précises. La continuité de la représentation par la suite est rompue par l’établissement d’un pôle subjectif médiatisé par la vision du protagoniste principal : l’espace est maintenu comme tel, puisque la scène du meurtre se déroule dans le même kiosque à musique, mais la répartition des personnages est différente : le shérif disparait du champ-contrechamp qui lui est destiné dans le plan 18 tandis que le personnage de l’officier se trouve à deux endroits différents. Le fait d’avoir monté les images représentant Johnny Smith en train d’halluciner en alternance avec celles de la vision du même personnage va dans ce sens : la scène du meurtre ne s’apparente pas à un flash-back mais aux images intérieures du personnage, elles relèvent de sa conscience. Ainsi, après avoir distingué deux séries de plans antagonistes, la séquence procède à les imbriquer les uns dans les autres par l’intermédiaire du corps du personnage principal. Celui-ci, de cette manière, est à la fois représenté dans la réalité et dans sa propre hallucination. L’opposition entre la représentation de la réalité et celle de l’imaginaire s’annule dans la mesure où la réalité s’inclut dans l’imaginaire. On obtient une nouvelle réalité, c’est-à-dire un nouveau plan objectif, paradoxalement imaginaire.

Que ce soit dans la réalité ou dans son hallucination, à l’instar de la précédente séquence, le personnage principal occupe continuellement les mêmes positions dans l’espace. Ce qui dans cette séquence revient à dire qu’il est tantôt dans le présent, tantôt dans le passé. L’idée est soulignée par le fait que le plan objectif se déroule pendant la nuit, alors que le plan subjectif se déroule au cours de la journée. Lorsque Johnny Smith se contente de regarder ce qui s’est matérialisé devant lui, il est représenté dans le plan de l’imaginaire, tandis que lorsqu’il raconte au shérif ce qu’il voit, le personnage est alors représenté dans le plan de la réalité. Selon que le protagoniste est représenté dans le monde extérieur ou à l’intérieur de lui-même, il se trouve alternativement dans le présent et dans le passé. De ce fait, cette séquence insiste bien plus que la précédente, qui supposait la simultanéité temporelle des deux plans objectifs et subjectifs, sur le fait que la représentation filmique de l’espace imaginaire induit dans un même rapport logique l’établissement d’un temps lui-même imaginaire. Johnny Smith, de même que le personnage de l’officier, est successivement représenté dans le présent et dans le passé de manière à ce qu’il se trouve dans un unique espace traversé par deux temporalités différentes. Dans cette perspective, on peut dire que le personnage de Johnny vit en lui-même dans deux temporalités et que par l’intermédiaire de la représentation de son propre corps, l’opposition entre ces deux séries de temps vient à s’annuler et à se compléter mutuellement.

De cette manière, la séquence s’articule autour du fait que « le présent s’explique par le passé qui est une projection du présent » (Sami-Ali, Le Visuel et le Tactile, p. 36). La séquence en effet s’établit autour d’une temporalité cyclique, dans la mesure où l’on passe du présent au passé et inversement, à laquelle s’ajoute, par l’intermédiaire de la continuité spatiale de la représentation du personnage, une temporalité linéaire qui transforme la différence temporelle en une différence logique. C’est que l’alternance des régimes temporels implique un rapport de cause à effet comme si le découpage de la séquence consistait à rapprocher deux événements selon une causalité appliquée de leur dehors. Dans cette logique, si le tueur a été reconnu, c’est qu’il a été pris en quelque sorte en flagrant délit après un certain laps de temps. Ou encore, si Johnny Smith, à la fin de la séquence, tombe par terre, c’est bien parce qu’il a eu peur d’un acte qui a été commis dans le passé.

Ainsi, il me semble que la représentation des hallucinations, lorsqu’elle se définit par les caractéristiques propres à l’espace imaginaire, crée des rapports logiques là où il n’en existe pas: la différence spatiale est renvoyée à un même et unique cadre tandis que la différence temporelle est ramenée à un unique présent où, dans les deux cas, ce qui est vécu au dedans est également vécu au-dehors. En conséquence de quoi, la représentation de l’espace et du temps imaginaires impliquent le retournement des catégories représentatives : l’espace supplante la relation « ici – là-bas » au profit de la relation « dedans-dehors », le temps procède à se renfermer sur lui-même et le sujet, de son côté, se met à exister à l’intérieur de lui-même. Chaque catégorie se trouve ainsi régie par une même relation logique d’inclusions réciproques.

Chapitre 2 : Videodrome

L’ensemble du processus représentatif du film repose sur l’opposition d’un sujet, le personnage de Max Renn, et d’un objet, la télévision. Le film part d’une situation logique et réaliste qui suppose que la télévision diffuse des images et que le cerveau du protagoniste les reçoit. Cette idée est soulignée par le fait que les images télévisuelles sont l’objet, la plupart du temps, de la vision subjective du personnage. Il s’agit, par là, de marquer le lien qu’entretient le protagoniste avec les images télévisuelles – lien qui s’établit sur un rapport de perception. On aurait donc, au début de Videodrome, une opposition d’ordre énonciatif – l’objectif contre le subjectif – à quoi viendrait se greffer une opposition d’ordre représentatif – les images de la réalité contre les images télévisuelles. Cette double opposition semble se rejoindre en une même dialectique qui distingue d’une part la perception du monde réel et la perception du monde des images, c’est-à-dire d’un monde de l’imaginaire. Ce que vient souligner le fait que les images télévisuelles soient encadrées par un contour noir qui les distingue des images de la réalité et les assigne à l’espace télévisuel dont elles sont issues.

Dans cette optique, la première hallucination du personnage est particulièrement déterminante. Max Renn regarde un programme enregistré sur cassette dans lequel le professeur O’Blivion parle de ses travaux. Le protagoniste principal, n’écoutant qu’à moitié les propos du professeur, se rend brusquement compte qu’O’Blivion l’appelle par son nom et se met à lui parler comme s’il était réellement en face de lui. L’image de la télévision, par conséquent, n’est plus perçue pour à elle-même mais renvoie au propre état de fait de Max Renn : elle devient une projection. On peut ainsi admettre que les termes de la relation donnée précédemment s’inversent : les images de la télévision ne représentent plus le programme dont il est question mais s’accommodent des propres images intérieures du protagoniste. En d’autres termes, le personnage devient l’émetteur et la télévision le récepteur.

De ce fait, tout le processus représentatif du film change de cap à partir du moment où le rapport établi entre les images télévisuelles et les images mentales du personnage s’inversent : si la télévision se met à diffuser les images mentales du protagoniste, celui-ci en retour devient le spectateur de son propre spectacle intérieur. On peut donc supposer que le protagoniste se met à évoluer à l’intérieur de lui-même, ce que je vais démontrer par la suite.

En effet, il semble bien que le processus représentatif repose sur une trajectoire qui tend à transformer les objets réels en objets imaginaires et les objets imaginaires en objets réels. Cette métamorphose s’organise autour d’un certain nombre d’étapes :

Dans un premier temps, la télévision se met à se transformer en une entité organique. C’est que, de manière à évincer la contradiction à laquelle le réel désormais renvoie, le personnage se met à ne plus percevoir la télévision pour elle-même. Si, en effet, celle-ci se met à diffuser ses propres images intérieures, c’est que, inconsciemment, Max Renn la considère comme une partie de son propre corps. La télévision devient donc une partie du personnage de sorte qu’il n’est plus inconcevable que l’objet perdu du désir de Max Renn, à savoir Nicki Brand, puisse se substituer à l’objet réel qu’est la télévision. D’où la scène, déjà évoquée, au cours de laquelle la télévision devient une personnification de Nicki Brand.

Car en effet la télévision ne se contente plus de diffuser les images mentales du protagoniste mais semble contaminée, sur le plan représentatif, par ces mêmes images. L’objet réel qu’est la télévision devient un objet imaginaire, dans la mesure où l’objet du désir de Max Renn – l’image de Nicki Brand – devient la télévision. Ce premier stade de la projection du personnage concerne par conséquent la façon dont l’espace réel se met à contenir un objet imaginaire. Le deuxième stade, selon une même logique d’emboitement ou d’inclusions réciproques, concerne la manière dont l’ensemble du cadre spatial se voit alors contaminé par la projection.

Cette deuxième étape commence à partir de la scène au cours de laquelle le protagoniste se trouve coiffé d’un casque à hallucinations. La partie de la séquence qui m’intéresse se découpe comme suit :

_ Plan 1 : Un plan rapproché montre le personnage assis sur une chaise. Il porte le casque à hallucinations. Un travelling arrière révèle l’espace qui l’entoure. Il se situe dans l’arrière boutique d’un magasin de lunettes. La pièce est encombrée de cartons posés par terre ou sur des étagères.
_ Plan 2 : On a une vue subjective, c’est-à-dire qu’on voit à travers les yeux du protagoniste. L’image est numérisée et encadrée par un cache noir comme pour souligner le fait que le personnage voit à travers le casque à hallucinations. Nicki Brand apparait au fond du cadre et se dirige vers le premier plan. On la suit alors en panoramique gauche – droite s’avancer vers le fond de la pièce. Par un effet de fondu, l’image n’est plus numérisée ni encadrée. Les murs de la pièce sont devenus rouges, de même que toutes les boites et les étagères. Nicki s’empare d’un fouet accroché à l’une de ces dernières. Elle dit : « Nous sommes arrivés […] sur « Videodrome ». » Elle tend le fouet devant la caméra.
_ Plan 3 : On a le contre-champ correspondant sur Max Renn. Celui-ci se trouve alors dans le même espace aux murs rouges que Nicki. Le casque à hallucinations a disparu. Il s’empare du fouet et regarde autour de lui. Il se lève, accompagné par la caméra, et regarde quelque chose situé vers le bord droit du cadre.
_ Plan 4 : On a Nicki Brand en gros plan. L’image est granuleuse à l’instar d’une bande vidéo. Les mains du personnage sont attachées au-dessus d’elle. Un travelling arrière montre qu’il s’agit d’images diffusées sur un écran de télévision.
_ Plan 5 : On retourne sur le champ qui correspond au plan 3. Max Renn s’avance vers le bord droit du cadre.
_ Plan 6 : Par un raccord dans le mouvement, on revient sur la plan 4 qui continue d’effectuer le travelling arrière déjà amorcé. Max Renn se dirige derrière la télévision. Il se place alors devant un mur d’argile. La caméra s’avance de manière à ce que le cadre se resserre exclusivement sur le personnage. Il commence à donner des coups de fouet. On entend une femme crier. La caméra effectue alors un travelling arrière et montre que le personnage fouette la télévision et que celle-ci ne diffuse plus l’image de Nicki mais de Masha, un personnage secondaire du film. Si Masha se substitue à Nicki, c’est que Max Renn désire vraisemblablement Masha en ce sens qu’il projette sur elle l’image de Nicki. A la suite de cette séquence, le personnage se réveille et trouve dans son lit le propre cadavre de Masha comme s’il avait fait subir à cette dernière ce qu’il désirerait faire subir à Nicki. Le meurtre de Masha néanmoins renvoie probablement à une hallucination : en ce sens, le personnage croit avoir tué Masha comme s’il désirerait croire que ce soit Nicki.

On remarque que les deux premiers plans de la séquence oppose l’espace tel qu’il est vu objectivement (plan 1) et tel qu’il est vu subjectivement (plan 2). Le personnage dans l’espace s’oppose à la vision de l’espace par le personnage. Néanmoins, l’espace perçu dans le plan 2 ne désigne pas seulement l’espace en tant qu’il est perçu par le personnage mais en tant que le casque à hallucinations lui permet de le voir. L’espace du plan 2 ne se rapporte donc pas à l’espace de la réalité mais à celui de l’imaginaire – il se donne comme l’équivalent d’une image mentale. Le fait que l’image soit numérisée et encadrée par un contour noir souligne cet état de fait. Dans cette perspective, l’espace de la réalité s’oppose à l’espace de l’imaginaire dans la mesure où l’image de cinéma s’oppose à l’image vidéo.

S’ensuit alors un fondu par l’intermédiaire duquel l’image telle qu’elle est perçue à travers le casque à hallucinations se fond dans le cadre objectif tel qu’il est posé dans le plan 1. La fin du plan 2, de cette manière, inclut l’image vidéo dans le même cadre que l’image de cinéma. Je suppose de cette manière que la séquence vise à annuler les termes de l’opposition telle que je l’ai définie au début de l’analyse : le plan objectif se voit traité de manière subjective et le plan subjectif de manière objective ; ou encore, l’espace de la réalité se trouve désigné du point de vue de l’espace de l’imaginaire et celui de l’imaginaire du point de vue de celui de la réalité. En témoigne le fait que les murs de la pièce, de même que les cartons, sont devenus rouges, comme s’ils se teintaient de la couleur du désir, ou selon le même ordre d’idées, des couleurs organiques évoquant l’intérieur du corps. Se crée ainsi un nouvel espace qui tient à la fois de l’espace réel et de l’espace de l’imaginaire : c’est un espace proprement imaginaire qui correspond à l’inclusion de l’espace de la réalité dans le corps du protagoniste – le monde tel que Max Renn le perçoit dans sa propre conscience, ou encore, le monde tel qu’il renvoie à l’intérieur du corps.

Suivant cette logique, il n’est pas fortuit qu’on retrouve Max Renn, dans le plan 3, lui-même inclus dans l’espace de son désir, comme si le personnage précisément se trouvait à l’intérieur de lui-même. Ce plan déréalise les coordonnées spatiales dans la mesure où il s’apparente à un espace imaginaire, c’est-à-dire à un espace corporel qui comprend un corps qui le comprend à son tour. Le corps et l’espace s’incluent réciproquement en ce sens que le corps s’est emparé de l’ensemble du cadre spatial, et que ce dernier se renferme en retour sur lui-même. Ce que le cadrage frontal du plan 6 évoque explicitement : l’absence de profondeur de champ atteste la configuration d’un espace topologique fondé sur la relation d’inclusions réciproques qui justifie le fait le corps puisse s’inclus dans un espace qu’il délimite lui-même. On ne peut donc pas dire seulement que le personnage hallucine mais en réalité transforme les catégories logiques de la représentation.

C’est que cette séquence concerne la façon dont les coordonnées spatiales commencent à ne plus renvoyer à elles-mêmes. Dans la mesure où les catégories du dedans (le désir) et du dehors (le corps) s’incluent réciproquement, le dedans devient un dehors (l’espace de la projection qui est un espace corporel) et le dehors un dedans (le corps représenté à l’intérieur de cet espace). La représentation de l’espace renvoie ainsi à l’organisation archaïque du type « dedans – dehors » qui suppose que le dedans est équivalent au dehors.

On remarque de plus que le mur d’argile placé derrière le personnage renvoie au même mur que l’on retrouve, au cours d’autres scènes, dans les images du programme « Videodrome ». Tout semble ainsi se passer comme si Max Renn projetait l’espace du programme « Videodrome » au sein de l’espace de la réalité, de manière à ce que ces deux espaces s’incluent réciproquement. Cette idée est également soulignée par le fait que Nicki Brand annonce à Max Renn qu’il est arrivé sur « Videodrome ». Ainsi, le monde intérieur du protagoniste s’accommode du monde des images télévisuelles comme s’ils n’en faisaient plus qu’un, ce qui s’explique par le fait que les images diffusées par la télévision, emmagasinées dans le cerveau du personnage, se sont proprement déversées dans le monde extérieur.

La logique de cette séquence s’emboite donc avec les précédents niveaux de la métamorphose : afin d’échapper à la contradiction qui s’est emparée du monde qu’il perçoit, le personnage ne considère plus seulement la télévision comme si elle incarnait l’objet de son désir mais commence à percevoir le monde qui l’entoure comme pour permettre la mise en scène du désir – retrouver Nicki Brand sur « Videodrome ». De cette manière, l’espace dans lequel Max Renn évolue se rapporte au propre monde des images dans lequel Nicki Brand s’est volatilisée. En tout et pout tout, cette séquence exprime le fait que les images de la télévision – sur ce principe qu’elles renvoient aux propres images du corps – ont désormais remplacé les images de la réalité.

S’ensuit alors une nouvelle métamorphose qui vient prolonger les précédentes. Cette troisième et dernière période concerne la façon dont le corps du protagoniste se transforme lui-même en machine. C’est que le corps réel du personnage devient un objet imaginaire dans la mesure où la télévision est devenue son équivalent, son image inversée dans le miroir.

Une scène, particulièrement significative, montre en effet que l’écran de télévision se déforme jusqu’à devenir le propre bras armé du protagoniste comme si ce dernier s’était retourné derrière l’écran. Il ne s’agit donc pas d’un simple reflet mais d’un échange de substance. Les images à l’écran se forment dans la tête du personnage comme si elles étaient diffusées sur l’écran de la télévision de manière à ce que le corps du personnage se forme sur l’écran de télévision comme s’il se trouvait effectivement de l’autre côté de l’écran.

Ces cassettes s’agencent sur le même mode imaginaire que la télévision, c’est-à-dire qu’elles sont perçues comme si elles faisaient partie du propre corps du protagoniste. De cette manière, on peut supposer qu’elles contiennent le propre devenir du personnage – qu’elles lui permettent en effet d’accomplir certaines actions au nom de l’expression du désir du protagoniste.

Ainsi, dans la mesure où l’espace de l’imaginaire s’est substitué à celui de la réalité en un même espace imaginaire, le protagoniste et la télévision se fondent en quelque sorte en un même corps et ce selon une relation logique d’inclusions réciproques.

Devenu en quelque sorte une sorte de combiné télévision/magnétoscope, le personnage se montre effectivement capable d’évoluer dans un monde qu’il se donne lui-même à percevoir, et d’accomplir des actions, pour le compte d’organisations vraisemblablement imaginaires, correspondant à des programmes préenregistrés sur des cassettes organiques – c’est-à-dire corporelles. Ces cassettes s’agencent sur le même mode imaginaire que la télévision, c’est-à-dire qu’elles sont perçues comme si elles faisaient partie du propre corps du protagoniste. De cette manière, on peut supposer qu’elles contiennent le propre devenir du personnage – qu’elles lui permettent en effet d’accomplir certaines actions au nom de l’expression du désir du protagoniste. Ce monde, à l’instar du programme « Videodrome », est régi par les seules idées de violence et de meurtre dans la mesure où, une fois de plus, il s’est intégralement retourné en son avatar imaginaire.

Cette troisième période s’achève en même temps que le film par la scène au cours de laquelle Max Renn se trouve dans un cargo désaffecté. Cette séquence réunit les précédentes caractéristiques de la métamorphose tout en la complétant de nouveau.

La télévision et le protagoniste s’incluent réciproquement sous le même rapport que précédemment : la télévision contient l’objet du désir de Max Renn (l’image de Nicki qui lui annonce qu’il est presque arrivé au terme de sa métamorphose et qu’il lui est nécessaire de se suicider comme si le désir de retrouver Nicki sur « Videodrome » était équivalent à tuer Nicki, c’est-à-dire se tuer soi-même) de sorte qu’elle renvoie à une partie du corps du personnage (la télévision explose dans un magma de viscères).

Le cadre spatial, de plus, est déréalisé. On y retrouve d’une part les mêmes couleurs organiques que dans la scène du casque à hallucinations bien que leur teinte soit différente. Aux couleurs lumineuses du désir sexuel de la précédente scène s’opposent des teintes brunes et sombres – accentuées par la rouille du cargo – évoquant de manière métaphorique la propre décrépitude du protagoniste, comme si le dehors renvoyait au-dedans. Lorsqu’il arrive sur les lieux, d’autre part, Max Renn trouve certains objets apparus au fil du film : une bouteille vide aperçue au cours de l’une des premières séquences et la télévision qui rappelle celle du propre appartement du personnage. De même, Max Renn s’assoit au milieu de cartons dont la forme rappelle implicitement le canapé du même appartement comme si, d’une certaine façon, l’espace du cargo renvoyait au salon du protagoniste mais perçu d’un point de vue halluciné. Ce qui revient à dire que le personnage serait tout simplement rentré chez lui et que le champ du dedans (le désir de mourir) était projeté au dehors (la décrépitude de l’espace). L’idée que le personnage se retrouve d’une manière absurde dans ce cargo – qui ne joue aucun rôle particulier dans le film si ce n’est pour souligner cet état d’abandon et d’isolement – consolide cette optique.

Enfin, cette dernière séquence repose sur l’altération des coordonnées temporelles. Après que Nicki Brand a révélé à Max Renn qu’il lui est nécessaire de se suicider, la télévision se met à diffuser les images du suicide que Max Renn s’apprête à commettre. Ainsi, lorsqu’il est sur le point de réaliser son désir, il accomplit exactement les mêmes gestes que ceux de l’image vidéo. L’image du suicide se répète effectivement deux fois comme si entre l’image vidéo et l’image réelle s’établissait un certain décalage dans le temps qui consiste de manière absurde et irrationnelle à ce que l’image réelle soit suivie de l’image vidéo. Cet ordre logique suppose en effet que la télévision diffuse des images qui ne se sont pas encore produites. La projection ou la métamorphose du personnage se trouve ainsi accomplie dans la mesure où les images de la réalité deviennent les images des images télévisuelles, c’est-à-dire que la réalité devient l’enregistrement de la vidéo. De cette manière, la séquence s’établit selon un axe temporel traversable dans les deux sens : le présent renvoie à un futur déjà là de manière à ce qu’il finisse par s’enrouler sur lui-même. On a donc affaire aux coordonnées d’un temps imaginaire.

Dans cette optique, l’ensemble du processus représentatif de Videodrome s’appuie sur une trajectoire qui consiste à déréaliser successivement les catégories représentatives filmiques afin que le corps se contienne lui-même, que l’espace se renferme sur lui-même et que le temps, enfin, s’écrase sur lui-même.

Chapitre 3 : Naked Lunch

Le film postule au préalable la représentation d’un cadre objectif et réaliste, voire historique. Il commence en effet par présenter le personnage de William Lee, qui est le pseudonyme de William Burroughs, à travers sa profession d’exterminateur de cafards que ce dernier a réellement exercer à New York, dans les années cinquante. La situation telle qu’elle est décrite au début du film s’apparente de ce fait à une partie de la vie de Burroughs juste avant qu’il n’écrive son roman The Naked Lunch. C’est pourquoi, certains personnages dans le film se rattachent à des individus réels : on y retrouve Jack Kerouak et Allen Ginsberg, sous d’autres noms, le couple Bowles que Burroughs a rencontré à Tanger lorsqu’il rédigeait son roman qui renvoie dans le long-métrage au couple Frost, enfin la femme de l’écrivain, Joan Vollmer qui dans devient Joan Lee, que l’écrivain américain, de la même manière que dans l’œuvre de Cronenberg, a réellement tuée d’une balle de revolver. L’adaptation de The Naked Lunch s’apparente donc à un projet biographique.

Néanmoins, le processus représentatif du film ne s’arrête pas là. Le scénario tel que Cronenberg l’a écrit consiste en effet à intégrer des éléments réels tirés de la vie de l’écrivain à des éléments imaginaires empruntés aux propres romans de Burroughs – et pas seulement The Naked Lunch. De cette manière, le film représente à la fois la vie et l’œuvre de l’écrivain en les impliquant l’une dans l’autre. On peut ainsi supposer que l’ensemble du film est régi par un espace d’inclusions réciproques qui veut que la réalité soit incluse dans l’imaginaire, c’est-à-dire, ici, l’écrivain dans ce qu’il écrit, de manière à ce que les éléments réalistes et historiques se mélangent aux éléments imaginaires dans une même forme représentative. Dans cette optique, le film donne à voir un écrivain en train de composer un roman en même temps qu’il est en train de le vivre de l’intérieur, en ce sens que celui-là ne parvient plus à distinguer la réalité objective du fonctionnement de sa propre réalité psychique.

Je vais donc chercher à démontrer, à l’instar des précédentes analyses, de quelle manière les données figuratives du film répondent à la théorie de l’espace imaginaire, et, par là, de quelle manière la représentation filmique se trouve symboliquement liée à la projection psychique du personnage principal. Pour ce faire, je vais donc m’intéresser à la représentation de l’Interzone.

On a dans le film une opposition d’ordre spatiale entre la représentation de New York et celle de Tanger. Le personnage se situe d’abord en Amérique puis au Maroc. Il me semble pourtant que lorsque Bill Lee se rend à Tanger ne fait rien de moins que se retourner en lui-même et de pénétrer à l’intérieur de sa propre conscience. En s’exilant de sa terre natale, le personnage, en réalité, se réfugie en lui-même. De cette manière, le protagoniste associe son exil à sa propre régression narcissique : ce qui est montré comme un exil est vécu proprement comme une régression. On sait qu’à travers cette régression, la dépersonnalisation de l’individu est étroitement imbriquée avec la déréalisation du monde extérieur dans la mesure où elle induit le retour à une forme archaïque de l’organisation psychique de l’espace où tout se réduit à un dedans et à un dehors et où le dehors est aussi un dedans. C’est qu’effectivement l’opposition ne se fait plus entre un « ici » et un « là-bas », respectivement New York et Tanger mais s’annule au profit d’une relation d’inclusions réciproques qui suppose que les deux espaces se complètent mutuellement.

Le long-métrage, à l’origine, devait être tourné en extérieur dans la ville marocaine. Toutefois, en ces débuts des années 1990, éclata la Guerre du Golfe qui fit en sorte que, pour des raisons de sécurité, le tournage à Tanger fût annulé. Après avoir passé près de sept années à préparer le film, Cronenberg, décida, au lieu d’abandonner le projet, de faire construire les décors dont il avait besoin en studio et donc, de concevoir la réplique imaginaire d’une partie de la ville de Tanger. Il en ressort, dans le long-métrage tel qu’on peut le voir aujourd’hui, une vision particulièrement étrange et fantastique de cette ville, intégrant tout à la fois des éléments réalistes et des éléments purement imaginaires. C’est que le cinéaste avait demandé à Carol Spier, la directrice artistique du film, de ne pas reconstituer une copie fidèle de Tanger mais de mélanger, discrètement, des structures architecturales new-yorkaises avec des ornementations typiquement marocaines. Tout fonctionne comme si le personnage principal projetait l’espace de l’Interzone sur son propre espace quotidien. Tanger n’est donc pas signifiée pour elle-même – on ne prononce d’ailleurs jamais son nom dans le film – mais renvoie bien plus à la projection de l’espace intérieur du protagoniste, et, par là, à la création littéraire de Burroughs. L’Interzone, de cette manière, regroupe à la fois la ville de Tanger où Burroughs a vraiment écrit The Naked Lunch et le monde imaginaire dans lequel se situent les événements du même livre.

On ne voit effectivement pas le personnage aller à Tanger. Le protagoniste s’y retrouve de manière irrationnelle : une première fois, après avoir rencontré le docteur Benway, bien qu’il soit censé se trouver encore à New York ; une seconde fois, après avoir montré un flacon rempli de poudre hallucinogène, qu’il considère de manière significative comme son passeport, à l’un de ses amis, lorsqu’il se trouve dans la séquence qui s’ensuit, par un simple montage cut, en train d’écrire dans une chambre vraisemblablement marocaine. Selon la même logique, ses amis, dans une autre scène, viennent lui rendre visite en autocar, ce qui parait absurde puisqu’ils prétendent venir de New York. On peut donc supposer que New York contient l’Interzone, c’est-à-dire Tanger, en même temps que l’Interzone contient New York. En témoigne cette scène vers la fin du film où Lee, se trouvant à Tanger, propose à Frost de récupérer son ancienne machine à écrire en échange de la machine-tête de Mugwump, se place devant une fenêtre qui, au lieu de laisser apercevoir les habituels décors marocains, fait face à un immeuble new-yorkais. Dans une autre scène, Lee trouve par ailleurs que l’appartement des Frost ressemble en tous points à un restaurant de New-York. La relation « ici – là-bas » semble donc niée au profit d’une relation imaginaire au monde, que postule la projection, et qui se définit par la structuration originaire et primordiale du « dedans – dehors ». Les frontières spatiales ainsi sont destituées en vertu de l’emprise du corps sur tout l’espace du film.

L’utilisation de la lumière va dans ce sens : les couleurs chaudes et sensuelles renvoient sans aucun doute à la lumière naturelle de la ville de Tanger. A l’exception des scènes d’intérieur, les éclairages sont employés d’une manière diffuse et homogène. La lumière y est constamment égale à elle-même et ne porte aucune ombre, ce qui rend l’espace particulièrement surnaturel. De ce fait, la gamme chromatique évoque les nuances organiques, rouges et viscérales de l’intérieur du corps. On peut donc affirmer que la lumière est dosée dans de subtiles proportions de manière à ce qu’elle paraisse tout autant naturaliste et expressionniste, voire fantastique. A noter également que le personnage porte continuellement ou presque des vêtements de couleurs brunes, comme si sa peau symboliquement écorchée s’était retournée sur elle-même. Dans cette perspective, on peut dire non seulement que le personnage projette l’espace de l’Interzone mais qu’en retour celui-ci renvoie à la représentation symbolique du corps retourné du protagoniste, c’est-à-dire à la représentation de son corps imaginaire.

On voit se profiler une certaine dynamique de l’imaginaire que le narcissique secondaire met en œuvre en opérant cette régression vers l’appréhension d’un espace topologique ou bidimensionnel. L’espace est symboliquement réduit à une simple surface sur laquelle se trouve projeté le travail de l’imaginaire du personnage et où sont extériorisés ses processus internes et inconscients. Un plan du film souligne parfaitement cette idée : on voit le personnage principal, de face, en train d’écrire tandis que ses lunettes reflètent l’image de ses mains. Ce que le personnage est en mesure de voir se rapporte ainsi à ce qu’il écrit, à l’expression de son propre imaginaire. En d’autres termes, le protagoniste se projette lui-même dans un monde dont le paradoxe renvoie au fait qu’il s’agisse de lui-même.

On remarque par ailleurs que le film en général n’utilise jamais la profondeur de champ. S’il est amené à le faire, dans les scènes d’extérieur en particulier, on constate qu’il s’agit d’une petite profondeur ou que la mise au point de l’objectif est réglée sur le personnage au premier plan. Dans les deux cas, les éléments figurés se détachent d’un fond obscur ou flou. Ce dernier vise, par conséquent, à isoler la figure du personnage sur elle-même, et, par là, dans la mesure où l’espace renvoie à la représentation du personnage du point de vue de son imaginaire, à faire en sorte que cet espace se contienne lui-même. Comme le veut la formule, « le corps crée l’espace comme l’eau crée le vase ». (Tewfik El-Hakim, propos rapportés par Sami-Ali et placés en exergue de L’Espace Imaginaire.)

Une scène du film me parait révélatrice des enjeux postulés par cette conception de l’espace. Le protagoniste se trouve dans sa chambre en compagnie du Mugwump, fruit de son imagination délirante. Une conversation s’engage entre eux, donnée à travers une série de champs-contrechamps, jusqu’à ce que l’un des plans de la séquence montre les deux personnages réunis dans un même cadre qui, en réalité, est un miroir. Il est surprenant de constater à quel point ce plan* peut évoquer une situation rencontrée par Sami-Ali lors de l’analyse d’un rêve d’un de ses patients. « Il y a ici non seulement correspondance formelle entre le dedans et le dehors [du miroir], mais surtout identité du sujet et de l’objet participant, l’un et l’autre, dans [une] même matière. (…) Le miroir cesse alors d’être miroir pour se transformer en le sujet lui-même, traversant sa propre image inversée. Autre relation d’inclusions réciproques dans laquelle vient culminer une métamorphose qui est à la fois la forme et la matière du visible. Dorénavant, il n’existe qu’un seul objet qui est le sujet unique, et un seul contenant qui est le contenu. Par une sorte de captivation, l’imaginaire a absorbé le réel, faisant de lui l’une de ses modalités. Réel et imaginaire sont maintenant l’endroit et l’envers de l’image réfléchie. Image qui est la chose, et chose qui est l’image, cependant qu’au cours de ce processus de déréalisation qui se généralise, la perception cède entièrement la place à la projection » (Sami-Ali, Le Corps, l’Espace et le Temps, p. 37). Lee et le Mugwump se réfléchissent effectivement tous les deux dans le même miroir de manière à ce que l’image dans ce miroir représente l’image d’une réalité qui paradoxalement conserve toutes les caractéristiques de l’imaginaire. La projection s’est non seulement emparée du cadre réel mais aussi de son envers, son image dans le miroir, de sorte que le réel est devenu l’imaginaire et l’imaginaire la seule image possible du réel.

De ce fait, on ne peut plus dire seulement que le personnage plaque son espace intérieur sur son espace extérieur. Bien plus que cela, le protagoniste, par l’intermédiaire du phénomène de la projection, semble littéralement créer une nouvelle réalité dans laquelle le réel et l’imaginaire ne s’opposent plus mais se renvoient l’un à l’autre en tant qu’ils participent dans une même coupe à représenter l’extérieur et l’intérieur du corps du personnage. Celui-ci est devenu par conséquent la seule réalité envisageable du film. Lorsqu’il pénètre définitivement dans l’Interzone, le protagoniste, par exemple, se retrouve dans une sorte de café public. On le voit en train d’écrire tandis que la caméra circule dans l’espace qui l’entoure. On voit ainsi que tous les figurants du café se livrent à la même activité que William Lee comme si ce dernier était au centre de la représentation et que tous les autres personnages étaient figurés en quelque sorte à son image.

Si l’on admet que le contenu du livre renvoie à l’imaginaire du personnage, on comprend que l’Interzone renvoie à la fois à l’objectivation du subjectif – le corps devient l’espace – et à la subjectivation de l’objectif – l’espace devient un corps imaginaire. Dans cette relation, la composition du livre est associée à la prise de drogues hallucinogènes. Qu’on pense à cette scène où les deux amis de William Lee lui rendent visite en Interzone et demandent au protagoniste, qui à ce moment porte un sac censé contenir les morceaux de sa machine à écrire cassée, ce que son bagage contient. Comme pour vérifier les dires de Lee, ils découvrent, à la place de la prétendue machine à écrire, tout un stock de drogues hallucinogènes. Il s’agit d’un des rares passages où le pouvoir de projection du protagoniste est annulé à l’image par la perception due à un personnage secondaire. Cela, toutefois, ne change en rien mon propos dans la mesure où il s’agit de creuser les différentes couches imaginaires de la réalité et d’associer la machine à écrire avec ce qu’elle n’est pas, afin qu’elle paraisse tout à la fois réelle et imaginaire. Rien ne permet d’affirmer que ce que le personnage secondaire voit est bien réel mais peut être encore une fois l’objet de la propre projection du personnage principal.

Le film souligne par là que le contenu du livre accède à la réalité parce qu’il est avant tout produit par la prise de drogues. Tom Frost, dans une autre scène, prête sa machine à Lee en même temps qu’il lui donne un pot contenant une substance hallucinogène, comme si les deux fonctionnaient ensemble ou étaient inséparables. Par un certain emboitement, ce qui est écrit est d’abord halluciné en même temps que ce qui est halluciné est d’abord écrit. Dans cette optique, écrire devient l’équivalent d’halluciner qui devient l’unique manière de percevoir. L’Interzone, le livre et les drogues fournissent la même matière projective, ou encore, une même matière d’images. D’un côté, le personnage décrit les évènements dont il vient d’être le témoin (la rencontre avec le personnage de Fadela, par exemple), d’un autre côté, c’est la machine à écrire qui met en scène les événements auxquels le personnage prend part (la scène de la cage aux perroquets). C’est qu’on peut tout aussi bien voir à tour de rôle le personnage en train d’écrire que la machine en train d’écrire toute seule, ou dire à Lee ce qu’il doit écrire. La réalité perçue devient le livre mais le livre devient également la réalité, et dans cette optique, le film est le livre en tant qu’il est en train d’être écrit et éprouvé. Dans cette perspective, la réalité et l’imaginaire se fondent en une même relation logique d’inclusions réciproques.

Que deviennent donc les catégories temporelles dans cette relation du même au même ? On remarque que, globalement, le film s’étale sur une sorte de circuit fermé dans lequel la fin renvoie à un perpétuel commencement. En effet, dans la dernière séquence du film, lorsque les gardes frontières demandent à Bill Lee qu’il prouve qu’il soit écrivain – comme pour accréditer le fait que la métamorphose du personnage est accomplie – ce dernier s’exécute d’une manière insolite. Au lieu d’écrire quelques mots sur une feuille, le personnage – se trouvant dans un véhicule blindé, faisant figure de seconde peau, en compagnie du double de sa femme défunte – se retourne sur cette dernière et la tue exactement de la même façon qu’au début du film. Le protagoniste, de cette manière, n’est pas seulement aliéné à un monde qui est lui-même mais semble se trouver également prisonnier d’un temps qui s’écrase sur lui-même. Se forme donc une boucle temporelle qui suppose que la fin conduise au début : l’événement réel ouvre les vannes de l’activité fantasmatique de manière à ce que, dans un second temps, le même événement fasse retour tout en se retournant sur lui-même, projeté de l’intérieur sur l’extérieur. C’est que pour le personnage, il n’est pas question d’un véritable retour en arrière, c’est ce qui est en arrière plutôt qui revient à lui. A la fin du film, le personnage ne retourne donc pas dans la réalité dans laquelle il est issu. On comprend qu’il restera à jamais enfermé dans son œuvre et poursuivra sa carrière littéraire dans d’autres formes d’Interzones plus ou moins variées et que dans chacune d’elles l’image du meurtre de sa femme réapparaitra avec plus ou moins de netteté.

En conséquence de quoi, la représentation de l’Interzone dans Naked Lunch répond à la définition de l’espace imaginaire en tant qu’elle s’établit sur des coordonnées spatio-temporelles renversées sur elles-mêmes et pour lesquelles le corps fait figure de schéma de représentation.

Chapitre 4 : eXistenZ

Avant de fournir et d’analyser les éventuels éléments constitutifs de la représentation de l’espace imaginaire, je tiens à poser les différents enjeux que le scénario du film propose.

C’est que bien plus que tous les autres films de Cronenberg, eXistenZ est particulièrement ambigu dans sa démarche. On pourrait supposer que le monde réel s’oppose au monde du jeu. Le début du film souligne bien cette distinction : Allegra Geller présente son nouveau jeu à un comité d’amateurs. Au cours de la cérémonie, un individu s’empare d’une arme subtilement cachée et tire sur la conceptrice de jeux vidéo. L’agresseur se présente comme un ennemi du jeu, c’est-à-dire comme un membre du clan des « réalistes ». Ceux-ci s’engagent à préserver la réalité pour ce qu’elle est. De cette manière, on peut reconnaitre que le monde du jeu s’oppose à celui de la réalité en ce sens que le scénario distingue deux groupes idéologiques : les fanatiques de la réalité et les fidèles du jeu. Quoi qu’il en soit, Allegra Geller fuit ses agresseurs en compagnie de Ted Pikul, son garde du corps, pour se réfugier dans une chambre d’hôtel dans laquelle ils entament tous les deux une partie de jeu. Ainsi, si le début du film prétend se dérouler dans la réalité, les personnages, à ce moment, se retrouvent explicitement dans un monde imaginaire. La première partie fonctionnerait sur la base d’une énonciation objective par opposition à la suite du film qui reposerait sur un principe énonciatif subjectif.

Il faut en effet rappeler que la conception du jeu dans eXistenZ est particulièrement originale. Il ne s’agit pas d’un jeu classique qui se joue par l’intermédiaire d’une interface quelconque, que ce soit un écran ou un clavier, mais par le raccordement direct d’une base de données, le « game-pod », avec le système nerveux du joueur. De ce fait, le film développe explicitement l’idée qu’en jouant au jeu, les personnages perçoivent une sorte de réalité virtuelle et subjective, dans la mesure où leurs sens ne sont plus stimulés par des signaux extérieurs à eux-mêmes mais bien par des émissions intérieures et corporelles. En conséquence de quoi, jouer au jeu « eXistenZ », c’est avant tout pénétrer à l’intérieur de soi-même.

Aussi, l’ambiguïté du film repose sur le fait que lorsque les deux personnages pénètrent dans le monde du jeu, celui-ci, paradoxalement, conserve les mêmes attributs que celui qu’ils viennent de quitter. Les images ne soulignent en rien le changement d’ordre énonciatif entre les deux mondes de sorte que le monde du jeu ne se différencie pas de l’image du monde réel. On y retrouve de plus la même intrigue qui oppose les tenants du réalisme à ceux du virtuel, ce qui parait absurde puisque les personnages à ce moment évoluent dans le jeu.

Les personnages, par la suite, finissent par retourner dans la réalité qu’ils ont dès lors cessé de percevoir pour se retrouver dans la même chambre d’hôtel qu’au préalable. D’une manière absurde, encore une fois, le monde réel conserve à son tour les caractéristiques propres au monde du jeu. L’un des protagonistes du jeu, par exemple, réapparait sous les traits d’un autre personnage. On le comprend alors rapidement, ce retour à la réalité est un leurre : les personnages depuis le début n’ont pas une seule fois quitté le monde du jeu. C’est du moins ce que la dernière séquence suppose. On apprend en effet que tous les protagonistes ayant pris part à l’intrigue du film, que ceux-ci soient apparus dans le monde supposé réel ou dans le monde explicitement imaginaire, en vérité, ont tous participé à la présentation d’un autre jeu, intitulé « transCendenZ ».

De cette manière, tout le film s’apparente à une unique partie de jeu dans lequel se déploie une deuxième, voire une troisième partie dans la mesure où, lorsqu’ils rentrent dans le monde d’ « eXistenZ », les deux personnages principaux se connectent à des minis « pods » afin d’entamer une nouvelle partie. La dernière réplique de la dernière séquence du film, de plus, remet en doute le fait que ce monde final renvoie effectivement à la réalité, ou à un autre monde virtuel.

Par conséquent, après avoir distingué la réalité de l’imaginaire dans la première partie, le film semble corriger l’opposition mise en jeu de sorte que l’ensemble du cadre objectif vienne se rattacher à la représentation du monde de l’imaginaire, celui du jeu. L’opposition entre les deux termes, dans cette nouvelle relation, se révèle donc obsolète puisque la réalité n’est jamais désignée en dehors de l’imaginaire. Toute la logique du film, dans cette optique, renvoie à l’idée que les personnages se sont entièrement retournés sur eux-mêmes et qu’en conséquence de quoi la réalité vécue du dehors renvoie à celle du dedans.

A partir de cet énoncé, je vais désormais analyser la manière dont la conception des catégories spatio-temporelles se veut l’équivalent de la représentation de l’espace imaginaire. Deux séquences, parmi d’autres, me paraissent significatives quant à mon hypothèse. La première se situe au moment où les deux personnages se connectent pour la première fois au « game-pod ».

En voici le découpage :

_ Plan 1 : On a un plan moyen de Ted Pikul et d’Allegra Geller assis sur le lit de leur chambre d’hôtel. On les voit de face devant un mur vitré. Allegra met le « game-pod » en marche. Ted regarde alors quelque chose, se situant hors-champ, vers le bord gauche du cadre. Il se lève.
_ Plan 2 : Par l’intermédiaire d’un raccord dans le mouvement, on voit Ted en plan rapproché en train de regarder dans la même direction.
_ Plan 3 : On a alors le contrechamp correspondant. On voit un homme en train de descendre un escalier que l’on n’avait jamais vu auparavant dans la chambre. On le suit en panoramique haut-bas se diriger vers le fond de la pièce, le coin-cuisine de la chambre, au milieu de plusieurs figurants. L’individu se place derrière un comptoir autour duquel on voit une caisse enregistreuse et un frigo. Au premier plan, on voit un panneau d’affichage en l’honneur d’un produit quelconque.
_ Plan 4 : On revient sur le plan 2 : Ted Pikul est toujours en plan rapproché mais le décor derrière lui a changé. On reconnait une vitrine rétro-éclairée. Il regarde vers le bord droit du cadre dans la direction où se situe Allegra.
_ Plan 5 : On a le contre-champ correspondant : on voit Allegra en plan rapproché dans une boutique de jeux vidéo. Quelques clients se trouvent derrière elle.
_ Plan 6 : On revient sur Ted mais vu de trois quart de face – ce qui correspond au point de vue d’Allegra. Il se trouve dans la même boutique de jeux vidéo. Tous les éléments du décor de la chambre – les lampes, la boiserie, le mur vitré – ont disparu.

Le début de la séquence se déroule dans un cadre spatial homogène et continu qui inclut deux personnages définis. A la suite d’un raccord-regard, le plan 3 se situe logiquement dans le même espace que les plans précédents dans la mesure où il correspond au champ-contrechamp du plan 2. Toutefois, l’image représente des personnages et des accessoires qui ne sont pas censés se trouver à ce point précis de l’espace, c’est-à-dire dans ce qui correspond au coin-cuisine de la chambre. C’est que le décor de la cuisine s’est mélangé à celui d’une boutique de jeux vidéo. Vis-vis de la continuité logique de l’espace, le cadre spatial des plans 3 et 4 contient, de cette manière, des éléments tout autant homogènes qu’hétérogènes. C’est que la perception de Ted Pikul cède progressivement le pas à l’espace de sa projection. On a là ce qu’on peut appeler une « transformation à vues » (Je fais référence aux transformations à vues du personnage de Seth Brundle dans The Fly telles que Charles Tesson les a analysées. Cf. « Les yeux plus gros que le ventre » in Cahiers du Cinéma, n° 391, janvier 1987, pp. 25 – 27) de l’espace et qui correspond au retournement du corps sur lui-même : les images éprouvées de l’intérieur, constitutives de l’espace imaginaire du jeu, se mêlent aux propres images perçues de l’extérieur. Dans les plans suivants, la projection, ou la transformation, se trouve dès lors accomplie : le personnage, tout en occupant la même posture dans une même partie de l’espace, se trouve dans un lieu totalement étranger et qui s’établit, à partir des plans 5 et 6, autour de sa propre continuité logique. De cette manière, on ne peut pas dire lequel de ces deux espaces, la chambre ou la boutique, est réel ou imaginaire : ils sont réels et imaginaires tout à la fois au sens où ils s’incluent réciproquement.

La deuxième séquence reprend plus ou moins le même principe. Elle se situe au moment où Ted, attablé dans un restaurant chinois en compagnie d’Allegra, met le jeu en pause. Le passage se découpe comme suit :

_ Plan 1 : On a un gros plan de Ted de face en train d’hurler : « « eXistenZ » est sur pause. » Il tombe.
_ Plan 2 : Par l’intermédiaire d’un raccord dans le mouvement, on a un plan d’ensemble qui ne montre pas Ted Pikul en train de tomber sur la table du restaurant mais sur un lit. On retrouve sur ce lit les mêmes accessoires – assiettes, couverts, plats – qui figuraient précédemment sur la table.
_ Plan 3 : On voit Ted Pikul en plan rapproché, tourné de face, allongé sur le lit en train de toucher le « game-pod ». L’éclairage est beaucoup plus sombre que dans la salle de restaurant. Le fond flou derrière le personnage ne permet pas encore de comprendre dans quel endroit le protagoniste se trouve alors.
_ Plan 4 : On a un plan d’ensemble en plongée qui montre Ted et Allegra tous deux allongés autour du « game-pod » sur le lit, dans la chambre d’hôtel.

La démarche représentative de la séquence consiste à maintenir l’intégrité d’un espace, celui du restaurant, dans sa pleine objectivité jusqu’à ce que certains éléments d’un second espace apparaissent en son sein et rompent la propre continuité logique du cadre spatial. La table du restaurant, de cette manière, ne renvoie plus à une table, d’un point de vue représentatif, mais se voit remplacée par un lit, celui de la chambre d’hôtel, tout en conservant ses caractéristiques propres, c’est-à-dire les éléments constitutifs d’une table de restaurant. De ce fait, le lit, dans le plan 2, est représenté à la place d’une table avec les conséquences logiques que cela implique – on y retrouve en effet le même service de table du restaurant. Dans le plan 3, toutefois, l’espace de la chambre d’hôtel supplante celui du restaurant de sorte que le personnage conserve la position dans laquelle il était placé dans le plan 2. De cette manière, la table et le lit se renvoient l’un à l’autre selon une logique d’inclusions réciproques : l’un et l’autre sont représentés l’un dans l’autre de sorte que l’espace du restaurant et celui de la chambre d’hôtel eux-mêmes s’incluent réciproquement.

Ainsi, que les protagonistes entrent ou sortent du jeu « eXistenZ » implique une même logique représentative filmique. Celle-ci repose sur une relation logique d’inclusions réciproques qui consiste à mélanger les éléments du décor de deux espaces différents de manière à les nouer au sein d’un espace concomitant qui tient des deux à la fois. Les espaces ne s’opposent plus mais s’associent mutuellement. En conséquence de quoi, le processus représentatif ramène l’ensemble du cadre spatial à une simple surface sur laquelle les espaces peuvent s’emboiter entre eux, s’écraser et se recouvrir les uns sur les autres. La représentation de l’espace n’est plus régie par une organisation de type « ici – là-bas » mais par la forme régressive et archaïque du « dedans-dehors ».

Dans cette logique, les personnages ne traversent plus les espaces mais ce sont les espaces qui se traversent entre eux. Le passage d’une scène à l’autre n’est plus médiatisé par le déplacement des personnages d’un espace à un autre mais par la transformation même des espaces. On en conclut alors que la représentation de l’espace filmique suppose la superposition de différents plans imaginaires telle que la projection les médiatise. Le réel, c’est-à-dire l’espace perceptif, est constamment récusé par l’imaginaire – l’espace projectif – en une série de cellules spatiales qui viennent s’imbriquer les unes dans les autres. Par conséquent, les deux personnages principaux semblent parcourir une trajectoire qui les conduit à une série de lieux qui s’incluent réciproquement. Chacun de ces lieux en réalité est occupé par un personnage secondaire qui, on le comprend dans la dernière séquence du film, participe également à la partie de jeu. C’est que l’ensemble du cadre spatial, dans cette perspective, se transforme en un corps imaginaire. En d’autres termes, les corps des différents protagonistes prenant part au jeu « transCendenZ » se retournent symboliquement en une seule et même réalité qui s’inclut dans leur propre imaginaire collectif. Passer d’un lieu à un autre équivaut donc dans le film à passer d’un corps à un autre en ce sens que les corps de tous les protagonistes de la partie se fondent en un même corps imaginaire dont désormais ils constituent les organes.

Je vais maintenant reprendre ces éléments en les analysants selon la notion du temps imaginaire. Lorsque Ted Pikul met le jeu en pause, le personnage se retrouve non seulement dans un second espace, venant s’emboiter dans le premier, mais également dans un autre présent, c’est-à-dire dans une continuité temporelle différente qui inclut la précédente. De ce fait, lorsqu’il retourne dans le restaurant, Ted Pikul réapparait à la suite d’un laps de temps équivalent au temps passé dans la chambre, au moment même où le serveur lui apporte sa commande. Si les coordonnées spatiales se réduisent à l’identique, on peut alors en déduire que les coordonnées temporelles, quant à elles, ne s’étalent plus sur un plan unique, homogène et continu mais pluralisent le présent en deux séries simultanées. Les relations temporelles, par conséquent, deviennent réversibles : les personnages en effet sont libres de quitter une continuité temporelle pour une autre, de manière à passer dans l’un ou l’autre présent. Dans cette optique, le découpage de la séquence ne renvoie ni à un flash-back, ni à un montage parallèle mais à une forme qui tient des deux à la fois puisque les personnages sont simultanément désignés, pour une même coupe temporelle, dans différents espaces ou, pour une même coupe spatiale, dans différentes temporalités. On a là deux types de représentation qui, au lieu de s’opposer, s’impliquent mutuellement. En conséquence de quoi, le film se déroule à travers une forme temporelle originale et singulière.

En jouant ainsi au jeu, les personnages sont saisis dans un présent à partir duquel il leur possible d’accéder à un autre plan temporel, simultané, qui s’inclut dans le précédent. Dans la mesure où la partie de « transCendenZ » contient la partie d’ « eXistenZ » qui contient la partie jouée par l’intermédiaire des minis « pods », les personnages, à chaque fois, sont inclus dans un présent qui en inclut un autre à son tour : ils sont simultanément en train de vivre dans la chapelle de la fin du film, dans la chambre d’hôtel ou dans la boutique de jeux vidéo. L’ensemble des séquences, de cette manière, s’emboitent les unes dans les autres de sorte que le présent ne renvoie plus à sa propre continuité mais à une forme qui inclut la contradiction. Dans cette perspective, on peut dire que les personnages traversent une sorte de temporalité intérieure, biologique et/ou psychologique, qui ne peut s’établir désormais plus s’établir sur une relation linéaire et successive mais sur une autre relation proprement circulaire. A la fin du film, un des personnages précise par ailleurs que le temps dans le jeu ne correspond pas au temps passé à jouer au jeu. Dans la mesure où cette dernière séquence peut tout aussi bien s’apparenter encore une fois au monde du jeu, il s’avère impossible, par conséquent, d’établir en termes réalistes et chronologiques la durée proprement vécue par les personnages dans l’ensemble du film.

Bref, la continuité filmique du temps et de l’espace, dans eXistenZ est irrationnelle : elle ne renvoie plus à elle-même. J’en conclus donc, dans la mesure où les corps sont symboliquement représentés à l’intérieur d’eux-mêmes, que l’espace se contient lui-même et que le temps s’enroule sur lui-même. On retrouve donc les trois caractéristiques de l’espace imaginaire telles que Sami-Ali les conçoit. Aussi, les catégories filmiques de l’espace et du temps, dans eXistenZ, renvoient à la représentation d’un espace et d’un temps imaginaires, dès lors, médiatisées par le pouvoir de projection des protagonistes.

Chapitre 5 : Spider

Tout le début du film est maintenu à l’intérieur d’un cadre objectif et naturaliste. On a successivement l’arrivée du personnage de Spider à la gare, son parcours jusqu’à la pension de Mme Wilkinson, son emménagement dans cette même pension et la rencontre avec les personnages qui y réside. Une fois installé dans sa chambre, le protagoniste principal commence à rédiger des notes dans un journal intime. Ces notes resteront indéchiffrables jusqu’à la fin du film : on peut les assimiler à une sorte d’alphabet fantasmatique dont seul Spider connait la signification. Dans la mesure où le processus représentatif ne se contente pas seulement de montrer le personnage en train d’écrire mais révèle également en images ce qu’il écrit, on peut partir du principe que le journal permet de lier les images du corps du protagoniste aux images de sa conscience. Si la représentation filmique du contenu du journal renvoie à l’imaginaire du protagoniste – puisque celui-ci y consigne les souvenirs qui lui restent de son enfance – on peut alors supposer que le film distingue deux modes d’énonciation : le premier tient à la représentation du corps dans un espace réaliste et objectif, le second à la représentation d’images mentales et subjectives qui s’incluent dans la conscience du même protagoniste. Ces deux modes d’énonciation s’opposent en ce sens que l’un repose sur l’aspect extérieur du protagoniste, l’autre sur son aspect intérieur.

En postulant ce rapport, on retrouverait le même principe mis en œuvre dans The Dead Zone quant à la représentation des visions dans lesquelles le personnage principal n’apparait pas. Seulement, en y regardant de plus près, les choses ne se passent pas exactement de cette manière. L’analyse d’une des séquences du film va me permettre d’en expliquer la raison.

La partie de la séquence qui m’intéresse se découpe comme suit :

_ Plan 1 : On a un gros plan du journal intime dans lequel Spider est en train d’écrire.
_ Plan 2 : On a un plan rapproché de Spider en train de réfléchir. Il regarde vers le bord gauche du cadre.
_ Plan 3 : Par l’intermédiaire d’un raccord-regard, on a un plan rapproché de la mère de Spider en train de boire un verre. Elle se trouve dans la cuisine de la maison d’enfance du personnage principal. Elle regarde vers le bord droit du cadre, raconte l’histoire de l’araignée tout en se mettant du rouge à lèvres.
_ Plan 4 : On a le contrechamp du plan 3, c’est-à-dire le personnage de Spider, enfant, dans la même cuisine en train d’écouter sa mère.
_ Plans 5 – 6 : On revient sur les plans 3 et 4.
_ Plan 7 : On a alors un plan rapproché du personnage de Spider, adulte, qui se tient sur le pas de la porte de la cuisine. Il répète la phrase que sa mère vient de prononcer.
_ Plan 8 : On revient sur le plan 3.
_ Plan 9 : On a un plan moyen qui réunit la mère, en amorce sur la gauche du cadre, et le petit Spider, au centre. Le plan s’apparente à la vue subjective du Spider adulte.
_ Plan 10 : On revient de nouveau sur le plan 3.
_ Plan 11 : On a un gros plan de Spider adulte. Il parle en même temps que la mère et dit la même chose qu’elle.
_ Plans 12 – 14 : On a une série de champ-contrechamps sur la mère et le petit Spider.
_ Plan 15 : On revient sur le plan 9. Le petit Spider se lève et s’empare d’une brosse à cheveux.
_ Plan 16 : Par l’intermédiaire d’un raccord de mouvement, on a un plan moyen qui montre et réunit dans un même cadre la mère du personnage, au centre et au premier plan, le petit Spider, derrière elle, en train de lui brosser les cheveux et le personnage de Spider adulte, en arrière-plan, qui regarde les deux autres protagonistes.

La séquence procède dans un premier temps à distinguer l’espace du réel de celui de l’imaginaire. Quand Spider, dans le plan 2, regarde vers le bord gauche du cadre, le raccord s’effectue sur le plan rapproché de la mère, qui se situe dans la cuisine de la maison d’enfance du personnage, comme si, au lieu de représenter le point précis dans la chambre qui correspond à l’objet du regard de Spider, les images qui s’ensuivent, à partir du plan 3, montraient ce qui se passe, à ce moment, dans la tête du protagoniste – ce à quoi il pense. On constate donc, à ce stade de la séquence, une nette opposition d’ordre énonciatif entre les images réalistes et les images fantasmatiques. Dans la mesure où le retour sur le champ, dans le plan 4, ne s’effectue pas sur le propre personnage de Spider, adulte, mais sur le personnage enfant qui se substitue ainsi à la présence logique du premier personnage, on suppose que le premier Spider ne regarde pas réellement sa mère mais se la représente mentalement. Tout fonctionne donc comme si voir, pour Spider, était l’équivalent de se souvenir.

Toutefois, cette logique est rompue lorsque, dans le plan 7, le personnage de Spider, adulte, est physiquement intégré dans le même espace que les deux autres protagonistes. Le personnage, de cette manière, est inclus dans la représentation de son souvenir comme si l’espace même du souvenir, celui de la cuisine, supplantait l’espace de la chambre dans lequel Spider se trouve réellement. On remarque de plus que le protagoniste conserve la même position debout lorsqu’il écrit et lorsqu’on le retrouve dans l’espace de son imaginaire. De manière paradoxale, le personnage est capable de se trouver au même endroit dans différents espaces.

La représentation de l’espace du souvenir, par conséquent, ne renvoie pas à elle-même : la séquence ne se contente pas d’énoncer ce qui se passe à l’intérieur de la conscience du personnage, par le biais de son journal intime, mais intègre la propre représentation du corps dans celle de ses souvenirs. Les deux espaces se trouvent donc reliés en vertu d’une relation de type « dedans-dehors ». Ainsi, au lieu de passer d’ « ici » – c’est-à-dire, la chambre – à « là-bas » – la cuisine – la séquence intègre les deux espaces l’un dans l’autre en ce sens que l’on passe d’un dehors (le corps) qui contient un dedans (le souvenir) à un dedans (le propre souvenir) qui contient un dehors (le même corps). On comprend bien que les images ne donnent pas à voir les souvenirs tels qu’ils ont objectivement été vécus, comme le feraient un flash-back au cinéma, mais montrent bien plus ces souvenirs tels qu’ils sont projetés par le personnage principal. C’est ainsi qu’on peut affirmer que l’espace du souvenir est représenté selon une relation logiques d’inclusions réciproques avec celui de la chambre. La réalité et l’imaginaire ne forment plus qu’un seul espace qui lui-même se présente comme un espace imaginaire. Celui-ci en effet représente une situation qui n’a et n’aura jamais lieu pour elle-même.

On remarque de plus que le personnage principal, dans le plan 16 de la séquence détaillée plus haut, est placé au fond du cadre, en arrière-plan, comme si ce qui se déroule devant lui émanait de sa propre personne. C’est que le protagoniste est proprement désigné comme le metteur en scène de la représentation de son passé. Il se montre effectivement capable de répéter les phrases que les autres protagonistes prononcent, comme pour en mesurer la portée, de les prononcer en même temps qu’eux, comme s’il s’attendait précisément à les entendre, ou encore, dans d’autres scènes, de les prononcer à l’avance, comme s’il les soufflait aux personnages de son propre théâtre imaginaire.

L’ensemble du film se voit donc construit sur ce principe selon lequel l’espace de la réalité ne s’oppose pas à l’espace de l’imaginaire mais s’associe à lui, le complète et le traverse de part ne part. Les exemples abondent de plans ou de scènes relevant de ce principe. L’un d’eux, particulièrement ambigu, consiste de cette manière à intégrer le personnage principal, à ce moment où sa mère recherche son mari dans un pub, dans le même espace qu’elle, de manière à ce que Spider soit désigné sur le même plan représentatif que les figurants qui l’entourent. Dans une autre scène se déroulant dans le même pub, Spider, de plus, est en train de boire une bière, comme s’il s’était intégralement fondu dans l’espace de sa projection et dans lequel il lui est alors possible d’entretenir des contacts physiques. De ce fait, si Spider est désigné comme un corps fantôme – puisque les personnages constitutifs de l’espace projectif ne sont pas en mesure de le voir parmi eux – et si, inversement, l’espace de l’imaginaire est lui-même désigné comme un espace fantôme, on constate que la représentation concomitante de ces deux ordres de faits suppose que ces deux pôles s’entremêlent en une même réalité physique.

Tout semble donc supposer que le processus représentatif du film ne s’organise pas autour de l’opposition entre l’espace de la réalité et celui de l’imaginaire mais s’articule autour d’un état de fait qui oppose la perception du personnage principal à sa projection.

Cette relation, toutefois, est supplantée, à son tour, par un autre état de fait. C’est que l’un des éléments constitutifs de l’espace projectif, en l’occurrence le personnage d’Yvonne, dans le dernier tiers du film, apparait de manière irrationnelle au sein de l’espace perceptif du protagoniste principal, le monde prétendument objectif du début du film. L’introduction de ce personnage vient donc faire éclater le précédent rapport logique posé entre les différentes séquences de sorte que l’espace perceptif finisse également par ne plus renvoyer à lui-même. Lorsqu’Yvonne apparait dans l’espace du réel, Spider disparait du champ de l’imaginaire comme si désormais ces deux champs constituaient en effet une même projection. En conséquence de quoi, l’ensemble du processus représentatif du film finit par s’apparenter à une seule et unique projection à deux faces, dans la mesure où il s’agit d’objectiver d’une part les ensembles subjectifs et de subjectiver d’autre part les ensembles objectifs.

Ceci m’amène à considérer ce même processus représentatif selon la perspective du temps imaginaire. On remarque en effet que le film établit un lien étroit entre la représentation du présent et celle du pseudo-passé. Dans la mesure où, dans les images des pseudo-souvenirs, le corps adulte du personnage principal s’inclut, pour de mêmes coupes spatiales, aux côtés du corps enfant du même personnage, il semblerait que le film s’organise selon les coordonnées d’un temps imaginaire. Car, en effet, si le personnage adulte renvoie à l’échec de son refoulement, le personnage enfant, quant à lui, est associé à l’origine de ce même refoulement. On obtient alors une double temporalité établie sur des liens logiques complémentaires. Le personnage adulte est à la recherche de son propre mythe fondateur en même temps que le personnage enfant est en train de le constituer. L’espace imaginaire s’établit donc autour de deux axes temporels qui suppose pour une même coupe spatiale un avant et un après.

Tout le film, dans cette optique, se voit construit sur la base d’une tâche aveugle ou d’un drame à élucider qui, paradoxalement, a déjà été commis une fois en même temps qu’il va être commis une seconde fois. Ainsi, les coordonnées temporelles du film s’organisent autour d’une temporalité circulaire dans laquelle le « présent s’explique par le passé, lequel est une projection du présent » – relation qui s’articule nettement dans le dernier tiers du film dans la mesure où l’un des éléments du pseudo-passé contamine le cadre du présent. A la fin du film, selon cette logique, le personnage enfant finit par accomplir son forfait tandis que, de son côté, le personnage adulte s’apprête à le commettre de nouveau – dans la mesure où, qu’il soit enfant ou adulte, la victime renvoie au même personnage imaginaire d’Yvonne. Le rapprochement de ces deux plans temporels ne s’établit donc pas sur le principe d’un montage parallèle, ni sur un montage alterné mais sur les deux à la fois dans la mesure où Yvonne est capable d’être au-dedans et au dehors du protagoniste, dans deux espaces et deux temporalités différentes pour une même coupe temporelle ou spatiale correspondante.

On a là les caractéristiques propres au domaine de la répétition, que la dernière séquence nourrit de plus belle. Après avoir tenté de réitérer son crime, le personnage adulte se retrouve assis à l’arrière d’une voiture qui le conduit dans la clinique où il a déjà été interné. Un plan montre, de l’extérieur, la voiture qui démarre, puis, par un montage cut, le plan qui s’ensuit montre de nouveau le personnage censé se trouver à l’intérieur. Seulement, le personnage adulte s’est substitué au personnage enfant que l’on conduit vraisemblablement dans le même institut. De cette manière, le film forme une sorte de boucle temporelle pour laquelle la fin se raccorde au commencement : si l’enfant est interné dans la clinique où il passera la majorité de son existence, le film dès lors peut recommencer à partir du moment où, une fois adulte, le personnage ira s’installer dans la pension et dans laquelle il s’emploiera de nouveau à reconstituer les causes de son traumatisme. On voit ainsi que les coordonnées temporelles du film se délimitent sur elles-mêmes de manière à ce que le présent se rapporte exclusivement à ses propres racines et exclue toute possibilité de renouvellement et toute perspective d’avenir.

On a donc affaire, dans Spider, à la représentation filmique d’un espace et d’un temps imaginaire qui correspond, à l’instar des autres films, à la projection propre du corps en tant que schéma de représentation.

Partie 3 : La nature filmique des hallucinations

Chapitre 1 : Reprise de la partie 2 : Les images-corps

J’ai démontré que chaque film du corpus met en scène le récit d’une régression narcissique. A la suite d’un traumatisme intérieur, le personnage principal de chaque film se met à se retourner en lui-même comme pour privilégier l’expérience vécue dans son corps au détriment de l’expérience vécue dans le monde. J’ai qualifié ce phénomène de régression narcissique, en empruntant par là un concept psychanalytique, dans la mesure où il semble que les personnages cessent d’investir libidinalement le monde qui les entoure et paraissent en retour s’investir eux-mêmes, et ce précisément par le biais des hallucinations. Chaque film de cette manière expose un type singulier de régression narcissique, et celle-ci est à même de définir le profil psychologique du personnage qui lui correspond.

C’est pourquoi, tout en empruntant un autre concept psychanalytique qui vient se rattacher au précédent, j’ai défini le personnage-type des films du corpus comme un « corps en souffrance » dans la mesure où les caractéristiques psychiques de ce dernier consistent à figurer l’objet du traumatisme, auquel il est soudé, dans le monde qui l’entoure. Cette idée se traduit en effet dans les films du corpus par le fait que les personnages ont tendance à considérer le monde comme s’il faisait partie de leur propre corps. L’enveloppe psychosomatique des personnages semble se déchirer de sorte que tout ce qu’elle contient d’insoutenable se déverse dans le monde extérieur. Selon cette logique, les personnages appréhenderaient le monde comme en le marquant de leur propre empreinte dans la mesure où celui-ci se met à réfléchir l’image traumatique affectant le personnage à l’intérieur. Tout se passe donc comme si la sphère psychosomatique du personnage de cette manière s’était emparée de l’espace dont ce dernier occupe le champ. Dans cette optique, le corps est retourné à l’extérieur de lui-même : ce qui est contenu à l’intérieur est désormais contenu à l’extérieur. En conséquence de quoi, le corps est éparpillé dans le monde et le monde devient l’image du corps.

Il me semble donc que l’idée mise en œuvre dans les films du corpus tient au fait que ce qui se passe dans la sphère psychosomatique des personnages est reproduit sur le plan visuel. On sait en effet que le cinéaste choisit en général de ne pas représenter le personnage en train de sombrer dans les affres de la folie en l’inscrivant dans le monde de la réalité – comme s’il ne s’agissait pas d’exprimer le fait que le personnage se déconnecte du réel – mais de plaquer bien plus la représentation du personnage dans celle du monde tel qu’il le perçoit, et de souligner le fait que le personnage évolue dans sa propre réalité. Il s’agit là de deux manières de traiter la régression narcissique au cinéma qui s’opposent radicalement : d’un côté, le personnage semble dérangé parce que son comportement le trahit ; de l’autre, le personnage parait relativement sain d’esprit parce qu’il se contente de réagir en toute impunité à des événements irrationnels et angoissants.

Dans cette perspective – celle de Cronenberg – ce n’est pas le comportement du personnage qui parait suspect mais la nature même de la réalité. C’est que dans les films du corpus, la régression du personnage principal est exprimée à la fois par la dépersonnalisation du sujet et par la déréalisation du monde extérieur. Je remarque donc que deux idées sont à l’œuvre dans le processus représentatif des films de Cronenberg : on a d’une part la représentation d’un personnage en train de régresser narcissiquement – celle-ci repose sur certains critères logiques et réalistes ; et d’autre part, la représentation d’un monde déréalisé tel que le personnage se met alors à le percevoir – et celle-ci suppose la figuration d’objets imaginaires, proprement subjectifs, au sens où ils sont créés de toutes pièces par le sujet.

La représentation de ces objets passe par le truchement d’effets spéciaux et d’objets mécaniques. Les hallucinations, par conséquent, sont composées d’une chair qui leur est propre et constituent des corps à part entière. Elles ne sont pas désignées pour ce qu’elles sont en soi, c’est-à-dire des images mentales, mais pour ce qu’elles sont aux yeux du personnage qui les projette car celui-ci ne parvient plus à distinguer la réalité de ses propres chimères. D’un autre côté, la représentation des hallucinations en termes plastiques ne renvoie pas à des entités purement imaginaires, comme les monstres des films fantastiques classiques, c’est-à-dire qu’elles ne fonctionnent jamais de manière indépendantes vis-à-vis du personnage lui-même – elles ne sont pas là sans lui – mais cherchent continuellement à le vampiriser : d’une part, parce qu’il est le seul à les percevoir ; d’autre part, parce qu’elles le contraignent à agir selon le schéma qu’elles lui proposent. Si les hallucinations réfléchissent ou renvoient à ce que le personnage est à l’intérieur, celui-ci en retour semble ne plus agir au gré de sa volonté et accomplit des actes à son corps défendant, et ce en fonction de ses désirs refoulés.

Les nombreux assassinats commis par Max Renn, la tentative de meurtre sur Greg Stillson par Johnny Smith, l’activité littéraire et homosexuelle de Bill Lee, les comportements agressifs et sexuels d’Allegra Geller et de Ted Pikul et la tentative de meurtre sur Mme Wilkinson par Dennis Cleg sont des exemples d’actes motivés par les hallucinations dont chacun de ces personnages est la victime. De cette manière, le personnage et ses hallucinations paraissent former une même entité à la fois réflexive et active, ou encore, une seule et même sphère psychosomatique. Par conséquent, les hallucinations telles qu’elles sont figurées ne se définissent ni comme de pures images mentales ni comme des objets ou des êtres purement fantastiques mais renvoient aux deux à la fois. Elles se donnent en effet comme des corps et se constituent de la même chair que le protagoniste. Bref, la représentation des hallucinations repose et fonctionne par l’intermédiaire de la représentation du corps du personnage en tant qu’il s’est retourné en son dehors.

J’en conclus donc dans un premier temps que la particularité du traitement figuratif du corps des personnages principaux des films du corpus tient à ce qu’il ne s’agisse pas de représenter le personnage en train de régresser mais de représenter la régression en tant qu’elle s’est emparée du personnage, et de traduire cette idée en termes plastiques. En d’autres termes, il s’agit à la fois de montrer les différentes postures du corps pathologiquement traumatisé et d’exposer les diverses opérations de l’esprit en tant qu’elles constituent des forces représentatives, qu’elles créent des corps.

Cronenberg ne dit pas moins qu’il « prend[…] deux idées complètement différentes et les accouple pour créer quelque chose de totalement neuf. » C’est que, partant du postulat qui veut que « notre perception de la réalité est la seule que nous [pouvons] accepter, [qu’elle] est l’unique base sur laquelle nous pouvons continuer d’exister, et [que] même si nous sombrons dans la folie, elle demeure notre unique réalité » et d’un principe selon lequel « vu de l’extérieur, on dira qu[e l’individu qui a sombré dans la folie est] une personne qui agit de façon insensée », le cinéaste remarque qu’il est possible d’imbriquer les deux idées en une même image. (David Cronenberg, propos rapportés par Tim Lucas, « L’image comme virus » in L’Horreur Intérieure, p. 232). Tout fonctionne donc comme si les cinq films appliquaient « l’énoncé [du personnage du professeur O’Blivion dans Videodrome] pour ce qu’il n’y a rien de réel en dehors de notre perception de la réalité, et que par conséquent tout ce que nous percevons est réel. En ce sens, il n’y a aucune hallucination dans le[s] film[s]. Tout est réel, égal à lui-même » (David Cronenberg, propos rapportés par William Beard et Piers Handling, Ibid., p. 34).

Dans la deuxième partie du mémoire, l’exposé de la théorie de Sami-Ali quant à l’émergence et à la rétractation du principe de réalité m’a aidé à poursuivre mon analyse. Le corps en souffrance postule en effet le phénomène de projection et celle-ci est sous-tendue par le fait que le sujet vit ses rapports dans le monde comme s’il les vivait à l’intérieur de lui-même. Autrement dit, la réalité ne renvoie plus à ce qu’elle est, c’est-à-dire à une donnée objectivable qui inclut le sujet, mais devient le sujet lui-même, partie intégrante de son propre mécanisme intérieur. En reprenant cette idée, j’ai démontré pour chaque film de quelles manières les coordonnées spatiales et temporelles reposaient sur des relations d’inclusions réciproques constitutives et caractéristiques du fonctionnement de l’espace imaginaire primordial de la sphère psychosomatique. En d’autres termes, le cadre spatio-temporel se montre susceptible de fonctionner comme s’il dépendait de la projection du corps du personnage hors de lui-même.

Cette projection s’établit selon diverses trajectoires plus ou moins déréalisantes selon les films. Ainsi, elle fonctionne, dans Videodrome, à l’intérieur d’un réseau de séquences, agencées les unes par rapport aux autres de manière concentrique, centré sur l’objet de la télévision ; elle se dilue dans The Dead Zone à un ensemble de deux séquences qui se limite à alimenter l’ambiguïté psychologique du personnage ; elle se rapporte à l’ensemble de la représentation de l’Interzone dans Naked Lunch ; elle devient entièrement autonome dans eXistenZ dans la mesure où elle se supplante totalement à la perception des protagonistes ; enfin, elle s’emploie, dans Spider, au sein d’un système à deux faces construit sur le principe d’un même montage parallèle et alterné. A chaque fois qu’elle s’installe, on constate que la projection conduit la représentation filmique hors des domaines réalistes et naturalistes dans lesquels le déroulement des films s’appuie au préalable, dans la mesure où elle retourne les catégories représentatives sur elles-mêmes. De cette manière, la projection impose ses lois à la représentation, elle la réarrange.

De cette manière, la représentation en une même coupe visuelle du « corps en souffrance » et de ses hallucinations ne concoure donc pas seulement à symboliser le fait que l’image du personnage s’est éparpillée dans l’espace mais dynamite les coordonnées logiques de l’ensemble du processus représentatif. Les films en effet représentent des hallucinations – comme pour exprimer la régression narcissique telle qu’elle se déroule visuellement – en même temps que le processus représentatif qui les sous-tend fonctionne sur le même principe logique que la projection psychique qui les canalise. De ce fait, il s’agit à la fois de représenter un corps tel qu’il s’est retourné dans l’espace filmique et de considérer le film comme l’empreinte psychique de ce retournement.

La conception d’un tel personnage évoque le concept de Maquette dans laquelle « le personnage devient le site d’une redistribution des signes, il est une expérience symbolique en soi où se crée une dynamique qui ne se rapporte ni à l’individu qui le joue ni à une signification thématique. Non que le personnage devienne insensé (…), mais il refonde les règles de la narrativité, ou les modes d’articulations sémantique, ou l’économie figurative, ou tout cela à la fois » (Nicole Brenez, op. cit., p. 185).

J’affirme en effet qu’à partir du moment où la projection psychique se substitue à la représentation réaliste du personnage, le film devient symboliquement le film du fil de la conscience du personnage – dans la mesure où les images filmiques s’établissent sur des rapports logiques irrationnels et absurdes. Celles-ci ne se donnent pas pour autant comme les images d’un monde sur lesquelles s’agenceraient le fruit du travail de l’imaginaire du protagoniste mais se définissent comme les images du monde telles qu’elles s’agencent dans la conscience du protagoniste. Dans la mesure où les films mettent en œuvre l’idée que ce qui se passe dans le corps se passe dans le monde – que le dedans se confond avec le dehors – c’est que l’ensemble des coordonnées de l’image se rapporte à des coordonnées imaginaires pour lesquelles le corps fait figure de schéma de représentation. Ainsi, l’image se pourvut elle-même d’un dehors et d’un dedans : on ne peut plus dire que l’hallucination est ici et le corps là-bas (comme s’il s’agissait d’enregistrer une situation logique et réaliste) mais que l’image représenta un corps par l’intermédiaire lequel elle se délimite et s’organise. C’est là, si l’on veut, l’ultime relation d’inclusions réciproques qui veut que le corps s’inclut dans l’image filmique et que l’image filmique s’inclut à son tour dans le corps.

De ce fait, on ne peut plus séparer le personnage des images ou des objets qui émanent de lui dans la mesure où tout ce qui apparait à l’écran s’inscrit dans le propre espace psychique du protagoniste. Le personnage, dans cette optique, n’est donc plus victime d’hallucinations mais de la représentation de celles-ci, puisqu’il est vrai que dans la projection, le sujet est totalement conscient de l’objet qu’il projette mais pas du mécanisme qui en découle, associé à l’inconscient. Le personnage de cette manière se trouve comme piégé dans sa propre représentation, de même que le sujet dans sa projection. D’où l’étrange caractère hermétique des films de Cronenberg : les images toujours ne posent qu’un seul sujet qui est en même temps objet et un seul objet qui est en même temps sujet.

En conséquence de quoi, je considère que les hallucinations des films du corpus constituent des images-corps. Dans la mesure où le corps déchiré du protagoniste s’est substitué à la propre matière des images, celles-ci désignent à la fois les images dans le corps et le corps dans les images. Le corps réel du personnage – qui est une substance qui n’existe et n’existera jamais – est traduite en termes filmiques comme si la matière de l’image – qui est l’enregistrement d’une réalité qui a existé – renvoyait à l’émergence d’une conscience dans son propre devenir. Chaque film, de ce fait, fonctionne sur un terrain particulièrement original qui consiste à représenter une conscience de l’intérieur. L’image-corps, en effet, donne simultanément à voir une conscience en tant qu’elle s’imprègne du monde et un monde en tant qu’il se dilue dans une conscience. C’est là, à mon sens, la caractéristique principale de la représentation des hallucinations dans les films de Cronenberg. Le corps est représenté du point de vue de son assise imaginaire au monde, comme à travers le fondement de sa conscience, de manière à ce que l’image fonctionne à l’instar d’une sorte d’enveloppe filmique de la conscience du personnage, son corps imaginaire et cinématographique.

Je réponds par conséquent à mon hypothèse de départ tout en en reformulant une autre : les hallucinations dans les films de David Cronenberg s’établissent sur des images-corps gérées par une seule et même relation d’inclusions réciproques qui s’échelonnent sur l’ensemble des différentes coordonnées du processus de représentation.

Chapitre 2 : L’analyse de la bande-son

On comprend maintenant que le corps du personnage principal est désigné comme une enveloppe réversible dans la mesure où elle contient des images dans lesquelles elle est elle-même contenue, se substituant par là à la propre matière des images. Si le corps se définit comme un « corps en souffrance », déchiré, c’est que les images même de son déchirement s’enveloppent en effet en un même corps filmique imaginaire, au sens où les coordonnées représentatives des images s’organisent autour de l’axe du corps du personnage et de sa fonction de schéma de représentation. Il semblerait que le corps mobilise donc toutes les forces représentatives mises à l’œuvre dans la composition du film dont il est en quelque sorte à l’origine. De cette manière, il me semble nécessaire de reporter mon propos à l’ensemble des critères filmiques et d’entreprendre l’analyse du son. En effet, je me suis entièrement consacré jusqu’ici à l’étude de la représentation des hallucinations en tant que phénomène visuel. Afin de valider la nouvelle hypothèse qui vient de se dégager de mes précédentes analyses, il me parait donc légitime de se demander si le problème représentatif posé par les films du corpus concerne l’éventuelle prise en charge d’hallucinations sonores, de manière à ce que je puisse considérer le phénomène de projection précisément comme une dynamique de représentation.

On relève deux types de situations sonores irrationnelles dans Videodrome qui correspondent d’une part à la manifestation d’un gémissement dû à une voix féminine, et d’autre part à la manifestation d’une voix au timbre particulièrement inquiétant. Le premier type de situations se répète tout au long du film dans la mesure où elle se rapporte aux scènes dans lesquelles le protagoniste est témoin de la transformation de sa télévision ou de cassettes vidéo. On sait que celles-ci se métamorphosent en effet en entités organiques, c’est-à-dire que le personnage les considère comme des parties de son propre corps. De ce fait, le gémissement que l’on entend souligne le fait qu’elles renvoient à des corps vivants et fonctionne dans cette optique comme le contre-point de l’image.

Toutefois, puisque la télévision ou les cassettes sont représentées comme des parties du corps du protagoniste, c’est que la perception de Max Renn est devenue une projection placée au service de l’accomplissement du désir qui, on le sait, consiste pour le personnage à retrouver Nicki Brand. On peut donc associer le gémissement à l’expression de l’objet du désir de Max Renn. De cette manière, le son ne renvoie pas seulement à la télévision ou à aux cassettes en tant qu’entités organiques mais à la propre activité fantasmatique du personnage. Par conséquent, le gémissement s’associe aux objets représentés par la seule équivalence des données figuratives mais en vérité renvoie à l’objet absent du désir tout en le rendant présent par le biais de la projection. Le gémissement, dans cette perspective, se manifeste à la fois dans le corps et dans l’image qu’il projette hors de lui.

Le deuxième type de situations irrationnelles concerne ce passage où le corps du protagoniste s’est transformé en machine. On sait déjà que le personnage, à la fin du film, se montre capable d’ingurgiter des cassettes vidéo et de lire les programmes qu’elles contiennent de sorte qu’il lui est possible d’accomplir certains actes au gré de sa volonté. De cette manière, le film tel qu’il se déroule à ce moment correspond symboliquement au propre contenu des cassettes : celles-ci contiennent les différentes scènes qui vont suivre et que le personnage se met à diffuser. Au cours de certains plans, on peut entendre une voix anonyme ordonnant à Max Renn ce qu’il doit accomplir. Cette voix off semble tout à la fois émaner des cassettes que le personnage est en train de lire et, par voie de conséquence, encore une fois, de sa activité fantasmatique. Si le personnage, en effet, s’est déchiré en images – dans la mesure où il est précisément en train de les diffuser – c’est que cette voix canalise à la fois les agissements de Max Renn et annonce les scènes à venir du film. La voix programme le personnage et le film au sens où les deux ont désormais fusionné ensemble. L’étrange timbre qui la caractérise de plus insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une voix humaine mais d’une sorte de mixte entre une voix humaine et une voix mécanique, comme si se faisait entendre le personnage et le film en train de se parler à eux-mêmes.

En élargissant quelque peu mon propos, je remarque de plus que la musique joue un rôle similaire dans le film. Celle-ci semble se contenter de créer des atmosphères ou de désigner des humeurs telles qu’elles semblent exprimer l’état de fait intérieur du protagoniste. Ce qui parait frappant, c’est que ces nappes sonores sont exclusivement composées de sons électroniques, comme s’il s’agissait de souligner le fait que la sphère psychosomatique du personnage ne pouvait s’exprimer musicalement qu’à travers le son d’une machine, comme si, enfin, la musique consolidait la fusion du corps et du film, c’est-à-dire de la machine cinématographique.

La bande-son de The Dead Zone parait bien moins ambiguë que celle de Videodrome. Chaque vision de Johnny Smith en effet s’accompagne d’une situation sonore telle qu’elle se déduit logiquement des images. A une seule exception près, la bande-son reproduit de manière réaliste ce qui se passe au niveau visuel. A chaque fois que Johnny Smith hallucine, on entend un son – sorte de flash sonore – qui souligne le fait que quelque chose l’affecte de l’intérieur. Ce son ne m’intéresse pas dans la mesure où il ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. On retrouve néanmoins certains détails intéressants : lorsque, dans l’une de ses visions, le personnage entend une fenêtre exploser, il réagit comme s’il avait réellement entendu le bruit de l’explosion – ce qui est, selon la logique du film, vraiment le cas. C’est que, d’une manière générale, les événements tels qu’ils sont exposés en termes sonores dans les hallucinations ne se différencient pas des événements décrits lors des scènes proprement objectives. C’est pourquoi, le personnage se montre capable d’entendre des bruits comme s’ils étaient réellement émis ou d’écouter des conversations entières. Le travail sur la bande-son, par conséquent, équivaut d’une part à renvoyer chaque son à leurs sources visuelles de manière nette et précise et d’autre part de juxtaposer différentes situations sonores telles qu’elles ne se superposent pas les unes sur les autres. Les sons sont traités de manière réaliste mais leurs associations supposent un certain désenchainement logique. Celui-ci correspond en fait à la propre faculté de projection du protagoniste qui suppose que le dedans devient un dehors (les événements sonores des visions sont audibles au même niveau que ceux de l’espace de la réalité) et le dehors un dedans (les sons de chaque vision ne se mélangent pas avec ceux de la situation proprement réelle).

Naked Lunch reprend les idées des deux précédents films tout en les emboitant les unes dans les autres. Ainsi, lorsqu’il se met à halluciner l’Interzone, le personnage ne perçoit plus aucun son en provenance du véritable monde extérieur. Quand, par exemple, Bill Lee se retrouve face à une fenêtre qui s’ouvre sur la vue d’un immeuble new-yorkais, les éventuels sons provenant de la rue ne sont pas audibles.

D’un autre côté, le film joue à rendre certains sons particulièrement ambigus. Deux scènes, à cet égard, sont significatives : lorsque, pris d’un accès de fièvre, Bill Lee se réfugie dans son lit, il entend un hurlement particulièrement effrayant. Il se lève alors et jetant un coup d’œil dans la pièce où se trouve sa machine à écrire constate avec une certaine stupeur que celle-ci est en train de broyer de ses crocs une machine rivale à l’agonie. La manifestation du hurlement renvoie au contenu de son hallucination de sorte que quand Bill Lee entend la machine rivale hurler, c’est une propre partie du corps du protagoniste qui se met à exprimer sa douleur dans la mesure où l’on suppose que son corps fiévreux lutte contre lui-même. De cette manière, ce qui se passe en lui (la douleur) est projeté au dehors (le hurlement) de sorte que, de fil en anguille, le personnage se met à projeter une situation visuelle qui lui permet de justifier l’origine du cri. Celui-ci, par conséquent, renvoie aussi bien à ce qui se passe au-dedans qu’au dehors. Il lie les deux plans comme s’ils n’en formaient qu’un seul.

Le second exemple fonctionne sur le même principe : le personnage se trouve en compagnie de Joan Frost, le double de sa femme défunte, face à une machine à écrire sur laquelle celle-ci rédige un texte érotique sous son invite. Au fil de la scène, on voit que la machine se transforme en une entité organique. Un gros plan montre alors que le clavier, sur les touches duquel les mains de Joan Frost sont en train de taper, se retourne sur lui-même et révèle une sorte de clavier de chair. A ce moment, on entend un son off dont l’origine est incertaine. Il s’agit en effet d’un gémissement dont le timbre parait dénaturé et qui semble par là renvoyer aussi bien à Joan Frost qu’à la machine. Dans la mesure où tous deux sont les objets de la projection de Bill Lee, on peut supposer que ce son en vérité se manifeste, encore une fois, dans la propre sphère psychosomatique du personnage. Enfin, je n’ai malheureusement pas les connaissances techniques nécessaires pour analyser la partition musicale du film mais celle-ci semble également significative quant à mon propos. On la doit en partie en effet à Ornette Coleman, saxophoniste, qui a su inventer « un be-bop qui n’existe pas » (Serge Grünberg, op. cit., n. 19, p.19), se rattachant par là à l’ensemble dynamique de la représentation du film. Serge Grünberg précise que le musicien en question « a plutôt […] réinventé un jazz hallucinatoire des années cinquante, comme si nous l’entendions à la place de Bill Lee ».

Le cas d’eXistenZ rejoint les précédents par des procédés différents. On sait que dans ce film le cadre spatio-temporel tend étrangement à confondre et à mélanger les parties qui le composent. Les lieux se fondent entre eux sous le regard des deux protagonistes principaux. L’une des séquences analysée dans la deuxième partie du mémoire consiste à intégrer les éléments du décor d’une cuisine avec ceux du décor d’une boutique de jeux vidéo. Ainsi, dans le plan précédent exactement celui qui révèle la transformation des espaces, on voit Ted Pikul en train de regarder un point situé au-dehors du cadre dans lequel il apparait. On entend à ce moment, en off, le brouhaha provoqué par les différents clients de la boutique. A l’instar du hurlement de la machine à écrire dans Naked Lunch, le son précède l’image : c’est-à-dire que Ted Pikul semble entendre un bruit à l’intérieur de lui-même tout en projetant une image, à l’extérieur de lui, qui vient en justifier l’origine. Ce type de traitement de la bande-son est repris tout au long du film.

Spider est relativement sobre vis-à-vis du traitement du son. Le film reprend pour l’essentiel la même démarche que celle de The Dead Zone. D’une part, les événements sonores rattachés à la projection du protagoniste principal ne se différencient pas de ceux qui se réalisent dans l’espace de la réalité. Tous les sons sont effectivement traités de manière réaliste et renvoient à des sources visuelles discernables. D’autre part, les événements sonores, qu’ils soient projetés ou perçus, ne se mélangent pas les uns sur les autres. C’est donc la continuité logique du son qui ne renvoie pas à elle-même dans la mesure où elle juxtapose les sons du dedans avec les sons du dehors. La seule exception à cette idée, et cela est également valable pour The Dead Zone, repose sur le fait le personnage, dans l’espace qu’il projette, est capable de parler. Je ne tiens pas compte de cet argument puisque rien n’empêche de penser que les paroles du personnage relèvent elles-mêmes de la projection, d’une part, et, d’autre part, les paroles du personnage prennent un sens qu’elles n’auraient pas si le processus représentatif ne rendait pas compte du contenu des hallucinations.

Cependant, l’utilisation de la musique dans ce film est particulièrement significative quant à mon analyse. De même que dans Videodrome, il s’agit de diffuser des nappes musicales au gré des différentes atmosphères ou états intérieurs du protagoniste principal, tout en faisant varier un même thème – sorte de leitmotiv – que l’on retrouve du début à la fin. Lorsque, par exemple, Dennis Cleg se retrouve assis sur un banc dans un état de relative euphorie (on comprend effectivement qu’il commence dans son pseudo-passé à désirer la mort de sa propre mère), manifeste alors la phrase musicale en question réorchestré pour l’occasion par l’intermédiaire de cuivres jouant ainsi une sorte de triomphe désabusé. La musique de cette manière joue un rôle essentiel dans l’expression générale du film car elle permet d’assigner des sentiments précis à l’encontre de la façon particulièrement neutre dont le personnage est joué.

Un autre exemple de l’utilisation de la musique me parait intéressant à relever : il s’agit du moment où le personnage enfant fugue de son foyer familial et se réfugie à l’endroit où il croit que sa mère est enterrée. Le personnage s’allonge en position fœtale et s’endort. On entend alors la musique Douce Nuit pendant laquelle on passe par un montage cut à l’image du personnage adulte somnolant dans un fauteuil. Dans la mesure où rien ne permet de savoir d’où provient cette musique, il semble qu’elle tienne à exprimer un même état intérieur pour deux protagonistes. Toutefois, puisque le personnage enfant fonctionne comme une projection du personnage adulte, la musique tend à lier les deux plans temporels comme si en vérité ils n’en formaient qu’un, ce que le reste du film, sur le plan visuel, suggère explicitement.

L’analyse des sons et de la musique des films du corpus m’a donc permis de dégager deux idées essentielles : d’une part, ce qu’on peut considérer comme un son interne peut tout aussi bien relever du monde extérieur du protagoniste ; d’autre part, ce qu’on peut considérer comme un son externe peut tout aussi bien s’apparenter à la propre sphère intérieure du même protagoniste. En tout et pour tout, on comprend que le traitement de la bande-son en général vise à effacer les marques de l’énonciation de manière à ce qu’on ne puisse plus distinguer les sons tels qu’ils se manifestent pour le seul protagoniste et les sons tels qu’ils s’inscrivent dans le monde extérieur ou – en ce qui concerne la musique – tels qu’ils s’établissent en dehors de leur assignation à des sources visuelles.

Par conséquent, on peut dire que le travail sur le son, à sa manière, s’effectue sur les mêmes principes que le propre travail sur l’image. Tous deux, en effet, s’organisent autour d’un champ constitué d’un dedans et d’un dehors – médiatisé par le propre corps du protagoniste – de sorte que les connexions logiques entre ces plans ne renvoient plus à elles-mêmes : le dedans est l’équivalent du dehors et le dehors celui du dedans. De cette manière, la bande-son et la bande-image fonctionnent sur leur propre terrain de manifestation de manière à figurer des images-corps.

Chapitre 3 : Le régime cristallin

Je peux donc considérer le problème des images-corps sous un angle nouveau. Il me semble en effet que le mécanisme représentatif et expressif sous-tendant les images et les sons des films du corpus répond à la conception de l’image-cristal deleuzienne.

Celui-ci affirme, en effet, que le régime de ce type d’images repose sur le fait que « les images [et] les séquences ne s’enchainent plus par coupes rationnelles, qui terminent la première ou commence la seconde mais se ré-enchainent sur des coupes irrationnelles, qui n’appartiennent plus à aucune des deux et valent pour elles-mêmes […] [au sens où ces coupes irrationnelles] ont […] une valeur disjonctive, et non plus conjonctives. » (Gilles Deleuze, L’Image-Temps, p. 324) Ces dernières se caractérisent par conséquent par le fait qu’elles ne s’établissent plus en fonction du schème sensori-moteur – propre au cinéma classique – qui veut que le mouvement des images et dans les images se rapporte à sa propre continuité logique.

Aussi est-il vrai qu’ « une mutation cinématographique se produit lorsque les aberrations de mouvement prennent leur indépendance, c’est-à-dire lorsque les mobiles et les mouvements perdent leurs invariants. Alors se produit un renversement où le mouvement cesse de se réclamer du vrai, et où le temps cesse de se subordonner au mouvement : les deux à la fois. Le mouvement fondamental décentré devient faux mouvement, et le temps fondamentalement libéré devient puissance du faux qui s’effectue maintenant dans le faux mouvement » (Ibid., pp. 186 – 187). Tout en se reportant aux analyses effectuées dans la deuxième partie du mémoire, on comprend désormais que la dynamique filmique des œuvres du corpus s’étale autour de cette idée de coupes irrationnelles. Les procédés visuels employés que sont les faux raccords de regard ou le fait que le personnage soit intégré dans le contenu de ses hallucinations s’inscrivent effectivement dans cette optique. Il en va de même pour les différents procédés sonores qui fonctionnent par la non-assignation ou l’assignation d’une manifestation à des objets respectivement visuels ou non.

Ce que j’ai donc désigné par le terme d’images-corps semble se revendiquer d’un ensemble plus vaste d’images dont la particularité principale réside dans le fait qu’elles cessent de se rapporter à la représentation d’un événement qui suppose qu’il s’est vraiment déroulé pour conduire à l’événement en tant qu’il est faussé par et dans sa propre représentation.

Afin de clarifier ces idées, il me semble légitime et non moins nécessaire de citer l’auteur en question. Celui-ci commence par distinguer deux régimes d’images, l’un organique ou cinétique, l’autre cristallin ou chronique. La comparaison entre ces deux régimes passe par trois points essentiels. « Le premier point concerne les descriptions. On appellera « organique » une description qui suppose l’indépendance de son objet. Il ne s’agit pas de savoir si l’objet est réellement indépendant ; il ne s’agit pas de savoir si ce sont des extérieurs ou des décors. Ce qui compte, c’est que, décors ou extérieurs, le milieu décrit soit posé comme indépendant de la description que la caméra en fait, et vaille pour une réalité supposée préexistante. On appelle au contraire « cristalline » une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois […], et ne cesse de faire place à d’autres descriptions qui contredisent, déplacent ou modifient les précédentes. C’est maintenant la description même qui constitue le seul objet décomposé, multiplié » (Ibid, p. 165). L’auteur précise : « Les descriptions organiques qui présupposent l’indépendance d’un milieu qualifié servent à définir des situations sensori-motrices, tandis que les descriptions cristallines, qui constituent leur propre objet, renvoient à des situations purement optiques et sonres détachées de leur prolongement moteur : un cinéma de voyant, non plus d’action. »

On reconnaît dans la définition de la description cristalline l’idée que dans les images-corps l’image vaut à la fois pour le corps – qui est son objet – et pour elle-même, entant qu’elle renvoie précisément à l’image dans ce même corps. La description du corps passe par elle-même et renvoie toute la description du monde dans sa propre sphère.

« Le second point découle du premier, et concerne le rapport du réel et de l’imaginaire. Dans une description organique, le réel supposé se reconnaît à sa continuité, même interrompue, aux raccords qui la rétablissent, aux lois qui déterminent les successions, les simultanéités, les permanences : c’est un régime de relations localisables, d’enchaînements actuels, de connexions légales, causales et logiques. Il est certain que ce régime inclut l’irréel, le souvenir, le rêve, l’imaginaire, mais par opposition. L’imaginaire en effet apparaîtra sous la forme du caprice et de la discontinuité, chaque image étant en décrochage avec une autre dans laquelle elle se transforme. Ce sera un second pôle de l’existence, qui se définira par la pure apparition à la conscience, et non plus par les connexions légales. Les images de ce type s’actualisent dans la conscience, en fonction des besoins de l’actuel présent ou des crises du réel. Un film pourra être fait tout entier d’images-rêves, celles-ci garderont leur capacité de décrochage et de métamorphose perpétuels qui les oppose aux images-réel. Le régime organique comprendra donc deux modes d’existence comme deux pôles en opposition l’un avec l’autre : les enchaînements d’actuels du point de vue de l’imaginaire. »

« Tout autre est le régime cristallin : l’actuel est coupé de ses enchaînements moteurs, ou le réel de ses connexions légales, et le virtuel, de son côté, se dégage de ses actualisations, se met à valoir pour lui-même. Les deux modes d’existence se réunissent ensemble maintenant dans un circuit l’un derrière l’autre, échangent leur rôle et deviennent indiscernables. C’est là qu’on parlera le plus précisément d’image-cristal : la coalescence d’une image actuelle et de son image virtuelle, l’indiscernabilité des deux images distinctes » (Ibid., pp. 166 – 167).

On reconnaît là le principe général qui veut que les images-corps postulent l’inclusion du réel dans l’imaginaire par le biais du phénomène de projection. Il s’agit là de la nature même de l’image-corps : rapporter le dedans à un dehors et le dehors à un dedans de manière à ce que les deux catégories soient équivalentes et non discernables.

« En découle un nouveau statut de la narration : la narration cesse d’être véridique, c’est-à-dire de prétendre au vrai, pour se faire essentiellement falsifiante. Ce n’est pas du tout « chacun sa vérité », une variabilité concernant le contenu. C’est une puissance du faux qui remplace et détrône la forme du vrai, parce qu’elle pose la simultanéité de présents incompossibles, ou la coexistence de passés non-nécessairement vrais. La description cristalline atteignait déjà à l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, mais la narration falsifiante qui lui correspond fait un pas de plus, et pose au présent des différences inexplicables, au passé des alternatives indécidables entre le vrai et le faux » (Ibid, pp. 171 – 172).

Ce concept de narration falsifiante renvoie dans les films du corpus à deux points essentiels. D’une part, elle s’agence autour d’une continuité temporelle qui ne renvoie plus à elle-même mais à l’axe circulaire du temps imaginaire qui suppose la simultanéité ou la répétition de différents plans temporels autour d’un présent démultiplié sur lui-même. De cette manière, la narration s’établit sur une sorte de présent immobile, gelé dans des séries d’instantanés qui s’impliquent les uns sur les autres.

D’autre part, elle inscrit l’ensemble du processus filmique à la projection du corps en images et des images du corps, c’est-à-dire qu’elle s’appuie à la fois sur la représentation du monde d’une conscience et de la conscience d’un monde de sorte que le corps parait autonome à l’égard de sa propre mise en scène. Pour le dire autrement, le personnage des films du corpus fonctionne à la fois comme le metteur en scène et le spectateur de sa propre histoire. Libre à lui, symboliquement, d’inventer les scènes qui lui convient, au gré de son plaisir. C’est là que je rejoins le rapport établi entre la conception des personnages et la notion de « saisissement créateur » posé dans la première partie. Si en effet le « saisissement créateur » s’explique par un dessaisissement du créateur, on remarque que les personnages des films du corpus sont saisis en eux-mêmes d’une force créatrice qu’ils réalisent en actes tout en étant spectateur de leur de leur propre machinerie intérieure. D’une certaine façon, la représentation du saisissement créateur qui s’empare des personnages passe par une représentation dessaisissante d’eux-mêmes qui déréalise le propre contenu des films.

Max Renn, à la fin de Videodrome, programme et diffuse les scènes qui se déroulent à l’écran. De même, Johnny Smith, dans The Dead Zone, peut tout aussi bien choisir le visions dont il est victime parmi un certain choix de possibles et diriger le film à sa guise, comme si, je l’ai déjà dit, il mettait en scène sa propre mort dans la dernière séquence. Dans le même ordre d’idées, j’ai déjà démontré que Bill Lee, dans Naked Lunch, vivait à l’intérieur de son livre comme si justement il se donnait à voir les événements auxquels il est confronté. Cette idée est nettement soulignée dans eXistenZ dans la mesure où les personnages sont capables d’émettre des commentaires sur leurs propres agissements comme s’ils se regardaient agir de l’extérieur. Enfin, je l’ai déjà dit, le personnage de Spider dans le film éponyme fonctionne à son tour comme le metteur en scène de sa propre histoire. De plus, lorsqu’il pénètre pour la première fois dans l’espace de ses pseudo-souvenirs, un plan le montre en train d’écarter un rideau de sa maison d’enfance pour regarder la scène qui s’y déroule à l’intérieur – comme si justement il était le spectateur de sa propre histoire.

Ainsi, la présentation du concept d’image-cristal m’a permis de dégager les structures expressives et représentatives de mon propre concept d’images-corps. C’est que, dans la mesure où le régime cristallin « opère avec des descriptions optiques et sonores pures […], et des narrations falsifiantes, purement chroniques » (Ibid., p. 176), il me semble bien que les films du corpus s’organisent autour du même ordre d’idées que celui-ci implique. Je tiens néanmoins à préciser que les images-corps sont effectivement des images-cristal mais que les images-cristal ne sont pas forcément des images-corps. Si l’on reprend en effet la terminologie de Deleuze, il semble que les films du corpus s’apparentent tout aussi bien à des films-corps qu’à des films-cerveaux. C’est que Cronenberg ne réduit jamais le corps et le cerveau à eux-mêmes mais les implique continuellement l’un dans l’autre. Cela est valable pour l’ensemble de sa filmographie. C’est que la particularité de la dynamique expressive des films du corpus repose sur la prise en charge du corps comme schéma de représentation. C’est là son originalité et c’est désormais par ce biais que je vais tâcher des les analyser.

Chapitre 4 : L’image et l’affect

Afin de comprendre comment la représentation du corps dans les films du corpus fonctionne d’une manière autonome, de sorte qu’elle ne puisse renvoyer qu’à elle-même, il me faut reprendre et repartir de la théorie de la projection telle qu’elle a été élaborée par Sami-Ali.

Celui-ci affirme en effet que « le critère de la projection n’est […] pas à chercher dans l’adéquation ou la non-adéquation au réel, mais dans le mode d’appréhension d’un réel que l’imaginaire inclut. Car la projection est [une] relation imaginaire au monde, laquelle paradoxalement fait un avec le réel » (Sami-Ali, De la Projection, « Introduction », p. XVI ). C’est que, on le tient désormais pour acquis, la projection postule l’inclusion du réel dans l’imaginaire. Par conséquent, si le phénomène de projection ne va pas à l’encontre de la perception des objets constitutifs du réel, mais semble la transformer, c’est que « le contraire de la projection n’est […] pas le réel mais le vrai. [Dans la mesure où] le sujet qui projette se trouve d’autant plus coupé du vrai qu’il s’accroche à un réel falsifié » (Ibid., p. 136).

On rejoint évidemment le principe du régime cristallin cher à Deleuze. Dans cette perspective, on peut admettre le fait que ces deux théories – l’une fonctionnant sur le terrain de la psychosomatique, l’autre dans le domaine filmique – se répondent sur un même principe qui veut que l’image du vrai devienne image du faux et que l’image du faux devienne image du vrai. On peut dès lors partir de l’idée que les films du corpus ne cherchent pas à représenter des mondes possibles (auquel cas, la réalité s’opposerait à l’imaginaire) mais bien des réalités possibles dans lesquelles la relation précédente est envisageable (D’après Peter Morris, David Cronenberg, A Delicate Balance, pp. 96 – 97).

En effet, la question ne se pose plus de savoir si telle scène est réelle ou imaginaire – puisque chacune d’elle peut éventuellement renvoyer à autant de réalités possibles – ni si elle est objective ou subjective – puisque les deux plans se mélangent sans cesse. Cependant, dans la mesure où le corps fait office de schéma de représentation, ou si l’on veut d’ « espace de visibilité » – ce qui revient à dire qu’il donne à voir en se donnant à voir, ou selon l’expression de Paul Klee, qu’il ne rend pas le visible mais rend visible – on peut donc supposer que la force motrice des films est à chercher dans la distinction entre « l’événement comme tel et l’état de choses corporel qui le provoque ou dans lequel il s’effectue » (Gilles Deleuze, Logique du Sens, p. 245, cité par Pierre-Marie Battestini, Pensée d’un corps, pensée d’une peau… Crash de David Cronenberg, p. 65). Viendrait alors se glisser entre ces deux pôles une force qui tout en provenant du corps vient faire événement sur l’écran, c’est-à-dire la propre surface du corps, son enveloppe filmique.

De ce fait, ce qui est montré dans le film, pour paraphraser Deleuze, « c’est le corps, non pas tant qu’il est représenté comme objet mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant tel[…] [affect]. » (Gilles Deleuze, Logique de la Sensation, p. 27). On peut en effet rapprocher la façon dont Francis Bacon peint la sensation et la manière dont Cronenberg filme l’affect. C’est pourquoi, je reviens sur cette relation par la suite.

En admettant cela, on remarque en effet que chaque film du corpus tourne autour de l’expression de l’affect de l’angoisse. C’est précisément lui qui est à l’origine de la régression narcissique que j’ai évoquée dans la première partie du mémoire. Videodrome, The Dead Zone et Spider renvoient à mon sens à l’angoisse de persécution ; Naked Lunch à l’angoisse de castration ; quant à eXistenZ à une forme d’angoisse diffuse, comme existentielle. L’intérêt n’est pas tant de savoir sur quelle forme d’angoisse les films reposent mais comment celle-ci est représentée ?

On peut donc partir du fait qu’un seul et même affect traverse le corps du personnage en tant qu’il est morcelé dans ses différentes projections. Le corps est morcelé en ce sens, on l’a vu, que c’est le montage avant tout qui le morcèle : les films obéissent en effet à la règle classique du champ-contrechamp. On a dans la plupart des cas la configuration suivante : un plan nous montre le personnage en proie à l’angoisse, suivi d’un contrechamp qui correspond à l’objet halluciné, suivi enfin du retour sur le champ montrant précisément le personnage saisi dans l’angoisse, ou encore, figurant dans la mise en scène de son angoisse. Dans ce cas de figure, chaque film répond au principe selon lequel « c’est toujours l’angoisse [du personnage] qui crée un objet angoissant qui crée l’angoisse » (Sami-Ali, Le Rêve et l’Affect, p. 142) – ou si l’on veut, « c’est la même chose que de sentir de l’angoisse et que d’être aux prises avec une situation qu’on est bien obligé de qualifier d’angoissante » (Ibid., p. 26). Ainsi, « l’affect [de l’angoisse] intervient d’une manière significative, en ce sens que c’est la puissance de l’affect qui confère aux situations qu[e le personnage] est en passe de vivre un coefficient d’être que rien ne saurait démentir » (Ibid).

Pour ainsi dire, l’événement est réel – représenté comme tel – parce qu’il est affectif, qu’il est proprement ressenti de cette manière dans la sphère psychosomatique du personnage. Dans la mesure où « l’affect transforme véritablement le perçu » (Ibid., p. 111), tout se passe donc comme si « l’affect et la représentation étaient l’envers et l’avers d’un seul et même phénomène auquel la perception et la projection donnent accès, parallèlement à la présence du corps au monde et du monde au corps » (Ibid). On comprend bien que dans cette optique, l’affect n’est pas une quantité qui viendrait colorer le réel mais « il est avant tout une relation » (Ibid).

La dialectique du champ-contrechamp largement employée dans les différents films parait ainsi détournée de son mode classique d’utilisation : il ne s’agit plus de diviser un même espace homogène en deux parties hétérogènes mais tout le contraire, c’est-à-dire de lier, de faire fusionner deux parties homogènes – l’une étant l’image de l’autre – dans un espace hétérogène – un espace contenant/contenu. Le champ-contrechamp de Cronenberg fonctionne comme un pli symbolique qui lie deux parties réfléchies et réfléchissantes autour d’une même force d’affect. Autrement dit, c’est cette force d’affect qui se divise dans la dialectique du champ-contrechamp en deux parties égales mais retournées : on a l’image d’un affect dans le corps et celle d’un corps dans l’affect. Ce qui est important n’est pas tant l’objet de la représentation, la forme de l’objet imaginaire en est une parmi d’autres, que le pouvoir de transformation du réel, ce pouvoir capable de renverser une image sur elle-même, de la faire miroiter. Dans ce rapport, on peut dire que « la créativité excède la créature » (Jean-François Lyotard, Discours, Figure, p. 233).

En reprenant les films sous cet angle, on peut remarquer que l’idée de pli symbolique se regroupe en deux fonctions – correspondant exactement aux deux catégories d’hallucinations telles que je les ai posées en introduction. Premièrement, elle concerne des objets ou des personnages considérés comme des points d’appui à toute une série de métamorphoses. La télévision et le corps de Max Renn dans Videodrome, les machines à écrire dans Naked Lunch, le personnage d’Yvonne dans Spider renvoient à cette catégorie. Chacune d’entre elles fonctionne en effet comme les points nodaux à des représentations diverses et variées. Il me semble qu’il s’agit du processus primaire de condensation, et par là, du procédé métaphorique.

D’un autre côté, on a ce n’est plus seulement des objets ou des personnes qui se transforment mais l’ensemble du cadre spatial. Celui-ci est supplanté par le cadre d’une scène ou d’une situation extérieure au précédent mais qui le rejoint d’une manière ou d’une autre, et ce en général par le biais du corps. Les visions de Johnny Smith dans The Dead Zone, la partie de jeu vidéo dans eXistenZ de même que les pseudo-souvenirs de Dennis Cleg dans Spider relèvent de cette catégorie. A chaque fois, il s’agit de déplier le corps en images de manière à ce que celle-ci fonctionne comme une partie de celui-là. Il me semble ainsi que ce procédé relève du processus primaire de déplacement, et par là, du procédé métonymique.

On comprend maintenant ce qui est à l’œuvre dans les films du corpus. La représentation des hallucinations dans les films du corpus ne repose donc pas sur la représentation de mondes imaginaires mais renvoie en vérité à « l’atelier exhibé du processus primaire » (Ibid, p. 238), c’est-à-dire aux forces représentatives de l’inconscient. A l’origine, Lyotard désigne par cette formule la notion d’ « entre-monde » élaborée par Paul Klee sous ces termes : « Je l’appelle entremonde, parce que je le sens présent entre les mondes que nos sens peuvent percevoir extérieurement, et parce qu’intérieurement je peux l’assimiler suffisamment pour être capable de le projeter hors de moi sous forme de symbole. C’est dans cette direction que les enfants, les fous et les primitifs ont conservé – ou retrouvé – la faculté de voir » (). Paul Klee, à sa manière, semble définir la théorie de la projection de Sami-Ali.

On peut affirmer de ce fait que les films du corpus s’élaborent autour d’une dynamique qui « ne pense pas, ne calcule pas, (…) ne juge pas ; [mais] se borne à transformer » (Freud, cité par Jean-François Lyotard, Ibid., p. 241) au sens où cette force puise dans le réservoir de l’inconscient psychique.

Je vais à présent introduire un dernier concept – le dernier de l’ensemble du mémoire – qui est celui du « corps sans organes », dans la mesure où il semble que celui-ci caractérise de toute évidence l’articulation sémantique qui vient s’établir entre la représentation du corps et la puissance de l’affect, ou plus généralement de la sensation, auquel elle se rattache. La conceptualisation du « corps sans organes » telle que je la présente provient à l’origine d’une analyse des tableaux de Francis Bacon. L’auteur informe dans cette voie de faits qu’ « il n’y pas de sentiments chez Bacon : rien que des affects, c’est-à-dire des « sensations » et des « instincts ». C’est pourquoi, j’utilise le terme « sensation » comme s’il était l’équivalent de celui d’ « affect ».

Je tiens d’abord à donner la définition de ce concept : « Le corps sans organe s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation d’organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru d’une onde qui trace dans le corps des niveaux ou des seuils d’après les variations de son amplitude. Le corps n’a donc pas d’organes, mais des seuils ou des niveaux » (Gilles Deleuze, Logique de la Sensation, p. 33).

« A la rencontre de l’onde à tel niveau et de forces extérieures, une sensation apparait. Un organe sera donc déterminé par cette rencontre, mais un organe provisoire, qui ne dure que ce que durent le passage de l’onde et l’action de la force, et qui se déplacera pour se poser ailleurs. […] L’onde parcourt le corps ; à tel niveau un organe se déterminera, suivant la force rencontrée ; et cet organe changera, si la force elle-même change, ou si l’on passe à un autre niveau. Bref, le corps sans organes ne se définit pas par l’absence d’organes, il se définit pas seulement par l’existence d’un organe indéterminé, il se définit par la présence temporaire et provisoire des organes indéterminés » (Ibid., pp. 34 – 35).

On peut donc développer la notion de pli symbolique par l’intermédiaire du concept du « corps sans organes ». Celui-là consiste à associer l’une dans l’autre deux images réfléchies et réfléchissantes autour d’un même axe représentatif qu’est le corps. Celui-ci considère qu’à la rencontre d’une force extérieure sur l’onde parcourue dans le corps correspond l’apparition d’un organe. En liant ces deux idées, on peut ainsi affirmer qu’à la rencontre des forces inconscientes du personnage avec la manifestation visuelle de l’objet de sa projection correspond un organe de sens. Dans cette relation, c’est l’ensemble de la relation établie entre le corps du protagoniste et le processus représentatif dont il découle qui fonctionne comme un même et seul « corps sans organes ». En d’autres termes, si l’on peut considérer l’ensemble des films comme des composés d’images-corps, plus ou moins lâche, on comprend que le principe dynamique qui les agence les unes à la suite des autres s’oppose à toute « organisation », qu’il trace dans la matière même du film des niveaux ou des seuils d’après les variations de son amplitude. En d’autres termes, ce principe dynamique – l’affect ou la « sensation »« n’est pas qualitative et qualifiée, elle n’a qu’une réalité intensive qui ne détermine plus en elle des données représentatives, mais des variations allotropiques » (Ibid., p. 33).

La dynamique représentative des films du corpus vient par conséquent se rattacher à la manifestation d’une force affective qui transforme l’image d’une sphère psychosomatique en images filmiques et les images filmiques en image de cette même sphère psychosomatique. C’est à cette condition que l’on peut affirmer que la représentation du corps retourné du personnage est l’équivalent de la représentation de l’intérieur d’une conscience. Celle-ci, en effet, déplie le film sur lui-même selon des perspectives potentiellement infinies, et ce selon un rythme qui lui est propre et qui la détermine. On peut donc affirmer, pour conclure, que la relation dynamique sous-tendant l’ensemble de la représentation des films du corpus se définit par la rencontre d’une image-corps avec une sorte de force-caméra.

Cronenberg, par ailleurs, a réalisé un court-métrage intitulé Caméra qui, tout en représentant des sortes d’hallucinations, développe de nouveau le concept d’image-corps. L’originalité de ce film consiste en quelque sorte à donner le premier rôle à la caméra elle-même : celle-ci en effet est représentée à l’image, comme si s’instaurait un doute quant à savoir si la caméra n’est pas justement en train d’imaginer le film. Ce qui revient à dire que dans ce court-métrage, la force-caméra s’incarne en tant que tel dans les images-corps pour lesquelles elle fonctionne comme une sorte de succédané.

Cette relation stipule que selon les deux pôles s’opposent ou s’incluent réciproquement, se dilue ou se manifeste la projection sensible d’un organe de sens, l’expression concomitante des opérations de l’inconscient et des composants visuels et sonores de la matière du film.

Conclusion générale

Reprise

Ayant préalablement remarqué que la représentation des hallucinations dans les films de David Cronenberg posait un problème dans la mesure où elles ne sont jamais désignées comme telles ou pour elles-mêmes mais s’agencent sur le même mode réaliste que l’ensemble des objets perçus, j’ai constitué une première hypothèse qui consiste à supposer que les hallucinations revoient au corps même du protagoniste qui en est la victime au sens où celui-ci est retourné comme un gant.

Partant de là, j’ai démontré que la conception d’un tel personnage renvoyait à la mise en scène d’une régression narcissique. Cette régression, en effet, passe par un certain facteur de dessaisissement qui renvoie à la fois au phénomène de la dépersonnalisation du sujet et à celui de la déréalisation du monde extérieur – phénomènes sur lesquels s’appuie l’ensemble des films du corpus. J’ai alors introduit et présenté le concept de projection tout en le désignant comme le phénomène moteur du facteur de dessaisissement. Ainsi, tout en suivant la pensée de Sami-Ali, spécialiste de la théorie de la projection, j’ai remarqué que la représentation des hallucinations dans les films du corpus reposait sur l’idée que les personnages qui en sont à l’origine confondent leurs propres frontières psychiques avec celles du monde dans lequel ils évoluent. J’en ai donc conclu que ces personnages fonctionnaient comme des « corps en souffrance », c’est-à-dire des corps non enveloppés.

Présentant par la suite le concept d’espace imaginaire qui renvoie à l’organisation psychique originaire et primordiale des catégories spatiales et temporelles qui s’effectue en fonction de la relation logique d’inclusions réciproques, j’ai démontré que les coordonnées spatiales et temporelles du processus représentatif de chacun des films du corpus s’agençaient exactement selon le même principe qui veut que le corps se contienne lui-même, que l’espace se renferme sur lui-même et enfin que le temps s’enroule sur lui-même. De cette manière, j’en ai déduit qu’une seule et même organisation gérait la représentation psychique des personnages et la représentation filmique des œuvres du corpus.

Cette idée m’a alors permis de considérer le problème sous un angle nouveau. Il m’a semblé en effet que la représentation du corps ne renvoyait qu’à elle-même, et ce précisément par le biais de la représentation des hallucinations. J’ai défini ce rapport logique entre établi entre le corps et l’image sous le terme d’image-corps. Celle-ci postule le fait que l’image même des films du corpus s’organise en fonction d’un dedans et d’un dehors et pour laquelle le corps fait figure de schéma de représentation. J’en ai déduit que l’ensemble du processus représentatif s’apparentait à au retournement symbolique du corps en images filmiques. De manière à renforcer ce concept, j’ai alors analysé la bande-son de chaque film du corpus et remarqué que le travail sur le son s’effectuait sur le même principe expressif que le travail sur la bande-images – principe qui, encore une fois, repose sur cette même relation logique d’inclusions réciproques qui veut que le dedans soit l’équivalent du dehors.

Cherchant à définir le statut filmique de ces images-corps – c’est-à-dire d’en dégager les dynamiques représentatives et expressives – j’ai introduit un nouveau concept, celui de l’image-cristal, et remarqué que les images-corps s’agencent les unes à la suite des autres par des séries de coupes irrationnelles qui les assignent à la représentation de situations purement optiques et sonores – c’est-à-dire détachées de leur propension à désigner le vrai tout en s’appuyant sur l’autonomisation des puissances du faux à quoi répond précisément le processus représentatif des hallucinations. Je me suis enfin demandé en vertu de quelles forces les images-corps sont-elles alors en mesure de se déduire les unes des autres. Il m’a semblé de ce fait que ces forces s’apparentaient au frayage de l’affect – ou plus généralement de la sensation – de l’angoisse dans la mesure où celui-ci est à même de déplier la représentation sur elle-même. J’en ai alors conclu que la dynamique représentative des films consistait à désorganiser ses propres images en vertu d’une relation polymorphique entretenue doublement par les images-corps et par une certaine force représentative, une force-caméra.

Cronenberg et Artaud autour de l’expressionnisme

Pour compléter cette conclusion, il me reste à revenir sur la définition du fantastique telle qu’elle est mise en pratique dans les films du corpus. J’ai affirmé en effet au cours de l’introduction que le fantastique de Cronenberg s’apparentait à une certaine forme expressionniste dans la mesure où il s’agit de figurer par les moyens expressifs propres au cinéma ce qui se passe dans la sphère psychosomatique du personnage. Pourtant, il me semble désormais que tout en répondant à cette idée, le travail de Cronenberg vise une approche relativement différente de celle du cinéma expressionniste en général.

Cette différence, à mon sens, est exactement la même que celle qui sépare la pensée d’Antonin Artaud avec l’école expressionniste telle que la conçoit Deleuze. Chez Artaud, en effet, « ce n’est plus la pensée qui se confronte au refoulement, à l’inconscient, au rêve, à la sexualité ou à la mort, comme dans l’expressionisme (et aussi dans le surréalisme), ce sont toutes ces déterminations qui se confrontent à la pensée comme plus haut « problème » ou qui entrent en rapport avec l’indéterminable, l’inévocable. L’ombilic ou la momie, n’est plus le noyau irréductible du rêve auquel la pensée se heurte, c’est au contraire le noyau de la pensée, « l’envers des pensées », auquel même les rêves se heurtent, et rebondissent, se cassent. Tandis que l’expressionisme fait subir à la veille un traitement nocturne, Artaud fait subir au rêve un traitement diurne » (Gilles Deleuze, L’Image-Temps, p. 217. L’ « ombilic » et la « momie » font référence à des poèmes d’Artaud). Ce traitement, on le retrouve précisément dans les films du corpus en ce sens que c’est par l’intermédiaire du procédé des hallucinations que Cronenberg parvient à ce résultat.

« Artaud renverse « les termes du mouvement », il place en premier lieu « la dépossession, et non plus la totalité dont cette dépossession apparaissait d’abord comme le simple manque. Ce qui est premier, ce n’est pas la plénitude de l’être, c’est la lézarde et la fissure… » [C’est-à-dire] d’une part la présence d’un impensable de la pensée, et qui serait à la fois comme sa source et son barrage ; et d’autre part la présence à l’infini d’un autre penseur dans le penseur, qui brise tout monologue d’un moi pensant » (Ibid., pp. 218 – 219. La citation dans la citation est de Maurice Blanchot). On retrouve effectivement chez Artaud les procédures que j’ai dégagées tout au long du mémoire : la régression narcissique en tant que mouvement narratif général, la relation d’inclusions réciproques qui s’établit sur des coordonnées discontinues et disjonctives, et dans un ensemble plus vaste d’idées « cette espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité » (Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, p. 95).

C’est que, de plus, on trouve certaines correspondances conceptuelles entre le cinéma tel que le voyait Artaud – « ce cinéma de la cruauté, dont [il] disait qu’il ne raconte pas une histoire, mais développe une suite d’états d’esprits qui se déduisent les uns des autres comme la pensée se déduit de la pensée » – et le propre cinéma de Cronenberg.

« La peau humaine des choses, le derme de la réalité, voilà avec quoi le cinéma joue d’abord. Il exalte la matière et nous la fait apparaitre dans sa spiritualité profonde, dans ses relations avec l’esprit d’où elle est issue. Les images naissent, se déduisent les unes des autres en tant qu’images, imposent une synthèse objective plus pénétrante que n’importe quelle abstraction, créent des mondes qui ne demandent rien à personne ni à rien. (…) [Le cinéma] ne se sépare pas de la vie mais il retrouve comme la disposition primitive des choses. (…) Une certaine agitation d’objets, de formes, d’expressions ne se traduisent bien que dans les convulsions et les sursauts d’une réalité qui semble se détruire elle-même avec une certaine ironie où l’on entend crier les extrémités de l’esprit » (Antonin Artaud, Œuvres Complètes, tome 3, pp. 19 – 20).

« Le cinéma me semble surtout fait pour exprimer les choses de la pensée, l’intérieur de la conscience, et pas tellement par le jeu des images que par quelque chose de plus impondérable qui nous les restitue avec leur matière directe, sans interpositions, sans représentations. (…) Il n’y aura pas d’un côté le cinéma qui représente la vie, et de l’autre celui qui représente le fonctionnement de la pensée. Car de plus en plus la vie, ce que nous appelons la vie, deviendra inséparable de l’esprit » (Ibid., p. 66).

Cronenberg et Artaud semblent déployer leurs œuvres autour des mêmes interrogations, mieux autour d’une même cruauté qui consiste à confiner et à scruter l’Homme dans une réalité qui n’est autre que sa propre substance. Le cinéma, pour ces deux artistes, s’afficherait dès lors comme l’un des moyens les plus pertinents pour représenter les nœuds formés concomitamment par la pensée et la matière.

Bibliographie

A/ Les ouvrages consacrés aux films de David Cronenberg

_ BATTESTINI Paul-Marie, Pensée d’un corps, Pensée d’une peau… Crash de David Cronenberg, Dreamland Editeurs, Paris, 2002, 144 p.
_ BEARD William & HANDLING Piers (dir.), L’Horreur Intérieure, Les Editions du Cerf & La Cinémathèque Québécoise, Paris, Montréal, 1990, 258 p.
_ BELHAJ KACEM Mehdi, eXistenZ – Lecture d’un Film, Editions Tristram, Paris, 2001, 2005, 60 p.
_ GRUNBERG Serge, David Cronenberg, Editions Cahiers du Cinéma, Paris, 1992, 2002, 188 p.
_ GRUNBERG Serge, David Cronenberg, Entretiens avec Serge Grunberg, Editions Cahiers du Cinéma, Paris, 2000, 190 p.
_ MORRIS Peter, David Cronenberg, A Delicate Balance, ECW Press, Toronto, 1994, 156 p.
_ POMPOM Géraldine & VERRONNEAU Pierre, David Cronenberg: La Beauté du Chaos, Editions du Cerf / Editions Corlet, Paris, Condé-sur-Noireau, 2003, 248 p.

B/ Les ouvrages consacrés a la psychanalyse

_ ANZIEU Didier, Le Moi-Peau, Dunod, Paris, 1985, 1995, 292 p.
_ DESSUANT Pierre, Le Narcissisme, Presses Universitaires de France coll. « Que Sais-Je ? », Paris, 1983, 2004, 128 p.
_ De M’UZAN Michel, De l’Art à la Mort, Gallimard coll. « Tel », 1977, 204 p.
_ SAMI-ALI, De la Projection, Dunod, Paris, 1970, 1986, 2004, 204 p.
_ SAMI-ALI, L’Espace Imaginaire, Gallimard, Paris, 1974, 266 p.
_ SAMI-ALI, Corps Réel, Corps Imaginaire, Dunod, Paris, 1977, 1998, 142 p.
_ SAMI-ALI, Le Visuel et le Tactile, Dunod, Paris, 1984, 1987, 154 p.
_ SAMI-ALI, Le Corps, l’Espace et le Temps, Dunod, Paris, 1990, 1998, 162 p.
_ SAMI-ALI, Le Rêve et l’Affect, Dunod, Paris, 1997, 272 p.

C/ Les ouvrages consacrés a l’esthétique du cinéma

_ ARTAUD Antonin, Œuvres Complètes, Tome 3, Gallimard, Paris, 1978, 442 p.
_ AUMONT Jacques (dir.), L’Invention de la Figure Humaine – Le Cinéma : L’Humain et l’Inhumain, Cinémathèque Français, Paris, 1995, 368 p.
_ BRENEZ Nicole, De la Figure en Général, et du Corps en Particulier, De Boeck Université, Paris, bruxelles, 1998, 468 p.
_ DELEUZE Gilles, L’Image-Temps, Les Editions de Minuit, Paris, 1985, 380 p.

D/ Les ouvrages consacrés a l’esthétique en général

_ DELEUZE Gilles, Francis Bacon, Logique de la Sensation, Volume 1/2, Editions de la Différence, 1981, 112 p.
_ LYOTARD Jean-François, Discours, Figure, Klincksieck, Paris, 1971, 2002, 428 p.

E/ Les ouvrages de fiction – un ouvrage de poésie

_ ARTAUD Antonin, L’Ombilic des Limbes, Gallimard, Paris, 1927, 1956, 1968, 2005 ; 252 p.
_ BALLARD James G., Crash !, Calmann-Lévy, Paris, 1974, 254 p.
_ BURROUGHS William S., Le Festin Nu, Gallimard, Paris, 1964, 2002, 338 p.


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