La Passagère

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Plongée traumatisante dans l’électrochoc concentrationnaire, « La Passagère » est une oeuvre lacunaire unique en son genre tant elle interroge l’horreur de l’Holocauste par la crudité aseptisante de ses descriptions aussi bien que par les zones d’ombre qui la traversent. Retour sur ce chef d’oeuvre en puissance qui ressort en salles en version restaurée 4K.

Souvenirs contradictoires et conscience coupable à l’œuvre…

La Passagère porte à l’écran le roman autobiographique éponyme de Zofia Posmysz-Piasecka, survivante des camps de concentration d’Auschwitz et de Ravensbrück.

Le prologue renvoie à la genèse contrariée du dernier film resté inachevé d’Andrzej Munk. A l’issue d’un accident d’automobile, ce dernier perdit prématurément la vie ; interrompant définitivement le tournage. Après ces prolégomènes nécessaires, le cadre narratif montre un paquebot transatlantique en pleine mer..

Liza Kretschmer (Aleksandra Slaska), une ancienne surveillante en chef (kapo) affectée à la section des femmes du camp de concentration Auschwitz-Birkenau, effectue en 1961 une croisière sur un paquebot en compagnie de son époux Walter. Son regard croise dans un flash celui d’une femme qu’elle assimile à une ex-détenue politique juive sous sa houlette, Martha (Anna Ciepielewska). L’impression fugace ravive en elle des souvenirs contradictoires où rejaillit une conscience coupable à l’œuvre…

Un puzzle improbable

Supervisée par son assistant-réalisateur, Witold Lesiewicz, entre 1961 et 1963, l’œuvre hétérogène ne laisse pas d’interpeller. Dans sa tentative de recomposer un puzzle improbable, il ré-assemble les séquences déjà tournées entre elles sans volonté d’achever un film que ses lacunes mêmes légitiment. Ce qu’il nous reste est un matériau composite et hybride duquel émane une expression de vacuité horrifiée, une dégradation qui se lit comme un constat cuisant et glaçant à la fois.

Sans jamais se vouloir un réquisitoire, La Passagère autopsie cliniquement ce que pouvait être l’engrenage
du système carcéral génocidaire. La narration off qui dénie parfois la crudité des images exhibées est celle de la surveillante qui soulève de façon obsédante les questions ontologiques de responsabilité de l’horreur concentrationnaire.

La réussite de Munk consiste à ne rien retirer de l’horreur ambiante tout en approfondissant la personnalité des individus qui figurent les rouages de ce système concentrationnaire. L’on assiste en témoins involontaires à la re-création quasi fonctionnelle dans sa froideur calculée d’un environnement aussi délétère que le gaz mortel distillé par les conduites des douches.

 


La Passagère interroge l’Holocauste et ses répercussions dans le creuset de la mémoire collective

Fruit mûri par un cinéaste polonais sorti tout droit de sa promotion de l’école de Lodz aux côtés de Wajda et Kawalerowic, le film participe d’un patchwork d’affects assemblé de bric et de broc pour ne pas dénaturer le projet initial de son auteur. Dans le même temps, c’est cette grande disparité entre ses composants qui interroge l’Holocauste et ses répercussions dans le creuset de la mémoire collective.

Liza, la protagoniste principale, livre à son mari Walter une version aseptisée de sa vie antérieure de kapo comme une manière de se dédouaner d’un fardeau psychologique trop pesant. Elle se préserve et se disculpe d’une responsabilité individuelle en invoquant la raison d’État: “c’est pas moi dit le bourreau”. Prisonnière d’un système concentrationnaire hiérarchisé, elle est conduite insensiblement à obéir à des ordres iniques. Malgré tout, Liza fera son possible pour atténuer la sévérité de l’incarcération de Martha dans les apparences. Assumant un rapport pervers de jeu du chat et de la souris entre le bourreau et sa victime, elle va réinvestir le pouvoir que lui arroge sa fonction de kapo sur Martha. La liberté est soumise à question dès lors que la réalité carcérale les met l’une
en face de l’autre dans un affrontement muet continuellement reconduit.

Recourant à un staccato assourdi d’images arrêtées comme autant d’instantanés qui égrènent une continuité de roman-photos avec le transatlantique pour cadre narratif, La Passagère renvoie en substance au film expérimental La Jetée de Chris Marker.

 


Un univers déshumanisé et déshumanisant

L’imagerie mortifère de l’holocauste est laissée dans l’arrière-plan de l’univers concentrationnaire comme une toile de fond de l’ignoble et de l’indicible.

L’authentification du lieu où ont été perpétrées tant d’atrocités avec ses enfilades ininterrompues de barbelés sert de caisse de résonance des fulgurances de souvenirs de la kapo confrontée dans un flash à sa victime qui est tout sauf compatissante ou expiatoire.

Cependant les séquences à l’intérieur du camp d’Auschwitz-Birkenau, loin de céder à un voyeurisme malsain, dénotent d’une extrême probité de moyens. Des scènes concises soulignent sans l’accuser l’horreur concentrationnaire.

Andrzej Munk va jusqu’à ébaucher une idylle platonique entre Martha et Tadeusz (Jan Kreczmar), un détenu artiste, comme pour instiller une once d’humanité dans un univers totalement déshumanisé et déshumanisant. Munk recrée la routine quotidienne du camp dépourvue d’affects ou de compassion et uniquement dictée par la maltraitance qu’inflige à la schlague le tortionnaire à sa victime dans des raccourcis sidérants.

Le sort désigne Martha, jeune juive polonaise, détenue politique, pour être sa secrétaire particulière en charge
de l’inventaire des effets personnels confisqués d’emblée aux nouvelles arrivantes à leur entrée à Birkenau-Auschwitz pour, en principe, ne plus jamais devoir en sortir. On perçoit distinctement l’étoile jaune brodés sur des vêtements suspendus à des cintres voisinant avec des amoncellements hétéroclites. Le visage de l’actrice au crâne partiellement tondu rappelle en substance celui émacié de Falconetti dans son rôle iconique de la Jeanne d’Arc de Dreyer.

Comme procédant d’un rituel macabre quasi routinier dans sa répétition, d’ âcres volutes de suie noire sortent
des cheminées. A l’arrivée de nouveaux convois de déportés juifs, tandis qu’une toute jeune population tenue par la main est dirigée d’autorité sous la surveillance de soldats SS flanqués de bergers allemands vers les douches, des soldats SS sont préposés à déposer des capsules de Zyklon B sur les toits dans les conduites d’aération des chambres à gaz maquillées en douches. C’est cette pantomime macabre que reproduit minutieusement Munk comme pour
exorciser l’enfer génocidaire dans sa fonctionnalité extrême.

Le cinéaste laisse découvrir presque à la dérobée l’usine à déshumaniser nazie broyant toute velléité de résistance à l’arrivée au camp en dépouillant les déportés de leurs vêtements pour les humilier et annihiler leur volonté en niant leur identité et toute dignité sous-jacente. En filigrane, Andrzej Munk nous invite à ne pas croire ces personnes assignées à ces tâches de maltraitance et de froides exécutions si elles disent ne pas avoir le choix. Les individus qui
accomplissent un acte malveillant mus par une injonction ou un commandement se convainquent de leur normalité, leur manque de culpabilité.

La mémoire est une illusion

Sommée de se souvenir, dans un éclair matérialisé par une solarisation, des vérités enterrées dans la boue d’Auschwitz, Liza est aveuglée par ses contradictions. Cependant, rien ne peut plus perturber sa vie alors qu’elle se projette parmi la masse indifférenciée de gens obtus aux crimes perpétrés par le passé. La mémoire est une illusion. Notre déshumanité a besoin d’une éternité de compassion pour être définitivement oubliée. Thésée sortit du labyrinthe grâce au fil d’Ariane. Dans La Passagère, c’est l’écheveau que débrouille la conscience culpabilisante de Liza qui nous guide à travers ses errements du passé.
La Passagère est distribué en salles et en version restaurée par Malavida.

Titre original : Pasazerka

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