Malgré la rapidité du tournage et sa grande filiation avec King Kong, le film de Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel est pourtant bien unique… beaucoup plus que ce que l’on a voulu en faire au départ. Sombre, cruel, Les Chasses du comte Zaroff rajoute une pierre à l’édifice de l’horreur en lui donnant un visage humain, et devient le premier survival du cinéma. C’est Robert Rainsford (Joel McCrea, tellement américain qu’il en est touchant) qui va tenter de survivre dans l’île sur laquelle il a fait naufrage. Accompagné de la belle Eve Trowbridge (Fay Wray), Robert, le célèbre chasseur, va se retrouver, tel un gibier, pourchassé par le terrible Comte Zaroff (Leslie Banks, tellement russe qu’il en est effrayant). Difficile inversion des rôles pour l’un, jeu exquis pour l’autre. Ce qui est instantanément marquant, c’est la manière dont la menace, le Monstre se démarque des productions horrifiques de l’époque.
Les grandes oeuvres de genre de 1931 que sont le Frankenstein de James Whale et le Dracula de Tod Browning ont toutes deux en commun de faire appel à une horreur déshumanisée. Que ce soit Boris Karloff ou Bela Lugosi, les deux grands acteurs jouent le rôle d’un véritable monstre, ce qui est à des lieues de ce qui fut proposé à Leslie Banks. S’il se conduit comme un monstre en chassant littéralement ses invités lors de nuits macabres, Zaroff, lui, n’en est pas moins un homme. Davantage que dans un assouvissement de son instinct animal, le Comte se conduit comme un scientifique, voire un esthète. Plus qu’un chasseur, il étudie le comportement des hommes lorsqu’ils sont placés dans une situation de survie. Sa chasse est calculée, méthodique. Malgré le cabotinage évident de Leslie Banks, son interprétation reste tout à fait fascinante tant il semble « habiter » ce personnage tourmenté. La folie est toute proche mais jamais il ne franchira la ligne. Ses yeux, son allure maniérée à outrance, le font tomber dans la démence lorsque sa salle des trophées morbide le ramène violemment dans une réalité lucide et parfaitement organisée. Une performance qui donne le vertige.
Linéaire, l’oeuvre se divise en deux parties très distinctes. L’une, immobile, se déroule dans le manoir du Comte, la seconde étant réservée à la chasse en elle même. De la version en noir et blanc à la version colorisée, également disponible dans cette réédition, la première est la seule qui permette d’apprécier réellement l’esthétique si particulière du film à sa juste valeur. Vaguement gothique, le manoir du Comte y apparaît vivant, mouvant et on ne peut plus menaçant, alors que la couleur elle, lève le voile sur toutes ses zones d’ombres. Durant la chasse, alors que certains plans en noir et blanc tendent vers le surréalisme voire l’abstraction (la magnifique scène des marécages), les couleurs désamorcent toute ambition poétique. En effet, presque sans dialogue, la course de Robert et Eve aux quatre coins de l’île de Zaroff, se noyant dans ces décors immenses, perdus dans la nature, nous renvoie, tel un miroir, une image assez dérangeante. Faisant fi de tout, même de la parole, c’est aux premières heures de l’humanité que nous convient Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel. Le magnifique plan final, qui voit régler le sort du Comte, résonnant alors comme un naturel rappel de qui nous sommes. Qu’importe comment se terminera le funeste jeu mis en place par Zaroff, il n’en restera que le traumatisme de n’avoir jamais été aussi près de ce que l’on est vraiment. Nos héros, eux, auront toute leur vie pour essayer d’oublier. Ne cherchez pas le happy end.