Kurosawa : trente films, un demi-siècle de cinéma

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« La plupart des cinéastes ont à leur actif un chef-d’œuvre qui a fait leur renommée. Kurosawa en a huit ou neuf. C’est l’un des deux ou trois maîtres du cinéma d’aujourd’hui » (Francis Ford Coppola)

Ces huit ou neuf chef-d’œuvres dont parle Coppola, ce sont probablement Les Sept Samouraïs, Vivre, Le Château de l’araignée, Rashomon, Kagemusha, Chien enragé, Entre le ciel et l’enfer, ou encore Les Bas-fonds et Yojimbo.

Il y a des cinéastes précoces, qui donnent le meilleur d’eux-mêmes dès leur premier film. Au contraire, certains autres, la plupart en fait, s’affirment avec l’écoulement du temps. Akira Kurosawa fait partie de cette seconde catégorie de cinéastes. Il lui aura fallu en effet sept films pour parvenir à réaliser L’Ange ivre, qui marque un tournant dans sa carrière. L’on est alors en 1948, et les dix ans qui suivront constitueront la décennie d’or du cinéaste, celle qui nous livrera ses œuvres majeurs. Les années 1970 seront inégales, ponctuées par de très bons films mais également marquées par des échecs cuisants. 1980 est l’année de Kagemusha et de la consécration internationale (Palme d’or à Cannes, Oscars). Le Kurosawa des années 1980 et 1990, celui de Kagemusha, Ran, Rhapsodie en août et Madadayo, est un homme serein et lucide, parvenu par l’expérience et la connaissance de son sujet à une ascèse totale. Plus que « L’Empereur », nom que lui donnent les critiques occidentaux, il est devenu le « Sensei », le maître.

Aujourd’hui, certains ont de lui l’image d’un metteur en scène de « films de samouraïs » ; une image ô combien erronée. Cantonner l’œuvre de Kurosawa aux films de samouraïs reviendrait à passer à côté de plus d’une vingtaine d’autres films.

Autre image qui colle à la peau de Kurosawa : celui du plus occidental des cinéastes japonais ; là aussi, faisons tomber les préjugés : Kurosawa, même s’il a des connaissances, par ses lectures et les films qu’il a vus dans sa jeunesse, de la culture occidentale, est avant tout un spécialiste de la culture japonaise : « Je suis japonais, je pense en tant que Japonais, et je réalise mes films avec cet état d’esprit » (matériel pour la presse). Le cinéaste passera même sont temps à déplorer le manque d’intérêt des Japonais pour l’histoire de leur propre pays, et à s’indigner contre le manque de fierté du peuple japonais : « Pourquoi ce peuple japonais ne fait-il aucune confiance dans la valeur du Japon ? Pourquoi tout ce qui est étranger, le porte-t-il aux nues, et tout ce qui est japonais, le dénigre-t-il ? […] Je ne sais pas comment expliquer ce manque de discernement, et je ne peux que déplorer profondément le manque de caractère de mon peuple » (in Comme une autobiographie d’Akira Kurosawa, en ce qui concerne les réactions négatives de la presse japonaise aux prix décernés à l’étranger à Rashomon).

Enfin, un dernier point doit être éclairci : ils sont nombreux ceux qui ont taxé Kurosawa d’être un cinéaste « humaniste » ; encore plus nombreux sont ceux qui, à l’inverse, voient en lui une sorte de « messie » qui n’aurait pas cessé, durant toute son œuvre, de pointer du doigt la vilenie des hommes. Entre ces deux positions définitivement contradictoires, nous n’en choisirons…aucune ! Qu’est-ce donc qu’un cinéaste « humaniste » ? Si c’est un cinéaste qui place l’humain au centre de son œuvre, alors oui, Kurosawa est un humaniste…comme les trois quarts de ses confrères ! Le terme d’ « humaniste » correspond à une notion philosophique précise ; le monde du cinéma (entre autres) l’a complètement galvaudé, et nous ne l’emploierons jamais dans cette étude. Quant à dire que Kurosawa serait le cinéaste qui a le mieux cerner la faiblesse de l’homme, ce serait oublier des films comme Madadayo, et ne faire aucun cas des personnages comme Kameda, le héros de L’Idiot, ou du docteur Barberousse, incarnations de tout ce qui fait la noblesse de l’homme.

Si Kurosawa n’est ni un cinéaste de films de samouraïs, ni un cinéaste occidental, ni un « humaniste », ni un homme aigri, qui est-il donc ? Il est tout d’abord le cinéaste de la diversité. De Sugata Sanshiro (1943) à Madadayo (1993), on est surtout frappé par la diversité des films de Kurosawa. Autant Kenji Mizoguchi et Yasujiro Ozu, voire même Mikio Naruse, étaient devenus les spécialistes de genres cinématographiques bien précis, abordant toujours plus ou moins le même thème (le rapport entre l’individu et une société aliénante, la dissolution de la petite famille bourgeoise), autant Kurosawa ne s’est jamais enfermé dans un seul style de films. Pour reprendre la classification de Michel Estève, on peut dire que les films de Kurosawa peuvent être classés en deux grandes catégories : d’un côté les films d’action à sujet historique (Sugata Sanshiro, Rashomon, Les Sept samouraïs, Le Château de l’araignée, La forteresse cachée, Yojimbo, Kagemusha, Ran,…). Et de l’autre les films dont le thème est moderne et social. Ces films sont eux-mêmes subdivisés en trois courants, selon que le cinéaste puise son inspiration dans une œuvre littéraire (L’Idiot, Les Bas-fonds,…) ; soit que l’intrigue réponde aux caractéristiques du genre policier (Chien enragé, L’Ange ivre, Entre le ciel et l’enfer) ; soit enfin que le sujet traité n’entre dans aucune de ces catégories, étant assez caractérisé par lui-même pour s’en passer : Vivre (l’homme face à la mort), Vivre dans la peur (ou l’homme face à la menace atomique), Dersou Ouzala (l’homme et la nature),…

Bien sûr, les films à caractère historique contiennent tous une certaine réflexion sur la condition humaine : dans Les Sept samouraïs, l’évocation historique de la persécution de paysans par des bandits est le lit d’indéniables prolongements sociaux (rapports entre deux classes, celle des samouraïs et celle des paysans, par exemple) ; Rashomon, lui, propose une réflexion aiguë sur le thème de l’impossible vérité et sur la faculté de l’homme à mentir. Autrement dit, dans tous ses films d’action, Kurosawa se permet d’introduire une réflexion. Action – Réflexion, voilà l’une des lignes directrices majeures de l’œuvre de cinéaste.

Kurosawa est en outre un cinéaste moral. Et si Kurosawa a été taxé d’être un cinéaste occidental par les Japonais eux-mêmes, c’est justement parce qu’il mettait en avant l’action individuelle au détriment d’une lignée collective. Nul doute que dans l’esprit de Kurosawa, cette lignée collective entraîne la dissolution de l’individualité. Nous reviendrons plus en détail sur ce point fondamental.

On pourrait ainsi continuer dans cette introduction à développer tous les points clés de ce mémoire : dire que Kurosawa donne à l’initiation et rapport maître – élève une place particulière dans son œuvre, que sa vision des hommes est ambiguë et évolutive, que son idéalisme se heurte à la dure réalité de la vie,…

Cette étude aura pour objectif de montrer en quoi la diversité des thèmes et des réflexions abordés dans les films de Kurosawa en fait un cinéaste complet, un cinéaste de la vie.

Mais comment faire pour cerner cet homme finalement assez mystérieux, qui a toujours peu aimé (et su) parler de ses films ? La méthode nous est donnée par Kurosawa lui-même dans les dernières lignes de son autobiographie : « Je suis un faiseur de films ; les films sont mon véritable moyen d’expression. Pour savoir ce que je suis devenu, je pense que la meilleure façon de faire serait d’observer les personnages des films que j’ai faits. Bien que les êtres humains soient incapables de parler d’eux-mêmes avec une totale honnêteté, il leur est beaucoup plus difficile de se dérober à la vérité quand ils jouent à être un autre. Ils en disent alors beaucoup plus sur eux-mêmes, d’une façon très directe. Rien n’en révèle plus sur son créateur que l’œuvre elle-même ».

Autrement dit, il ne s’agira pas seulement de raconter les films de Kurosawa, mais de les analyser, de les organiser de manière cohérente en suivant une progression logique. Il sera fondamental, pour comprendre l’évolution du cinéaste, de comparer ces films entre eux, et de les regrouper en thèmes.

L’étude sera composée de trois parties principales. La première aura pour objet d’étudier l’opposition évidente entre le « Kurosawa pessimiste » et le « Kurosawa idéaliste ». On ne peut pas contester le fait que Kurosawa ait développé une vision assez noire de l’homme ; il faudra expliquer pourquoi, ce qui passera naturellement par l’analyse de la tendance inverse à ce « pessimisme anthropologique », à savoir un idéalisme presque naïf. Il nous faudra ensuite dépasser cette opposition par trop simpliste.

Kurosawa, comme nous l’avons mentionné précédemment, sait ce qui, à certaines occasions, peut faire toute la grandeur du genre humain. L’homme est pour Kurosawa un être formidablement complexe, dont il s’agira de scruter les tréfonds de l’âme. Ce Kurosawa quasi-anthropologue sera l’objet de notre seconde partie. Nous montrerons que le héros types des films de Kurosawa n’est jamais ni entièrement bon ni totalement méchant, qu’il est ombre et lumière à la fois. Le cinéma de Kurosawa est un cinéma de la dualité, le réduire à un manichéisme de base serait dommageable. La conclusion de cette seconde partie sera fondamentale ; elle permettra de mieux saisir la réflexion qui, de proche en proche, montre que les bassesses humaines décrites dans la première partie sont le fruit d’un processus complexe qui ne saurait être réduit à un énoncé du genre : « Les hommes font le mal parce qu’ils sont mauvais ».

La dernière partie enfin s’attachera à analyser la vision de la vie développée par le cinéaste, et à décrire le processus qui amène les personnages de Kurosawa à apprendre, agir, et mourir. L’idée directrice sera que le cinéaste a développé une vision cyclique de la vie, que ses personnages, lorsqu’ils sont au seuil de la mort, procèdent d’un retour vers l’enfance.

Partie 1 : Entre pessimisme anthropologique et idéalisme : « misère en grandeur de l’homme »

 

Chapitre 1: La « tragédie du destin humain »

Mensonges, égocentrisme, meurtre, corruption, déchéance physique et morale : Kurosawa ne se fait pas d’illusion sur les tares de la société, et sait mettre en évidence ce qui fait « la misère » de l’homme. Petit florilège de ce qui constitue « la tragédie du destin humain ».

Section 1: Le mensonge et l’égocentrisme : Rashomon

An 750 de l’ère Heian. Le corps du samouraï Takehiro Kanazawa vient d’être retrouvé dans une forêt près de Kyoto. Tajomaru, un célèbre bandit, est le suspect évident : on l’a capturé en possession du cheval du défunt samouraï. Les trois acteurs directs du drame (le bandit, la femme du samouraï et le samouraï lui-même, par l’intermédiaire d’un médium) se retrouvent au tribunal pour y donner leur version des faits. Bien sûr, chacune est différente de l’autre. Vient ensuite la version du seul témoin du meurtre, un bûcheron, qui reprend partiellement la version du bandit mais rejette totalement celle des deux époux : il n’y a plus de duel chevaleresque, ni de suicide au nom de l’honneur ; les trois protagonistes de l’affaire sont démythifiés.

A la fin du récit, on ne sait toujours pas avec exactitude ce qu’il s’est réellement passé, mais on connaît par contre les ressorts qui commandent le mensonge : « Les êtres humains sont incapables d’être honnêtes avec eux-mêmes sur ce qui les concerne, ils ne savent pas parler d’eux sans embellir le tableau. Ce sont de tels êtres humains que dépeint Rashomon. Ce qui montre que ce besoin condamnable de flatter le mensonge existe par-delà la mort, c’est que même le fantôme du personnage mort, quand il parle aux vivants par le truchement d’un médium, ne peut pas non plus renoncer à mentir » (in Comme une autobiographie, d’Akira Kurosawa).

Le film porte une profonde réflexion sur l’égocentrisme humain et la capacité de (se) mentir. La vérité « ultime » (pas celle que l’on tient pour vraie par croyance illusoire) est impossible à trouver, car les hommes ne savent ni ne veulent voir. Ils ne savent pas voir par manque de réflexion et de recul. Ils ne veulent pas voir par hypocrisie, par mauvaise foi, ou tout simplement par faiblesse (le but ultime étant de sauver la face et les apparences). En fait, tous les protagonistes de l’histoire suivent le schéma suivant : il se mentent à eux-mêmes, et une fois persuadés de le véracité de leur propos, dupent autrui ; à l’origine du mensonge, donc, une source somatique : le bandit, la femme et le samouraï manipulent d’eux-mêmes la vérité en racontant non pas ce qu’ils ont réellement fait mais ce qu’ils auraient aimé faire, et ce pour « briller », pour « paraître ». « Nous n’évoquons que ce qui nous arrange, prêts à croire le faux quand cela nous arrange », dit le passant à qui le bûcheron confie sa version des faits.

Cela introduit de manière directe une réflexion sur l’égocentrisme : « L’égocentrisme est une faute que l’être humain porte avec lui depuis sa naissance ; c’est la plus difficile à amender. Le film est comme une étrange peinture sur rouleau que l’ego humain a déroulée et qu’il exhibe » (A. Kurosawa, in The Films of Akira Kurosawa, par Donald Richie).

Le tableau que nous peint Kurosawa est donc noir, très noir. Cependant, l’épilogue semble être porteuse d’un message d’espoir : le bûcheron, dans un élan de bonté et d’humanité, décide de recueillir un bébé abandonné. Si rien n’est certain (« Tous mentent »), alors entraidons-nous, semble dire le dénouement. Tel est le message d’un cinéaste sceptique, mais qui s’obstine à croire en l’amour. Voilà la preuve évidente que l’univers des films de Kurosawa recèle d’un idéalisme tout particulier, car désabusé. On assiste pendant la quasi-totalité à une dénonciation de l’égocentrisme humain, et à la dernière séquence, Kurosawa vient nous souffler un petit message d’espoir… « Ceux qui connaissent Kurosawa savent que le film ne pouvait finir autrement », dira Donald Richie (in Akira Kurosawa).

Section 2: Le crime et la guerre

De nombreux films de Kurosawa s’articulent autour d’un meurtre, ou trouvent leur dénouement dans un meurtre. Rashomon, comme nous venons de le voir, est centré autour de l’assassinat d’un samouraï. Le voleur de Chien enragé, quant à lui, se transforme bien vite en assassin.

Le héros de L’Ange ivre, lui, est assassiné lors de la séquence finale. L’Ange ivre a deux personnages principaux, Matsunaga et le docteur Sanada. Nous reviendrons sur le docteur Sanada un peu plus tard. Matsunaga est le chef de bande de jeunes truands. Mais un jour, son grand rival Okada refait surface. Le film raconte comment Matsunaga perd progressivement tous les signes extérieurs de son pouvoir au profit d’Okada. Matsunaga, bien évidemment, ne se laisse pas faire, et cherche à évincer son rival ; le duel tant attendu entre les deux bandits a lieu lors de la dernière séquence. Matsunaga a décidé d’aller tuer Okada. Profitant de l’effet de surprise, il est sur le point de l’occire quand une violente quinte de toux s’empare de lui. Il chancelle, tandis qu’un flot de sang jaillit de sa bouche. Maintenant, son adversaire le domine ; il l’achève sans pitié. Au prix d’un ultime effort, Matsunaga se traîne vers la porte vitrée, puis s’effondre. Okada reprend le pouvoir ; pour cela, il aura du tuer.

A noter que bien souvent, les héros des films de Kurosawa meurent à la fin : « Dans tous les scénarios que j’écris, les héros meurent à la fin. Avec ce film, ça fait ma sixième œuvre de la sorte (NB : Kurosawa parle ici de Kagemusha) : toutes se terminent par la mort du héros. Je me demande si ce n’est pas dû au fait que l’espoir n’est plus possible dans notre monde actuel, et ça s’exprime de cette manière, naturellement » (Akira Kurosawa, n°235 de la revue Positif).

Dans Les Salauds dorment en paix, Le Château de l’araignée, Kagemusha et Ran, le meurtre et la guerre permettent soit d’accéder au pouvoir, soit de s’y maintenir.

Ran

Ran (Chaos en japonais) décrit la chute du clan Ichimonji. A soixante dix ans, Hidetora est le maître incontesté du clan. Sa décision de céder son pourvoir à ses trois fils, Taro, Jiro et Saburo, va provoquer le chaos total.

Lorsqu’il apprend la décision de son père de se retirer et de diviser le royaume en trois parts destinées à chacun de ses fils, Saburo, le cadet, le traite publiquement de vieillard sénile : « Encore peu de temps et nous nous battrons les uns contre les autres, lavant le sang par le sang ». Hidetora ne peut supporter l’insolence de son fils et le chasse. Pourtant, la prophétie de Saburo deviendra réalité. On réalise que le clan Ichimonji court à sa perte : Hidetora est répudié par ses propres fils, qui commencent à s’entredéchirer.

Dans tous ses films traitant de la période féodale (Rashomon, Le Château de l’araignée, Les Sept samouraïs, Kagemusha), Kurosawa décrit la violence, l’absurdité et l’absence de principes moraux inhérents aux enjeux du pouvoir. Ran, adaptation libre du Roi Lear de Shakespeare (le dramaturge traite de la filiation entre un roi et ses trois filles, chose impensable dans l’univers très masculin de Kurosawa) en est, avec Le Château de l’araignée, la plus parfaite illustration.

A l’origine du Chaos, un homme, Hidetora, qui croit accéder à la sagesse en renonçant au pouvoir et qui s’illusionne sur ses fils. La sanction sera terrible : il sombrera dans la folie. Difficile d’interpréter cette folie. Est-elle le résultat de la terrible vérité qui s’offre à sa raison : ses fils ne sont que des scélérats assoiffés de pouvoir ? Ou provient-elle de la réminiscence de tout le sang qu’il aura fait couler au cours des batailles livrées ? Un peu des deux, probablement…

Un autre personnage joue un rôle prépondérant dans le descente aux enfers du clan Ichimonji : dame Kaede, reprise du personnage de dame Asagi dans Le Château de l’araignée. Dame Kaede, par ses mensonges, traîtrises et autres manipulations, incarne le mal à l’état pur. Les trois fils du clan sont quant à eux dépassés par le processus d’autodestruction. Ils croient contrôler les événements, mais ce n’est qu’illusion. Seul Saburo, par sa sincérité et sa raison, semble en mesure de prendre le contrôle de la situation ; mais il sera balayé par les rouages du processus menant au Chaos.

Ran est un film superbe, esthétique et épique tout à la fois. Les séquences de bataille cristallisent cette impression. Kurosawa s’y comporte en véritable peintre. Le sang s’intègre merveilleusement à un formidable balai de couleurs. On a d’ailleurs comparé les séquences de bataille des films de Kurosawa à La Bataille d’Alexandre, du peintre Albrecht Altdorfer, ou encore à La Bataille de San Romano, de Paolo Uccello. Mais la dimension esthétique ne saurait faire passer au second rang la bestialité qui se dégage des images : un bras coupé, une flèche plantée dans une orbite, des cadavres qui jonchent le sol par dizaines,… Ce qui marque le plus, finalement, c’est la manière profondément esthétique avec laquelle le cinéaste montre l’horreur de la guerre. Tout se passe comme si, dans toutes ces scènes, un combat entre la beauté et l’horreur se jouait. Kurosawa procède d’un double mouvement de fascination et de répulsion. Fascination – répulsion : on retrouve ici un thème cher à Kurosawa, celui de la dualité des choses.

Les Salauds dorment en paix

Les Salauds dorment en paix, longtemps resté l’un des films les moins connus de Kurosawa, est une violente dénonciation de « l’enfer de la corruption » dans le milieu des affaires japonais de la fin des années 1950. « De quels méfaits certains hauts fonctionnaires, qui se cachent derrière la façade bien commode des grandes sociétés, ne sont-ils pas capables ? » (in The films of Akira Kurosawa de Donald Richie). A l’heure où les scandales financiers et politiques secouent l’ensemble du monde des affaires, Les Salauds dorment en paix reste d’une actualité remarquable. Le film souffre de quelques longueurs, mais a le mérite de décrire sans détour un monde pourri et dominé par le mal et la haine.

Le film s’ouvre par la séquence du mariage entre Keiko et Nishi (une séquence admirablement maîtrisée, et qui influencera probablement Coppola pour Le Parrain). Keiko est la fille de Moriyama, le vice-président d’une société publique. Nishi, lui, est le secrétaire de Moriyama. Pendant la cérémonie, des allusions sont faites au décès, qualifié de « suicide », d’un employé de la société cinq ans plus tôt.

La société fait en outre l’objet d’une enquête policière sur la corruption d’employés ; plusieurs responsables sont impliqués. Mystérieusement, l’un d’eux se suicide… Le comptable Wada, interrogé par la police, se voit remettre un message de la part de ses supérieurs : « Nous avons une totale confiance en vous, vous savez ce qu’il vous reste à faire ». Lors d’une séquence mémorable, il tente de se jeter au fond d’un ravin, près d’un terrain vague ; cet endroit « lunaire et embrumé » représente le néant moral de l’homme contemporain. Wada est sauvé par Nishi. En fait, Nishi est le fils de l’homme qui s’est suicidé cinq ans auparavant. Toute son action est motivée par un sourd désir de vengeance. Il a bien conscience que les comptes de la société sont loin d’être clairs, et que tous ces suicides sont des meurtres déguisés. Pour rester au pouvoir, les hauts responsables de la société n’ont pas hésité pas à employer des moyens atroces.

Mais pour pouvoir faire plonger tous ces hauts fonctionnaires, Nishi est obligé d’utiliser les mêmes armes qu’eux : mensonges, chantage, torture même, il faut combattre le mal par le mal. Nishi est pris dans l’engrenage de la corruption, et n’en sortira pas vivant.

On notera que Les Salauds dorment en paixs’inspire partiellement de Hamlet de Shakespeare. En fait, le cinéaste aborde certains aspects majeurs de la pièce tout en les « réarrangeant » ; il prend quelques éléments de la pièce et les intègre à l’ambiance noire de son film. Ce qui rapproche Nishi du héros de Hamlet, c’est son sourd désir de vengeance ainsi que la façon de l’assouvir. En outre, Nishi tombe réellement amoureux de la fille de Moriyama, alors que le mariage n’était à la base qu’un subterfuge destiné à s’immiscer dans le repère du loup : subtile évocation de Richard III et de l’Ophélie de Hamlet.

L’admiration de Kurosawa pour Shakespeare est réelle. Le monde sombre du dramaturge exerce un pouvoir de fascination sur Kurosawa. Dans bon nombre de ses films noirs, le cinéaste puise son inspiration dans l’univers shakespearien. Le Château de l’araignée en est le meilleur exemple.

Section 3: Le Mal à l’état pur : Le Château de l’araignée

« Pourquoi avoir choisi le Japon du XVIè siècle comme cadre de cette adaptation de MacBeth ? On m’a souvent posé la question. La raison en est simple. Cette période de guerres civiles correspondait bien à celle décrite dans Shakespeare ; à tel point que nous avons eu, nous aussi, au Japon, un personnage tel que MacBeth. La transposition du drame dans un cadre japonais m’est donc venue spontanément. J’ai oublié Shakespeare, et j’ai tourné un film comme s’il s’agissait d’une histoire de mon pays » (in Akira Kurosawa par Aldo Tassone).

Le Château de l’araignée est donc une adaptation assez libre de Shakespeare. Ainsi, le roi Duncan n’est nullement le souverain serein et hors de tout soupçon que nous présente la pièce. En outre, Kurosawa, pour donner plus d’ampleur au processus de « dégradation morale » de ce « guerrier qui voulait devenir roi », supprime tous les personnages secondaires ou presque (Macduff en particulier). L’action est concentrée en trois lieux précis : le fort, le Château de l’araignée et la forêt. Les trois sorcières pittoresques de la pièce sont remplacées par une « Parque chétive et énigmatique ». En ce qui concerne les célèbres monologues du protagoniste, Kurosawa se permet…de les éliminer radicalement ! Enfin, le film est imprégné de « l’esprit » du théâtre Nô : les décors sont simplifiés à l’extrême (cloisons nues, dessins géométriques), les effets sonores sont obtenus par des instruments qui sont ceux du théâtre Nô, les plans généraux et immobiles dominent. « La simplicité, la puissance, la rigueur, la densité du drame me rappelaient le Nô » (in Akira Kurosawa, par Aldo Tassone).

Les spécialistes de Shakespeare définissent Macbeth comme « une parabole de la dégradation morale d’un homme qui, avec la complicité pernicieuse de l’inconscient (les sorcières, la Parque dans le film) et de son alter ego (Lady MacBeth, dame Asaji dans le film), s’engage irrémédiablement sur les voies du mal » (in Akira Kurosawa, par Aldo Tassone). Pour rendre cette parabole encore plus profonde, Kurosawa fait de Washizu, le protagoniste de son histoire, un être a priori tout à fait normal. Il n’est pas vraiment courageux ni ambitieux. Il est en outre facilement influençable (comme le plus commun des mortels). Au début, il nous est présenté comme un samouraï dévoué et fidèle : il permet à son maître, le seigneur du tant convoité Château de l’araignée, de se débarrasser de ses ennemis. Une fois le prologue achevé, Kurosawa va s’atteler à nous décrire minutieusement les étapes graduelles de l’évolution du protagoniste, corrigeant à l’occasion le texte original. Débute alors un interminable cauchemar.

Au cours d’une séquence absolument hallucinante, Washizu, accompagné de son ami et frère d’armes Miki, rencontre la Parque qui lui annonce qu’un jour, il deviendra maître du Château de l’araignée. Notre fidèle samouraï ne veut y croire, de toute façon il se satisfait fort bien de sa situation ; mais le doute s’est pourtant immiscé en lui… C’est alors que dame Asaji entre en scène, en invoquant subtilement le principe de la légitime défense : que se passera-t-il si Miki révèle au seigneur Tsuzuki (« Et nul doute qu’il le fera ! ») les paroles de la Parque ? Pour se libérer d’un dangereux concurrent, Tsuzuki (qui a lui-même accédé au pouvoir par le crime) n’hésitera pas à assassiner Washizu ! « Dans ce monde pervers, nous devons frapper les premiers, si nous ne voulons pas devenir les victimes ». Washizu fera donc par peur ce qu’il n’aurait pas oser faire par ambition : tuer le seigneur Tsuzuki, maître du Château de l’araignée. Devenu maître du Château de l’araignée, Washizu n’a plus qu’une seule préoccupation, oublier, sortir du cauchemar.

Mais voilà une chose impossible ; encore une fois guidé par dame Asaji, il fera à nouveau couler le sang, et pas n’importe quel sang : celui de son ami Miki. « Le rêve d’un ultime crime, qui rompe la chaîne sans fin des meurtres, n’existe pas. Les morts reviennent. Une fois le mécanisme du délit mis en marche, il finit par écraser l’assassin tel un rouleau compresseur. Macbeth s’enfonce toujours d’avantage dans la nuit » (Kott, à propos du personnage de MacBeth). Washizu s’enfonce dans une nuit sans fin. La part de Mal réveillée en lui a eu raison de son courage et de son pouvoir de décision. A la fin du film, il n’est que l’ombre de l’homme d’action qu’il était jadis. La séquence où il meurt est en est l’illustration parfaite : incapable de se décider à agir, il recule vainement face de la pluie de flèches qui s’abat sur lui ; cloué au mur tel un vulgaire insecte, le cou transpercé par une dernière flèche, il s’effondre lentement puis s’écroule sur le sol.

Le Château de l’araignée est considéré comme le chef-d’œuvre shakespearien de Kurosawa. Il parle de la dégradation morale d’un homme irrémédiablement engagé dans « les voies du mal ». Quant à dame Asaji, elle est l’incarnation des « ténèbres ». C’est elle qui insinue le mal dans l’esprit de son mari, organisant dans l’ombre les deux crimes odieux perpétrés par son mari. La séquence du meurtre du seigneur du Château de l’araignée illustre à merveille le caractère « nocturne » d’Asaji : quand elle s’enfonce dans la nuit pour aller servir du saké drogué aux gardes du seigneur, sa silhouette se dissout dans la pénombre.

Section 4: La déchéance physique et morale de l’homme : les bas-fonds

C’est toute « la tragédie du destin humain » qui se joue dans les bas-fonds. Kurosawa consacrera deux films aux bas-fonds (Les Bas-fonds en 1957 et Dodes’caden en 1970), deux films très différents l’un de l’autre, et qui retracent l’évolution de la vision du cinéaste sur la déchéance physique et morale de l’homme.

Cependant, Kurosawa nous donne un petit aperçu des bas-fonds de Tokyo dans plusieurs autres films. Dans Chien enragé, le héros est amené parcourir les lieux les plus malfamés de Tokyo, où se côtoient prostituées, revendeurs d’armes et autres vagabonds. C’est un Kurosawa quasi-documentariste que l’on découvre, probablement influencé par le néo-réalisme italien. Dans Entre le ciel et l’enfer, Kurosawa nous propose un avant-goût du climat apocalyptique de Dodes’caden. Nous nous approchons du dénouement. La police est en train de filer le kidnappeur. Celui-ci se dirige vers les bas-fonds de la ville. Surgit alors de l’obscurité un monde sordide, glauque, oppressant, malsain. Les gens y vivent entassés les uns sur les autres ; ils sont squelettiques, plus morts que vivants. Une armée de zombies. A ceux qui s’approchent, ils disent : « Décampez, et vite ; on ne veut pas de vous ! ». La caméra nous amène ensuite dans une petite ruelle, où une femme agonise ; le kidnappeur, dissimulé dans la pénombre, observe ce spectacle pathétique. Par un plan admirable, on le voit glisser deux mots à l’oreille de la femme qui, pour le coup, s’empresse de se relever pour suivre le kidnappeur ; on apprendra plus tard qu’il lui avait proposé de l’héroïne.

Les Bas-fonds

En 1957, juste après Le Château de l’araignée, Kurosawa adapte une autre pièce occidentale fort célèbre, Les Bas-fonds de Maxime Gorki, écrite en 1920 et généralement interprétée comme une protestation d’ordre social. Gorki lui-même, après avoir rejoint le Parti communiste, dira : « Les ex-hommes des Bas-fonds, libres de tout préjugé bourgeois, ne regrettent rien, mais ils sont organiquement incapables de se rebeller au nom de la liberté du travail. Ils ne peuvent donc rien apporter de nouveau à la vie ».

Renoir, dans son adaptation homonyme de 1936, s’en tiendra à cette interprétation sociale et développera plus particulièrement l’opposition entre les propriétaires de l’asile de nuit et ses occupants. Il s’intéresse en fait peu aux drames qui se jouent dans les bas-fonds ; il englobe tous les résidents de l’asile de nuit dans un collectif. Et pour donner une portée sociale à son film, il sort fréquemment de l’asile, car finalement pour lui, ce n’est pas là que se passe le plus important : c’est à l’extérieur.

Kurosawa, lui, comprend la pièce originale comme une « complainte sur la misère humaine ». Il respecte en tout point l’œuvre de Gorki, à trois éléments près : le lieu, la date, et une réplique qui donne tout son sens au film, et sur laquelle nous reviendrons plus tard. Enfin, dès la première séquence, on est plongé dans l’ambiance des bas-fonds, et l’on pressent qu’on n’en sortira pas : Kurosawa a décidé de planter sa caméra au milieu de l’asile, et c’est là la principale différence formelle avec le film de Renoir.

Une douzaine de personnes vivent dans le taudis. Il y a le tenancier Rokubei et sa femme Osugi, la sœur de celle-ci, un voleur, un samouraï déchu, un ancien acteur devenu alcoolique, une prostituée,… Bref, les occupants des bas-fonds proviennent d’horizons variés. Chacun d’eux a son histoire, ses rêves, ses déceptions ; ils occupent la plupart de leur temps aux commérages.

est le premier film d’une trilogie sur la misère (Les Bas-fonds – Barberousse – Dodes’caden). Mais il se dégage du film une humanité surprenante. Bien sûr, on sent poindre le Kurosawa complètement désabusé de Dodes’caden (certains personnages sont d’un incroyable égocentrisme, et trois morts viennent émailler le film,…). Certes, parler d’une quelconque solidarité entre les résidants du taudis serait exagéré. Cependant, il existe un lien fort entre tous les personnages, la misère. Alors que dans Dodes’caden, chacun s’enferme dans sa propre misère, les personnages des Bas-fondssont liés par elle. Il n’y a personne qui soit supérieur ni inférieur aux autres ; la misère, par sa fonction de trait d’union, les a tous rendus égaux.

On sent en outre que Kurosawa a beaucoup de sympathie pour chacun de ses personnages. Il met beaucoup d’humour dans son film, sans pour autant relativiser les drames humains qui se trament : « Après tout, Les Bas-fonds, ce n’est pas si sombre. C’est très drôle et je me rappelle avoir beaucoup ri. C’est pourquoi nous montrons des gens qui veulent vraiment vivre, et nous les montrons avec humour » (in The films of Akira Kurosawa, par Donald Richie). Le ton tragi-comique permet au cinéaste de trouver un équilibre qui trouve sa pleine expression lors des séquences où les personnages racontent leurs rêves. « Pour fuir la misère et le manque de liberté, les gens du peuple essayaient de se consoler en s’accordant de petites évasions mentales. Dans ce film j’ai tenté de recréer cette atmosphère » (A. Kurosawa in Akira Kurosawa, d’Aldo Tassone).

Dodes’caden

Tout comme il l’avait fait dans Les Bas-fonds, Kurosawa dresse dans Dodes’caden une galerie de portraits.C ertains manquent de profondeur, et se révèlent peu convaincants. Mais quelques uns sont très réussis, soulevant l’émotion, la curiosité, la compassion, ou encore le rire. On pense à Rokuchan, le fou qui croit conduire un tramway imaginaire, rythmant ses pas aux sons de « Dodes’caden, dodes’caden,… » (onomatopée qui rend le bruit du tramway). Rokuchan est éminemment sympathique, sa personnalité fait penser à Charlot et sa gestuelle à Buster Keaton. Hei, elle, est une pauvre fille violée par son oncle ; incapable d’assumer cette tragédie, elle s’enferme dans un mutisme destructeur. Le personnage le plus fort reste le clochard, un type pas bien méchant, juste un peu rêveur, qui vit avec son fils dans une voiture. Son principal sujet de conversation est la maison de ses rêves, source fertile d’imagination, puisqu’il la construit pièce par pièce. Mais à force de rêver, il laissera son fils mourir d’empoisonnement.

La structure narrative de Dodes’cadenest bien différente de celle des Bas-fonds. Les Bas-fonds dégage une certaine unité narrative s’appuyant sur une trame faisant intervenir tous les personnages ou presque. Dans Dodes’caden, il n’y a pas de trame narrative à proprement parler, mais huit récits racontés séparément. Le film est disloqué, sans aucun liant entre les séquences. Différence formelle à la symbolique puissante. Dans Les Bas-fonds, les personnages sont rendus égaux par la misère ; dans Dodes’caden, ils n’entretiennent aucun rapport entre eux. Le « lien social » qui les unissait des Bas-fonds a disparu. « Chacun pour soi », telle est la destructrice morale qui se dégage du film. En outre, dans Les Bas-fonds, le rêve et l’alcool représentaient des échappatoires à la misère matérielle ; dans Dodes’caden, ni l’un ni l’autre ne permettent aux différents protagonistes de se soustraire à leur situation misérable dont ils semblent chacun cruellement prisonniers.

Autant Kurosawa semblait sympathiser avec les personnages des Bas-fonds, autant il pose ici un regard distant, froid et cynique sur les drames qui animent le bidonville. « L’œil du cinéaste qui regarde vivre ses personnages s’est fait, lui aussi, plus tragique, plus sombre » (Aldo Tassone, in Akira Kurosawa).Dodes’cadenrésonne comme l’aboutissement du processus de « désenchantement » qui a mené Kurosawa à perdre foi en l’humanité. C’est un film unique dans le sens où il n’y a rien, absolument rien, qui fasse figure de lueur d’espoir. L’odeur putride qui s’en dégage en fait de très loin l’œuvre la plus désemparée du cinéaste. A tout ceux qui reprocheront à Kurosawa sa vision trop pessimiste de ce bidonville, il répondra : « Mais si, c’est le Japon d’aujourd’hui ».

Incroyable, donc, de voir à quel point le regard que le réalisateur porte sur l’homme a pu changer en une douzaine d’années. On pourra toujours targuer que le film participe d’une exploration exhaustive de la « grandeur et misère de l’homme ». Mais on pensera plutôt que Kurosawa, comme bon nombre de grands cinéastes, a toujours mis une bonne partie de lui-même dans ses oeuvres. Il traverse à l’époque une période très difficile, et Dodes’caden n’est que l’expression artistique de ce mal-être. On ne s’étonnera pas qu’après l’échec commercial du film, il ait tenté de mettre fin à ses jours.

Chapitre 2: Les « cœurs purs »

Un certain nombre de personnages tranchent radicalement avec cet implacable constat de la bassesse des hommes. Ces personnages, en apparence admirables, on pourrait les appeler les « cœurs purs ». Ils semblent refléter une insoluble opposition entre le « pessimisme anthropologique » et l’idéalisme de Kurosawa.

Section 1: Une noblesse d’esprit ambiguë : Le Plus beau

1944, Kurosawa surfe sur le succès de son premier film, Sugata Sanshiro (1943). A la fin de l’année 1943, l’armée japonaise demande à Kurosawa de tourner un film d’aventures mettant en valeur les fameux avions Zero Fighters. Le cinéaste accepte l’offre, mais s’ingénue à trouver une alternative au sujet proposé par les militaires. Il décide de décrire le quotidien de quelques ouvrières en poste dans une usine réquisitionnée pour l’effort de guerre. Afin de ne pas trop faire de son œuvre un film de propagande, il opte pour un style semi documentariste. Enfin, il insiste plus sur la psychologie individuelle de chaque personnage que sur l’esprit d’un groupe.

Le film s’ouvre par un appel dramatique lancé par les dirigeants de l’usine : « On ne pourra battre l’ennemi qu’en augmentant la production ! ». Toute la première partie du film illustre les différentes phases de la lutte acharnée des ouvrières contre le temps, la fatigue, le spectre de la maladie, bref tout ce qui freinerait la production. Une ouvrière atteinte de fièvre se fera même un devoir de ne rien révéler au service de surveillance ; le contremaître, lui, exhorte tout son petit monde au travail.

La seconde partie du film se focalise sur le personnage de Watanabe, une jeune fille apparemment identique à toutes ses compagnes de travail, mais en fait « illuminée par une grande beauté intérieure ». C’est à elle que renvoie le titre (la traduction française laisse d’ailleurs à désirer : une traduction littérale aurait donné « L’esprit le plus noble »). Voilà la première figure d’un « cœur pur » chez Kurosawa. Watanabe est scrupuleuse et généreuse. C’est la plus humaine de toutes les ouvrières ; elle se sacrifiera même pour ne pas trahir l’une d’entre elle. A la mort de ses parents, elle refuse de rentrer chez elle et reste fidèle à son poste afin d’éviter à une de ses collègues une charge de travail supplémentaire ; mais une fois seule devant son microscope, elle fond en larmes.

Le Plus beau est un film qui laisse assez circonspect. Impossible à l’époque de déceler la figure du « cœur pur » qui deviendra récurrente dans l’œuvre du cinéaste. En fait, on a plutôt l’impression que le personnage de Watanabe est une sorte de contribution à l’effort de guerre ; malgré toute la volonté de Kurosawa, son film reste marqué par une « motivation patriotique ». Comme beaucoup d’autres metteurs en scène, Kurosawa semble bien s’atteler à soutenir le moral des travailleurs de l’armée. « Devant le militarisme japonais, je n’avais opposé aucune résistance, et je dois malheureusement admettre que je n’ai pas eu le courage de résister activement d’une manière quelconque, je me suis seulement débrouillé avec la censure en m’insinuant, quand c’était nécessaire, dans ses bonnes grâces ou bien en la déjouant. Je ne suis pas fier, mais je dois être honnête sur ce point » (in Comme une autobiographie).

On ne parvient pas à distinguer les exigences des commanditaires de « l’idéologie » propre au cinéaste. Impossible de faire abstraction de la finalité politique et guerrière ; le dévouement héroïque du personnage de Watanabe est ambigu. A tout jamais marqué par cette expérience, Kurosawa ne tournera plus d’œuvre de propagande.

Reste que Watanabe est le premier « cœur pur » de l’œuvre de cinéaste. Un cœur pur ambigu, très loin de Kameda, le héros de L’idiot. Un peu avant, justement, de tourner L’Idiot, Kurosawa met en scène, en 1950, Scandale. Nous reviendrons en profondeur sur ce film un peu plus tard dans l’étude. Notons simplement qu’un personnage joue un rôle crucial. Il s’agit de la fille de l’avocat. Certes, en termes de présence à l’écran, elle n’est qu’un personnage secondaire. Mais elle a une importance capitale dans l’intrigue en influençant de manière directe l’évolution du personnage de son père. Elle est en fait la figure de la compassion, du pardon et de la pureté des sentiments. C’est une âme pure, « une étoile » dira le peintre. Dans la séquence de Noël, on voit l’avocat avancer lentement dans le couloir longeant la pièce principale de sa maison. Il regarde à travers de petites fenêtres. Il voit sa mère, puis le peintre, puis la chanteuse ; et enfin sa fille, une couronne sur la tête, régnant sur la scène, un large sourire aux lèvres. Profondément ému, il ne parvient pas à retenir ses larmes.

Section 2: La pureté dostoïevskienne : L’Idiot

« Dostoïevski voulut peindre un homme d’une profonde bonté. Par ironie, de son héros il fit un idiot. Or un homme très bon est souvent pris pour un idiot. Ceci est le récit de la fin tragique d’une âme pure ». Tel est le carton qui termine la séquence introductive du film. Tout est donc dévoilé ; Kurosawa, en empruntant une technique digne des plus grands films muets, nous a directement révélé l’objet de son film. L’Idiot sera l’histoire d’une « âme pure », dans le prolongement du personnage principal du Plus beau et de la fille de l’avocat dans Scandale.

Kurosawa fait de son film une adaptation formelle assez fidèle de l’œuvre homonyme de Dostoïevski. « Il y a des œuvres parfaites dont la réussite formelle nous laisse admiratifs : c’est le cas du Château de l’araignée. Et il y a des œuvres peut-être imparfaites, moins léchées, mais qui ont la vertu de nous toucher au plus fort de notre intimité ; L’Idiot appartient à cette deuxième catégorie » (in Akira Kurosawa, par Aldo Tassone). Mais le tort du film de Kurosawa est de se placer, dans la filmographie du cinéaste, juste après Rashomon. L’Idiot sera un échec critique et public sans appel.

La première partie du film s’attache à nous décrire le personnage de principal. Kameda souffre de démence épileptique. Il passe pour être idiot. Mais il a parfaitement conscience de sa pathologie, et les remarques déplaisantes le touchent. Mais il possède une noblesse de sentiments, une pureté, une innocence (un des personnages du film dit de lui qu’il est « un agneau ») qui suscitent l’admiration de beaucoup d’autres gens, des femmes en particulier. Il n’a pas l’intelligence des mathématiciens, mais celle du cœur, qui lui permet de se mettre à la place des autres, de comprendre ce qu’ils ressentent. Un don que l’on pourrait appeler « compassion », « mansuétude », « pitié », ou encore « empathie ». Tous les autres personnages sont pensés en rapport à Kameda : il y a ceux qui l’admirent, ceux qui sont indifférents, ou encore ceux dont la corruption des sentiments, la jalousie et l’envie tranchent avec sa pureté.

La partie centrale du film concentre l’attention sur la mystérieuse complicité qui s’établit entre le « ténébreux » Akama et le « lumineux » Kameda. Akama est lui aussi fasciné par ce « pauvre d’esprit ». Lors d’une séquence mémorable, Akama donne à Kameda sa chaîne en or, et reçoit en retour un talisman. Désormais, ils sont frères pour la vie, et rien ne laisse présager le pire. De manière générale, ceux qui ressentent le plus intensément le charme de l’Idiot, ce sont « les violents, les personnes égarées à la recherche de lumière ».

« L’homme absolument bon devient fou parce qu’il n’a pas su vivre dans un climat qui n’était pas le sien. Il n’a pas su s’adapter à la condition humaine. Cependant, sa perte a sauvé ceux qui l’entouraient. Sa présence a enrichi des vies, éveillé des consciences aux questions principales » (Troyat). Kameda vient de mourir, assassiné par Akama. La dernière séquence du film (inventée par Kurosawa) résonne comme une lamentation déchirante sur le destin du protagoniste. « C’était un homme trop bon pour ce monde, commente Ayako en sanglottant. Si au moins nous savions vivre en aimant comme lui, au lieu de nous haïr. Je devais être folle… L’idiote, c’était moi ! ». Une confession qui contient à elle seule toute la morale de Kurosawa.

Section 3: La lumière des bas-fonds

Nous avons montré en quoi les bas-fonds, dans l’œuvre de Kurosawa, symbolisaient la déchéance physique et morale de l’homme. Cependant, dans les deux films qu’il consacre aux bas-fonds de Tokyo, Kurosawa se permet à chaque d’introduire un personnage radicalement différent des autres. Ce personnage (Kahei dans Les Bas-fonds, Tamba dans Dodes’caden), n’est pas réellement un « cœur pur » ; c’est plutôt un guide, un modérateur.

Kahei

Kahei est un pèlerin. Il arrive à l’asile de nuit de Rokubei un beau matin, et en repartira avant même le dénouement. Cependant, le film semble tourner essentiellement autour de lui. Bien qu’il soit sans illusions, Kahei croit malgré tout au rôle bénéfique de l’espérance et, contrairement aux autres occupants de l’asile de nuit, il se compromet pour améliorer les conditions de vie de ses semblables. Après le départ du noble vieillard, le joueur lui rendra un hommage appuyé : « Il a agi sur moi comme de l’acide sur une vieille pièce de monnaie ». Convaincu que « consoler les gens ne fait jamais de mal », Kahei trouve le mot juste pour chacun.

La vieille Asa est sur le point de mourir ; elle lui raconte en détail en quoi sa vie fut misérable : la faim, la misère, la solitude, rien ne l’a épargnée ; mais elle semble vouloir vivre, ou plutôt ne pas vouloir mourir. « Pourquoi donc avoir peur de la mort ? », lui demande Kahei. Aux royaume des morts, la faim et la misère n’existent plus ; tout n’est que repos éternel de l’âme. Sur ces paroles doucement naïves, Asa, enfin apaisée, se laisse porter par la mort. Kahei a une capacité d’écoute supérieure à la moyenne. Il écoute également avec une patience remarquable la prostituée raconter ses rêves, alors que tous les autres témoins de la scène se moquent d’elle. « Pourquoi donc riez-vous », leur reproche Kahei ; le rêve ne fait de mal à personne, l’illusion est peut-être même le seul remède à la misère ambiante. Un jour, alors que le tenancier de l’asile tente de le faire partir, il lui répond : « Celui que personne n’aime a ses jours comptés » : c’est la seule réplique inventée par Kurosawa dans ce film). Quelques instants plus tard, la prophétie de Kahei se réalise.

Kahei n’est certes pas parfait. Mais il est celui qui apporte un peu de réconfort dans un monde déchiré. Il n’a pas grand-chose à offrir aux autres, seulement un peu d’attention et de compassion. Figure de l’homme purement désintéressé qui œuvre à l’amélioration des conditions de vie de ses semblables, c’est par lui que vient la lumière.

Tamba

Dans Dodes’caden, un portrait attire toute l’attention. Il s’agit de celui de « l’homme tranquille » du bidonville, un vieil artisan du nom de Tamba. Tamba fait office de modérateur. Il est comme une reprise symbolique du rôle du pèlerin Kahei des Bas-fonds. Tamba est sage et humain ; lui aussi est la figure de l’homme désintéressé qui aide les autres par pur amour d’autrui. A un vieil homme désespéré qui vient le supplier de l’aider à mourir, Tamba tend une boisson qu’il présente comme étant un poison mortel. Le vieil homme se précipite sur la boisson, avant de commencer à regretter son désir de mourir. Stratégie habile, qui donne l’effet escompté : la mort n’étant plus qu’une question de seconde, cet être déploré qui a surtout besoin de réconfort reprend brusquement goût à la vie. Le vieil homme aura eu la chance de tomber sur quelqu’un prêt à l’écouter, ce qui n’a pas été le cas de Hei, la pauvre fille violée par son oncle.

Une autre séquence est caractéristique, celle où Tamba offre spontanément ses économies à un voleur qui s’était introduit chez lui en pleine nuit ; quand la police viendra le questionner au sujet du voleur, Tamba feindra d’avoir tout oublié. Ces deux séquences tranchent radicalement avec l’ambiance sinistre du film.

Cependant, Tamba n’a pas la même importance que Kahei dans Les Bas-fonds. Dans Dodes’caden, il n’est qu’un portrait parmi tant d’autres ; sa place n’est pas centrale, et ce n’est d’ailleurs même pas le portrait le plus marquant. Voilà qui est fortement symbolique. Dans un monde complètement déstructuré, même un « cœur pur » ne peut plus rien ; certes, Tamba apporte un peu de réconfort aux gens qu’ils rencontrent, mais il se révèle absolument impuissant face à la misère ambiante. Dernier bastion de la compassion, son rayonnement est symbolique, mais bien moins utile que celui de Kameda ou de Kahei.

Section 4: Deux docteurs au grand cœur

Le docteur Sanada

Nous avons déjà parlé de L’Ange ivre quand nous avons évoqué les bassesses de l’homme. Deux personnages occupent dans le film une place primordiale, Matsunaga et le docteur Sanada.

Peu après la guerre, Matsunaga vient se faire soigner une blessure au cabinet du docteur Sanada. Sanada accepte de soigner ce patient inattendu. Le jeune boss, alors qu’il allait sortir sans payer, est pris d’une quinte de toux. « Tes poumons sont plus sales que le bourbier là dehors », lui dit le docteur. « Va donc te faire soigner, si tu veux continuer à vivre ». La réaction violente du jeune homme (il empoigne le médecin, le projette sur le lit et hurle : « Tu mens, salaud ») surprend agréablement le médecin. Celui-ci confira plus tard : « Sa peur prouve qu’il a tout de même conservé au fond de lui un brin d’humanité ». Entre les deux hommes se tisse un lien fort, articulé autour d’un subtil jeu d’attraction et de répulsion.

Mais qu’est-ce qui pousse cet ivrogne de médecin à s’intéresser de si près au sort du jeune homme ? Pour Sanada, soigner Matsunaga est « une question de déontologie et de conscience professionnelle ». Un besoin physique en quelque sorte, comme l’alcool ou presque. Sanada a « déclaré la guerre à la misère physique et morale » de ses patients. Mais les réactions du docteur vis-à-vis de Matsunaga sont aussi motivées par des raisons personnelles. « Sa vue me rappelle ma jeunesse perdue ». Ce pauvre diable qui joue les caïds éveille un sentiment de peine profonde chez Sanada. « Arracher Matsunaga aux griffes de la mort et à l’emprise de son milieu corrompu, c’est aussi une façon de soigner ses propres faiblesses » (Aldo Tassone, in Akira Kurosawa).

Le docteur Barberousse

Le docteur Barberousse dirige une clinique à Edo. Tout comme le docteur Sanada, cet homme, qui voit derrière chaque malade un « malheur de la vie », a « déclaré la guerre à la déchéance physique et morale ».

Sous des apparences froides et rigides, Barberousse est un « cœur pur », dont le dévouement et la ténacité sont à toute épreuve. Comme le docteur Sanada de L’Ange ivre, Barberousse se bat seul contre la maladie et la misère. Cet individualisme ne résulte pas d’un choix, mais d’une nécessité. « Aucun politicien n’a jamais proposé une loi qui bannisse l’ignorance et la misère », dit-il. Résolu à s’attaquer à bras le corps aux problèmes que les politiciens préfèrent éviter, il use de tous les moyens à sa disposition pour parvenir à ses fins. Pour financer sa clinique, il frappe aux portes des riches commerçants, se fait grassement payer par les clients nantis, se montre parfois violent,…

Ces actes spectaculaires ne doivent pas reléguer au second plan une autre caractéristique de son personnage : sa capacité d’écoute. Comme Kahei, Tamba et Kameda, Barberousse sait que l’écoute est parfois le seul remède au désespoir. Ainsi, il aide un charpentier à mourir sereinement en écoutant avec patience l’histoire tragique de sa vie. Autre exemple, durant l’interminable récit fait par une jeune femme éplorée, mère de trois enfants, Barberousse reste immobile, disponible et attentif, tel « un psychanalyste avant l’heure » (in Akira Kurosawa, par Aldo Tassone).

Conclusion de la première partie

Après l’échec commercial de Dodes’caden, Kurosawa tentera de mettre fin à ses jours. Kurosawa est un idéaliste, mais la dure réalité a fait péricliter ses idéaux. Le processus de désenchantement trouvera son aboutissement dans Dodes’caden. Mais quid alors de toutes les figures emblématiques de la bonté humaine, de tous ces « cœurs purs », de l’héroïne du Plus beau à Kameda de L’Idiot ? Voilà un paradoxe apparemment difficile à dénouer…

Cela fait un peu penser au concept de l’absurde selon Camus. L’absurde se définit comme un décalage entre ce que l’on est et ce que l’on voudrait être, entre ce que l’on a et ce que l’on voudrait avoir. Kurosawa a une vision probablement idéalisée de l’humanité. Il voudrait que les hommes soient bons, généreux, désintéressés dans leurs actions. Mais il sait pertinemment qu’ils ne sont pas comme cela, et qu’ils ne le seront jamais ; les véritables « cœurs purs » n’existent pas, et c’est peut-être cela le plus déprimant. Devant cet implacable constat, la vie, pour reprendre l’expression de Camus, « ne fait plus sens ». Les films de Kurosawa sont l’expression même du malaise qui l’anime : Rashomon met en scène des hommes égocentriques et incapables de toute vérité ; Dodes’caden nous montre des personnes prisonnières de leur propre misère. La société prise dans son ensemble n’est que le reflet de la bassesse humaine : déstructuration du lien social, corruption, guerre, enjeux liés au pouvoir ; tel est le contexte dans lequel le meurtre côtoie le mensonge, et la déchéance physique devient morale.

Le seul moyen d’échapper à l’absurde, nous dit Camus, c’est de se révolter. Cette révolte doit être quotidienne, c’est une lutte de tous les instants ; elle prend la forme de l’acceptation : acceptation de l’absurde de la vie. Voilà qui reflète parfaitement le cinéma de Kurosawa : pour dépasser la bassesse humaine, il faut se révolter ; cette révolte passe chez le cinéaste par l’action. Agir, c’est vivre ; cette action doit être préalablement pensée, sans quoi elle n’aboutit à rien de bon. Sans rentrer dans les détails de ce qui constituera notre troisième et dernière partie, force est de constater que l’on ne peut se contenter de voir en Kurosawa un homme désabusé, sans ressource morale, et qui a déposé les armes devant la faiblesse humaine. Le « pessimisme anthropologique » qui nourrit l’œuvre de Kurosawa est un fait ; la manière avec laquelle il nous montre que l’on peut continuer à croire en l’homme en est un autre.

Kurosawa est donc avant tout un cinéaste lucide. Idéaliste, oui, mais naïf, non ! Cette première partie nous a montré un Kurosawa paradoxal. De manière assez simple, voire simpliste ( !), nous avons opposé son idéalisme à son pessimisme. En fait, cette opposition entre « le bien et le mal », pourrait-on dire, n’a franchement rien de bien excitant. Quiconque connaît un peu Kurosawa saurait en parler. Il nous faut donc aller plus loin, il nous faut dépasser cette simple opposition pour découvrir ce qui fait la moelle même du cinéma de Kurosawa.

Partie 2 : Ombre et Lumière, dualité de l’homme

A ce stade de l’étude, une chose est sûre : Kurosawa s’intéresse dans ses films aux méandres de l’esprit humain. Montrer la grandeur ou la misère de l’homme, cela fait partie de son exploration des tréfonds de l’âme humaine. Cette exploration, Kurosawa lui-même n’a pas la prétention de la mener à son terme. « Quel abîme que le cœur de l’homme. C’est toujours un mystère pour moi […] J’ai observé des types de gens très différents –des escrocs, des plagiaires, des gens qui ont tué ou qui sont morts pour de l’argent, et ils ont tous l’air de gens normaux, c’est bien cela qui me trouble. Plus que « normaux », en fait, ces gens ont l’air absolument charmants et plein d’amabilité, ce qui me trouble plus encore » (in Comme une autobiographie).

Comme nous venons de le signaler, on ne peut faire de l’opposition apparente entre le bien et le mal le « fond de commerce » du cinéma de Kurosawa. L’univers du cinéaste est bien plus complexe ; ce qui frappe, c’est justement que le bien y côtoie le mal. Les personnages de ses films voguent entre ombre et lumière, ils sont à la fois ombre et lumière. Cette dualité qui ne fait plus qu’une introduit merveilleusement l’un des thèmes les plus subtils de toute l’oeuvre de Kurosawa, celui du double.

Chapitre 1: Le héros type : ombre et lumière à la fois

Mis à part Kameda, symbole de la pureté absolue, aucun des héros de Kurosawa n’est parfaitement bon. Kahei, le docteur Sanada, Barberousse : tous trois, sous leurs apparences de « cœurs purs », sont loin d’être parfaits.

Kahei est un héros assez énigmatique. Plusieurs allusions nous font comprendre que son passé a largement été entaché. Juste avant la séquence de la mort de Rokubei, il s’enfuit en apprenant que les policiers risquent d’intervenir. Kahei se définit lui-même comme « une pierre que le temps aurait polie ». Sa sagesse apparente (et réelle) n’est que le fruit d’une longue expérience. On comprend qu’il n’a pas été de tout temps l’homme désintéressé qu’il est devenu, que sa compassion et sa sympathie pour autrui n’ont pas toujours été les valeurs qui l’animaient.

Le cas du docteur Sanada est peut-être encore plus frappant que celui de Kahei. Lors de la séquence où il guérit Matsunaga, on remarque qu’il a volontairement oublié d’anesthésier le jeune homme. A voir la façon dont il fouille dans cette plaie béante, on dirait qu’il prend un malin plaisir à faire souffrir son patient. Tout se passe comme si Sanada cachait sa nature d’homme profondément bon derrière un sadisme apparent. Quand il apprendra la mort de son ancien patient, il ne pardonnera pas à son ami d’être mort pour défendre un sens de l’honneur mal placé : « Après tout ce n’était qu’un gangster raté…Un chien reste un chien ». Alors, ange ou démon ? « Je suis une sorte d’ange, un ange sale et méchant. Oh, vous croyez que les anges sont gentils, propres, beaux ? Ils ne sont pas comme ça, ils sont comme moi », dira-t-il.

Le docteur Barberousse représente un cas un peu différent, mais ô combien significatif. Il se dégage du personnage de Barberousse un certain manque d’authenticité. Comme le fait remarquer Aldo Tassone dans Akira Kurosawa, il est vraiment dommage que le personnage du film le plus difficile à cerner soit le protagoniste principal. Barberousse est en fait « trop » parfait, son personnage manque de crédibilité. Plus d’humanité, voilà ce que Kurosawa voulait insuffler à son personnage. « C’est dans cette direction que j’aurais voulu pousser le personnage. Malheureusement, Mifune n’a rien voulu entendre. Il a voulu jouer le personnage qu’il avait en tête, une sorte de héros sublime sans peur et sans reproche, et donc fatalement aussi sans humanité. Son interprétation héroïque, granitique, austère, a faussé le personnage. Etre un homme, cela signifie avoir tout expérimenté de la vie, victoires et défaites, dit un proverbe japonais. Barberousse, à mon avis, devait être le portrait de cet homme intégral, un mélange d’ombre et de lumière : pour être crédible, Barberousse devait avoir des défauts. Mifune n’a pas voulu m’écouter. Alors j’ai décidé de ne plus travailler avec lui. Quand un acteur commence à jouer son propre personnage, c’est fini ». Après dix-sept films, les liens qui unissaient le cinéaste au plus populaire des acteurs japonais se rompent définitivement.

Voilà en tout cas qui montre clairement la position de Kurosawa. Tout homme est « un mélange d’ombre et de lumière ». Passer à côté de cette citation aurait été rédhibitoire. Aucun des héros des films de Kurosawa n’est exemplaire, pas plus le médecin du Duel silencieux (film par ailleurs fort décevant), torturé entre son désir et sa conscience professionnelle, que le docteur Sanada de L’Ange ivre. Le personnage de Barberousse est quant à lui la preuve par l’absurde que le héros type de Kurosawa n’est jamais un cœur parfaitement pur…

L’univers de Kurosawa n’est en aucun cas marqué par quelconque manichéisme. Sugata Sanshiro, le héros du premier film de Kurosawa, est un personnage ambivalent, tout comme les samouraïs et les paysans des Sept samouraïs, qui chacun ont leurs bons et leurs mauvais côtés. « Kurosawa, comme tous les vrais créateurs, ne condamne pas ses personnages, mais tente de les peindre dans leurs aspects même contradictoires, dans leur ambiguïté, dans leur personnalité duelle » (Hubert Niogret in Kurosawa).

Chapitre 2: De l’ombre à la lumière

Le Duel silencieux raconte l’histoire d’un jeune médecin, le docteur Fujisaki, infecté par le sang syphilitique d’un de ses patients. Peu après l’opération qui causera la perte du médecin, celui-ci demande à son patient s’il a la vérole ; le malade répond par l’affirmative. Pendant ce court dialogue, un camion passe dans la rue, jetant une zone d’ombre dans la pièce. Juste après la réponse du patient, le camion disparaît, le docteur se retourne face à la rue et se retrouve éclairé par un mélange d’ombres et de lumières provenant du treillis du toit. Autre séquence significative, celle où l’assistant du docteur Fujisaki lui révèle qu’il a bel et bien été contaminé lors de l’opération : après être resté plusieurs secondes dans une zone d’ombre, le docteur sort de la pénombre et se retrouve dans une basse lumière ; plan ô combien symbolique : en sortant de l’ombre, Fujisaki signifie qu’il est prêt à assumer avec courage son triste destin.

Dans L’Idiot, Kurosawa joue visuellement sur le contraste entre la blancheur oppressante de la neige de Hokkaido et l’obscurité des séquences tournées en intérieur. A la fin du film, une séquence nous montre Kameda et Akama réfugiés sous une couverture, avec pour seul lumière une bougie.

Sanjuro, le personnage principal de Yojimbo, a été fait prisonnier par ses ennemis. Tabassé puis torturé, il parvient à s’échapper. En attendant le moment propice pour s’enfuir de la ville, il se cache… Personne en vue : il décide de sortir de sa cachette ; en rampant, il sort progressivement de la zone d’ombre où il se cachait ; le voilà ensuite irradié par la lumière du soleil. Plan fulgurant et symbolique : jusqu’à présent, Sanjuro n’avait fait que « s’amuser » avec ses ennemis ; maintenant, il est question d’honneur et de vengeance ; le dénouement est proche.

On pourrait encore citer de nombreux exemples où le changement psychologique des personnages est symbolisé par un changement de lumière. Si les personnages de Kurosawa sont ombre et lumière à la fois, ils passent souvent de l’ombre à la lumière.

Section 1: Le remords salvateur : Scandale

Un peintre de renom est photographié en compagnie d’une célèbre chanteuse. La photo fait les gros titres de la presse à sensation. Le peintre décide d’attaquer en justice la maison d’édition qui a publié la photo pour diffamation. Il s’offre les services d’un avocat modeste. Cet avocat est en fait soudoyé par la partie adverse, et au lieu de tout mettre en œuvre pour défendre son client, il restera muet pendant une bonne partie du procès.

Au début, Kurosawa voulait faire de son film une dénonciation de la presse à sensation. La première partie du film nous décrit ainsi la presse à scandales comme peu scrupuleuse, déclenchant des « scandales » peu fondés : « Même si un article n’est pas fondé, il devient crédible dès qu’il est imprimé », dit l’éditeur de la fameuse photographie. Dans cette optique, le personnage principal du film se devait d’être le peintre victime de la presse à scandales. Ce ne sera pourtant pas le cas, le héros du film sera l’avocat : « Alors que j’écrivais le scénario, un personnage complètement inattendu s’était mis à prendre plus de vie que les autres, et avait fini par me mener par le bout du nez. Ce personnage, c’était celui de l’avocat marron Hiruta. Il vient voir les accusés pour trahir son client, le plaignant, qui essaie sincèrement de traîner en justice ces gangsters du verbe. A partir de ce moment-là, le film s’engagea dans une direction imprévue et devint quelque chose de complètement différent » (in Comme une autobiographie).

L’avocat Hiruta est le premier exemple marquant de personnage qui passe de l’ombre à la lumière. Les premières séquences nous présentent quelqu’un d’assez sympathique, et même drôle. La manière avec laquelle il avance ses idéaux sur la défense de la vie privée ou des droits de l’homme est vraiment irrésistible. Mais peu à peu, on découvre que ce personnage est profondément déchiré. On apprendra ensuite qu’il est soudoyé par la partie adverse. Il sait où est le bien, il a conscience que sa position par rapport à son client est moralement honteuse. Mais par pure faiblesse, il ne parvient pas à se remettre dans le droit chemin. Le remords le gagne jusqu’à l’étouffer : il y a bien sûr ce jeune peintre parfaitement intègre et sincère qui ne souhaite que laver son honneur ; mais il y a aussi et surtout sa lumineuse fille : comment réagirait cette âme pure si elle apprenait que son père n’était qu’un avocat corrompu, indigne de toute confiance et démuni de toute déontologie ? La mort de sa fille va être un déclic ; parce qu’il se sent probablement responsable, et parce qu’il veut honorer sa mémoire, il aura un sursaut d’orgueil salvateur. La rédemption de l’avocat aura lieu lors de la fin du procès : au tribunal, il avouera publiquement qu’il s’est fait corrompre par l’accusé (une séquence mémorable).

Cette histoire de peintre victime de la presse à scandale n’est finalement pas ce dont on se souvient. C’est bel et bien le personnage de l’avocat qui retient toute l’attention. Pour la première fois, Kurosawa décrit de manière soutenue le passage de l’un de ses personnages de l’ombre à la lumière. Mais l’évolution psychologique du personnage de l’avocat reste relativement simple, voire naïve. Scandale ne figure d’ailleurs pas parmi les meilleurs films de Kurosawa, car d’une part il cède un peu trop souvent à des élans mélodramatiques naïfs ; en outre, la réflexion sur le passage de l’ombre à la lumière aurait mérité d’être plus profonde. Il n’y a rien de vraiment symbolique dans l’histoire de cet avocat ; ce n’est qu’une simple « belle histoire », dont « l’happy end » peut laisser circonspect. Bien heureusement, le passage de l’ombre à la lumière prendra une tournure plus symbolique dans d’autres films. On pense en particulier à Vivre et à Entre le ciel et l’enfer.

Section 2: De l’ombre à la lumière, de la lumière à l’ombre : Entre le ciel et l’enfer

Juste après le succès de Yojimbo et de Sanjuro des camélias, Kurosawa revient avec un film plus noir : Entre le ciel et l’enfer. Le titre à lui seul annonce la couleur…

La première partie nous propose un huis clos tendu. Gondo (Toshiro Mifune, assez convaincant, pour le coup) travaille pour l’entreprise « National ». Pour mener à bien sa stratégie de rachat des actions de la société, qui nécessite de réunir 50 000 millions de yens, il a hypothéqué sa maison et ses biens. Malgré la résistance des administrateurs de la société, avec qui il est entré bien évidemment en conflit, son plan est sur le point d’aboutir. Mais un soir, son fils disparaît, kidnappé ; le criminel réclame 30 millions de yens. En fait, c’est son compagnon de jeu, le fils du chauffeur, qui a été kidnappé à sa place : le gangster s’est trompé ! Gondo est devant un horrible dilemme : doit-il sacrifier sa fortune personnelle pour sauver le fils de son chauffeur, ruinant du même coup son projet professionnel, ou privilégier ses rêves et de ce fait condamner le petit ? Après moult tergiversations, il accepte de payer la rançon.

En sacrifiant sa propre personne, Gondo prouve qu’il est un homme d’une grande bonté. Les premières séquences du film nous le montrent comme un personnage dur, obsédé par les affaires, ne versant jamais dans les sentiments. Son changement d’état d’esprit est décrit avec beaucoup de finesse. Autant certains personnages du cinéaste changent brusquement de dispositions psychologiques, autant Gondo, lui, est amené de manière progressive à revenir sur sa décision initiale de ne pas céder au gangster. Sa femme, qui représente la bonté même, le don de soi sans retenue, joue un rôle important. Au final, il parvient à libérer la part de lumière qu’il y a en lui. Aux yeux du spectateur, il passe de l’ombre à la lumière, car son sacrifice est marqué du sceau de la noblesse. Pourtant, lui-même a l’impression de réaliser le chemin inverse, puisqu’il a tout perdu. Sa descente aux enfers est représentée symboliquement par son absence lors de la seconde partie.

Le fils du chauffeur, une fois la rançon remise, a été libéré. La seconde partie du film voit la police mener une enquête afin de retrouver le criminel. Cette partie est complètement différente de la première. Elle fait irrémédiablement penser à Chien enragé, autre polar noir du cinéaste. Kurosawa se comporte presque en documentariste : il nous décrit toutes les étapes de progression d’une enquête policière. Le rythme est excellent, et certaines séquences sont extraordinaires, en particulier celle des bas-fonds, qui nous décrit un univers oscillant entre surréalisme et expressionnisme.

La dernière séquence du film revêt une importance primordiale, non seulement dans la perspective du film, mais aussi par rapport à une thématique importante dans l’œuvre de Kurosawa, celle de la perte identitaire, avec en débordement le thème du double. Le kidnappeur, condamné à mort, a souhaité rencontrer Gondo. Le face-à-face ne durera qu’une poignée de minutes, mais sera intense. « Je vais mourir, mais je n’en ai pas peur. Je ne veux pas de votre pitié ! A quoi servent le repentir et le pardon ? Aux paroles d’encouragement, je préfère la vérité, même brutale […] Je ne crains ni la mort ni l’enfer ; ma vie n’a pas cessé d’être un enfer. Je ne tremblerais que si je devais aller au ciel !». Gondo, impassible, écoute le criminel lui expliquer les raisons de son acte. « Sommes-nous obligé de nous haïr ? », lui demande-t-il. « Votre maison était un paradis comparé à ma piaule. En vous observant, je vous ai haï. Cette haine a été ma raison de vivre. C’est jouissant de transformer un riche en pauvre ». Le rêve du criminel était semble-t-il non pas d’améliorer ses conditions de vie (autrement dit de passer de l’ombre à la lumière), mais de détruire Gondo, de lui faire connaître l’enfer. Un ultime détail attire toute notre attention : à la fin de la séquence, le visage de Gondo, par un magnifique jeu de reflets, s’incruste dans celui du kidnappeur. Le malfrat serait-il le double par mimétisme du « héros » ?…

On comprend alors toute la portée de ce merveilleux film : Kurosawa semble y opposer deux mondes, le monde du haut et celui du bas, le monde des riches et celui des pauvres, le monde de l’ombre et celui de la lumière. Mais au dernier moment, tout schématisme disparaît. Et à bien y regarder, on se dit que le subtil mais destructeur jeu de cache-cache entre l’ombre et la lumière se termine par la perte des deux héros, quelque part entre le ciel et l’enfer…

Chapitre 3: Le thème du double

Les hommes sont des êtres si complexes que Kurosawa lui-même avoue qu’il est souvent incapable de comprendre leurs motivations. La seule certitude, c’est qu’ils sont à la fois ombre et lumière ; mais impossible de savoir la part d’ombre et la part de lumière précisément contenue en chacun d’eux, tout simplement car ils sont amenés à évoluer, ils passent allègrement de l’ombre à la lumière ou de la lumière à l’ombre. Eux-mêmes de toute façon ne savent pas qui ils sont.

Les personnages de Kurosawa bénéficient alors souvent de l’action d’un initiateur qui les guide sur les chemins tortueux de la vie ; cela fera l’objet d’un paragraphe de la dernière partie de notre étude. Mais quand ce n’est pas le cas, ils doivent partir à la recherche d’eux-mêmes. Cette quête identitaire est soit inconsciente, soit motivée par les circonstances ; dans les deux cas de figure, elle est indispensable. Bien souvent, la conclusion de cette quête est déstabilisante : les personnages de Kurosawa découvrent qu’ils ne sont pas ceux qu’ils pensaient être, et qu’un rien aurait pu radicalement changer leur vie. Le thème du double est motivé par la perte d’identité initiale des personnages de Kurosawa : partis « à la recherche de leur propre identité, les poursuivants finissent par ne plus pouvoir se distinguer des poursuivis » (Hubert Niogret in Kurosawa).

Le plus paradoxal, le plus troublant, c’est que certains héros des films de Kurosawa trouvent leur double en des personnages qui leur sont diamétralement opposés. Nous avons ainsi vu que Gondo, qui fut un industriel riche et puissant, trouve son double en l’homme qui a voulu kidnapper son fils. Le docteur Sanada prend en sympathie le jeune homme car celui-ci lui renvoie l’image de sa propre jeunesse. Sanada est porteur d’espoir, mais il se sait aussi un « ange sale » et doit se battre contre ses propres démons qu’incarne Matsunaga, la face noire, jusque là réprimée, de l’ange.

Toujours dans L’Ange ivre, Kurosawa nous offre une vision cauchemardesque du double. Un matin, Sanada surprend Matsunaga au bord de la mare, perdu dans la contemplation d’une minuscule poupée de chiffons. La séquence suivante nous éclaire sur les raisons de cette contemplation ; en fait, Matsunaga est pris d’hallucinations cauchemardesques. Un cercueil se substitue en fondu à la poupée : des vagues déferlantes l’ont déposé, lors d’une tempête, sur une plage déserte. Un homme habillé d’un costume sombre et armé d’une hache s’approche lentement. C’est le Matsunaga fringant, sûr de lui, que nous avons vu dans les premières séquences du film. L’homme s’attaque au cercueil et, sous les coups de sa hache, le fait voler en éclats ; il se penche ensuite pour voir qui se trouve dans le cercueil. Une expression d’horreur ravage alors son visage : le « mort » qui le fixe d’un air menaçant et qui se relève lentement n’est autre que son propre double, le condamné pâle et pathétique qui contemplait la poupée. Les deux Matsunaga entament alors une course poursuite effrénée le long de la plage déserte.

Autre exemple, lors du combat final de La Légende du grand judo, les deux adversaires semblent littéralement fusionner.

Nous étudierons deux films, Chien enragé et Kagemusha. Le premier voit le héros partir à la recherche de sa propre conscience ; dans le second, le double va finir par se fondre dans la personnalité de « l’original ».

Section 1: Une troublante vérité : Chien enragé

Le jeune inspecteur de police Murakami s’est bêtement fait voler son revolver. Son supérieur lui offre la possibilité de se racheter en menant l’enquête. Murakami saute bien entendu sur l’occasion et part à la recherche du voleur en plongeant dans les quartiers malfamés de Tokyo. Pendant ce temps, des hold-up et même des meurtres sont commis ; les balles retrouvées sur les lieux des méfaits sont identiques à celle du revolver de Murakami.

L’enquête est menée sur les chapeaux de roue. On connaît très vite le nom du voleur : Yusa. Mais qui est-il réellement ? Au fil de l’enquête, la personnalité de Yusa le voleur intrigue de plus en plus Murakami. Car Yusa lui ressemble étrangement. Murakami se rend compte qu’après la guerre, il se trouvait à un tournant de sa vie. La vérité lui saute aux yeux : s’il a choisi le métier de policier, c’était pour éviter de devenir lui-même un voleur.

En définissant Chien enragé comme un excellent polar, on risque de lui porter préjudice : il est beaucoup plus que cela. L’enquête sur le vol et la filature servent en fait de prétexte à une enquête sur le mal et la responsabilité morale. Murakami a très vite conscience que le voleur n’est autre que son double « maléfique ». Si les méfaits de Yusa le tourmentent tant, c’est parce qu’il a l’impression, par le truchement du revolver volé, qu’il appuie lui-même sur la détente. Une vision cauchemardesque qui aurait très bien pu être réalité ; tout cela s’est tenu à peu de choses près. La vérité qu’il découvre est troublante : policier ou voleur, bien ou mal, tout n’est qu’une question de hasard et de destin.

Lors de la séquence finale, Murakami vient de retrouver Yusa. S’engage alors une course-poursuite entre le policier et le voleur, à la fin de laquelle les deux personnages se retrouvent allongés sur le sol, l’un face à l’autre, tous deux épuisés, dans une ultime fusion, tandis qu’un cortège d’enfants entonne une comptine.

Deux ans après L’Ange ivre, Kurosawa nous livre avec Chien enragé un film où là aussi, la thématique du double apparaît clairement. L’Ange ivre est le huitième film du cinéaste, Chien enragé son dixième.

Si le thème du double est le peut-être le plus subtil de l’œuvre de Kurosawa, c’est parce qu’il porte en lui des questions d’ordre métaphysique et psychologique qui n’existent pas lorsque l’on aborde, par exemple, la question de l’initiation (pour laquelle le cinéaste semble se contenter de nous dire que l’initiation est indispensable ; reste à savoir quelle forme elle peut prendre). Et si tous les personnages confrontés à leur double sont si touchants, c’est parce qu’ils dégagent une humilité singulière. Lorsqu’ils partent à la recherche de leur propre conscience, ils font preuve non pas d’égocentrisme mais au contraire d’humilité et de force morale. Ils acceptent de se pencher sur leurs propres défauts avant de tenter de cerner ceux des autres ; il faut pour cela un courage, une détermination et une constance que l’on ne se lasse pas d’admirer. Avoir le courage d’effectuer une introspection au fond de soi-même, avoir l’humilité de reconnaître que la vie ne tient à pas grand-chose, que l’on se trouve dans la lumière alors que l’on aurait très bien pu se retrouver dans l’ombre (Chien enragé) ; avoir une ouverture d’esprit suffisante pour aider la personne que l’on comprend être son propre double (L’Ange ivre) ; reconnaître une dignité et une noblesse d’âme à la personne même qui a voulu notre perte (Entre le ciel et l’enfer). Elle est peut-être là la vraie « grandeur de l’homme ».

Dans les trois films mentionnés ci-dessus, Kurosawa nous offre des variantes de la thématique du double. Dans Kagemusha, il franchira un pas décisif : le double devient « l’original », il s’approprie sa personnalité. Il ne s’agit plus d’un simple échange réciproque, d’une relation dans laquelle le héros voit en son double l’égal de soi-même, mais d’une fusion totale et irréversible.

Section 2: Quand la dualité devient unité : Kagemusha

Le seigneur Shingen, qui rêve d’unifier le pays, est tué lors d’une bataille. Ses généraux exécutent alors sa dernière volonté : dissimuler sa mort lors des trois prochaines années ; il faut savoir que les ennemis du clan Takeda ont une peur bleue de Shingen, et que tant qu’ils le croiront en vie, l’intégrité du royaume sera préservée. Les décideurs du clan trouvent un sosie, un « Kagemusha », et dupent tout le monde. Le « Kagemusha », un rustre sauvé de la crucifixion par sa ressemblance physique avec le maître, prendra progressivement la mesure de son rôle, malgré ses réticences initiales. Il devient Shingen, s’approprie la personnalité du défunt seigneur en fusionnant avec l’esprit du mort.

C’est lors de la séquence de la guerre que s’achève le processus de fusion. Un plan fixe de quelques secondes nous montre le « Kagemusha » transfiguré : l’esprit de Shingen s’est réincarné en lui : même posture, même regard, même prestance. Le « Kagemusha » est Shingen. Il a de ce fait perdu sa propre identité. Troublant et destructeur paradoxe : le « Kagemusha » s’élève en s’appropriant la noblesse inhérente au statut de seigneur de Shingen ; mais en même temps, il perd sa véritable identité, le respect qui lui est du n’est qu’un leurre, car repose sur une tromperie. Il signe sa propre fin : il n’est qu’une ombre, l’ombre d’un mort. Nabukado, le frère de Shingen, l’artisan de cette transformation spectaculaire qui a sauvé le clan pendant deux ans, commence à s’interroger sur le sort du double. Quand on découvrira Shingen la vérité, qu’adviendra-t-il du Kagemusha ? « L’ombre ne peut exister sans la personne »…

Arrive ensuite l’événement fatidique : le « Kagemusha » est démasqué, puis mis à la porte à coups de pierres. Il n’est plus personne, il est devenu « l’ombre d’un mort ». Le successeur de Shingen se lance dans une ultime campagne ; ses troupes se font tailler en pièces. Spectateur impuissant de la splendide apocalypse du clan Takeda, le « Kagemusha » empoigne une lance et, dans un geste démentiel, suicidaire même, se jette sur l’ennemi. Mortellement blessé, il se dirige vers le cours d’eau le plus proche. L’étendard du clan Takeda brille dans l’eau tachée de sang. Alors qu’il tente de le saisir, le Kagemusha est happé par les flots. Voilà donc l’épilogue de cette fable sur le thème de la dualité, de l’ombre et de l’illusion.

Ran, tourné trois ans après Kagemusha, raconte lui aussi l’anéantissement d’un clan guerrier. De prime abord, le film ne semble pas aborder la thématique du double. Et pourtant.

Joël Magny interprète Ran à la lumière des concepts de « rivalité mimétique » et de « violence réciproque » élaborés par René Girard dans La Violence et le sacré et Shakespeare, les feux de l’envie. Le film s’ouvre par une spectaculaire séquence de chasse ; l’animal abattu, un sanglier, ne sera pourtant pas consommé. Or René Girard rappelle que les animaux posent une limite instinctive à leur violence : ceux d’une même espèce ne se mangent pas entre eux. Autrement dit, la « violence réciproque » ne les concerne pas. Elle menace au contraire l’espèce humaine, nous dit Joël Magny. Au fond, ce n’est pas une simple rivalité ou une banale jalousie qui pousse les frères du clan Ichimonji à s’entredéchirer, mais plus l’envie et le désir de posséder ce que l’autre possède, de devenir l’autre par une forme de mimétisme. Le rival n’est alors pas un autre, mais le double de soi-même. Ce concept de « double mimétique » Ran et Kagemusha l’illustrent tous deux parfaitement.

Kagemusha n’est finalement rien d’autre que l’histoire d’un « rustre invité à siéger à la cour des princes ». Les mécanismes du « double mimétique » le pousseront à désirer ardemment une fusion totale entre sa personnalité et celle du seigneur : en prenant la place de Shingen, il acquiert la reconnaissance due au maître. Nous l’avons mentionné, le Kagemusha admirait Shingen du temps de son vivant ; nul doute que cette admiration s’est mue en envie. Autrement dit, si le Kagemusha devient la réincarnation même de Shingen, ce n’est pas qu’à cause des circonstances : il y a, à l’origine de la fusion, une poussée somatique. Ce que Kurosawa ne décrit pas directement, c’est le jeu d’attraction – répulsion qui se joue à l’intérieur même de la conscience du Kagemusha : le Kagemusha envie Shingen, mais doit probablement aussi le haïr et le craindre. On saisit alors pleinement la portée du rêve, ou plutôt du cauchemar, du Kagemusha. Un soir, il fait un cauchemar atroce : Shingen, la face verdâtre, vêtu de son costume de combat, surgit des ténèbres. Lui est en guenilles, il est redevenu le rustre qu’il était avant. Shigen le poursuit, et lui s’enfuit (répulsion et crainte). Lorsque Shingen s’arrête et rebrousse chemin, c’est à son tour de se mettre en chasse de son rival (attraction et envie). Shingen se retourne, on voit la peur envahir le visage du double. Le Kagemusha se réveille, il expliquera : « C’était un cauchemar ; des ennemis m’entouraient ».

A noter que le « double mimétique » est peut-être également l’une des composantes qui entraînent le Washizu du Château de l’araignée dans la chaîne sans fin du crime.

Conclusion de la seconde partie

Les personnages de Kurosawa sont des mécaniques complexes. Dans l’introduction, nous avons repris une citation dans laquelle Kurosawa disait que pour comprendre un cinéaste, il fallait s’intéresser à aux personnages qu’il mettait en scène dans ses films. Pour dépasser le constat d’une simple opposition entre l’idéalisme et le « pessimisme anthropologique » du cinéaste, il a fallu montrer que tous ses personnages, à l’exception de Kameda peut-être, étaient ombre et lumière à la fois. L’univers de Kurosawa est anti-manichéen ; le bien et le mal sont intrinsèquement liés, ils appartiennent à la nature de l’homme, et fusionnent en lui. Les héros de Kurosawa ne sont jamais purement bons. Ils vivent tous sous le signe de la dualité. Voilà donc qui fera péricliter les a priori les plus grossiers sur les personnages des films de Kurosawa.

Mais l’étude sur les tréfonds de l’âme humaine est loin de prendre fin. Les personnages de Kurosawa ne sont pas des êtres figés, ils évoluent en permanence, passant fréquemment de l’ombre à la lumière ou inversement. Ce passage essentiellement psychologique est mis en scène par un subtil jeu de contrastes visuels. On peut d’ailleurs même penser que si Kurosawa a si longtemps refusé d’utiliser la couleur, c’est parce que le noir et blanc était plus approprié à ce travail symbolique sur les contrastes visuels.

Mais les personnages de Kurosawa, à force de voguer entre ombre et lumière, finissent parfois par se perdre. Les héros de Scandale et d’Entre le ciel et l’enfer illustrent parfaitement cette perte de repères et cette dissolution de l’identité. Le héros de Chien enragé, avant de s’engager dans la police, ne savait plus trop qui il était, et a choisi le métier de policier afin de se forger une nouvelle identité. Le thème du double se fond dans la quête qui amène certains personnages à réfléchir sur eux-mêmes. Le docteur Sanada voit en Matsunaga son double parce que celui-ci lui rappelle qui il était lui-même quelques années auparavant. L’inspecteur Murakami reconnaît en le voleur son double parce qu’il comprend que l’un aurait pu être l’autre.

La dernière étape de la réflexion concerne essentiellement deux, voire trois films. Dans Kagemusha, la thématique du double est omniprésente. Mais pour le coup, Kurosawa ne se contente pas de décrire l’histoire d’un homme qui découvre en l’altérité une personne qu’il comprend être son double : il décrit un processus de fusion entre un double et son « original ». On aurait aisément pu conclure sur la description de cette fusion. Mais Ran apporte, via les concepts de « violence réciproque » et de « double mimétique », un regard nouveau. Comme le souligne Joël Magny, ces deux mécanismes jouent à plein dans Ran : il s’agit de détruire l’autre pour devenir l’autre, pour posséder ce qu’il possède ; le rival n’est autre qu’un double de soi-même. Ce mécanisme du « double mimétique », on le retrouve également de manière explicite dans Kagemusha. Le Kagemusha, à l’origine, est un pauvre rustre. Il envie follement Shingen, ce qui éveille en lui un désir irréfragable de s’emparer de la personnalité du défunt seigneur, de la conquérir. Il fait de Shingen son double par mimétisme. A ce stade, nous avons donc compris les mécanismes qui poussent le Kagemusha à désirer la fusion (alors qu’il avait très bien la possibilité de refuser le rôle qui lui était confié).

En outre, il semble bien que nous soyons parvenu à boucler la boucle. La première partie de l’étude proposait un florilège des bassesses de l’homme. Or l’erreur serait de se borner au simple constat de cette « tragédie humaine » sans en chercher les causes profondes. On entend parfois dire ça et là que Kurosawa décrit un monde ravagé par le meurtre, la corruption, le mensonge,… parce qu’il pense que les hommes sont réellement mauvais. Mis à part Dodes’caden, qui est probablement l’œuvre de Kurosawa la plus profondément pessimiste, tous les films du cinéaste permettent de réfuter cette version. Affirmer que les hommes font le mal parce qu’ils sont mauvais serait d’une naïveté totale. Il se joue dans tous les drames humains quelque chose de profondément complexe, quelque chose qui touche les rouages psychologiques essentiels, quelque chose à la limite de la métaphysique.

S’il fallait ne retenir qu’une seule chose sur les personnages de Kurosawa, on pourrait paraphraser la thématique de Rashomon et dire que l’unique vérité est…qu’il n’y a pas de vérité : « Quel abîme que le cœur de l’homme. C’est toujours un mystère pour moi… ».

Partie 3 : Un cinéaste de la vie

Le cinéma de Kurosawa vaut parce qu’il s’en dégage une vitalité remarquable. Oublier cela, ce serait passer à côté des plus grands chefs-d’œuvre du cinéaste, des Sept samouraïs à Vivre en passant par Madadayo, son film testament. Après une première partie faussement naïve et une seconde partie plus analytique, nous allons étudier les enjeux vitaux abordés par les films de Kurosawa.

Chapitre 1: Une morale de l’action

Seule l’action peut permettre le passage de l’ombre à la lumière. Agir, c’est vivre, c’est sortir des ténèbres.

Cette action est permise par une affirmation ayant pour origine une poussée d’ordre somatique. Attention, ceci ne signifie pas que l’action est individuelle : dans Les Sept samouraïs, ce sont deux groupes, deux collectifs qui agissent (les samouraïs et les paysans). En revanche, cela signifie qu’une affirmation de l’individualité est une condition sine qua non pour impulser toute action.

Le second travail préalable à l’action est la réflexion : il n’y a pas de « bonne » action qui ne soit pas réfléchie, pensée.

Enfin, une « bonne » action ne prend tout son sens que si elle est réalisée en vue du bien-être de la société. C’est là l’aspect moral de l’action, qui nous fait dire que Kurosawa est un cinéaste profondément moral.

Section 1: L’affirmation de l’individualité : Je ne regrette rien de ma jeunesse

Un film symbolise mieux que tous les autres cette nécessaire affirmation de l’individualité, il s’agit de Je ne regrette rien de ma jeunesse. On est en 1946, et Kurosawa est encore fortement marqué, comme tous les Japonais du reste, par la guerre. « Nous étions tous alors comme des sourds-muets. Nous n’avions pas droit à la parole, sinon pour répéter comme des perroquets les dogmes enseignés par le gouvernement militaire. Si nous voulions nous exprimer par nous-mêmes, nous devions trouver le moyen de le faire sans toucher à aucun problème social » (in Comme une autobiographie). Le contexte politique et social de l’après-guerre le poussera à tourner Je ne regrette rien de ma jeunesse. « Le Japonais considère l’affirmation de soi comme immorale, et le sacrifice personnel comme une façon raisonnable de conduire sa vie. Nous étions habitués à cet enseignement, et jamais il ne nous serait venu à l’idée de le remettre en question. Je me rendais compte que si l’on ne faisait pas de l’individu une valeur positive, il ne pouvait y avoir ni liberté ni démocratie. Mon premier film de l’après-guerre, Je ne regrette pas ma jeunesse, a pour thème cette question de l’individu » (in Comme une autobiographie).

L’histoire est celle de Yukiye, une petite bourgeoise qui, par amour, décidera de se métamorphoser en paysanne. A travers l’émancipation de cette jeune femme, il est bien question de liberté individuelle. Yukiye fait ses choix, comme par exemple celui de ne pas revenir en ville après la guerre.

A la base, il était difficile pour Kurosawa de faire comprendre les choix de son personnage sans pour autant tomber dans l’idéalisme doucereux. Pourtant, le résultat final est plutôt réussi. Je ne regrette rien de ma jeunesse, par le souffle libertaire qu’il insuffle, sera un phare pour toute une génération de Japonais. Le critique Sato dira à l’époque : « Le personnage de Yukiye a été vivement critiqué par certains représentants de la vieille génération ; ils ont pris son idéalisme sincère pour de l’excentricité ou de la légèreté de l’esprit. Habitué à ne voir sur l’écran que des femmes charmantes, gentilles ou malheureuses, comme le souhaitait la vieille morale féodale, je suis resté bouleversé et fasciné par la force qui se dégageait de ce personnage nouveau » (in Le Monde de Kurosawa).

Kurosawa, dès ses premiers films, met donc en avant l’affirmation de l’individu, préalable nécessaire à toute action. Ceci est la première condition, une condition quasi existentielle, pour que l’individu décide d’agir. Et c’est parce qu’il met en avant l’individualité au détriment de la collectivité que Kurosawa est taxé par les Japonais eux-mêmes d’être le plus occidental des cinéastes japonais.

Attachons-nous maintenant au second travail préalable à l’action : la réflexion.

Section 2: Action – réflexion

Toute action doit être préalablement pensée, réfléchie. L’axe action – réflexion constitue une ligne de conduite pour les personnages de Kurosawa. Avant d’étudier le personnage de Sanjuro, notons que la réflexion est une condition d’ordre qualitatif à l’action : elle la rend « efficace » ; tandis l’affirmation de l’individualité est une condition d’existence (sans affirmation de l’individualité, pas d’action envisageable).

Sanjuro

Sanjuro apparaît dans deux films tournés l’un à la suite de l’autre : Yojimbo (en français Le Garde du corps) et Sanjuro des camélias (à ce propos, nous montrerons un peu plus tard que Sanjuro des camélias n’est en rien une banale suite de Yojimbo). Dans Sanjuro des camélias, Sanjuro devient le guide de neuf apprentis samouraïs « ignorant presque tout des règles élémentaires de la prudence ». Sanjuro leur montre ainsi comment l’astuce et la réflexion peuvent sortir de situations bien délicates. Il leur apprend également à douter des apparences (le repaire de l’adversaire n’est autre que « la maison aux camélias »), à devenir maîtres de leurs pulsions, et à attendre sereinement le bon moment pour agir. Mais l’apprentissage sera long : chaque fois que l’un d’eux décide d’agir par lui-même, il déclanche une catastrophe, et Sanjuro est obligé de se démener pour réparer la bêtise.

Yojimbo illustre bien mieux la nécessaire harmonie entre action et réflexion. Yojimbo est un pur film d’action. L’objectif numéro un de Kurosawa, et ne nous y trompons pas, est donc de divertir (le public répondra d’ailleurs présent, faisant du film le plus gros succès au Japon de Kurosawa).

Dans une petite ville située au nord de l’ancienne Tokyo, le désordre et l’insécurité règnent. Deux bandes de truands se partagent le territoire. Les cadavres s’entassent dans les rues, le commerce ne marche plus. Arrive alors Sanjuro, qui va nettoyer la ville de tous ces brigands ; pour cela, il échafaude un plan redoutable : il vend alternativement ses services aux deux clans rivaux, puis assiste au spectacle des ennemis qui se détruisent. Sanjuro est un des ces samouraïs désoeuvrés (appelés rônins) qui se vendent au plus offrant. Il ne respecte pas le code rigide et ancestral des samouraïs (la voie du guerrier, le « bushido »). Les idéaux, la noblesse de Rokurota (La forteresse cachée), Kambei (Les Sept samouraïs) ou des généraux du clan Takeda (Kagemusha) ne font pour lui pas sens. Sanjuro combat en fait les scélérats avec leurs propres armes. Comme tous les héros de Kurosawa, il n’est ni bon ni mauvais, mais pétri de contradictions.

Comme dans tous beaucoup d’autres films d’action, Kurosawa se permet dans Yojimbo de porter de manière sous-jacente un regard sur la cupidité, l’arrogance, la bêtise et la lâcheté des hommes. Un point de vue subjectif, celui du héros, est adopté. Le regard et le sens de la vue sont omniprésents dans le film. Ils doivent être mis au service de l’observation et de la réflexion, qui elles-mêmes ont pour finalité l’action. Observation – réflexion – action. Si le Yojimbo est un héros d’une étoffe supérieure, c’est parce qu’il sait accorder à chacune de ces trois étapes l’importance qui leur est due. Pas d’action sans observation préalable, pas d’observation qui ne débouche sur aucun acte concret. On pourrait finalement résumer la morale du film par cette phrase de Bergson : « Il faut penser en homme d’action et agir en homme de pensée ».

Yojimbo montre donc bien que l’action s’articule autour du sens de la vue. Un autre film montre également la prédominance du sens de la vue : Dersou Ouzala.

Dersou Ouzala

Dersou Ouzala raconte une histoire d’amitié quasi-fusionnelle entre un explorateur russe (le film est financé par des producteurs russes) et un chasseur solitaire de la taïga, Dersou Ouzala.

Dersou est un chasseur solitaire de la Taïga. C’est l’anti-héros par excellence : petit, râblé, illettré et ne sachant pas faire une phrase complète « sujet – verbe – complément ». Mais un peu à l’image du héros dostoïevskien de L’idiot, il a une « très belle âme ». Son intelligence est déductive et discursive : déductive car il observe, analyse, et agit. Discursive car sa grande force est la relation d’harmonie qu’il entretient avec la nature, relation qui mêle respect, admiration et peur, et qui ne peut se fonder que sur les sensations et le ressenti.

Nul doute à ce propos que cette harmonie avec la nature était, dans l’esprit de Kurosawa, un point fort du film : « La relation entre l’être humain et la nature va de plus en plus mal… Je voulais que le monde entier connût ce personnage de Russe asiatique qui vit en harmonie avec la nature… Je pense que les gens doivent être plus humbles avec la nature car nous en sommes une partie et nous devons être en harmonie avec elle […] Nous avons beaucoup à apprendre de Dersou » (in The Films of Akira Kurosawa, par Donald Richie).

Pour survivre dans la taïga, Dersou a non seulement appris à vivre avec ses sens continuellement en éveil, mais il a aussi dilaté sa vision intérieure de l’univers, celle que Dostoïevsky appelle « l’intelligence fondamentale ». « Vous êtes des enfants, vos yeux ne voient pas », dit Dersou à Arseniev. Pour Dersou, la terre est un organisme vivant dont il se sent une « partie intégrante ». Il a développé une perception physique de l’existence ; pour lui, tout vit et tout a une âme. La taïga est l’endroit où il se sent le mieux au monde, la fin du film en sera une preuve par l’absurde.

L’action provient donc d’une poussée de l’individualité, et doit harmonieusement s’articuler autour d’une réflexion préalable. Mais quelle est sa finalité ? Pourquoi donc agir ?

Section 3: Agir, c’est vivre

L’action est le moteur essentiel de l’homme. Dans l’esprit de Kurosawa, celui qui n’agit pas est un homme mort. Nous allons étudier Vivre, œuvre à elle seule résumée par son titre.

Watanabe, le héros du film, apprend qu’il est atteint du cancer. La première partie du film nous raconte son errance, ses virées nocturnes, son désarroi face à la mort qui approche, inexorablement, à laquelle il ne peut opposer que l’impression d’avoir raté sa vie : après le décès de sa femme, il a consacré toute sa vie à élever son fils, et celui-ci, aujourd’hui, se montre parfaitement ingrat. Son travail se résume à des piles de dossiers qu’il règle machinalement. Il s’est « momifié », lui-même le reconnaît. Comment rattraper le temps perdu ? N’est-il pas trop tard ?

La lumière vient d’une discussion avec la jeune Toyo, une ancienne collègue de travail. « Je voudrais tellement faire quelque chose, mais je ne sais pas par où commencer », dit Watanabe. « Pourquoi ne trouveriez-vous pas un travail qui vous donne la sensation d’être vivant ? » ; « Il est trop tard……. Mais non, il n’est pas trop tard ! Même au bureau je peux faire quelque chose d’utile ! ». La première partie du film s’achève sur l’image d’un Watanabe enfin décidé à agir et à donner un sens à sa vie.

Vient ensuite le coup de génie de Kurosawa. A cinquante minutes de la fin du film, on apprend par une voix off que Watanabe est décédé, quatre mois après l’avoir quitté. Les collègues de Watanabe se réunissent une dernière fois en sa mémoire. Une question est sur toutes les lèvres : Watanabe se savait-il condamné ? Comment expliquer l’ardeur avec laquelle il s’est consacré au dernier projet de sa vie, la construction d’un parc public ? Personne n’était au courant de la maladie de Watanabe. Mais peu à peu, l’idée qu’il savait ses jours comptés s’insinue dans l’esprit de chacun. L’un des invités se souvient de Watanabe implorant son supérieur de valider son projet ; devant le refus de celui-ci, un de ses collègues lui dit « Vous n’en avez pas assez de recevoir autant d’insultes ? » « Je n’ai pas le temps de haïr, je n’ai pas le temps ! », répond Watanabe. « La vie est si courte… ».

Ce n’est donc pas à travers le point de vue de Watanabe, mais celui de ses collègues, que nous apparaît, progressivement, toute la grandeur du héros. Au rythme de flash back montrant un Watanabe transfiguré, sans angoisse aucune sur son visage, on cerne peu à peu les mécanismes du changement psychologique qui s’est opéré au plus profond de lui. On comprend que construire ce parc aura été le sens qu’il aura donné à la fin de sa vie. A la toute fin de la première partie, lors de cette discussion avec son ancienne collègue de travail, il a finalement pris conscience de ce qu’il aurait du faire bien avant : agir. En se lançant éperdument dans le projet du parc public, il a comblé ce manque. Agir, c’est vivre. L’action a plus qu’un rôle cathartique, elle agit comme un exécutoire indispensable aux angoisses les plus profondes de Watanabe et de nombreux personnages chez Kurosawa. En particulier, elle leur permet de trouver les réponses à leur quête identitaire : « Agis et tu sauras qui tu es »

Un dernier flash back nous montre Watanabe assis sur une balançoire du parc pour lequel il se sera tant battu, un sourire suspendu aux lèvres, le regard délivré d’un poids, d’une angoisse existentielle. Il fredonne une comptine. Il a retrouvé son âme et son insouciance d’enfant, comme pour mieux appréhender la mort. Elle peut venir, il est enfin prêt….

Section 4: Agir en vue du bien-être de la société

Notre introspection de l’action selon Kurosawa touche à sa fin. Nous avons dit que tous les personnages principaux du cinéaste ou presque étaient des hommes d’action. Pourtant, Watanabe n’a pas grand-chose en commun avec Shingen, Hidetora ou Washizu.

Watanabe, Kambei, Rokurota et Sanjuro se distinguent parce que la finalité de leur action est l’amélioration du bien-être de la société. Watanabe, nous l’avons vu, décide de créer un parc public. Kambei, lui, accepte de délivrer des paysans du joug d’une bande de brigands. Rokurota, héros de La Forteresse cachée, est chargé de mettre en sécurité l’héritière du trône. Dans Sanjuro des camélias, Sanjuro tente de délivrer le chambellan. Dans Yojimbo, il délivre une petite ville de la guerre que se livre deux clans.

Cependant, Yojimbo occupe une place un peu particulière, parce que la portée morale de l’action disparaît complètement. Dans un parallèle assez lumineux avec Le train sifflera trois fois, Donald Richie relève les nombreux points de convergence et de divergence entre Yojimbo et le western américain. G. Cooper et T. Mifune « nettoient » le village de toute la pourriture qui le souille. Seules les motivations et la façon de procéder diffèrent. Sur le visage du « moraliste » Cooper, on perçoit la solennité de celui qui s’est lui-même conféré un rôle quasi-messianique ; le G. Cooper du Train sifflera trois fois ressemble plus aux samouraïs des Sept samouraïs et de La Forteresse cachée : sa mission possède une forte connotation morale. Mifune, en revanche, se comporte presque toujours comme un professionnel, cynique et amoral, dénué de toute forme d’idéal. C’est là précisément que réside l’aspect moderne du film de Kurosawa qui, et ce n’est pas un hasard, donnera naissance au western à l’italienne, dit « western spaghetti » (S. Leone prendra, sans le révéler de lui-même par ailleurs, Yojimbo comme base à sa trilogie de L’Homme sans nom).

Chapitre 2: La transmission du savoir et le thème de l’initiation

Le thème de l’initiation est omniprésent dans l’œuvre de Kurosawa. On le trouve ainsi explicité dans Sugata Sanshiro, L’Ange ivre, Chien enragé, Les Sept samouraïs, La Forteresse cachée, Sanjuro des camélias, Barberousse, Dersou Ouzala, Rhapsodie en août et Madadayo, soit un tiers des films de Kurosawa.

L’accession à la maturité et à la maîtrise du savoir passent par l’initiation. L’initiateur, le maître (« Sensei » en japonais) est un guide spirituel. Il montre à ses « disciples » comment se comporter. Sugata Sanshiro, L’Ange ivre, Chien enragé, La Forteresse cachée, Dersou Ouzalaet Madadayo décrivent des relations relativement simples entre l’initiateur et l’initié. Les autres films en revanche sont plus complexes, car les rôles sont amenés à s’inverser. Enfin, notons que souvent, le thème de l’initiation s’articule autour d’une opposition entre générations (celle de l’initiateur et celle de l’initié).

Section 1: L’initiation « simple » : la relation entre l’initiateur et l’initié

L’Ange ivre, Chien enragé, Dersou Ouzala

Dans L’Ange ivre, la relation entre le docteur Sanada et le jeune Matsunaga renvoie assez clairement à une relation de type initiateur – initié : l’ange Sanada tente de remettre le jeune homme sur le droit chemin.

Dans Chien enragé, nous avons mentionné la recherche de sa propre conscience qu’effectue le personnage principal, le commissaire Murakami. Nous n’avons pas parlé du commissaire Sato, qui pourtant tient une place prépondérante. La relation maître – élève qui se joue entre les personnages semble évidente. D’une part, et c’est là l’aspect le plus évident, Sato apprend à Murakami toutes les ficelles du métier (comment obtenir ce que l’on veut lors d’un interrogatoire,…). D’autre part, et c’est là l’important, il permet à Murakami d’effectuer le travail de déculpabilisation (comme nous l’avons dit, Murakami se sent coupable des méfaits perpétrés par le voleur).

Dans Dersou Ouzala, la relation d’amitié entre Dersou et l’explorateur russe déborde largement sur une relation d’initiation. Dersou apprend deux choses à son « élève » et ami : tout d’abord à vivre en harmonie avec la nature ; ensuite qu’il faut toujours vivre dans son milieu.

Dans Madadayo, un professeur parti à la retraite reçoit régulièrement chez lui ses anciens élèves qui viennent prendre des leçons de vie.

La Légende du grand judo

Sugata Sanshiro (traduction française : La Légende du grand judo) est le premier film de Kurosawa.

Quand il voit Yano, maître de judo, infliger une petite correction à Monma, maître de jiu-jitsu, Sugata Sanshiro n’hésite pas une seconde : il abandonne tout ce qu’il possède et suit son nouveau maître. Mais son apprentissage sera long. Un jour, il envoie au tapis des adversaires qui l’ont provoqué verbalement. Fier de son exploit, Sugata se présente devant son maître ; celui-ci lui dit : « Nous n’avons pas la même conception du judo. Tu penses que l’essentiel consiste à jeter brutalement ton adversaire au sol. Mais à quoi servent ces démonstrations violentes et agressives ? Ignores-tu ce qu’est le « sentiment d’humanité » ? Tu n’est qu’un vulgaire bandit de grand chemin ». Profondément humilié par ces paroles, l’élève réplique : « Je ne crains pas la mort, moi ». Et d’un bond, il se jette dans un étang parsemé de nénuphars ; geste provocateur, chantage même : il entend rester dans l’eau jusqu’à ce que son maître lui présente des excuses. « Tu veux mourir… Eh bien, soit ! », s’exclame Yano.

Cette séquence de l’étang est peut-être la plus importante du film. Sugata y reçoit une sorte de révélation. Dans le silence de la nuit, apparaît une merveilleuse fleur de lotus. La « révélation de la beauté » a un effet immédiat sur Sugata qui éclate en sanglots, sort de l’étang et vient s’agenouiller aux pieds de son maître en implorant son pardon. L’eau, où la fleur a miraculeusement jailli, est une métaphore d’un baptême qui annonce pour Sugata le début d’une vie nouvelle. Après ce baptême, le jeune apprenti est prêt à s’engager sereinement sur le chemin de la vie. A chaque fois que le doute l’assaillira, la vision du lotus reviendra éclairer son chemin, lui redonnant la force nécessaire pour faire face aux difficultés de la vie.

Sugata Sanshiro est donc un film sur la nécessaire éducation spirituelle. Dès son premier film, Kurosawa aborde le thème de l’initiation. : « Je suis très attiré par les caractères en formation, peut-être parce que je me considère moi-même comme un sujet en perpétuel devenir. Le spectacle d’un être qui progresse sur la voie de la maturité, de la perfection, me fascine. C’est pourquoi mes films sont souvent centrés sur des personnages novices, et Sugata Sanshiro n’est que l’un d’eux : un homme encore informe, mais fait d’une étoffe supérieure » (in Comme une autobiographie). La réflexion sous-jacente sur le thème de l’initiation permet donc de faire de Sugata Sanshiro plus qu’un simple film de judo. A l’époque, au Japon, tous les critiques n’avait pas perçu le film dans ce sens ; mais Ozu, lui, avait très bien cerné la portée du film : « Si cent est la note maximale, Sugata Sanshiro mérite cent vingt. Félicitations, Kurosawa ».

Dans Sugata Sanshiro, la relation entre le maître et l’élève n’est pas ambiguë : le maître initie, l’élève apprend. Les rôles ne sont jamais inversés, l’autorité du maître ne souffre d’aucune contestation, elle est naturelle. Et justement, c’est peut-être ce qui limite la portée réflexive de cette relation. Les relations d’initiations les plus réussies sont celles où tout à chacun est à la fois maître et disciple.

Section 2: Apprendre à autrui et apprendre d’autrui

Sanjuro des camélias, Barberousse et surtout Les Sept samouraïs sont les trois films dans lesquels la relation maître – élève est bonifiée par une complexification qui procède de l’inversion des rôles : l’initiateur devient l’initié.

Sanjuro des camélias

Dans Sanjuro des camélias, Kurosawa reprend le personnage de Yojimbo mais l’étoffe en lui donnant une dimension supplémentaire, celle de l’initiateur : Sanjuro initie neuf jeunes gens aux subtilités du métier de samouraï. Mais le maître Sanjuro aura lui aussi quelque chose à apprendre. « Etait-il vraiment nécessaire de tuer les gardiens ? », lui demande la femme du chambellan (alors même que Sanjuro vient de la sauver !!). « Certes, vous maniez bien l’épée. Les bonnes épées cependant doivent rester dans leur fourreau ». Le reproche touche profondément Sanjuro. Désormais, il se sentira coupable à chaque fois qu’il se servira de son arme !. Après le duel final contre Muroto, il dira même, après avoir occis son adversaire : « La noble dame avait raison, les bonnes épées doivent rester dans leur fourreau ».

En fait, il serait erroné de voir en Sanjuro des camélias une suite de Yojimbo. Yojimbo évoquait en filigrane la nécessaire harmonie entre action et réflexion. Sanjuro des camélias est un film sur l’initiation. Autant Yojimbo est un film viril dédié aux hommes, autant Sanjuro des camélias est un film plus féminin, adressé aux pacifiques et aux enfants. Si Kurosawa avait pour les samouraïs une grande admiration, il ne les a jamais idéalisés dans ses films (pas même, à bien y regarder, dans Les Sept samouraïs). Ainsi, Sanjuro, cette force de la nature, est invité à mettre de côté ses manières musclées et à apprendre à communiquer…avec les fleurs !

Barberousse

Dans Barberousse, le traitement de la thématique de l’initiation est l’aspect le plus réussi du film. Elle se joue à trois niveaux.

Tout semble opposer Barberousse et son jeune élève Yasumoto : aspirations, formation, caractère. Yasumoto, au début du film, refuse de se soumettre à l’autorité de Barberousse. Cependant, au fil des événements, sa position change subtilement. Barberousse devient progressivement pour lui un guide, un mentor. « Je voudrais que le spectateur fasse le même choix. […] S’il existait plusieurs Yamamoto, le Japon cesserait d’être un pays spirituellement pauvre et sinistre » (Akira Kurosawa).

En fait, un événement bouleverse profondément le rapport entre Barberousse et Yasumoto : le docteur confie à son élève la tâche de prendre soin d’Otoyo, une jeune fille de quinze ans qui semble avoir perdu goût en la vie. Yasumoto devient « maître » à son tour, et comprend toute la difficulté de ce rôle. Il perçoit maintenant l’humanité profonde qui se dégage de Barberousse. Renversement de rôles très fin, moteur du changement psychologique qui s’opère chez le jeune Yasumoto.

La troisième relation d’initiation se joue entre Otoyo et Chobo, un gamin de huit ans obligé de voler pour subvenir aux besoins de sa famille. L’occasion pour Kurosawa de mettre en scène des instants émouvants.

Les Sept samouraïs

Enfin, impossible de parler de l’initiation sans évoquer Les Sept samouraïs, le film incontestablement le plus connu de Kurosawa.

Il existe plusieurs versions du film. L’originale, de 200 minutes, fut transformée par la Toho, la maison de production – distribution de Kurosawa, en une version de 160 minutes pour les salles japonaise, de 130 minutes pour l’exportation. Bref l’œuvre originale a été défigurée. La version de 130 minutes donne à voir un film d’action pur et dur. Toute la première partie du film, centrée sur les paysans, a été supprimée ; or cette partie était est fondamentale pour saisir le sens intrinsèque du film.

On peut cerner dans Les Sept samouraïs une analyse assez subtile des classes sociales. Dès l’arrivée des samouraïs au village, apparaît un paradoxe : les paysans ont une admiration, une reconnaissance et un respect profonds pour les samouraïs ; mais ils ne peuvent pas non plus s’empêcher de les craindre et de s’en méfier (l’un des paysans obligera sa fille à se faire passer pour un garçon de peur que celle-ci séduise un samouraï). Pour sauver le village, il faudra absolument dépasser cette « incompatibilité sociale ».

Un rapprochement a bel et bien lieu, les paysans apprennent à mieux connaître les samouraïs, et ceux-ci commencent à mesurer tout le poids de souffrance contenu dans chaque grain de riz. Mais attention, ce rapprochement n’est que forcé par les circonstances : comme le prouve l’histoire d’amour avortée entre le jeune samouraï Kikuchiyo et la jolie paysanne, une certaine distance existera toujours : samouraïs et paysans ne sont définitivement pas du même monde…

On perçoit très vite la présence du thème de l’initiation, qui se joue à trois niveaux. Tout d’abord à l’intérieur du groupe des sept samouraïs (dans la version originale, chacun des sept guerriers fait l’objet d’une description plutôt minutieuse) : Katsushiro, le très sympathique apprenti samouraï, apprendra ce qu’est un vrai samouraï grâce à l’expérience de Kambei, le guide, et de Kyozo, le maître. Ensuite, les samouraïs, et c’est là l’initiation la plus évidente, apprendront aux paysans à se battre, et à faire face à l’horreur de la guerre. Mais la relation d’apprentissage la plus subtile est celle qui voit les samouraïs eux-mêmes prendre de véritables leçons d’humanité et de courage de la part des paysans. A la dure école de la vie, les samouraïs sont les élèves et les paysans les maîtres. Au final, comme le reconnaît lui-même Kambei, ce sont bien les paysans les vrais vainqueurs de la guerre…

Section 3: L’initiation, une question de générations : Rhapsodie en août

L’initiation revêt souvent l’apparence d’une « alliance » entre deux générations. La transmission du savoir est également question de rapport entre générations.

Sugata Sanshiro apprend l’art du judo auprès de Yano, d’une trentaine d’années son aîné. Dans L’Ange ivre, des liens paternels et conflictuels (la « fameuse » relation d’attraction – répulsion) se tissent entre le docteur et Matsunanga. Dans Chien enragé, le jeune inspecteur est guidé par un inspecteur expérimenté. Dans Les Sept samouraïs, l’apprenti samouraï Katsushiro est le disciple de Kambei, un sage que « l’expérience a rendu aussi lisse qu’un galet poli ». Dans La Forteresse cachée, la fuite de la jeune princesse est permise par le savoir-faire de l’expérimenté Rokurota. Sanjuro dirige le groupe des neufs apprentis samouraïs dans Sanjuro des camélias. L’explorateur russe est admiratif devant la sagesse intérieure du vieux chasseur Dersou. Dans Madadayo, Uchida, un professeur à la retraite, accepte de continuer à prodiguer ses conseils à ses anciens élèves. Le cas de Rhapsodie en août, avant dernier film de Kurosawa, est encore plus révélateur.

Eté 1990, Japon. Quatre enfants passent leurs vacances chez leur grand-mère, Kane, près de Nagasaki. Kane a vécu de l’intérieur le traumatisme de Nagasaki : son mari fait partie des victimes directes de la bombe. Elle avait reçu, un jour, une lettre de son frère malade, qui a émigré aux Etats-Unis avant d’y épouser une américaine. Souhaitant la revoir avant de s’éteindre, il l’avait invitée chez lui, à Hawaii. Mais Kane, se trouvant trop âgée et attendant le 9 août, date anniversaire de la mort de son mari tué par la bombe atomique de Nagasaki, a envoyé ses enfants. Elle souhaite en outre profiter de la compagnie de ses petits-enfants, occasion pour elle de leur évoquer ses propres souvenirs. Son frère meurt, et son neveu américain, qu’elle ne connaît pas, débarque au Japon.

Kurosawa met donc en scène trois générations : celle de Kane, la grand-mère qui a vécu le traumatisme de la bombe atomique de Nagasaki en 1945 ; celle des enfants de Kane ; et celle des petits-enfants de Kane. Tout l’intérêt du film se trouve dans l’équilibre précaire et pourtant si vital qui relie chacune de ces générations.

On sent tout de suite que Kane jouera un rôle d’initiatrice par rapport à ses petits-enfants. Sauf que pour le coup, l’initiation est moins évidente que dans d’autres films du cinéaste : elle se mêle à une réflexion sur l’évolution du rapport entre les générations. On remarquera en particulier un certain effritement du respect dû aux anciens. Les petits-enfants, par exemple, expliquent clairement à leur grand-mère qu’ils trouvent sa cuisine infecte lors d’une séquence tragi-comique aux sous-entendus évidents. Cette dissolution des valeurs familiales est encore plus évidente au regard de la relation entre Kane et ses enfants. Ceux-ci n’ont plus aucun souci ni du passé, ni de la génération de leurs parents. Seule l’amélioration de leur propre condition matérielle, par tous les moyens possibles, les intéresse. Ils envient la belle situation de leurs cousins américains, se projettent dans le futur de manière éminemment égocentrique, et tentent même de manipuler leur mère.

Kane est elle le sage et humble porte-parole du cinéaste. Elle fait de la mémoire un devoir, en particulier par rapport au drame de Nagasaki (Rhapsodie en août est d’ailleurs le troisième film du cinéaste à aborder ce thème, après notamment le fort décevant Vivre dans la peur). Elle n’a plus aucune rancune vis-à-vis des Américains, l’unique responsable de tout cela est la guerre. C’est cet état d’esprit qu’elle tente de transmettre à ses petits-enfants.

Rhapsodie en août est donc l’ultime cri d’un cinéaste profondément attaché à son pays, alors même que les Japonais, en comparaison avec Mizoguchi et Ozu, le considèrent comme un cinéaste occidentalisé. « Aujourd’hui au Japon les gens ne s’intéressent plus tellement au Japon d’autrefois. Ils ne l’étudient plus. Ils ne peuvent donc pas accepter certains de mes films. C’est désespérant. Je suis convaincu que les Japonais d’aujourd’hui ne comprennent pas le Japon d’autrefois et qu’ils ne s’y intéressent pas » (Akira Kurosawa, matériel pour la presse). Il dénonce cette génération de Japonais qui ont perdu leur racine et leur identité nationale, cette génération obsédée par son bien-être personnel et pourrie par la « société du superficiel ». Cependant, il introduit une note d’espoir dans sa rhapsodie : les petits-enfants de la grand-mère, qui représentent la future force vive du pays, sont les plus réceptifs au de mémoire.

Chapitre 3: Une vision cyclique de la vie

 

Section 1: Le retour à l’enfance

Beaucoup d’éléments (assez imperceptibles pris séparément, mais tout a fait significatifs mis bout à bout) font penser que le cinéaste croit à un retour à l’enfance alors que la mort approche. Kurosawa a développé une vision cyclique de la vie. Dans de nombreux films, les images de mort ou d’épuisement sont associés à des sons d’enfance, à des chants d’enfance (Chien enragé), des morceaux instrumentaux pour enfants (Je ne regrette rien de ma jeunesse, Le Duel silencieux, Rhapsodie en août).

Dans Chien enragé, alors que Murakami et Yusa sont enfin face à face et que le voleur braque le policier avec le revolver qu’il lui a volé, une jeune fille, dans une maison voisine, joue une comptine au piano. La course-poursuite s’engage ensuite, et Murakami, au prix d’un effort physique énorme, arrête le voleur. L’amorce en voix off d’une chanson pour enfant est alors relayée par l’irruption d’un petit groupe d’enfant. Dans L’Ange ivre, c’est une poupée qui provoque la vision cauchemardesque au cours de laquelle Matsunanga croit voir son double l’assassiner. Je ne regrette de ma jeunesse nous offre un plan encore plus significatif : alors que Yukie tient dans ses mains l’urne funéraire contenant les cendres de celui qu’elle a aimé, la bande-son amorce une comptine. Dans Le Duel silencieux, une musique pour enfant vient en arrière-fond sonore de la séquence où le docteur Fujisaki annonce à son père qu’il a été contaminé par un de ses patients. La nuit avant sa mort, Watanabe (Vivre) se promène dans le parc pour lequel il aura dépensé tant d’énergie, et s’assied sur une balançoire. Dans Rhapsodie en août, l’orage de la séquence finale est clairement une métaphore de la bombe atomique qui ravagea Nagasaki ; alors que Kane, la grand-mère, court sur la route, luttant faiblement avec son parapluie contre les éléments déchaînés, une comptine vient alors remplir la bande-son.

Madadayo est peut-être le film qui décrit le mieux cette progression vers la mort doublée d’un retour à l’enfance, qui elle aussi est une sorte de sagesse et de « rejet des contingences matérielles ». La position fœtale du professeur Uchida, les jours de tempête, évoque ce cycle de la vie. Ou encore, le professeur Uchida est atteint d’une dépression nerveuse quand son chat disparaît : lui-même reconnaît que c’est bien là une réaction d’enfant. Enfin, impossible de ne pas mentionner le rêve qui accompagne Uchida dans les derniers instants de sa vie (Uchida est « transformé en enfant »).

On voit donc que souvent, dans les films de Kurosawa, la mort est précédée d’une régression vers l’enfance, d’une réduction de son univers personnel.

Section 2: La fureur de vivre : Madadayo

Shingen a été mortellement blessé au cours du siège du château de l’ennemi. Il convoque ses généraux et leur annonce que s’il devait mourir, il leur faudrait cacher sa mort pendant trois ans. « Mais je vivrai », assure-t-il. Asa, la vieille femme des Bas-fonds, ne veut pas non plus mourir. La vie n’a pas été tendre avec elle, mais la mort l’angoisse. Il faudra toute la tendresse de Kahei le pèlerin pour apaiser la vieille femme. Watanabe, quand il apprend qu’il va mourir, est pris tout à coup d’une rage de vivre. Alors qu’ils sont au seuil de la mort, les personnages de Kurosawa sont parfois soudainement animés d’une rage de vivre. Malgré toutes les bassesses humaines, malgré l’ombre qui entoure la conscience humaine, malgré la destruction des rapports humains, la vie vaut d’être vécue…

Madadayo est très peu connu du grand public. C’est le dernier film du cinéaste. 1943, après trente ans d’enseignement de l’allemand, le professeur Uchida annonce à ses élèves qu’il prend sa retraite pour se consacrer à l’écriture de romans. Il continue cependant à recevoir ses anciens élèves. Le film se poursuit sur dix-sept ans, et s’attache à décrire la relation privilégiée entre le « Sensei » (maître en japonais) et ses élèves. Chaque année, un repas est organisé pour fêter l’anniversaire du Sensei.

Madadayo aurait très bien pu trouver sa place dans la partie consacrée à l’initiation. Le « Sensei » n’a qu’un message à transmettre : « Trouvez en vous ce qui est important, et consacrez-y vous ». Un peu comme le commissaire Sato de Chien enragé, il incite ses disciples à effectuer une introspection au fond d’eux-mêmes. Sa morale est celle de l’éveil et de l’ouverture au monde. Et toujours avec le sourire : le personnage du « Sensei » est probablement le plus drôle, le plus sympathique, le plus chaleureux et le plus amoureux de la vie jamais inventé par Kurosawa. « Il y a là quelque chose de très précieux mais qui est aujourd’hui tombé dans le domaine de l’oubli : le monde enviable des cœurs chaleureux. J’espère que tous les gens qui verront ce film sortiront avec un sentiment de fraîcheur et des visages souriants »

Madadayo n’est pas exactement une biographie, mais plutôt un autoportrait. Le personnage du Sensei permet au cinéaste de porter un regard sur sa propre vie, et de faire un bilan de son œuvre en abordant deux thèmes qui lui sont chers : l’initiation et l’aspect cyclique de la vie. Kurosawa achève de la manière la plus parfaite son œuvre. Comme le dit C. Klapisch, on aimerait que tous les « derniers films » soient comme Madadayo, des films testaments qui achèvent merveilleusement la vision de la vie développée par le cinéaste.

Un dernier chef-d’œuvre, donc, et une dernière séquence à pleurer d’émotion. Les plus fidèles élèves du « Sensei » le veillent, chez lui. Le « Sensei », dans un dernier râle, prononce : « Madadayo… ». Surgit alors un paysage de son enfance. En arrière-plan, des enfants entrent en scène et crient : « Maada-kai ? » (« Loup, y es-tu ? »). L’enfant que fut le Sensei s’empresse de répondre, par deux fois : « Madadayo ! » (« Pas encore prêt ! »). Il part se cacher dans une meule de foin, puis ressort de sa cachette. Il porte ensuite son regard à l’horizon ; apparaît alors un ciel d’une beauté fulgurante, transpercé par deux rayons blancs. Au son du 9ème concerto pour violon de Vivaldi, le « Sensei » rejoint l’éternité…

Kurosawa savait-il que Madadayo serait son dernier film ? Impossible de ne pas voir dans cette dernière séquence l’ultime souffle artistique d’un homme qui sent sa fin proche, mais qui refuse dans une obstination presque puérile, de rejoindre le royaume des cieux. Les « Pas encore prêt, pas encore prêt » du « Sensei » sont les manifestations les plus explicites de la fureur de vivre qui anime bien des personnages de Kurosawa et, in extenso, le cinéaste lui-même. Retrouver l’innocence et la pureté de l’enfance pour mieux affronter la mort. Revenir à un monde où tout n’est que beauté, un monde qui n’est pas encore ravagé par la dégénérescence de l’esprit humain. Avec Madadayo, Kurosawa semble au contraire nous dire qu’il est enfin prêt, qu’il a enfin trouvé la voie du repos éternel de l’âme.

Conclusion

Malgré toute notre admiration pour le cinéma de Kurosawa, tous ses films ne sont pas des chef-d’œuvres. Le cinéaste est d’ailleurs probablement assez loin d’égaler, en terme de constance, les maîtres Mizoguchi et Ozu. Sugata Sanshiro est sympathique sans pour autant être épique ; Le Plus beau a un côté artificiel flagrant ; La Légende du grand judo II n’apporte pas grand-chose ; Le Duel silencieux tombe de manière pathétique dans le « piège » du mélodrame ; L’Idiot pêche par sa longueur, tout comme Les Salauds dorment en paix ; Sanjuro est loin d’égaler Yojimbo en terme d’intensité ; Barberousse est un film un peu trop froid et distant ; Dodes’caden manque d’unité et de constance dans le rythme ; Dersou Ouzala, malgré ses magnifiques paysages, ne parvient pas à nous émouvoir constamment. Opinions certes subjectives, mais ne tombons pas dans l’admiration béate.

Cependant, de La Légende du grand judo (1943) à Madadayo (1993), on est frappé par la permanence de certains thèmes, par la reprise de nombreux éléments, par la persistance d’un regard lucide et par la constante exigence morale qui anime le cinéma de Kurosawa. L’homme qui met en scène Madadayo à l’âge de quatre-vingt-trois ans n’est pourtant plus le même que le débutant de trente ans qui tourne ses premiers films lors de la seconde guerre mondiale et qui, après un apprentissage long de dix ans, nous livre ses œuvres les plus fortes lors des années 1950 – 1960, au moment même où le cinéma japonais connaît son « second âge d’or ». La fin de carrière du cinéaste est jugée par certains moins créative, par d’autres plus mûre ; sans porter de jugement qualitatif, on pourrait dire qu’il perd le souffle épique de ses plus grandes réussites au profit d’une ascèse intellectuelle et d’une maîtrise totale de son art.

Au souci de réalisme social qui caractérise ses premiers films (Je ne regrette rien de ma jeunesse, Un merveilleux dimanche, L’Ange ivre, Chien enragé, Scandale, Vivre), Kurosawa semble avoir substituer un point de vue plus élevé, plus universel et plus moral. La vision de Kurosawa semble également être plus pessimiste, un pessimisme qui prendra toute son ampleur lors de Dodes’caden et de Ran, deux films qui figurent le chaos moral de l’homme. Auparavant, Rashomon aura montré à quel point l’égocentrisme des hommes les empêche d’accéder à toute vérité et Le Château de l’araignée nous aura donné un aperçu du Mal à l’état pur.

Depuis L’Ange ivre, film clé de son œuvre, jusqu’à Ran, Kurosawa est constamment parvenu à impliquer le spectateur dans ses films, à ne jamais le laisser s’installer dans le confort d’une lecture convenue et à lui donner envie d’aller au-delà du simple divertissement pour prendre part à la réflexion sous-jacente proposée. Rashomon, Le Château de l’araignée, Les Sept samouraïs, Yojimbo, Sanjuro des camélias sont tous d’excellents films d’action qui, en outre, ouvrent la porte à une réflexion aux horizons puissants ; tout comme le font les « thrillers » Chien enragé, Les Salauds dorment en paix et Entre le ciel et l’enfer.

En apportant une grande inventivité au découpage et à la composition du montage (Kurosawa montait lui-même la plupart de ses films), le cinéaste a toujours essayé de ne pas lasser le spectateur, de l’attirer irrémédiablement par le rythme de l’image. A la fin de sa carrière, Kurosawa opte pour des procédés de mise en scène beaucoup plus simples. Tout se passe comme s’il estimait que l’on peut faire passer des émotions sans artifices, simplement en allant droit à l’essentiel. Cette évolution est exactement à l’opposé de celle du cinéma japonais des années 1990. Cela a contribué à l’isolement du cinéaste dans son pays. Madadayo sera d’ailleurs un échec commercial retentissant : en termes d’effets stylistiques, il ne tenait pas la comparaison avec les films commerciaux aux budgets conséquents.

Comme tous les grands cinéastes, Kurosawa n’a pas une vision fermée et prédéterminée de ses personnages. Il avait probablement raison quand il disait que pour connaître un cinéaste, il faut s’intéresser aux personnages qu’il met en scène. Les personnages de Kurosawa sont à l’image de leur créateur : ombre et lumière à la fois, capables du meilleur comme du pire (faire un film de propagande ; tenter de se suicider). Même les personnages les plus « négatifs » et les plus sombres ne sont pas condamnés, le metteur en scène leur laisse la possibilité de révéler toute leur part d’humanité, tout comme il se fait un devoir de ne pas cacher la part d’inhumanité enfouie au plus profond des personnages « positifs ». Sugata Sanshiro perd parfois son sang-froid ; le docteur Sanada est capable du pire sadisme ; avant de retrouver espoir, le héros de Vivre passe une nuit entière à noyer son désarroi dans l’alcool ; Kahei, le pèlerin des bas-fonds, sous son apparente sérénité, cache un passé entaché : ce ne sont somme toute que des êtres humains.

A l’inverse, le Kagemusha, en s’appropriant la personnalité même du seigneur Shingen, et l’industriel Gondo, en acceptant de sacrifier sa carrière professionnelle pour sauver un petit garçon, semblent acquérir une certaine grandeur. Au final, certains personnages des films de Kurosawa, par leur complexité et par l’excellence de l’interprétation des acteurs choisis par le cinéaste, resteront gravés dans nos mémoires : le docteur de L’Ange ivre, le bandit de Rashomon, Kameda l’Idiot, le bureaucrate de Vivre, le général devenu seigneur du Château de l’araignée, le samouraï sans peur et sans reproche de Yojimbo, l’industriel d’Entre le ciel et l’enfer, le double de Kagemusha, le Sensei de Madadayo.

On est finalement heureux que la carrière du cinéaste s’achève avec le personnage du Sensei de Madadayo. Car on préfèrera à coup sûr garder en mémoire l’image de ce Sensei à la gaieté communicative. Le Kurosawa dont on se souvient, ce n’est pas le réalisateur distant et cynique de Dodes’caden ; ce n’est pas non plus l’homme qui a tenté de se suicider. Il est le « Sensei », « L’Empereur du cinéma japonais », celui qui a fait découvrir au monde entier ainsi qu’aux Japonais eux-mêmes toute la richesse d’une culture. Il est le cinéaste de la diversité, diversité des tons, des personnages, des genres cinématographiques. Il fait partie de cette catégorie de cinéastes à avoir réussi l’exploit de faire cohabiter action et réflexion. Et si ses films sont pour la plupart très faciles d’accès, il ne faut pas oublier qu’ils nous renvoient l’image d’un être profondément sensible, un être moral, lucide et idéaliste tout à la fois.

Pour tout cela, le « Sensei » peut être remercié.


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