Kenji Mizoguchi, trente-six vues d’une maison de poupées

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S’il est un héros dans les films de Mizoguchi, ce ne peut être que la caméra.

Introduction

Partons du principe que les cinéastes japonais classiques, Ozu, Shimizu, Naruse et Mizoguchi, pour ne citer que les plus célèbres et les plus prolifiques, ont ceci de particulier qu’ils ne s’intéressent pas tant aux individus en tant que tels, mais bien plus à ce qui les relie. Leurs personnages, rarement pris en compte pour eux-mêmes, sont considérés en premier lieu comme les éléments constitutifs d’un groupe, d’une famille ou d’une société.

Dans la langue japonaise, le mot signifiant « l’humain », au singulier comme au pluriel, ningen, se compose de deux caractères dont l’association se traduirait littéralement par « entre les personnes ». L’interprétation conduit à penser que, si l’être humain se définit par ses relations avec les autres, l’humanité recouvre par conséquent l’ensemble de ces rapports. L’humain, suivant la logique, se distingue des êtres vivants par la nature singulière des liens qui l’unissent à ses semblables. Un tel concept pourrait faire écho aux particularités du cinéma japonais classique.

Alors qu’il peut paraître aisé d’un point de vue stylistique d’aborder le cinéma d’Ozu ou celui de Naruse, tant les situations qui y sont dépeintes finissent par se renvoyer les unes aux autres, l’œuvre de Mizoguchi pose quelques problèmes. Bien qu’il soit possible d’y relever quelques constantes, le fait par exemple qu’une majorité de films soit due à la plume du scénariste Yoshikata Yoda ou soit interprétée par Kinuyo Tanaka, les longs métrages de Mizoguchi s’inscrivent dans une large variété de genres et proposent des récits relativement diversifiés. Les uns abordent des sujets historiques, les autres contemporains.

Si certains films explorent le monde en demi-teinte des geishas, ou celui bien plus tragique des prostituées, d’autres à l’inverse présentent des personnages féminins décidés à prendre leur destin en main. D’autres encore mettent en scène des hommes prisonniers d’une emprise dont ils cherchent à se libérer. Aucune de ces pistes cependant ne semble avoir le mérite d’embrasser l’ensemble de la filmographie de Mizoguchi. C’est pourquoi, le fait d’appuyer l’analyse non sur les individus eux-mêmes mais sur les liens qui les unissent devrait probablement nous permettre d’établir une base suffisamment solide afin de définir les éléments caractéristiques du style du cinéaste japonais. Chez Mizoguchi, en effet, la notion de lien ne paraît pas seulement constituer une donnée scénaristique, mais semble participer activement à la mise en scène.


1. Le récit

1.1. Présentation

Souvent dans les films de Mizoguchi, les situations sont résolues à partir du moment où le protagoniste parvient à s’associer à un ou plusieurs autres personnages. La situation est telle, par exemple, pour les jeunes hommes dans le besoin du Fil blanc de la cascade (Taki no shiraito, 1933) et de La cigogne en papier (Orizuru osen, 1935) qui grâce à la rencontre d’une femme réussissent à achever leurs études respectives. Dans un autre registre, le protagoniste de La vengeance des 47 rônins (Genroku chûshingura, 1941), à l’époque d’Edo, parvient à mettre à bien son projet de vengeance, à l’encontre de la personne qui a humilié son maître, dans la mesure où il propose un pacte aux anciens vassaux de son clan.

Les situations s’aggravent au contraire dès lors que les liens avec les autres sont perdus ou ne peuvent fructifier. Ainsi, l’héroïne de La vie d’O-Haru, femme galante (Saikaku ichidai onna, 1952) peine à retrouver une place dans la société d’Edo une fois que sa famille a été bannie de la Cour Impériale. Dans la même optique, le jeune homme de Miss Oyu (Oyû-sama, 1951) comme celui de La dame de Musashino (Musashino fujin, 1951) souffrent de ne pouvoir vivre avec la femme qu’ils aiment.

La rencontre décisive avec un personnage semble constituer l’élément déclencheur du cheminement narratif. Il paraît important de distinguer cette notion de lien, qui renvoie comme on le verra au domaine des sentiments, des simples relations sociales qu’entretiennent les protagonistes avec des personnages de second rang. Dramatiquement parlant, deux cas de figure sont envisageables : soit le lien est latent, et c’est son surgissement qui pose problème ; soit le lien est manifeste, et c’est alors sur son maintien que se place l’accent. Des films comme Miss Oyu, Une femme dont on parle (Uwasa no onna, 1954) ou Le héros sacrilège (Shin-heike monogatari, 1955) traitent essentiellement de la question du lien sous sa forme latente. Ainsi, la jeune protagoniste d’Une femme dont on parle, alors qu’elle refuse de communiquer avec sa mère, finit par se rapprocher d’elle une fois que cette dernière réussit à lui faire comprendre ses véritables intentions à son égard. Dans certaines situations, le lien est latent parce qu’un secret pèse sur le personnage principal. Celui du Héros sacrilège, par exemple, parvient à mettre un terme au conflit dans lequel son clan est impliqué après avoir découvert sa filiation avec un ancien Empereur.

Dans ce cas, il arrive que le lien caché soit matérialisé par un objet susceptible de révéler ou de confirmer les liens d’un personnage vis-à-vis d’un autre. Epris d’une jeune geisha, le protagoniste du film muet La marche de Tokyo (Tôkyô Kôshin-kyoku, 1929) réalise, avant de commettre l’irréparable, que sa favorite n’est autre que sa propre fille, en reconnaissant à son doigt la bague que lui-même avait offerte à sa mère avant de la quitter. De même, le personnage principal du Héros sacrilège découvre ses origines grâce à une inscription sur un éventail, et celui de L’intendant Sansho (Sanshô dayu, 1954) est capable de prouver son ascendance noble grâce à une statuette remise par son père avant que ce dernier ne soit contraint à l’exil. Le sabre dont il est question dans L’épée Bijomaru (Meitô bijomaru, 1945) joue de son côté un rôle similaire. Tous ces objets constituent la trace d’un lien enfoui, perdu ou caché, dont la résurgence conduit son possesseur à se définir sous une nouvelle identité. A contrario, la disparition d’un tel objet – la bague ou la statuette dans leur film respectif – équivaut non seulement à la dissolution d’un lien, mais d’une certaine façon à la perte de l’identité du personnage.

 

D’autres films de Mizoguchi abordent le problème de manière partielle. Le drame est lié au surgissement du lien dans une première partie et aboutit par la suite à la question de son maintien. Il en va ainsi par exemple dans L’amour de l’actrice Sumako (Joyû Sumako no koi, 1947) où un metteur en scène de théâtre, marié et père d’une enfant, tombe amoureux d’une jeune actrice et se prépare à quitter sa famille afin de poursuivre sa carrière à ses côtés. Inversement, comme on le voit dans L’intendant Sansho, un lien peut être perdu – celui de deux enfants et de leur mère – avant d’être retrouvé dans les derniers instants du récit. On remarque, à travers ces exemples, que la question du lien, telle qu’elle est traitée dans les œuvres de Mizoguchi, semble se présenter sous un aspect fluctuant. Le lien est susceptible en effet de prendre plusieurs formes dans le cours d’un même film. Il apparaît, d’autre part, que la nature du lien soit directement liée au cheminement émotionnel des personnages : un lien perdu peut, selon les cas, conduire à une grande détresse affective – celle vécue par le personnage féminin de L’amour de l’actrice Sumako – ou donner au personnage l’espoir de retrouver la personne disparue – ce qui constitue la principale motivation du protagoniste de L’intendant Sansho.

Cela étant, il est d’autres films bien plus pessimistes quant à l’évolution psychologique de leurs personnages. Ce type de récit répond à une catégorie d’individus ayant perdu tout lien avec leurs proches – que ceux-ci aient disparu ou que les protagonistes aient été rejetés par ceux-là même. Le drame se développe autour d’une déchirure : le personnage livré à lui-même tente désespérément de nouer avec d’autres personnes. C’est là précisément le sujet des Femmes de la nuit (Yoru no onnatachi, 1948). Alors qu’elle attend depuis la fin de la guerre le retour de son mari envoyé en Mandchourie, la protagoniste du film peine à élever son enfant en bas âge qui finit par mourir de malnutrition. Apprenant le décès de son mari, puis le fait que sa sœur – la seule personne de sa famille encore en vie – entretient une liaison avec son propre patron, la femme tombe dans une profonde dépression, quitte son travail et ne trouve d’autre ressource pour survivre que de se livrer à la prostitution. Même s’il se déroule à une toute autre époque, La vie d’O-Haru, femme galante partage un même type de schéma narratif : élevée dans l’entourage de la Cour Impériale, une jeune femme se voit bannie de la capitale pour avoir été séduite par un roturier, puis rejetée par son père qui la tient pour responsable du méfait accompli. Ses pérégrinations la conduisent à se prostituer et à perdre peu à peu l’espoir de recouvrer sa dignité.
Des personnages aux liens détruits et rejetés dans les bas-fonds de la société sont développés dans tous les films ayant trait au monde de la prostitution : Oyuki la vierge (Mariya no Oyuki, 1935), L’élégie d’Osaka (Naniwa erejii, 1936), Les sœurs de Gion (Gion no shimai, 1936), L’impasse de l’amour et de la haine (Aien-kyô, 1937), Cinq femmes autour d’Utamaro (Utamaro wo meguru gonin no onna, 1946) et enfin La rue de la honte (Akasen chitai, 1956). La perte du lien, ce dont les personnages des premiers films cités pouvaient ressentir la menace, prend ici une tournure radicale. Une fois livrés à la prostitution, les personnages féminins semblent avoir totalement perdu leur identité.
Certains films, comme L’élégie d’Osaka ou L’impasse de l’amour et de la haine, soulignent par ailleurs la transformation physique accomplie par leur protagoniste au long du récit, dans la mesure où leur activité influe tout aussi bien sur leur manière de se vêtir que de se comporter avec les autres. Dans le cas de Cinq femmes autour d’Utamaro, c’est précisément au nom de cette perte d’identité que plusieurs prostituées viennent composer l’entourage du peintre Utamaro. Celui-ci en les dessinant parvient, selon les dires d’une de ses modèles, à leur rendre une certaine consistance, une véritable raison d’être. Parmi tous ces personnages, l’héroïne de La vie d’O-Haru, femme galante connaît le destin le plus tragique : alors qu’elle entre chez un vieil homme qu’elle prend pour un client, la femme se voit dénigrée par une troupe de pèlerins qui la prennent pour un démon. Son identité ayant littéralement volé en éclats, le personnage finit par perdre aux yeux des autres l’apparence d’un être humain.

 

 

1.2. Les liens manifestes
Outre les liens familiaux ou amicaux, basés sur des relations de confiance et destinés avant tout à étoffer la psychologie des personnages principaux et leur conférer un ancrage social, on peut déterminer dans la filmographie de Mizoguchi trois grandes catégories de liens. Si certains individus rencontrent de grandes difficultés à nouer des liens avec les autres, d’autres au contraire voient leurs efforts couronner de succès. Un lien finit par se constituer dans la mesure où, sur le modèle de La vengeance des 47 rônins, les personnages partagent un même objectif. De même que les rônins signent un pacte de loyauté avec leur propre sang, un certain nombre de protagonistes se promettent les uns aux autres de rester unis. Une fois leur promesse formulée, les personnages joignent leurs efforts dans l’optique d’un but à atteindre. Dans ce type de situation, deux sortes de difficultés peuvent surgir : soit les personnages font face à un manque d’argent et leur niveau social les empêche de réaliser pleinement leur objectif ; soit la santé des protagonistes constitue un frein à leur épanouissement, l’un des deux personnages étant trop faible pour lutter. On peut remarquer que ce genre de schéma narratif est particulièrement développé dans les longs-métrages réalisés avant les années 50.
C’est ainsi que les héroïnes du Fil blanc de la cascade et de La cigogne en papier viennent soutenir des étudiants sans le sou pour les aider à obtenir leur diplôme et à trouver une place dans la société. Le jeune homme de La cigogne en papier, comme le révèle un flash-back, est lui-même lié à sa grand-mère à qui il a promis, avant de partir pour la capitale, de devenir un jour médecin. La même logique est à l’œuvre dans Contes des chrysanthèmes tardifs (Zankiku monogatari, 1939) dont le récit suit le destin d’un médiocre acteur de Kabuki qui, grâce aux conseils avisés d’une jeune servante, parvient à améliorer son jeu et se hisser à la hauteur de sa lignée.
Tous trois réalisés au cours des années 30, ces films suivent un cheminement narratif plus ou moins équivalent : un homme rencontrant de nombreuses difficultés croise le chemin d’une femme qui lui permet d’acquérir un nouveau statut social et de se doter par là d’une nouvelle identité. Si le but à atteindre dont il est question dans chaque film concerne avant tout le personnage masculin, les efforts menés tout au long du récit sont essentiellement dus à la femme qui l’accompagne. Considérant sa promesse comme un accord inviolable, celle-ci consent jusqu’à sacrifier une partie de soi afin d’assurer le succès de son compagnon. C’est ainsi que le manque d’argent pousse les héroïnes du Fil blanc de la cascade et de La cigogne en papier à vendre leur corps et à commettre toutes sortes de méfaits. La différence avec les personnages de femmes aux liens détruits tient au fait que la décision d’un tel sacrifice soit ici motivée par l’espoir d’un jour meilleur.
Le regard jeté sur les femmes prend une nouvelle tournure dans les films d’après-guerre. On note en effet une importante évolution idéologique dans le traitement des personnages. Les longs-métrages de Mizoguchi de cette période, ceux du moins dont le scénario est coécrit par Kaneto Shindô, s’engagent à redéfinir la place de la femme dans la nouvelle société démocratique en pleine naissance. Au lendemain de la guerre, les personnages masculins et féminins sont non seulement animés d’un même idéal mais agissent de concert dans le but de l’atteindre.
Les protagonistes de La victoire des femmes (Josei no shôri, 1946) revendiquent une justice équitable, libérée des valeurs morales de la société d’avant-guerre ; ceux de L’amour de l’actrice Sumako s’engagent à promouvoir dans tout le pays le Shingeki – théâtre à l’occidentale – et à lui donner ses lettres de noblesse ; ceux de Flamme de mon amour (Waga koi wa moenu, 1949) enfin militent pour l’établissement d’une société libérale à l’époque où le Japon s’apprête à rédiger sa première constitution. Les efforts menés par les personnages sont partagés des deux côtés et la notion de sacrifice évolue en une forme de passion dévorante. Si l’avocate dont il est question dans La victoire des femmes accepte de perdre son héritage afin de sauver sa cliente, l’homme avec qui elle partage une même conception de la justice consacre toute son énergie à l’épauler malgré la maladie qui le ronge à petit feu. Ce type de liens, qu’on qualifiera d’héroïques, suppose continuellement la capacité pour les personnages à respecter leur promesse. Le drame naît tout autant des contraintes et des obstacles rencontrés en chemin que du danger de perdre de vue les engagements pris en commun, comme c’est le cas par exemple du personnage du politicien dans Flamme de mon amour. La sincérité envers soi-même est une notion-clé sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

D’autres films développent la question du lien sous une toute autre facette. Les deux personnages principaux des Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari, 1954), par exemple, se rapprochent l’un de l’autre sans qu’aucun projet ne soit à l’origine de leur relation. Celle-ci renvoyant à une simple liaison amoureuse, l’idéal que les protagonistes portent en commun se définit en quelque sorte par l’épanouissement même de leur amour. C’est que dans ce type de récit, la liaison des deux personnages est condamnée par la société dans laquelle ils évoluent, leurs sentiments ne sont pas tolérés et leur lien est interdit. Cette conception du lien constitue l’essentiel du ressort dramatique des films réalisés au cours des années 50 comme Miss Oyu ou La dame de Musashino et trouve son apogée dans Les amants crucifiés. Le premier film met en scène le personnage d’un fils de bonne famille, amoureux de la grande sœur de la femme à qui sa mère l’a destiné ; La dame de Musashino relate de l’amour impossible d’un jeune homme et de sa cousine plus âgée que lui. Quant aux Amants crucifiés, il est question d’un homme que le hasard a jeté dans les bras de l’épouse de son employeur, l’imprimeur officiel de la Maison Impériale, au cours de l’époque Edo. Tous ces personnages entrent en conflit avec les règles sociales et n’ont d’autres solutions devant eux que de tenter de fuir loin de leurs oppresseurs ou de renier la nature de leurs sentiments réciproques.

On remarque au passage que cette catégorie de lien, dans la mesure où la notion est fluctuante, est susceptible d’évoluer vers une autre forme au cours d’un même film. Certains récits peuvent introduire une relation interdite pour la développer par la suite sous un autre aspect. Contes des chrysanthèmes tardifs, par exemple, s’ouvre sur une forme de lien interdit – l’acteur de Kabuki entretenant au grand désarroi de sa famille une relation avec une domestique – pour aborder dans la seconde partie un lien de type héroïque. Les personnages concernés par la figure du lien interdit parviennent à accomplir leur rapprochement au prix d’une grande dépense d’énergie. Le fait de s’opposer aux autres exige en effet qu’ils fassent preuve tout aussi bien de courage que d’honnêteté. Le prix à payer pour un tel lien consiste en effet à rompre avec leur entourage et leur mode de vie. A cet égard, Le destin de madame Yuki (Yuki fujin ezu, 1950) fournit un contre-exemple en présentant un personnage féminin incapable de nouer une relation avec l’homme qui se trouve amoureux d’elle et de tromper par la même occasion son mari volage et cruel.
Bien des personnages chez Mizoguchi sont amenés à réaliser des sacrifices, plus ou moins importants, afin de réaliser leur promesse et contribuer à l’épanouissement de l’autre. Les personnages, en ce sens, se caractérisent par une certaine bienveillance et celle-ci constitue dans la grande majorité des cas l’apanage des protagonistes féminins. On trouve sur un autre versant toute une série d’individus dont la motivation entre en conflit avec le projet porté par les personnages principaux. Ces rôles peuvent être tenus par des personnages de bandits ou de soldats, comme dans La cigogne en papier, Oyuki la vierge, Les contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953), L’intendant Sansho ou encore L’impératrice Yang Kwei-Fei (Yôkihi, 1955), ou par des hommes de haute stature sociale tels qu’on les trouve dans Le fil blanc de la cascade, L’élégie d’Osaka, Les sœurs de Gion, La victoire des femmes, La vie d’O-Haru, femme galante, Les musiciens de Gion (Gion bayashi, 1953), Les amants crucifiés ou Le héros sacrilège. Ces personnages d’opposants sont tous incarnés, à l’exception de celui des Coquelicots (Gubijinsô, 1935), par des hommes ayant pour point commun une grande cupidité.
L’ensemble de ces personnages n’entrent en contact avec les autres qu’à partir du moment où ces derniers sont susceptibles de servir leurs intérêts ou de satisfaire leurs désirs. Les clients des prostituées ne considèrent celles-ci que d’un point de vue utilitaire, comme de simples objets ou, pour prendre l’exemple plus clinquant des geishas du quartier de Gion, de faire-valoir, et dans tous les cas, de possessions.
Il existe ainsi une dernière catégorie de lien, moins développée que les précédentes, mais présente dans l’ensemble de la filmographie de Mizoguchi, pour lequel le personnage principal entame une relation – de bonne foi ou non – avec un individu dans le seul désir de le manipuler ou de se laisser manipuler par lui. Renversant les rapports de domination dont elles désirent ardemment se libérer, les protagonistes de L’élégie d’Osaka et des Sœurs de Gion décident de profiter de leurs relations masculines, pour la plupart fortunées, afin de soutirer d’elles le maximum d’argent possible. Le personnage d’une prostituée dans La rue de la honte se livre également à de telles manigances. Ces rôles féminins peuvent avoir d’excellentes motivations quant à leurs agissements : le personnage de L’élégie d’Osaka pense avant tout à nourrir sa famille et celle des Sœurs de Gion rêve pour sa parente d’une vie meilleure. Sur un tout autre registre cependant, le protagoniste des Contes de la lune vague après la pluie, alors qu’il est séduit par une aristocrate qui lui propose le mariage, cède à son désir de gloire et en arrive à oublier son épouse et son enfant alors livrés à eux-mêmes. Tous ces personnages se laissent influencer d’une manière ou d’une autre par la cupidité des autres, ce qui les amène progressivement à perdre leurs liens avec leurs proches. Dans le cas de L’élégie d’Osaka, le protagoniste féminin finit en effet par être rejeté de sa famille et arrêté par la police.
Ces liens revêtent un aspect vampirique dans la mesure où les personnages en viennent à adopter l’attitude des individus contre lesquels ils sont cessés lutter. Un dernier exemple, parmi d’autres, est à chercher dans la première partie de L’intendant Sansho, à ce moment où, enfermé dans un camp et contraint à mener une vie d’esclave, le personnage du frère, par contraste avec sa sœur toujours prête à secourir les autres, décide de dénoncer un vieil homme en train de s’enfuir. Cet acte, en totale contradiction avec les enseignements que lui a prodigués son père, dénote la perte d’identité dont le personnage est alors victime. Un personnage entretenant des liens vampiriques est susceptible de perdre ses liens avec les autres, ce qui se produit effectivement dans le cas de L’élégie d’Osaka ou des Sœurs de Gion, mais ce à quoi échappent les protagonistes masculins de L’intendant Sansho et des Contes de la lune vague après la pluie qui parviennent quant à eux à se dégager de leur emprise.

1.3. Le dénouement
Les différents types de liens dont nous venons de dresser l’inventaire ont pour point commun la réalisation d’un désir. Celui-ci se heurte à des obstacles aussi divers que la pauvreté, la maladie, les interdits sociaux ou encore à d’autres personnages animés par la cupidité – tout autant de dangers susceptibles de mettre le lien en péril. Le fait de maintenir la relation avec l’autre nécessite par conséquent une certaine détermination dont certains personnages peuvent faire défaut ou perdre momentanément la vertu. La question consiste donc à savoir si les personnages sont capables, malgré les obstacles, de tenir leur promesse et par là de réaliser leur désir. Toutefois, il est important de noter que la psychologie des protagonistes est rarement donnée une fois pour toute, au sens où le cheminement narratif consisterait à mettre à l’épreuve un tempérament préalablement défini. Les personnages pris individuellement n’ont pas de véritable consistance, leur identité et leur rôle dans le cheminement narratif ne prennent effet qu’à partir du moment où ils se constituent un lien avec un autre. Si l’acteur de Kabuki des Contes des chrysanthèmes tardifs manque de talent, ce n’est pas parce que le film nous le montre ainsi, mais parce que son père adoptif qui est aussi son maître le voit de cette manière. Le caractère des personnages principaux évolue au fil du récit dans la mesure où leurs différentes réactions face à l’adversité renseignent sur le degré de résolution qui les caractérise. C’est ainsi que tous les protagonistes finissent tôt ou tard par faire face à un dilemme – le film continuant de se dérouler tant qu’aucune solution ne voit le jour. La posture adoptée face à ce dilemme explique le fait qu’un lien puisse se consolider, se dissoudre ou changer de nature au cours d’un même film. Les personnages avancent comme à tâtons dans le noir vers ce qu’ils jugent de plus lumineux.
Film de jeunesse, l’un des plus anciens conservés jusqu’à ce jour, La chanson du pays natal (Furusato no uta, 1925) expose une situation qui constituera un modèle pour toute la filmographie de Mizoguchi. N’ayant pas eu la possibilité de poursuivre ses études, le fils d’une famille de paysans retrouve ses anciens amis d’enfance de retour de la capitale. Quelque peu jaloux de leur situation, le personnage nourrit le projet de partir à son tour pour Tokyo et se confie alors à son père. Celui-ci refuse catégoriquement en lui faisant comprendre que sa place est à la campagne. Quelques péripéties plus tard, le voilà convaincu que son rôle de paysan s’avère plus utile à son pays que son désir de connaître les joies de la vie urbaine. Le personnage finit donc par se satisfaire de la place qu’il juge être la sienne dans la société.
Le film présente un dilemme qui consiste à laisser le personnage choisir entre son ambition personnelle et son devoir familial et patriotique. Le lien avec les amis s’oppose au rapport entretenu avec le père dans la mesure où le jeune homme doit s’efforcer de distinguer le lien vampirique du lien héroïque – le dénouement du film venant trancher la question. Ce dilemme, d’une certaine façon, équivaut à un conflit entre le cœur et la raison, en ce sens et en ce sens seulement que le cœur renvoie à la question des sentiments personnels et la raison à une obligation vis-à-vis d’une autorité ou d’une valeur morale. Dans Le fil blanc de la cascade, le dilemme est d’autant plus difficile à résoudre que l’être aimé finit précisément par prendre la forme de l’autorité – le jeune étudiant, devenu procureur, doit procéder à l’accusation de la femme dont le sacrifice l’a permis de devenir ce qu’il est.
Le dilemme auquel sont confrontés les personnages consiste moins à peser le pour et le contre d’une situation conflictuelle dans le but d’en tirer le plus d’avantages possibles, qu’à décider d’agir avec sincérité envers les autres et avec soi-même. Ce degré de sincérité varie selon les films et aboutit à des dénouements différents. Dans une première catégorie de récits, le personnage trouve, sur le modèle de La chanson du pays natal, un équilibre relationnel, son sens des obligations est intériorisé. On a souvent affaire ici à un récit d’initiation : le personnage finit par accepter son sort dans la mesure où il reconnaît une dette envers un personnage incarnant une autorité.
Le protagoniste des Coquelicots choisit de se séparer d’une jeune femme fortunée pour vivre avec la fille de son ancien professeur qui lui a permis de devenir ce qu’il est. Son sens des obligations – la prise de conscience d’une dette envers son ainé – finit par renverser ses projets de richesse. Cet équilibre apparaît également dans des films comme La marche de Tokyo, L’épée Bijomaru, Les musiciens de Gion, Une femme dont on parle ou Le héros sacrilège. Dans la majorité des films de Mizoguchi, cependant, l’équilibre n’est atteint qu’au prix d’un ultime sacrifice. La seule façon de résoudre le dilemme consiste pour certains personnages à perdre la vie. Si l’issue de tels films s’avère éminemment tragique, deux types de dénouement restent néanmoins à distinguer. La mort des personnages, d’une part, peut être collective, auquel cas le fait de renoncer à la vie équivaut à leurs yeux à un dernier acte de fidélité quant à leurs engagements. C’est le cas par exemple des personnages de La vengeance des 47 rônins qui après avoir vengé la mort de leur maître se livrent aux autorités qui les condamnent au seppuku. Leur objectif est atteint, mais leur suicide constitue le prix à payer pour affirmer leur complète loyauté. Le dénouement est comparable à celui des Amants crucifiés en ce sens que les deux personnages principaux restent fidèles à leur serment d’amour jusque dans la mort.

Un seul personnage, d’autre part, peut être amené à mourir. Celui-ci, ne pouvant résoudre le dilemme auquel il est confronté, préfère perdre la vie par dévotion pour l’être aimé, et préserver ainsi la pureté de ses sentiments. Le personnage commet un ultime sacrifice, laissant son compagnon seul dans le souvenir de son ancienne passion. La cigogne en papier, Contes des chrysanthèmes tardifs, Le destin de madame Yuki ou encore La dame de Musashino ont en commun ce même dénouement. Dans d’autres films, toutefois, la tristesse du compagnon est telle qu’il finit par rejoindre l’être aimé dans la mort. Il en va ainsi dans Le fil blanc de la cascade et L’impératrice Yang Kwei-Fei. Une toute autre issue présente des personnages qui, ne parvenant pas à trouver de solution à leur dilemme, sacrifient leurs sentiments pour s’en remettre à leur sens des obligations. Les personnages restent en vie, mais le lien qui les unit est mort. C’est le cas par exemple du final de Flamme de mon amour au cours duquel les personnages principaux, après avoir lutté côte à côte pour une société égalitaire, se séparent une fois que le protagoniste féminin découvre la relation qu’entretient son compagnon avec sa meilleure amie. Miss Oyu de son côté propose un même type de dénouement : l’homme perd de vue la femme qu’il lui était impossible d’aimer et seuls subsistent pour eux les souvenirs d’une passion qui n’aura jamais vraiment vu le jour.

Le dénouement d’autres films se montre néanmoins plus ambigu. Lorsque plusieurs liens sont développés au cours d’un même récit, l’issue du film dépend effectivement de la relation prise en compte. Ainsi, La victoire des femmes, en s’achevant simultanément sur la mort du compagnon et les retrouvailles avec le personnage de la sœur, victime de la cupidité de son mari, oscille entre le tragique et l’équilibre relationnel. De même, Cinq femmes autour d’Utamaro ainsi que La rue de la honte aboutissent à différentes issues selon le destin vécu individuellement par la pléiade de personnages dépeints. Cependant, les personnages féminins dont il est question dans ces deux derniers films, prostituées en l’état, ne sauraient trouver de véritable équilibre tant leur identité est étranglée par la cruauté de leur condition sociale.

Un dernier type de dénouement concerne effectivement ce type de personnages ayant perdu jusqu’à la possibilité de créer des liens ou de se satisfaire d’une passion passée. Le dilemme reste irrésolu en ce sens que les sentiments du personnage, réduit à l’état d’objet, ont totalement cédé sous le poids des contraintes sociales. Les récits de prostituées sont d’autant plus tragiques qu’ils ne livrent en réalité de véritable dénouement. Cela étant, le final d’Oyuki la vierge, des Femmes de la nuit et de La vie d’O-Haru, femme galante ont ceci de commun qu’ils s’ouvrent sur une certaine dimension religieuse. Abandonnées de tous et livrées à elles-mêmes, les femmes dont ces films brossent le portrait ne sont pas moins dépourvues d’une certaine forme de bienveillance. Leur détresse est telle qu’elles ne parviennent à trouver d’autre réconfort que dans l’espérance en un salut divin – c’est là du moins ce que le dénouement de ces trois films semble suggérer.

C’est ainsi que le personnage principal d’Oyuki la vierge, motivée par l’idée de sauver ses compatriotes de l’infamie, se résout à se sacrifier par altruisme, ce qui lui vaut d’être comparé au Christ. Sur un même principe, alors qu’elle vient de formuler le souhait qu’aucune femme sur terre ne puisse plus connaître les souffrances de la prostitution, la protagoniste des Femmes de la nuit disparaît aux côtés de son amie derrière le vitrail d’une église en ruines, représentant une Vierge à l’enfant. L’héroïne de La vie d’O-Haru, femme galante, quant à elle, apparaît dans le dernier plan du film sous les traits d’une prêtresse itinérante priant pour le salut de tous en colportant la parole de Bouddha.

Résignées certes à leur sort, c’est-à-dire au fait qu’elles ne pourront plus jamais s’épanouir ni retrouver une vie normale, ces personnages finissent par agir sous l’influence d’une pensée religieuse, comme si le sentiment de bienveillance qui dans le fond les caractérise, ne trouvant plus d’objet précis sur lequel se reporter, se répandait aux quatre vents à l’adresse de qui désire les entendre. Si leurs liens avec les autres ont bien été détruits, les femmes de ces films n’ont pas perdu pour autant leur lien avec elles-mêmes.

 


2. Le cadre

2.1. Vers le plan-séquence

Il s’agit désormais de comprendre dans quelle mesure la notion de lien influence la mise en scène de Mizoguchi, et en particulier son travail de découpage et de cadrage. Pour ce faire, il convient de revenir à la période formatrice du cinéaste. Les films muets de Mizoguchi reposent sur un découpage relativement fourni dont le propre consiste, en premier lieu, à suivre les mouvements de leurs personnages. Ceux-ci se déplacent régulièrement d’un lieu à un autre et ont tendance à se regrouper dans de mêmes espaces ; en vertu de quoi, les films s’appuient essentiellement sur des scènes de discussion ayant lieu dans une assez large variété de décors.

Ces scènes de discussion, découpées dans la plupart des cas en plans moyens, sont ponctuées de plans rapprochés plus ou moins serrés, destinés à souligner les sentiments qui s’emparent à un moment précis de tel individu. Ainsi du protagoniste de La chanson du pays natal qui, déclinant l’offre d’un étranger prêt à lui financer ses études, se voit cadré en plan rapproché, avant de réapparaître en compagnie des siens dans un plan moyen. Sa prise de position est donc renforcée par le fait qu’il soit isolé un certain temps dans son propre champ.

Des exemples de ce type abondent dans les premiers films de Mizoguchi. Les deux personnages principaux de La cigogne en papier, pour citer un autre exemple, se retrouvent sur un pont le temps d’une scène, une fois libérés de leurs opposants. La vie s’annonce difficile pour eux, mais le couple semble décidé à rester ensemble. La jeune femme s’accoude sur la rambarde et la caméra, en la recadrant en plan rapproché, souligne le sentiment de tristesse qui s’empare d’elle à cet instant précis. Le rapprochement physique des deux personnages aboutit donc à un changement d’ordre émotionnel auquel le découpage accorde une place significative.

Ces derniers exemples rendent compte d’une approche stylistique qui, sans cesse réévaluée, constituera la base des longs-métrages suivants de Mizoguchi. L’émotion qui s’empare d’un personnage ne surgit qu’à partir du moment où celui-ci est mis en contact avec un autre. Le fait que des personnages partagent constamment le même champ suggère l’idée qu’ils sont liés l’un à l’autre, ou inversement, à partir du moment où des personnages partagent un même sentiment, ceux-ci apparaissent dans de mêmes plans. C’est pour cette raison que les membres de la famille de L’élégie d’Osaka semblent bel et bien en former une ; ou que le personnage de la servante des Contes des chrysanthèmes tardifs, après sa rencontre avec l’acteur de Kabuki, apparaît constamment à ses côtés, et ce jusqu’au drame de leur séparation.

De fait, un personnage est éjecté d’un groupe ou séparé d’un proche dans la mesure où, à contrario, il n’occupe plus les mêmes champs qu’eux. La jeune femme de L’élégie d’Osaka, de retour chez elle après avoir accepté de devenir la maîtresse de son patron et bénéficié de ses faveurs, partage un repas avec les membres de sa famille au cours duquel elle apparaît constamment isolée dans son propre champ. La scène se conclut par son rejet du cercle familial considérant que sa présence en ce lieu constitue une offense impardonnable. Le champ, tel que le conçoit alors Mizoguchi, délimite en quelque sorte une zone de sympathie.

Se précisant de film en film, cette approche conduit le cinéaste à définir un type particulier de découpage. Dès lors que le lien entre deux personnages s’avère manifeste, leur rapprochement se passe de champ/contrechamp. C’est ainsi que Mizoguchi, de ses premiers films parlants jusqu’au début des années 50, délaisse progressivement la technique en question. Les scènes de discussion sont alors filmées en une série de plans relativement longs, voire dans bon nombre de cas en une seule prise. Lorsque le protagoniste de La vengeance des 47 rônins réunit ses partisans pour leur proposer de signer un pacte de loyauté, la caméra se focalise d’abord sur sa personne pour rejoindre, en un même plan, les personnages qui lui font face. Une fois ceux-ci convaincus du bien-fondé de cette alliance, un dernier mouvement de caméra relie à nouveau l’ensemble des personnages mais cette fois dans le sens opposé.

Si elle est largement délaissée dans les premiers films parlants de Mizoguchi, la figure du champ/contrechamp n’est pas pour autant abandonnée. Le personnage de l’avocate dans La victoire des femmes partage constamment ses champs avec d’autres individus, qu’il s’agisse de sa famille, de son mentor ou de sa cliente. Mizoguchi souligne par ce biais son sentiment de bienveillance à l’égard de ses proches ; exception faite de son beau-frère, procureur de profession, avec qui elle entre progressivement en conflit. La tension atteint son comble lors de la séquence finale, entièrement découpée en champ/contrechamp, qui le temps d’un procès vise à distinguer le point de vue de l’avocate et celui de son rival. C’est ainsi que la technique du champ/contrechamp se voit principalement réservée aux rapports d’opposition entre les personnages. De plus, lorsque le conflit suppose un rapport contre une autorité morale, comme c’est le cas dans La victoire des femmes, mais aussi dans L’intendant Sansho ou Le héros sacrilège, le champ/contrechamp est renforcé par un jeu de cadrages en plongée et contreplongée. Le personnage exerçant une pression pèse clairement de tout son poids sur les désirs de l’autre.

 

En réalité, tout fonctionne comme si le champ/contrechamp distinguait deux espaces infranchissables. Lorsque, tombée dans la misère, l’héroïne de La vie d’O-Haru, femme galante, croise le chemin d’un cortège seigneurial dont elle suppose que son fils fait partie, la scène découpe par le biais d’un champ/contrechamp deux parties inconciliables de l’espace. La tristesse qui s’empare du personnage est clairement due à son incapacité de rejoindre son enfant et d’entrer dans le champ que ce dernier occupe.

La même technique est employée à quelques reprises pour suggérer au contraire un phénomène d’attraction, auquel cas le contrechamp marque sa différence avec le plan qui le précède par un changement d’axe. Traversant une crise créative, le personnage du peintre de Cinq femmes autour d’Utamaro, est convié par ses amis à épier la baignade de jeunes femmes au bord d’un lac. La scène obéit à la technique du champ/contrechamp à ceci près que les plans relativement serrés des baigneuses ne correspondent pas exactement au point de vue du personnage qui se trouve sur la rive, à une assez longue distance de là. Ce contrechamp, d’une certaine façon, est marqué par le désir d’Utamaro de peindre ces jeunes filles, son imagination lui faisant découvrir ce qu’en réalité il ne peut qu’apercevoir. Dans la même veine, la scène de concert, au début de Miss Oyu, introduit un contrechamp, de face, sur la musicienne qui ne correspond pas au point de vue du jeune homme, légèrement de profil, qui la contemple. Son désir pour elle se manifeste sous les traits d’une image idéale. A compter de cette scène en effet, le personnage ne désire plus rien d’autre que de partager le même champ que cette femme, de figurer à ses côtés dans un même espace.

On comprend aisément avec ce dernier exemple que le désir pour un personnage de se lier avec un autre se traduit par sa capacité à franchir les barrières du cadre et à se donner un espace commun. Sur ce point, tout le cheminement d’Une femme dont on parle revient précisément à rapprocher les personnages de la mère et de la fille, séparés dans un premier temps dans leur champ distinct, pour les réunir dans un même espace sans qu’aucune tension désormais ne les oppose.

Une telle conception du cadre mène Mizoguchi à délaisser non seulement les champs/contrechamps, mais également les plans rapprochés – ou plutôt les recadrages et autres plans de coupe en plan rapproché – tels qu’il les employait dans La chanson du pays natal ou La cigogne en papier. Lorsque l’émotion se manifeste, le cinéaste choisit en effet de s’en remettre à la continuité du plan-séquence. La raison est simple : au lieu d’isoler une partie du champ et de suggérer par là le sentiment qui envahit un personnages au contact de l’autre, Mizoguchi laisse surgir l’émotion dans sa continuité, dans la durée même du rapprochement. Nul besoin de gros plan, ni de plan serré : l’émotion est portée par le comportement des personnages attirés l’un vers l’autre, autrement dit par leur expression corporelle.

Les exemples de ce type abondent : citons la scène au cours de laquelle l’acteur de Kabuki des Contes des Chrysanthèmes tardifs retrouve, chez elle, l’élue de son cœur, malgré l’interdiction de sa famille ; ou encore, dans Miss Oyu, cette scène où le jeune homme se retrouve au chevet de la femme qu’il aime, alors que celle-ci vient de faire un malaise ; enfin, ce plan pendant lequel les deux personnages amoureux de La dame de Musashino, assis sur un canapé en train d’écouter de la musique, finissent progressivement par se rapprocher l’un de l’autre. Ces trois plans-séquences ont pour point commun l’hésitation d’un ou des deux personnages à s’avancer vers l’autre. Le trouble de leur comportement, leurs embarras comme leur tâtonnements trahissent leur tension intérieure. Un plan rapproché sur le visage de l’un ou l’autre protagoniste aurait l’inconvénient de casser le lien en train de se nouer. Grâce à la technique du plan-séquence, la tension reste entière dans la mesure où elle est vécue concrètement et anime les corps.

On décèle une même approche dans un certain nombre de scènes de discussion. Un personnage s’adresse à un autre et subitement hésite à prononcer la phrase qui déterminera de la nature de leur lien. Accueillant chez lui ses plus proches frères d’armes, le personnage principal de La vengeance des 47 rônins marque un temps d’arrêt avant de se décider à venger son ancien maître ; de même, le protagoniste féminin de L’impasse de l’amour et de la haine se tait un long moment avant d’avouer à son ancien fiancé qu’elle s’est adonnée durant son absence à la prostitution. Le plan-séquence, dans tous ces cas, a le mérite de préserver et de souligner l’effort avec lequel un personnage décide de transformer sa relation avec un autre.

Tel lien se manifeste parce que le désir qui le sous-tend est traduit tel quel à l’écran. Si, dans les premiers films, le mouvement physique des personnages pouvait conduire à un changement d’ordre émotionnel, les films parlants donnent à voir, par le biais du plan-séquence, le mouvement et l’émotion fondus sous une même forme. Ce qui importe lorsque les deux protagonistes des Contes des chrysanthèmes tardifs se rencontrent pour la première fois, une nuit le long d’une rue, ne tient pas tant au fait qu’ils marchent ensemble dans la même direction, mais qu’ils finissent, après quelques hésitations, par avancer du même pas. Animés d’un même souffle, les personnages occupent un espace qui n’appartient qu’à eux.

 


2.2. Profondeur de champ et mouvements de caméra

Dans le cas d’un lien manifeste, tout semble fonctionner comme si la durée du plan était liée à l’intensité d’un rapprochement, au temps nécessaire pour un personnage de faire un choix ou de vaincre ses propres obstacles intérieurs, que ceux-ci soit portés par un sentiment de honte ou par la présence d’un interdit. Le plan se déroule tant que le lien ne s’est pas clairement manifesté ou n’a changé de nature. On peut également envisager le cas où un personnage en s’interposant entre les protagonistes viendrait briser le lien en train de se réaliser, comme on le verra plus tard. Il est donc légitime de se demander dans quelles conditions la notion de lien peut influer sur l’organisation de l’espace, ou inversement comment cette même organisation peut-elle traduire la constitution d’un lien.

Reprenons l’exemple des scènes de famille de L’élégie d’Osaka : les personnages parce qu’ils figurent dans un même cadre sont liés les uns aux autres. Leur position dans un espace commun nécessite ainsi l’emploi d’une légère profondeur de champ. Les personnages sont donc placés les uns près des autres au sens physique du terme, aussi bien qu’émotionnel. En conséquence de quoi, le plan compose une cellule familiale dans laquelle chaque individu entretient avec les autres des rapports affectifs. Le cadre reste fixe dans la mesure où rien ne vient perturber l’équilibre de ces relations.

Prenons désormais un exemple tiré de La victoire des femmes, cette scène en plan fixe où le personnage de l’avocate, expliquant à sa sœur qu’elle ne cèdera pas face aux pressions de son beau-frère, finit par se brouiller avec elle. Les deux femmes sont placées au début de la scène l’une près de l’autre, attablées au fond du champ. Lorsque la sœur exprime son intention de ne pas quitter son mari, l’avocate soudainement se lève et vient se placer en avant-plan, dans une partie de l’espace qui jusqu’à cet instant est restée inoccupée. Tandis que la sœur fond en larmes, le personnage de la mère fait son entrée dans le champ pour aller réconforter sa fille – ce que l’avocate, sans même un regard pour elle, refuse de faire. L’intervalle souligné par la profondeur de champ traduit bel et bien la distance affective que la protagoniste creuse avec sa parente. Le fait que le plan soit fixe peut suggérer la relativité de cette distance – les deux personnages se retrouveront effectivement quelques scènes plus tard.

Il semble donc que la position des personnages dans le cadre soit déterminée par la nature de leurs relations affectives. La raison pour laquelle le plan fixe est de rigueur dans les deux exemples cités tient avant tout au fait que le lien entre les personnages ait été préalablement déterminé. Dans la plupart des cas où un individu vient à la rencontre d’un autre, dans le désir de nouer un lien avec lui, Mizoguchi privilégie alors les mouvements de caméra.

Le film Les coquelicots donne à voir l’un des premiers essais du genre. Désireux de retrouver son ancien protégé pour le marier avec sa fille, un professeur à la retraire prend un train à destination de la capitale. Le plan s’ouvre sur les deux parents installés sur la banquette et amorce un travelling latéral qui, grâce à un discret fondu enchaîné, s’achève sur le personnage du jeune homme, à Tokyo, à qui sa nouvelle fiancée propose le mariage. Bien que Mizoguchi ne reprenne pas ce type de fondu enchaîné par la suite, l’exemple est révélateur de la capacité pour la caméra à joindre les espaces et à mener les personnages l’un vers l’autre. Le désir du professeur de retrouver son élève est porté par le mouvement du travelling et vient buter sur un obstacle incarné par le personnage de la jeune femme riche.

C’est aussi par le biais d’un travelling latéral que la caméra, dans Cinq femmes autour d’Utamaro, accompagne les amis du peintre qui viennent lui rendre visite de l’entrée de son logement vers la pièce où ce dernier réside. C’est un mouvement de caméra similaire qui mène le protagoniste de Flamme de mon amour accompagné de ses amis, alors qu’il vient de sortir de prison, vers la femme qui l’attend dans leur salon. Ce sont aussi des mouvements plus complexes, comme ici des pano-travellings, qui conduisent le personnage principal de La vengeance des 47 rônins à retrouver sa femme au détour d’une promenade nocturne dans son jardin, avant que celle-ci ne décide de se séparer de lui. Chacune de ces scènes suivent un même schéma qui consiste à rapprocher deux personnages situés dans des parties distinctes de l’espace et à faire entrer l’un d’entre eux dans le champ de l’autre. La caméra paraît conduire les individus l’un vers l’autre en suivant l’intensité du désir accordé au personnage en mouvement. En témoigne ce dernier exemple, tiré de L’élégie d’Osaka, qui s’ouvre sur le protagoniste féminin en train d’attendre son fiancé derrière la fenêtre de son appartement. Au moment où ce dernier arrive, la caméra effectue un mouvement latéral pour le faire entrer dans le champ, puis le suit jusque devant la porte du logement. Le regard de la jeune femme semble motiver le mouvement de la caméra, comme si celle-ci prenait le soin de mener à ses pieds l’objet de son désir.

 

Dans cette optique, les mouvements de caméra semblent avoir pour fonction de réduire la distance comprise entre deux personnages dont l’un au moins est épris de l’autre. L’intervalle ainsi réduit traduit le rapprochement émotionnel des personnages en question. D’autres situations, basées sur l’éloignement des personnages, sont également développées, comme on peut le voir par exemple dans la seconde séquence des Contes des chrysanthèmes tardifs. Suite à sa médiocre interprétation, l’acteur de Kabuki fait l’objet de moqueries de la part de ses camarades. Ceux-ci fêtent un soir la fin de la représentation, assis ensemble sur une véranda. La caméra s’attarde sur eux en plan fixe avant d’amorcer un travelling latéral vers la gauche du champ, le long de la galerie, jusqu’à trouver à quelques mètres de là le protagoniste affligé. De même que la profondeur de champ peut souligner la distance émotionnelle qui s’instaure entre deux personnages issus d’un même groupe, le travelling semble avoir la capacité de distinguer un personnage d’un groupe d’individus avec qui il ne partage aucune sympathie, et de souligner par là son isolement.

Nous avons précédemment avancé l’idée que le cadre constituait une zone de sympathie. Nous pouvons donc supposer que celle-ci se mesure à l’intervalle qui sépare les personnages les uns des autres, aussi bien dans la profondeur de champ que dans sa latéralité. L’intervalle constitue une tension capable d’étendre ou de contracter le champ, selon la force émotionnelle des sujets mis en scène. Le fait de quitter le cadre, dans cette optique, reviendrait à se séparer de l’autre, à casser le lien.

Il est de nombreuses scènes en effet où un personnage lié à un autre se sépare de ce dernier par une simple sortie du cadre. Après une vive explication dans le couloir de leur maison, le personnage féminin dans la dernière séquence de Flamme de mon amour décide de quitter son conjoint et se dirige vers la porte d’entrée située dans la profondeur de champ. La femme disparaît dans la rue sous les yeux du personnage masculin placé quant à lui en avant-plan. La séparation des deux personnages est soulignée par l’intervalle dans la profondeur de champ qui étiré jusqu’à un certain point finit par rompre complètement.

Le cinéaste au fil de sa carrière n’aura de cesse d’améliorer sa technique. Certaines séparations en effet sont d’autant plus marquées que la composition dans le champ se combine à des mouvements de caméra. C’est le cas notamment d’une scène des Amants crucifiés au cours de laquelle le couple de protagonistes est tiré de son sommeil par les hommes de main du mari trompé. La vue en plongée sur un chemin dans les bois permet de placer le personnage féminin aux mains des bandits vers le bord haut du champ et le personnage masculin maintenu par d’autres malfrats vers le bas. En effectuant un léger travelling, la caméra se recentre sur l’homme de sorte que sa compagne est coupée du champ. Le lien qui les unit est rompu de force. Une scène similaire apparaît dans les premières séquences de L’intendant Sansho, au moment où le personnage de la mère est séparé au bord d’un lac de ses deux enfants. Les trois personnages sont cadrés dans le même champ jusqu’à ce que la mère poussée dans un bateau s’éloigne sur le lac. Un travelling arrière depuis son visage souligne la distance qui se creuse avec ses enfants restés sur la rive.

On relève d’un autre côté de très nombreux exemples où un personnage cherche à se séparer d’un autre, mais se voit rattrapé par celui-ci. L’éloignement du personnage correspond dans ce cas de figure à une sortie provisoire du champ. Le second personnage sur lequel la caméra reste centrée retourne en effet occuper le champ du précédent. La fille d’un célèbre peintre se rend chez le protagoniste de Cinq femmes autour d’Utamaro pour y retrouver son ancien fiancé. Celui-ci la rejette et la femme, se retrouvant seule dans la rue, au beau milieu du quartier des plaisirs, est alors rejointe par le célèbre artiste. Une discussion s’ensuit au cours de laquelle la fiancée quitte le champ, espérant mettre une certaine distance entre elle et le monde dans lequel elle vient d’entrer. Utamaro qui voit en elle un possible modèle est suivi en un court travelling latéral jusqu’à ce qu’il retrouve la femme effondrée contre un poteau. La scène de La vie d’O-Haru, femme galante qui, au début du film, voit le protagoniste féminin sortir brusquement de chez elle dans l’intention de se suicider en forêt est conçue avec le même procédé de mise en scène. Sa mère qui la suit la rattrape à plusieurs reprises, ce qui donne lieu à de nombreuses sorties du champ de la part de la jeune femme. Devant l’insistance de sa mère, celle-ci renonce finalement à ses idées noires. Dans ces deux exemples, le personnage est rattrapé par un autre dans la mesure où le désir pour le poursuivant de nouer ou de maintenir le lien se montre plus important que la volonté pour le poursuivi de s’enfuir.

Dans d’autres scènes néanmoins, pour la plupart en plan fixe, le poursuivi n’est pas seulement rattrapé mais remis également à sa position initiale. On trouve ce genre de mise en scène dans un plan-séquence de La victoire des femmes. Une vieille amie de la famille fait irruption un soir chez le personnage de l’avocate. Hagarde et désorientée, la femme est invitée à s’asseoir au milieu de la pièce principale et commence à raconter par bribes ce qui s’avère être le récit du décès de son enfant. L’amie retrouvant peu à peu sa lucidité tente à plusieurs reprises de quitter les lieux par le fond du champ. L’avocate l’en empêche pour la ramener systématiquement en avant-plan où elle lui promet enfin son assistance. Citons un dernier exemple provenant à nouveau de La vie d’O-Haru, femme galante, dans lequel le protagoniste féminin se voit accordée la possibilité de revoir son fils, ayant atteint à ce moment un très haut statut social, à la condition de garder ses distances avec lui. Encadrée par deux soldats, la femme suit des yeux le passage de son enfant et tente malgré l’interdit de l’approcher. Le fils s’étant éclipsé dans la profondeur de champ, sa mère se précipite dans la même direction que lui, disparaît à son tour un bref instant, avant d’être saisie par les deux soldats qui la replacent en avant-plan d’où il lui est impossible de se dégager. Ces derniers exemples ont ceci de particulier que le désir du personnage butte contre une autre force qui la prive de ses mouvements, la différence étant que le premier cas s’appuie sur une influence bienveillante tandis que le second met en scène un phénomène de contrainte.

On en conclut dans tous les cas que le cadre, motivé par l’intervalle entre deux personnages, repose sur une force de cohésion qui tend au fil des séquences à se renforcer ou au contraire à se détendre. Ces phénomènes de rapprochement et de séparation fourniraient en ce sens les coordonnées sur lesquelles repose l’organisation de l’espace filmique.

 


2.3. Les espaces-clés

On a vu jusqu’ici l’influence du lien en tant que force de cohésion sur l’organisation du champ et la répartition des cadres. Si le lien, qui est de nature fluctuante, a bien cette capacité de se renforcer, de se dissoudre ou de changer de nature au cours d’un même film, l’organisation de l’espace filmique pourrait partager en retour une même nature souple et élastique. Puisque plusieurs catégories de liens sont dénombrables, il devrait exister dans la filmographie de Mizoguchi un certain nombre de dispositifs scéniques équivalents ; c’est-à-dire, des configurations communes à l’ensemble des films qui, par-delà les nécessités purement scénaristiques, constitueraient des espaces-clés, dont l’enchaînement se combinerait aux variations du lien.

L’équilibre relationnel qui dramatiquement parlant consiste à conjuguer les sentiments personnels des personnages à leur sens des obligations, prend, quand on le traduit en termes d’espace, une nouvelle ampleur. La force de cohésion à l’œuvre dans le cadre atteint dans ce type de situation son plus haut degré. Deux personnages sont unis l’un à l’autre sans qu’aucune tension désormais ne soit susceptible de les séparer. Leur dilemme est résolu et leur désir accompli. L’espace dans lequel cette sérénité est acquise peut être défini sous les traits d’un cocon.

L’image nous est fournie par un plan des Amants crucifiés qui se situe au moment où, juste avant leur arrestation, les deux personnages en fuite passe la nuit dans une grange, se croyant à l’abri de tout danger. Le décor comme les effets de lumière donnent à cette scène un aspect bucolique certain. Les personnages sont endormis et rien dans ce plan, fixe de surcroît, ne vient troubler leur félicité. Celle-ci se montre toutefois de courte durée puisque le couple est arraché de son nid dans le plan suivant. Cela étant, les personnages apparaissent de nouveau réunis dans le dernier plan du film. Celui-ci, la vue d’une rue en légère contre-plongée, reproduit à l’identique le plan d’ouverture du long-métrage à l’exception près que les protagonistes, conduits à leur crucifixion, y figurent attachés l’un à l’autre sur un cheval. Les opposants ayant été vaincus et expulsés, les deux personnages sont unis à tout jamais : leur lien emplit symboliquement l’ensemble du cadre. Les derniers plans de Flamme de mon amour, Les musiciens de Gion, L’intendant Sansho et d’Une femme dont on parle suivent de très près le même procédé.

Dès lors que leur rapprochement est définitivement réalisé, les personnages sont isolés dans le cadre, et leur désir, ainsi comblé, finit par se replier sur lui-même. Les protagonistes répondent alors d’une seule et même identité. On relève d’autres films cependant où le rapprochement physique des protagonistes s’avère impossible dans la mesure où l’un d’entre eux vient à décéder. Pour pallier à l’absence d’un personnage, Mizoguchi suppose la présence d’un espace fantastique ou d’un au-delà, non représenté mais depuis lequel le personnage décédé – s’apparentant à une voix off – vient veiller sur son compagnon. C’est ainsi que Les contes de la lune vague après la pluie et L’impératrice Yang Kwei-Fei, malgré leur dénouement tragique, parviennent à constituer un espace-cocon. La voix du personnage absent se superposant aux gestes du protagoniste encore en vie, les deux individus apparaissent à l’écran sous les traits d’une même entité. De ce point de vue, la séquence au cours de laquelle les personnages de La vengeance des 47 rônins se réunissent devant le tombeau de leur maître, ou encore la scène qui voit la protagoniste de L’amour de l’actrice Sumako jouer une dernière fois Carmen en hommage à son compagnon décédé, parce qu’elles supposent la présence de l’être disparu, se déroulent à leur tour selon la logique d’un espace-cocon.

La constitution d’un tel espace prend pour principe la résolution du dilemme auquel les personnages sont confrontés. Dans la plupart des cas, le personnage peine à trouver de solution dans la mesure où son sens des obligations constitue une force particulièrement difficile à contourner. Il lui faut alors concentrer toutes ses forces afin de parvenir à dépasser l’obstacle qui se dresse entre lui et l’être aimé. Lorsqu’un personnage hésite à agir ou à prendre une décision, c’est qu’il est confronté à une sorte de mur qui l’empêche d’agir tel que ses sentiments l’invitent à le faire. Le personnage est traversé par un sentiment d’interdit qu’il lui faut alors dépasser pour espérer atteindre son but. Les deux personnages des Amants crucifiés, pour prendre cet exemple, se retrouvent peu après leur fuite dans une auberge où ils n’osent pas encore se rapprocher.

Dans d’autres cas, ce sentiment n’est pas ressenti comme tel, mais incarné par la présence d’un autre personnage dans le champ. Le personnage du jeune homme dans Miss Oyu se retrouve en compagnie de la sœur de sa fiancée peu après le concert au cours duquel il est tombé sous son charme. La présence dans le champ de la mère du protagoniste, placée en retrait de manière à apparaître entre les deux personnages, constitue un obstacle quant aux intentions du jeune homme. On retrouve le même effet de mise en scène dans Contes des chrysanthèmes tardifs au moment où les deux personnages principaux se retrouvent seuls dans la résidence familiale et s’apprêtent à déguster une pastèque. Se rapprochant lentement l’un de l’autre, les jeunes gens sont interrompus par la mère du protagoniste qui faisant irruption en arrière-plan se place exactement entre eux. Dans les deux cas, la tentative de rapprochement est mise à mal par un personnage représentant l’autorité et dont le rôle, en termes de mise en scène, s’apparente à un mur.

C’est également contre un mur que viennent butter les deux personnages de L’impasse de l’amour et de la haine lorsque, dans la séquence finale, le père du jeune homme, assis devant eux comme pour leur barrer le chemin, refuse de les voir se marier. Et c’est très précisément contre un mur que l’héroïne de La vie d’O-Haru, femme galante est poussée, alors qu’elle vit encore à la Cour, par un roturier amoureux d’elle qui la presse de le suivre, malgré l’interdit qui frappe ce genre de relations. Un long mouvement de caméra, dans une scène de Miss Oyu, intervenant juste avant le mariage du protagoniste et de sa fiancée, suit la discussion des futurs époux alors qu’ils s’avancent peu à peu vers le fond d’une pièce. L’homme qui en aime une autre avoue se marier par simple convention, ce à quoi la fiancée accepte de se résigner. Leur relation est vouée à l’échec : la fin du plan-séquence laisse les deux personnages effondrés au pied d’un mur, incapables par conséquent de se projeter en avant. Qu’ils renvoient à un sentiment, à un personnage ou à une partie du décor, ces exemples suivent une même logique dont le propre consiste à freiner, voire interrompre, les mouvements des personnages. C’est pourquoi cet espace-mur est à rapprocher des scènes de prison insérées dans Flamme de mon amour ou L’intendant Sansho. Il s’agit bien dans tous les cas d’une force inerte destinée à contrecarrer la constitution d’un lien.

 

Si l’espace-mur traduit en termes de mise en scène la figure du lien interdit, un autre type d’espace se conjugue quant à lui à celle du lien vampirique. Celle-ci, rappelons-le, recouvre des situations où le protagoniste est victime de l’agissement de ses opposants qui le considèrent comme un simple objet. Il est de nombreuses scènes, nous l’avons vu, où un personnage en mouvement est remis à sa place, au sens propre comme au figuré, et où autrement dit celui-ci n’est plus maître de ses agissements. Le personnage est happé par un autre qui revendique l’espace dans lequel il évolue. Ce type de situation est développé, par exemple, dans une séquence de L’élégie d’Osaka. Le personnage féminin pensant extorquer son patron d’une importante somme d’argent invite son fiancé à se cacher derrière une porte, afin de le mettre à contribution le moment venu. Lorsque le patron arrive dans l’appartement qu’il loue spécialement pour sa maîtresse, celle-ci le menace puis, ouvrant la porte en question, l’oblige à lui remettre l’argent. Le patron quitte alors les lieux mais, quelques instants plus tard, la police fait irruption dans l’appartement pour arrêter la jeune femme. L’espace qu’elle pensait maîtriser est ainsi passé dans les mains de son opposant. Ce type de mise en scène évoque le principe d’une toile d’araignée.

Un piège similaire se referme sur la meilleure amie du personnage féminin des Femmes de la nuit. Alors qu’elle vient de fuguer de chez elle, la jeune femme est accostée par un homme à la sortie d’une gare. Ce dernier lui promet de l’aider et l’emmène dans un bar situé dans un quartier malfamé. Sur ses gardes, malgré tout, le personnage est conduit dans l’arrière-salle de l’établissement où le jeune homme la viole après l’avoir dépouiller de son argent. Son forfait accompli, l’homme quitte le bar, suivi par la jeune femme qui, saisie par les prostituées du quartier, est emmenée dans un terrain vague où celles-ci lui arrachent ses vêtements. Un brusque travelling latéral accompagne ce dernier mouvement, soulignant la force de l’empoigne dont le personnage est incapable de se libérer.

Citons encore ce mouvement de caméra dans L’amour de l’actrice Sumako au terme duquel le personnage principal, de retour chez lui après avoir passé la journée avec sa partenaire de théâtre, est attrapé par sa femme qui, surgissant au fond du champ, le conduit dans sa chambre pour lui demander des explications. Les scènes d’apparition de fantômes dans Les contes de la lune vague après la pluie, ainsi qu’un certain nombre de séquences des Sœurs de Gion et de La vie d’O-Haru, femme galante reposent à leur tour sur le même principe.

Il nous reste enfin à déterminer le type d’espace dans lequel évoluent les personnages aux liens détruits. De même que le sentiment de plénitude ressenti par le couple des Amants crucifiés est d’autant plus souligné qu’il prend corps dans une forme de cocon, les personnages abandonnés par leurs proches paraissent d’autant plus effondrés qu’ils surgissent dans un décor de ruines. A la détresse des deux prostituées d’Oyuki la vierge répond comme en écho le paysage dévasté de leur ville d’origine vers laquelle, une fois trahies par les notables dont elles ont pourtant facilité la fuite, elles sont contraintes de revenir, et ce malgré la guerre qui y fait rage. C’est également dans un espace en ruines que l’héroïne des Femmes de la nuit retrouve son amie battue par ses congénères à qui elles adressent un dernier message d’espoir avant de quitter le champ, en disparaissant dans la lumière d’un vitrail.

Les ruines dont il est question dans ces deux films s’apparentent aux traces d’un conflit – la guerre civile qui suit la Restauration Meiji dans le premier cas, la guerre du Pacifique dans le second – dont l’éclatement a directement influencé le destin des personnages. Espace de pleurs et de cris, ces décors sont plongés dans l’obscurité et paraissent dénués de toute profondeur affective – à l’exception notable du vitrail dont la symbolique renforce le vœu formulé par la protagoniste et dont le rôle pourrait renvoyer à une sorte de cocon. Tout paraît fonctionner quoi qu’il en soit comme si les personnages en traversant ces ruines évoluaient en réalité dans leur propre nuit intérieure.

Ce genre de personnages est en effet condamné à errer dans un espace indéfini, ou du moins méconnaissable. A y regarder de plus près, l’hôpital figurant dans la scène finale des Sœurs de Gion, ainsi que le marais apparaissant dans le dernier plan de Miss Oyu, semblent partager les mêmes caractéristiques que les ruines des précédents films. Tourmentés, les personnages de ces derniers exemples s’avancent dans un décor nocturne, recouvert de voiles ou de brumes, bien que leur déplacement semble ne les mener nul part. Contrairement à l’espace-cocon qui suppose que le désir des protagonistes en se retournant sur lui-même emplit l’ensemble du cadre, l’espace-ruines dont il est question ici donne à voir un désir éclaté, dont l’objet n’a plus aucune consistance en ce monde.

Alors qu’elle prêche la parole de Bouddha dans quelque quartier misérable et décrépit, l’héroïne de La vie d’O-Haru, femme galante s’adresse à quiconque désire l’entendre, dans l’espoir si infime soit-il de rendre le monde meilleur. Se déplaçant sans aucune destination précise, la femme se rend d’une certaine façon dans toutes les directions à la fois. Le champ qu’elle occupe dans le dernier plan du film pourrait être raccordé à tout type de hors-champ, pour peu qu’un autre personnage finisse par croiser son chemin. Si à cet instant son regard semble vague, c’est qu’il se perd précisément dans l’immensité de ce hors-champ. La dernière séquence de La rue de la honte place un regard similaire sur le visage effrayé d’une jeune fille. Nouvelle employée d’une maison de prostitution, dont il s’agit de la première journée de travail, celle-ci, par pudeur, peine à interpeler les hommes de passage devant l’établissement. En un plan-séquence entièrement focalisé sur sa personne, Mizoguchi suit les mouvements incertains de la jeune prostituée dont à compter de cet instant l’éclat et la fraîcheur sont vouées à la ruine.

 


3. Le cheminement filmique

3.1. La question du ressenti

Nous avons dégagé jusqu’ici les grands principes d’une mise en scène qui suppose que l’espace filmique ne constitue pas un simple décor devant lequel des personnages se rapprochent ou s’éloignent au gré des nécessités scénaristiques, mais se conjugue aux modalités variables d’un lien entre deux personnages qui tout à la fois l’habite et le construit. Le travail de Mizoguchi consiste, on l’a vu, à traduire en termes spatiaux des rapports émotionnels. Si le double cheminement physique et sentimental des personnages se fond sous une même forme, on peut logiquement en déduire que celle-ci va de paire avec la dépense d’une certaine énergie – ce qu’auparavant nous avons désigné sous le terme de désir. Il est temps par conséquent de réévaluer le problème sous cet angle.

Nous avons déjà précisé que les mouvements de caméra, au même titre que la profondeur de champ, sont essentiellement dévolus à la création, au maintien ou à la dissolution d’un lien. C’est la raison pour laquelle on ne trouve quasiment pas de travellings descriptifs dans les films de Mizoguchi. Le fil blanc de la cascade passe sur ce point pour une exception : outre le plan d’ouverture au cours duquel la caméra entre à l’intérieur d’un cirque pour y trouver le personnage principal, un travelling latéral donne à voir, en plein automne, les employés du même établissement près d’un arbre en train de perdre ses feuilles. Les sœurs de Gion, par la suite, présente un travelling similaire dans la mesure où, juste au début du film, la caméra glisse le long d’une salle où se déroule une vente aux enchères pour s’arrêter à l’entrée de la pièce contigüe dans laquelle se tient précisément l’homme dont les biens sont mis en vente. Hormis ces quelques plans, les mouvements de caméra ont essentiellement pour fonction d’accompagner un personnage, ou dans le cas de certains plans-séquences de recadrer la composition dès lors que l’entrée ou la sortie d’un individu déséquilibre le champ.

A regarder de plus près ces mouvements d’accompagnement, on constate que le propre de certains travellings consiste moins à mener un personnage vers un autre qu’à souligner la vivacité, l’effort ou la violence que le mouvement implique. Un exemple pertinent de ce type de mouvement énergique apparaît vers la fin du court-métrage muet Le journal Asahi brille (Asahi Shimbun wa kagayaku, 1929), un documentaire faisant la promotion d’un grand quotidien japonais, dont la deuxième partie reconstitue le traitement d’une information, en l’occurrence le naufrage d’un paquebot et le sauvetage de ses passagers, en suivant un journaliste dépêché à la hâte sur les lieux de l’accident. Cherchant à rejoindre le navire en train d’être évacué, le journaliste, filmé en légère plongée, court sur une plage pour sauter dans une embarcation et de là en rejoindre une autre. Tandis que l’homme traverse le champ à toute vitesse, la caméra effectue un rapide mouvement de recadrage et souligne par la même occasion l’intrépidité dont le journaliste fait preuve. Ce dernier déploie en effet une énergie suffisamment forte qui lui permet de repousser les limites du champ. Si la scène avait été découpée en plusieurs plans, le mouvement n’aurait consisté qu’à un simple franchissement de l’espace.

Selon ce principe, il semblerait que la caméra opère un mouvement d’accompagnement dès lors qu’un personnage déploie une énergie singulière. Le même point de vue supposerait qu’un plan reste fixe dans la mesure où l’énergie qui y circule n’est pas libérée pour différentes raisons et reste dans un état stagnant. Les exemples que nous avons cités dans la précédente partie semblent corroborer cette idée : la scène, parmi d’autres, de La vie d’O-Haru, femme galante au cours de laquelle l’héroïne est rattrapée par les soldats qui l’empêchent de s’approcher de son fils est bien filmée en plan fixe. L’énergie du personnage ne s’avère pas assez suffisante pour que celui-ci franchise les barrières du champ.

Ce qui importe ici tient surtout au fait que ce type de mouvement ne suppose pas la présence d’un lien, mais souligne la dépense d’une certaine énergie. C’est pourquoi les scènes de bagarre ou de bataille présentes dans des films comme L’impasse de l’amour et de la haine, L’épée Bijomaru, L’impératrice Yang Kwei-Fei ou Le héros sacrilège impliquent toutes un mouvement de caméra. Lorsque par exemple, dans la première séquence de La vengeance des 47 rônins, le seigneur Asano tente de poignarder Kira, le Maître des Cérémonies auprès du Shôgun, dans le palais des Tokugawa, c’est à la suite d’un pano-travelling sur l’agresseur fondant sur sa proie que nous découvrons son crime. Quelques séquences plus tard, dans le même film, un messager vient apporter à celui qui mènera la vendetta à l’encontre du même Kira la décision prise par le Shôgun de la destitution du clan Asano. Traversant un couloir du château, le personnage se précipite vers la caméra qui, effectuant un rapide panoramique, le filme de dos alors qu’il se dirige vers la salle de réception où se tiennent ses maîtres.

 

Le même principe est à l’œuvre dans une courte scène de Cinq femmes autour d’Utamaro centrée sur l’une des modèles du peintre dont l’amant vient de quitter la ville au bras d’une de ses connaissances. L’homme en question est issu d’une famille renommée, ce qui explique le fait qu’un vendeur de journaux colporte la nouvelle dans la rue. Le personnage féminin, à l’écoute de cette information, se lève soudainement pour rejoindre le vendeur et lui acheter son stock de journaux avant de retourner chez elle et mettre les papiers au feu. Dans la mesure où la caméra accompagne les déplacements de la jeune femme, le sentiment de jalousie à l’origine de son geste est renforcé par l’entrain dont elle fait preuve pour se débarrasser des journaux. La victoire des femmes, de son côté, se conclut par un travelling arrière sur le personnage de l’avocate qui, ayant retrouvé le soutien de sa sœur, retourne dans la salle d’audience après y avoir défendu sa cliente. Le mouvement de la caméra souligne la confiance avec laquelle la femme traverse le tribunal et s’apprête à écouter le verdict.

Cela nous amène à avancer l’idée que la caméra dans son principe est susceptible d’exprimer les mouvements intérieurs d’un personnage, comme si, en symbiose avec lui, elle était capable d’en saisir les humeurs ou le ressenti. Remarquons, pour appuyer cette hypothèse, que dans les exemples qui précèdent, les mouvements d’accompagnement ne concernent pas systématiquement un personnage central, mais peuvent aussi se rapporter à des personnages secondaires, tel le messager dans La vengeance des 47 rônins. On en déduit que l’irruption soudaine d’un mouvement de caméra dans le découpage d’une séquence est susceptible de porter un effet de surprise auquel les personnages principaux, confrontés à une importante nouvelle, sont eux-mêmes sensibles. Les mouvements de caméra, en ce sens, impliquent tout à la fois la dépense d’une énergie et la réaction potentielle à celle-ci.

Ajoutons de plus que la vitesse ou le caractère abrupt des mouvements d’accompagnement semblent aller de paire avec le ressenti d’un personnage. Des serviteurs, dans la première séquence d’Oyuki la vierge, viennent alerter leurs maîtres que leur ville est attaquée. Sur le même modèle que la scène du messager de La vengeance des 47 rônins, l’énergie du mouvement de caméra renforce la stupeur des bourgeois face à la terrible nouvelle. D’autres exemples donnent à voir des mouvements de caméra beaucoup plus lents qui, tout au contraire, font ressortir une énergie en berne. C’est le cas du plan final des Sœurs de Gion – que nous avons déjà évoqué à l’occasion de l’espace-ruines – dans lequel le personnage de la jeune prostituée, après avoir été battue par ses anciens clients, se lève de son lit d’hôpital pour marcher le long d’un couloir. Le pas lourd et pénible du personnage donne lieu à un mouvement de caméra particulièrement lent et quelque peu solennel, comme si la femme, détruite aussi bien physiquement que moralement, se dirigeait vers sa propre mort. De mêmes marches tragiques apparaissent dans la scène de suicide du Destin de madame Yuki ou encore dans le plan-séquence introductif de La vie d’O-Haru, femme galante.

Les travellings d’accompagnement de Mizoguchi sont reconnaissables entre tous dans la mesure où ils sont parfaitement synchrones avec le déplacement du personnage. Lorsque l’épouse du protagoniste de La vengeance des 47 rônins, assise dans un couloir se lève pour rejoindre son mari, la caméra effectue son mouvement au moment exact où la femme commence à se déplacer. Le procédé est si développé dans les premiers films réalisés après la guerre que la caméra dans des longs-métrages comme L’amour de l’actrice Sumako ou Flamme de mon amour accompagne le moindre déplacement des personnages principaux. Il suffit par exemple que l’un d’entre eux s’assoie pour que la caméra reproduise exactement le même mouvement. Une sorte de palpitation anime le cheminement de ces derniers films, comme si le travail de la caméra consistait à extérioriser un état de tension permanent et à considérer les personnages dans leur propre sensibilité. Le monde dans lequel évoluent les protagonistes apparaît tel que ceux-ci l’éprouvent.

Bien des films de Mizoguchi suivent le même chemin et, en ce sens, se définissent comme des portraits d’un type particulier. Plutôt que de créer une distance psychologique entre les personnages et leur environnement, et de chercher à analyser la teneur de leur comportement, Mizoguchi considère les personnages et leur univers dans un même élan, ou sous l’effet d’une même énergie, de façon à faire ressortir le poids de leur ressenti. Le cinéaste autrement dit conçoit pour ses personnages moins une ossature qu’une résonnance. On comprend enfin que, dans ce type d’approche, le désir qui conduit à l’autre constitue l’expression certes privilégiée de l’énergie accordée à un personnage, mais ne s’apparente pas pour autant à sa seule manifestation.

 



3.2. Le mouvement vers le fond

L’hypothèse précédemment formulée nous conduit à énoncer un principe fondamental concernant le cheminement dramatique de la majorité des films. Nous avons déjà évoqué l’idée que tous ces récits supposent le développement d’un conflit, que les personnages entrent en lutte contre une autorité ou contre un système d’obligations et qu’il leur faut vaincre en s’appuyant sur la force de leurs sentiments. Les séquences d’introduction suivent sur ce point un cheminement narratif des plus classiques, dans la mesure où leur fonction consiste à présenter les personnages principaux ainsi que la teneur du conflit dans lequel ces derniers sont impliqués. Il semble néanmoins qu’un certain nombre de films tient à délaisser la résolution du conflit en question, ou du moins ne prend pas la peine de la représenter à l’écran.

Cette particularité concerne toutes les périodes de la filmographie de Mizoguchi. Le fil blanc de la cascade, déjà, se conclut par un simple carton rapportant le suicide des deux personnages principaux sans que la dernière scène du film ne suggère la possibilité de ce dénouement. De même, la séquence finale de La vengeance des 47 rônins ne représente pas directement le suicide auquel sont condamnés les principaux personnages. C’est également le cas, dans Les amants crucifiés, du supplice auquel sont livrés les protagonistes. Plus radicalement encore, La victoire des femmes s’achève, de son côté, au moment où le personnage de l’avocate retourne dans la salle d’audience du tribunal pour y entendre le verdict dans l’affaire pour laquelle elle s’est battue de toutes ses forces. Ecartés du récit, la décision du juge et le sort qui attend l’accusée restent par conséquent dans le domaine de l’inconnu et de la supposition.

Si les autres films présentent un dénouement clair et défini, un bon nombre d’entre eux cependant exclut de leur représentation certaines scènes parmi les plus chargées de tension dramatique. Mizoguchi choisit par exemple de ne montrer aucune scène de prostitution dans les films concernés par ce problème. Les scènes de viol présentes dans Les femmes de la nuit ou Flamme de mon amour, quant à elles, se déroulent dans une partie de l’espace située hors-champ. Deux solutions sont envisagées : dans le premier cas, l’acte est caché par un élément du décor ; dans le second, la caméra en révélant la présence d’un témoin à la suite d’un travelling se détourne de l’événement en cours. Le principe concerne également certaines scènes de combat ou de violence : ainsi, La vengeance des 47 rônins fait l’impasse sur la scène-phare de son récit, à savoir la vengeance même de ses personnages, l’attaque de la résidence du Maître des Cérémonies. C’est là par ailleurs ce qui distingue clairement le film de Mizoguchi des premières adaptations cinématographiques, dues à Shôzô Makino, de la pièce de Kabuki qui en est à l’origine. La même logique conduit L’Impératrice Yang Kwei-Fei à ne pas représenter l’attaque finale de la ville où s’est réfugié le couple impérial, pourchassé par le général ayant juré la perte de la concubine et de sa famille. On notera également que, dans le même film, la mort du personnage féminin et de ses proches a lieu dans le hors-champ.

Rappelons sur ce point que la séparation de deux protagonistes suppose une simple sortie du cadre de l’un d’entre eux. Le principe est le même, bien qu’il ne soit pas aussi souligné, lorsqu’un personnage secondaire est amené à mourir, ou dans certains cas conduit à l’exil. Ainsi, les opposants des Amants crucifiés, une fois dépossédés de leur fonction, disparaissent tout simplement de l’espace filmique, et seule une discussion entre deux anciens employés permet d’en comprendre les raisons. L’énergie déployée par un ou plusieurs personnages l’emportant sur un autre, comme on le voit également dans L’intendant Sansho, est telle qu’à la façon d’une boule de billard, elle semble éjecter les opposants de l’espace de la représentation.

Ainsi, il est une constante dans la filmographie de Mizoguchi qui consiste à désamorcer ou à atténuer tout effet dramatique particulièrement saillant. Il ne s’agit pas de constater en tant que tels la réussite, l’échec ou encore la souffrance d’un personnage, mais de l’amener précisément à réussir, à échouer ou à souffrir. Il semble en effet que le cheminement narratif, c’est-à-dire l’ensemble des changements que le récit suppose, soit mis en valeur au détriment de son propre dénouement. Dans certains cas, de surcroît, celui-ci est tout à fait attendu et ne fait pas l’ombre d’un doute. Des films comme La vengeance des 47 rônins, L’Impératrice Yang Kwei-Fei ou Le héros sacrilège mettent en scène des récits largement connus du public japonais. Dans un même ordre d’idées, le titre original des Amants crucifiés fait référence au dramaturge Monzaemon Chikamatsu dont les pièces, écrites durant la première moitié de l’époque Edo, s’achèvent immanquablement par la mort du couple formé par les personnages centraux. L’indication fournie par le titre français contribue au même effet. Devant un film de Mizoguchi, la question consiste bien moins à connaître le fin mot de l’histoire qu’à suivre la façon dont celle-ci avance.

La résolution des évènements dramatiques se déroule au gré d’une logique selon laquelle il ne s’agit pas tant de souligner l’évincement des opposants ou le sacrifice d’un personnage – bien que ces éléments soient déterminants d’un point de vue narratif –, que de laisser le champ libre à l’affirmation d’un lien, ou au contraire à sa perte. Dans la mesure où le cheminement filmique est essentiellement ramené à un jeu de tissage de liens ou au contraire à leur délitement, les personnages n’ont pour objectif que de réaliser le sentiment qui caractérise leur relation avec les autres et d’atteindre, ou non, le point de satisfaction du désir qui le sous-tend. Il n’est donc de conflit que dans le ressenti que les personnages en ont, dans l’ombre portée sur leur cheminement émotionnel.

L’évolution dans la filmographie de Mizoguchi du rôle accordé à la musique joue un rôle non moins déterminant. On remarque en effet jusqu’au début des années 50 que la partition sonore des films tend à souligner les moments particulièrement importants d’un point de vue dramatique. Toutefois, à partir de La vie d’O-Haru, femme galante notamment, la musique s’évertue bien plus à créer des effets d’atmosphère et à souligner des ambiances. Progressivement, l’accent se place non sur les péripéties auxquelles sont confrontés les personnages, mais sur le ressenti accordé à ces mêmes évènements.

On désignera de type de construction filmique par les termes de mouvement vers le fond, par opposition à un mouvement vers la fin. Le mouvement vers le fond prend appui, dans le fil du récit, sur la réalisation intérieure du personnage, sa capacité à rester fidèle à ses propres principes et au serment qui le lie à un autre, ou encore à distinguer parmi ces principes ceux précisément qui l’empêchent de se réaliser. Un cheminement narratif classique, au contraire, ou en tout cas contraire à ce que l’on observe chez Mizoguchi, suppose qu’un personnage acquiert les ressources nécessaires lui permettant de vaincre les obstacles dressés sur sa route, dans la mesure où ces derniers l’empêchent d’obtenir ce qu’il réclame de droit, que ce soit l’amour, l’argent, le pouvoir ou d’autres avantages destinés à enrichir sa position. Précisons que le mouvement vers le fond passe évidemment par l’élimination des obstacles à la condition toutefois, comme on vient de le voir, que le ressenti intérieur préside à cette même élimination. De même, le mouvement vers la fin peut admettre une réalisation intérieure, bien que celle-ci d’une façon ou d’une autre soit à considérer en termes de gains.

 

Les personnages des films de Mizoguchi n’ont effectivement jamais rien à gagner ni rien à perdre, hormis leur lien avec les autres. La mort elle-même, par-delà le tragique de la situation, peut être perçue comme un succès, une réalisation de soi. Ce qui compte par-dessus tout tient à ce que le personnage puisse devenir ce qu’il est. Cela nous renvoie à la nature du conflit. On comprendra aisément que dans le cas d’un mouvement vers la fin, la force des opposants est proportionnelle à la difficulté pour un personnage d’arriver à ses fins. Chez Mizoguchi, qui privilégie le ressenti à l’action, le conflit a lieu dès lors que l’énergie portée par le protagoniste est mise à mal, qu’il éprouve des difficultés à se réaliser, autrement dit qu’un décalage s’instaure entre la réalité de son environnement et l’idéal auquel il aspire. Les situations dramatiques dans le cas d’un mouvement vers la fin comme d’un mouvement vers le fond peuvent amener le personnage à connaître la souffrance. Toutefois, là où le mouvement vers la fin crée des effets de suspens – le héros pourra-t-il se sauver du guêpier dans lequel il est entré ? –, le mouvement vers le fond émaille son récit d’effets pathétiques. Il n’est d’autre ressort en effet que de constater la souffrance à laquelle le personnage est livré et d’éprouver devant de telles images le caractère déchirant des situations dépeintes.

Différentes techniques sont employées par le cinéaste afin de faire surgir ce sentiment pathétique – de réduire toute la tension dramatique au seul ressenti du personnage. Nous avons déjà évoqué le cas des marches tragiques. Celles-ci mettent en scène un individu dont le mouvement lent et solennel n’a pour seule fonction que de symboliser sa déchéance et de souligner la douleur, physique et mentale, dont il est atteint.

Une autre technique parmi les plus utilisées consiste, dans le cadre d’un plan fixe, à placer un personnage en avant-plan, souvent face à la caméra, devant une partie visible d’un espace essentiellement situé hors-champ et dans lequel se déroule le drame proprement dit. Ce type de mise en scène permet de capter l’intensité du drame, à partir du moment où celui-ci est relégué dans le hors-champ, sur le visage du personnage saisi au premier plan. Le visage tendu et fermé du protagoniste cristallise en quelque sorte le caractère implacable de l’événement en cours.

La scène de Miss Oyu au cours de laquelle le personnage de la sœur ainée découvre que son bébé vient de mourir constitue probablement l’exemple le plus significatif quant à ce type de composition. De la chambre dans laquelle se trouve l’enfant, on ne perçoit qu’une infime partie de l’espace, dans la mesure où la caméra est posée devant une porte coulissante à peine entrouverte. Quittant précipitamment la pièce, le personnage principal s’avance devant la caméra et garde le visage crispé un certain laps de temps – suffisamment longtemps pour exprimer la douleur qui la frappe à cet instant. La scène de l’accouchement difficile dans Les femmes de la nuit repose exactement sur le même principe. De même, la scène d’évasion du personnage du frère, dans L’intendant Sansho, s’attarde, au moment même de l’échappée, sur le visage de la sœur placée au premier plan. La mort par seppuku du seigneur Asano, dans La vengeance des 47 rônins, adopte un schéma similaire à l’exception près que la caméra montée sur grue donne à voir un plan d’ensemble, en légère plongée. En arrière-plan, le personnage est conduit au lieu de son supplice dont on ne voit que l’entrée au fond du champ, tandis que l’un de ses vassaux tombe en pleurs devant un grand portail situé en avant-plan. La posture adoptée par l’individu reflète, à la façon des précédents visages, la gravité du drame qui se déroule à quelques pas de lui.

Enfin, un dernier choix de mise en scène consiste à condenser la violence d’une situation dans le déroulement d’un seul et unique mouvement. Le principe peut rappeler celui des marches tragiques, à ceci près qu’à l’instar du dernier exemple, les plans-séquences correspondants sont entièrement filmés en plongée. C’est le cas, par exemple, de la dernière scène dans laquelle apparaît, de son vivant, l’épouse du personnage principal des Contes de la lune vague après la pluie. Livrée à son sort sur le chemin qui la ramène chez elle, son enfant dans les bras, celle-ci fait la rencontre de deux soldats qui lui dérobent ses biens et, dans un accès de violence, la font tomber à terre, inanimée. L’exemple rappelle de très près ce plan de Flamme de mon amour qui donne à voir les deux protagonistes féminins, emprisonnées et livrées aux travaux forcés. Les deux femmes traversent un terrain, en travelling latéral, en portant de lourdes pierres sur le dos. Alors qu’elles manifestent quelques signes de fatigue, un gardien s’approche d’elles pour leur faire porter une plus lourde charge de pierres. L’une d’entre elles finissant par tomber à terre, le gardien revient à la charge pour la frapper de toutes ses forces.

Contrairement aux exemples de marches tragiques où le mouvement semble se prolonger indéfiniment, les plans dont il est question ici se poursuivent jusqu’à ce qu’un personnage soit totalement vidé de son énergie. La combinaison de l’effet d’écrasement, souligné par la plongée, à l’impression d’un chemin de souffrance, portée par le travelling, suppose la délimitation d’une frontière à partir de laquelle le personnage, comme par usure, vient à s’effondrer. La violence du traitement infligé au personnage importe moins que le cheminement de la souffrance elle-même.

On trouve de mêmes effets pathétiques dans un plan-séquence de L’amour de l’actrice Sumako au cours duquel la protagoniste, après la mort de son compagnon, se retrouve seule chez elle. La caméra la suit jusqu’au fond de sa chambre où se trouve l’autel dédié à la mémoire de son amant. Fondant en larmes, la femme s’installe contre un mur au fond du champ pour se replier sur elle-même. Le plan, par conséquent, suit le cheminement d’une émotion qui conduit le personnage à n’être plus que l’ombre de lui-même. Un plan similaire apparaît également dans La vie d’O-Haru, femme galante au moment le personnage féminin voit passer le riche cortège dont elle suppose que son fils fait partie. Sur ses traces alors qu’elle retourne devant la porte d’un temple où elle jouait du shamisen, la caméra la scrute un certain temps, en plongée, tandis qu’elle se recroqueville jusqu’à perdre toute forme humaine.

On remarquera que ces effets pathétiques s’intègrent aux différents espaces-clés que nous avons évoqués, dès lors que ceux-ci relèvent de l’expression d’une souffrance. Les marches tragiques ont effectivement lieu dans des espaces-ruines, alors que d’autres exemples prennent effet dans des espaces-mur. Attribuant à certains mouvements le signe d’une perte d’énergie et par là d’une perte d’identité, le cinéaste prolonge son travail sur l’organisation de l’espace filmique en ce sens qu’il lui adjoint la dimension du repli. Dans ce type de situations, c’est toute la souffrance du personnage qui symboliquement s’est emparée du cadre.

 


3.3. La maison de poupées

Résumons-nous : un personnage est attiré par un autre dans la mesure où il est animé d’un désir. A la caméra revient le rôle de souligner l’énergie dont est porteur l’individu et d’en suivre le cheminement. Lorsque cette énergie est mise à mal, le personnage en vient naturellement à souffrir. Traduite en termes de mise en scène, cette souffrance donne lieu à des effets pathétiques dont les films sont largement parsemés. Mizoguchi livre un cinéma d’empathie : il s’agit à tout instant de partager les joies et les souffrances vécues par ses personnages comme si ceux-ci étaient visibles de l’intérieur. On en déduit qu’un équilibre s’instaure entre l’enchaînement des péripéties en tant que telles et le cheminement intérieur accordé aux personnages. Les événements dramatiques ont moins pour conséquence d’éloigner le protagoniste de l’objet de son désir et lui barrer le chemin qui se prolonge devant lui, que de le déposséder de lui-même et de le vider de son énergie. A chaque séquence répond une lutte intérieure, l’opposition d’un sentiment à la rigidité des faits. Les films évoquent dans cette optique la forme d’une marche, avec ses pauses, ses soubresauts et ses bonheurs, dont le but consiste à mener le protagoniste vers son propre accomplissement. La notion de lien joue dans ce cadre le rôle d’un révélateur : le personnage trouve chez les autres la possibilité d’être soi-même.

Cette esquisse de conclusion nous est suggérée par l’hypothèse selon laquelle la caméra, en accompagnant le mouvement des personnages, s’applique à exprimer la nature de leur ressenti. Il semble toutefois que les nombreux mouvements de caméra conçus par Mizoguchi rendent compte d’une certaine ambiguïté. Nous avons déjà évoqué le fait que la caméra se déplace en parfaite synchronisation avec les mouvements des personnages. Dès lors que l’un d’entre eux décide de se lever pour se rendre à tel endroit, la caméra tout aussitôt se met en mouvement afin de le suivre. Une fois que le personnage achève son déplacement, la caméra à son tour s’immobilise instantanément. La synchronisation est telle qu’il est tout à fait possible de se demander si la caméra suit les mouvements des personnages ou si, au contraire, les personnages suivent les mouvements de la caméra. La différence soulevée par cette seconde hypothèse s’avère significative. Dans le premier cas, les personnages seraient plus ou moins maîtres de leurs mouvements et du choix de leur destinée. Dans le second cas, cependant, les personnages seraient guidés par la caméra, comme si cette dernière leur indiquait le chemin à suivre.

Un exemple tiré de La vie d’O-Haru, femme galante illustre à loisir cette ambiguïté. Contrainte à devenir l’employée d’une maison de prostitution, l’héroïne du film trouve une solution qui bien loin d’être moralement satisfaisante lui permet néanmoins d’échapper au froid et à la faim. Le plan dont il est question donne à voir la porte du quartier dans lequel se trouve la maison de prostitution et à travers laquelle passent plusieurs figurants. La caméra reste fixe un certain temps jusqu’à ce que, au milieu de la foule, se détache un homme qui, bifurquant vers la gauche du champ, se voit suivi par la caméra jusqu’à l’entrée de l’établissement où se trouve la jeune femme. Le fait que la caméra choisisse dans le flot des figurants la personne qui, dans la séquence suivante, contribuera précisément à la perte du protagoniste induit l’idée que les personnages se plient en réalité à ses volontés. Si le récit progresse, c’est que la caméra paraît en avoir décidé ainsi. Dans la mesure où ils semblent voués à se rencontrer, les personnages sont victimes d’un destin auquel il leur est impossible d’échapper.

Tout semble porter à croire, en suivant cette logique, que la caméra tire les ficelles des différents personnages. Les conduisant où bon lui semble, celle-ci semble mettre en scène leurs rencontres comme si elle suivait les indications d’un drame écrit à l’avance et dont elle était en mesure de connaître les aboutissants. Sans pour autant réfuter notre première hypothèse, une telle conception renforce le caractère inéluctable des situations dramatiques dont nous avons déjà remarqué la teneur à l’occasion des effets pathétiques. Les personnages des films de Mizoguchi agissent les uns avec les autres au gré d’une force qui en gère les motivations. Ceux-ci, autrement dit, sont animés par un même souffle, désir ou destin, sans lequel ils ne sont plus rien. Tirés par des fils, ils ne seraient rien d’autre que des marionnettes, ou des poupées, manipulées le temps d’une représentation.

En effet, l’idée d’une caméra tirant les ficelles des personnages et les conduisant à exprimer ce pour quoi ils ont été conçus, la joie ou la tristesse, conduit en toute logique à l’image d’une scène de théâtre que surplombe un metteur en scène. C’est probablement la raison pour laquelle Mizoguchi intègre dans le récit de certains films une scène de représentation théâtrale. Que ce soit du Shingeki (théâtre à l’occidentale) dans L’amour de l’actrice Sumako, du Bunraku (théâtre de poupées) dans La vie d’O-Haru, femme galante ou du Kyôgen (théâtre comique) dans Une femme dont on parle, ces séquences jouent dans le cheminement des films un rôle similaire, celui d’une mise en abyme.

On note en effet dans le cas d’Une femme dont on parle une équivalence entre les données du scénario et celles de la pièce à laquelle les personnages assistent : dans les deux cas, il s’agit d’une même histoire mettant en scène une femme d’un certain âge, amoureuse d’un jeune homme qui finit par se jouer d’elle. Ainsi, les évènements auxquels est confronté le personnage seraient en quelque sorte le reflet d’une action préalablement écrite. La frontière entre l’univers du théâtre et le monde naturaliste dans lequel se déroule le récit proprement dit s’efface littéralement au cours du final de L’amour de l’actrice Sumako dans la mesure où le personnage féminin décède symboliquement sur scène, alors qu’elle interprète la mort de Carmen, avant de réellement rendre l’âme quelques jours plus tard. Cette dernière scène faisant l’objet d’une ellipse narrative, c’est donc en revêtant les traits d’un personnage de théâtre que la jeune femme quitte le monde filmique. Le même principe est à l’œuvre lors de la scène, déjà évoquée, de La vie d’O-Haru, femme galante se situant au moment où l’héroïne du film vient de voir passer son fils le long d’une route. Alors qu’elle se replie sur elle-même de douleur, la femme adopte une posture qui évoque le type de mouvement effectué par les poupées du Bunraku lorsque celles-ci sont amenées à exprimer la souffrance. Une telle association renforce l’idée que le personnage non seulement est en train de perdre sa forme humaine, mais ne serait dans le fond qu’une marionnette dépossédée de son énergie.

 

Ces différentes mises en abyme révèlent les mécanismes même de la mise en scène pour lesquels les personnages obéissent à l’imagination d’une plus vaste autorité qui ne cesse de les manipuler comme bon lui semble. On peut affirmer par conséquent que ceux-ci se définissent bien moins comme des individus à part entière que comme des incarnations ou des projections de sentiments spécialement conçus à leur adresse.

Les contes de la lune vague après la pluie développe sur ce principe une approche particulière. Les deux personnages masculins auxquels le désir de richesse et de gloire fait tourner la tête vivent des aventures particulièrement ambiguës et invraisemblables au cours desquelles il leur est offert exactement ce dont ils rêvent. Probablement victimes d’hallucinations, à l’instar du personnage féminin de La cigogne en papier, les protagonistes mettent en scène leur propre rapport au monde comme si le réel avait cédé la place au réconfort de leur théâtre intérieur. Le principe reste le même que dans les précédents exemples dans la mesure où le film trouve dans la sensibilité dévolue aux personnages la matière même de son cheminement.

A ce stade de l’analyse, une dernière question s’impose : peut-on affirmer que la filmographie de Mizoguchi affiche une unité de style claire et précise ? Il semble que la réponse soit en réalité négative. Si l’on fait abstraction des films de la première époque dans lequel le style s’avère encore hésitant, on relève quelques longs-métrages, parmi les productions des années 50, qui tout en répondant à l’approche caractéristique de Mizoguchi n’en respectent pas systématiquement les fondements. Ces films sont Le destin de madame Yuki et La dame de Musashino.

Non que ces deux longs-métrages développent des situations dramatiques étrangères aux autres films du cinéaste, le cheminement sur lequel ils reposent comporte de sensibles divergences. On notera tout d’abord que le cinéaste tend à partir du début des années 50 à réintroduire dans le découpage de ses films la technique du champ/contrechamp. Délaissant la figure du lien héroïque, les films se concentrent sur la problématique du lien interdit ou celle du lien vampirique et accordent par conséquent une part plus importante aux situations conflictuelles. Celles-ci, comme nous l’avons remarqué, sont généralement mises en valeur par l’emploi d’une telle technique. On peut supposer, à propos du Destin de madame Yuki, que la protagoniste s’adresse aux autres personnages par le biais de champs/contrechamps dans la mesure où, isolée, elle n’a que faire de son mari volage et peine à nouer des liens avec son confident.

La différence toutefois avec les autres films de la même période tient à ce que, cette situation d’isolement n’évoluant guère, la majorité des scènes donne lieu à un découpage relativement fourni. Seul dans le champ, le visage éploré de la femme fait l’objet de nombreux plans de coupe censés souligner la détresse dans laquelle le personnage est plongé. Si l’expression du sentiment est nettement renforcée, le cheminement filmique en ressort, quant à lui, défiguré. Reléguant la technique du plan-séquence aux seuls moments particulièrement dramatiques, Le destin de madame Yuki brise l’équilibre sur lequel repose la plupart des films de Mizoguchi, en ce sens qu’il sépare en deux mouvements distincts les déplacements des personnages de leur progression émotionnelle.

Le personnage est triste pour la seule raison qu’on le voit ainsi. Son sentiment est traité de manière franche, directe et explicite, et ne dépend ni de ses mouvements ni de sa position dans le champ. Traduit en termes de mise en scène, son lien avec les autres personnages paraît vide et ne renvoie qu’aux aux seules exigences du scénario. Bon nombre de scènes de discussion en effet n’ont pour fonction que de fournir des commentaires ou apporter des explications sur les raisons qui ont amenés le personnage à devenir ce qu’il est. Dans la même optique, les scènes de conflit avec son mari, si elles reposent sur un lien vampirique, reproduisent continuellement les mêmes configurations : le personnage masculin, vulgaire et grotesque n’a pour seule ambition que d’humilier son épouse, incapable de lui tenir tête. Les situations se répètent inlassablement jusqu’à leur épuisement.

La dame de Musashino fait preuve d’une même approche dans la mesure où les personnages, circonscrits à leur propre rôle, n’ont pas la possibilité d’évoluer intérieurement. Le film suit le récit de deux couples, l’un renvoyant aux anciennes valeurs morales, l’autre à la nouvelle société d’après-guerre, bien qu’aucune véritable communication ne s’instaure entre eux. Le drame est donné une fois pour toute et l’énergie entre les espaces ne circule pas.

 


Conclusion

La clé du cinéma de Mizoguchi réside dans son incessante réévaluation des catégories réalistes de la représentation filmique. Le cinéaste semble avoir cherché tout au long de sa carrière à définir un type de mise en scène suffisamment souple pour l’enrichir constamment de nouveaux éléments, ou au contraire la prendre à contrepied. Si la filmographie de Mizoguchi accuse d’une grande variété de genres et de sujets, c’est que se tissent en elle plusieurs approches d’un même projet réaliste. L’essentiel du cinéma de Mizoguchi découle d’une conception naturaliste, au sens où il s’agit d’explorer un monde donné, actuel, historique ou encore légendaire, et de reconnaître les forces dont les lieux sont porteurs. Soulevant le couvercle sur un quartier, une ville ou une époque, le cinéaste observe les lois qui y sont à l’œuvre. C’est ainsi que, le cheminement suivi par ses personnages – les mouvements de rapprochement et de séparation auxquels Mizoguchi les soumet – lui permet de mettre à jour les différents jeux de pouvoir et de séduction sur la trame desquels reposent les mondes traités dans chaque film. Chacun d’entre eux donne à voir un réseau singulier de forces et d’énergie ; à chaque œuvre, son théâtre des passions.

De même que l’héroïne de La vie d’O-Haru, femme galante traverse les différentes couches sociales de l’univers dans lequel elle évolue pour y trouver les mêmes abus et les mêmes vices, Mizoguchi semble se pencher sur une variété de mondes et d’époques pour y déceler les mêmes rapports de domination. Au XXème siècle, comme au Moyen-Âge, la souffrance des exclus reste la même. La condition humaine tout également.

Cela étant, il apparaît que le cinéaste a également cherché à donner à son projet réaliste certaines inflexions. Outre le genre épique abordé par L’épée Bijomaru et Le héros sacrilège, sur lequel il nous resterait à apporter quelques précisions, Mizoguchi semble s’être aventuré dans un type de cinéma sentimentaliste à l’occasion du Destin de madame Yuki et de La dame de Musashino. Ces quatre films ont en effet ceci de particulier qu’ils illustrent des sentiments bien plus qu’ils ne les explorent. Leur cheminement filmique suit une structure en épisodes dans laquelle les personnages, en occupant constamment la même place vis-à-vis des autres, sont mis en scène pour ce qu’ils sont, non plus pour ce qu’ils représentent. Au lieu de saisir ses personnages dans la souffrance, Mizoguchi semble avoir cherché, tout au contraire, à souligner la souffrance qui est en eux.

Ce type de cheminement narratif ouvre la porte d’une tout autre conception du cinéma, brèche par laquelle va s’engouffrer une partie des longs-métrages japonais à partir des années 50, du film de sabre au film sentimental, dont la teneur se rapporte moins à l’humain, au sens que nous lui avons accordé dans notre introduction, qu’à l’individu et au héros.


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