« L’expérience ne peut pas être de l’art ? » expose Una, pour défendre la pertinence de son travail. Si la réplique traverse le très beau When the Light Breaks sans crier gare, elle résume pourtant à merveille le projet esthétique et narratif du long-métrage islandais. Le nouveau film réalisé par Rúnar Rúnarsson raconte, presque en temps réel, quelques moments clés d’une journée très particulière dans la vie d’Una, une étudiante en art. En ramassant son récit en plus ou moins 24 heures, le réalisateur et scénariste s’essaie à un exercice scénaristique qui a déjà fait ses preuves (Umberto D., Oslo, 31 août) où la narration porte autant d’attention à un puissant élément dramatique, qu’à un détail ordinaire de la vie d’Una. Ce qui crée ici l’émotion (et quelle émotion…), c’est l’expérience même du quotidien, vécu par le personnage au regard d’un évènement tragique qui a eu lieu dans la nuit.
Comment habiter le quotidien après un tel drame ? questionne When the Light Breaks. Dans la première partie du long-métrage, lorsque la protagoniste ignore encore ce qu’il en est (contrairement au spectateur), ce n’est que par résonance que sa vie est affectée. C’est très beau cette manière dont, déjà contaminés par ce qu’ Una ne sait pas encore, ses gestes de tous les jours prennent une densité toute particulière, une charge à la fois absurde et magnifique.
Parce que la vie doit continuer, et lorsqu’Una découvre l’ampleur de la catastrophe, son chagrin n’aura de cesse d’être interrompu par le décor/ses proches/le monde. Des larmes coupées par une drôle de discussion sur le véganisme, une cérémonie à laquelle on s’éclipse pour observer l’architecture d’une église, ou encore une étreinte inattendue qui rapproche deux personnages qui devraient se détester : en suivant pas à pas la journée d’Una, Rúnarsson scrute les étonnantes ruptures de ton qui rythment notre quotidien à toutes et tous. La profonde tristesse bifurque vers le décalage comique, le malaise et la colère peuvent se changer en tendresse. Dans When the Light Breaks, on passe d’une émotion à une autre, chacune éclairant la précédente.
L’écriture minimale du film ne le pousse donc ni à la modération ni à une froide distance, mais à une très belle liberté de ton. Amour, tristesse, jalousie, rage et bref apaisement : en resserrant autant que possible son point de vue sur Una, Rúnarsson capte un flux ininterrompu et fluide de sensations qui se bousculent, pressé par la violence du drame vécu par la protagoniste. Cette précipitation de sentiments, renforcée par la fragilité de la fin de l’adolescence/début de vie d’adulte, est campée avec une impressionnante sensibilité par la comédienne Elín Hall. C’est avec une grande technicité et une douce évidence qu’elle donne à ressentir la diversité des émotions ressenties par son personnage.
Douloureusement intériorisées ou exposées avec brutalité, les émotions parfois contradictoires d’Una la submergent. L’enjeu du film serait alors de pouvoir les appréhender, non pas dans une démarche relativiste de résilience, mais pour recevoir l’existence dans toute sa complexité affective. Quand la lumière du titre s’éteint, c’est pour mieux laisser Una trouver sa propre voie, sa propre route dans l’obscurité. Du soleil du premier et dernier plan de When the Light Breaks, aux surgissements de tendresse entre les protagonistes, en passant par le feu de la sublime photographie analogique signée Sophia Olsson : l’étincelle peut venir de n’importe où, à nous de l’accueillir.