Commandé par le centre Pompidou pour une exposition qui n’a jamais eu lieu, C’est pas moi est un film de quarante minutes qui part d’une question posée à son réalisateur : « Où en êtes-vous Leos Carax ? » De là, le cinéaste de Boy Meets Girl et Les Amants du Pont-Neuf propose une plongée (littérale) dans son œuvre en mêlant archives personnelles, publiques, séquences de films des autres, des siens, quand il ne les rejoue/détourne pas directement (l’introduction en négatif de Holy Motors, la relecture de la course David Bowie de Mauvais sang). Du Carax, par Carax, pour Carax ? Un exercice en vase clos ? Pas tout à fait, mais C’est pas moi pourra facilement perdre les spectateurs qui ne sont pas familiers du travail du cinéaste.
Ceci étant dit, pour peu que l’on connaisse le cinéma du bonhomme et/ou que l’on s’abandonne aux images, C’est pas moi propose un festival de formes d’une singularité et d’un ludisme de tous les instants. Montage expressif, écriture à même l’image, visions nocturnes, retravail d’archives, fondus enchaînés, surimpressions : en quarante minutes, Leos Carax déploie un arsenal filmique foisonnant et jubilatoire. Pour le cinéaste, autant qu’un moyen d’expression sensible, le cinéma est une source de plaisir en soi. Et cette générosité se retrouve dans l’humour insolent dont Carax fait particulièrement preuve depuis Holy Motors. Jeux de mots, de montage et gags souvent aussi malins que triviaux (l’identité du père de Carax, l’œil/le cul de la caméra, M. Merde qui défèque), C’est pas moi n’est pas un objet ronflant et convaincu de son propre sérieux. C’est un machin qui pense par affects, et qui le fait avec malice et dérision.
C’est pas moi serait donc, en partie, une fête de cinéma. C’est d’autant plus vrai que Leos Carax convoque certains de ses cinéastes de chevet, d’Hitchcock à Chaplin, en passant par Nicolas Ray. Hors septième art, on y trouve du Tintin ou la série pour enfant Bonne nuit les petits. Un regard passionné et rétrospectif, qui devient vraiment bouleversant quand il se pose sur les fantômes de sa discrète intimité. On y croise le visage des êtres aimés (Juliette Binoche, ex-compagne du cinéaste) et parfois perdus (David Bowie, mais surtout Katerina Golubeva, mère décédée de sa fille), donnant à C’est pas moi des airs d’hommage mélancolique. Les films du réalisateur ont toujours été personnels, mais ils ne l’ont jamais été avec cette magnifique transparence.
Mais si nostalgie il y a chez Leos Carax, elle ne prime jamais sur le présent. La plus belle déclaration d’amour de C’est pas moi n’est d’ailleurs pas destinée à un être disparu, mais bien à la fille du cinéaste, Nastya Golubeva Carax. La jeune femme occupait déjà un bref plan de Holy Motors et introduisait Annette aux côtés de son père. Dans C’est pas moi, si quelques touchantes archives lui sont consacrées, c’est un solo de piano habité qui bouleverse par son épure et son intensité. Comme Annette, qui était hanté par la question de la violence que l’on transmet, le nouveau film réalisé par Leos Carax est habité par cette figure de petite fille/jeune femme, à la fois moteur et destinataire, source d’inquiétude et d’espoir.
C’est pas moi est donc un film tourné vers l’avenir. Un horizon pourtant heurté et incertain, que le cinéaste aborde avec son sens du détour et de l’ironie (amusante relecture du « Nous sommes en guerre » macroniste), mais aussi avec une frontalité inédite. Il y a les dictateurs passés et présents, mais surtout le visage de Roman Polanski, auquel Carax consacre un passage pour y dresser sa propre autocritique, lui aussi « homme du siècle dernier ». Si C’est pas moi est un film de vieux monsieur, il n’en est pas conservateur pour autant. En observateur inquiet, Leos Carax se questionne sur la place qu’il peut encore occuper dans le monde, moins pour faire survivre celui d’avant que pour lui survivre.
Par ailleurs, la part réactionnaire de C’est pas moi se manifeste en question formelle, plus que morale. En cinéaste qui se soucie toujours de la manière de renouveler la fabrique des images, Leos Carax s’inquiète de comment il est encore possible de les appréhender. Pour paraphraser le réalisateur : dans le flux continu d’images qui rythment notre quotidien, il est devenu difficile de cligner des yeux. Posture supérieure et/ou regard daté ? Peut-être un peu. Reste un artiste précieux et inspiré, en constante quête de la beauté du geste.