John Carpenter : Une Mise en Scène du Menaçant

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« En France je suis considéré comme un auteur, en Allemagne comme un metteur en scène, en Angleterre comme un réalisateur de films d’horreur, et aux Etats-Unis comme un fainéant » (John Carpenter)

Difficile de cerner John Carpenter : cinéaste à l’œuvre riche (déjà dix-sept longs métrages) mais mésestimée, cinéphile passionné et passionnant, capitaliste convaincu et critique acerbe du système américain, explorateur d’un cinéma de genre populaire et symbole du cinéma indépendant, artiste instinctif et bourreau de travail perfectionniste…

Autant de facettes du personnage liées par la cohérence formelle et thématique absolue de son œuvre. J’ai décidé d’aborder cette oeuvre sous l’angle de la peur ou plutôt celui de la menace, c’est-à-dire le sentiment, l’indice que quelque chose de fâcheux va arriver, sentiment qui traverse la filmographie carpentérienne. Comment s’y prend-il pour jouer avec nos mécanismes d’anticipation et nous communiquer cette angoisse du moment à venir ? Et pourquoi ? En d’autres termes, que cherche à « exhumer » John Carpenter en nous confrontant à nos angoisses les plus viscérales ?

Carpenter construit en effet son œuvre filmique sur un sentiment de tension constante ; très vite posée (dès la situation de départ en fait), cette tension ne fait que se développer jusqu’au climax final (l’affrontement) qui viendra clore le récit tout en laissant ouvert un champ des possibles que chacun sera libre d’interpréter. Car c’est là une des clefs de la puissance du cinéma carpentérien : s’il utilise toutes les ressources dont il dispose en tant que metteur en scène pour faire naître la peur, Carpenter n’hésite pas à laisser la porte de son espace filmique entr’ouverte pour le spectateur.

Le hors-champ et la suggestion sont bien évidemment les premières armes d’un cinéaste exigeant formé à l’art subtil de la série B et habitué aux budgets démesurément inférieurs à ses ambitions : travailler dans de telles conditions de production, c’est accepter le défi permanent de viser, sous couvert d’une simplicité apparente, une efficacité absolue de la narration. Mais chez Carpenter, épurer le film (scénario qui va droit à l’essentiel, découpage sans artifice : tout doit être efficace !) c’est également laisser d’autant plus de place au spectateur pour l’investir de ses propres affects et de ses propres angoisses, en bref c’est rendre son propos d’autant plus effrayant en même temps qu’universel…

Universel car au travers de personnages confrontés à des situations de crise, nous verrons que c’est bien l’Humanité entière, sa place, sa nature, ses valeurs même que Carpenter entend étudier. D’ailleurs, il sait mieux que quiconque que le cinéma fantastique, avec ses vampires, ses « choses » et autres croquemitaines, peut se révéler le vecteur (idéal ?) d’un discours d’auteur audacieux et subversif qui parle de lui, de vous, de nous, de l’Amérique, de l’Homme et qui n’hésite pas à questionner le statut même du spectateur.

Pour mener cette étude j’ai choisi d’utiliser l’ensemble de la filmographie de Carpenter à quelques exceptions près : j’ai écarté de sa filmographie les expérimentations (Dark Star, Jack Burton dans les griffes du Mandarin) et les films de commande (Starman, Christine, Les Aventures d’un Homme Invisible), ne conservant que le noyau dur son œuvre, à savoir, par ordre chronologique de sortie : Assaut, Halloween, Fog, New York 1997, The Thing, Prince des Ténèbres, Invasion Los-Angeles, Le Village des Damnés, L’Antre de la Folie, Los-Angeles 2013, Vampires et Ghosts of Mars.

Nous mènerons cette étude en trois grande parties. Dans la première, intitulée L’espace cinématographique : une déclinaison du huis-clos, nous verrons comment Carpenter délimite précisément son espace filmique (lieux, temporalité…) afin de resserrer sur ses personnages un étau révélateur de leur nature profonde. Dans la seconde, Une montée progressive de la tension, nous étudierons la mécanique scénaristique de Carpenter qui parvient à maintenir le spectateur tout autant que le personnage dans une situation de tension permanente. Dans la troisième enfin, Une mythologie de l’Amérique menacée, nous découvrirons comment la notion de menace, qui traverse et structure toute l’œuvre carpentérienne, peut se faire le vecteur d’un discours à la fois politique et philosophique bien plus large.

Partie 1 : L’espace cinématographique: une déclinaison du huis-clos

Chapitre 1 : Un espace / temps par définition clos et hostile

Section 1 : Un espace clos réel ou métaphorique

C’est sûrement la constatation la plus évidente que l’on pourra faire sur l’ensemble de l’oeuvre carpentérienne: chaque film a pour cadre un espace, ou une temporalité close.

L’espace tout d’abord: le commissariat d’Assaut, la base scientifique de The Thing, l’église du Prince des Ténèbres, le pénitencier de New-York dans New-York 1997, Los-Angeles dans Los-Angeles 2013… Autant de lieux clos, fermés sur eux-mêmes, comme coupés du monde et dont il est difficile de s’échapper. Cette utilisation de l’espace clos, où l’assiégé se réfugie pour échapper à l’agresseur, est une des marques les plus facilement identifiables de la filmographie de Carpenter. On connaît sa fascination pour le cinéaste Howard Hawks, et en particulier pour son Rio Bravo dont Assaut est une réécriture officieuse mais revendiquée.

Comme nous le verrons plus tard, Carpenter accorde dans son cinéma une importance capitale à l’observation de la nature humaine: or quoi de mieux qu’un espace clos et fermé associé à une situation de crise pour révéler la véritable nature de chacun? C’est dans l’attente, la résistance et le combat que l’on révèle ses doutes et ses failles puis qu’on les dépasse. C’est une leçon majeure, peut-être la plus belle, qu’il retiendra du maître du cinéma de genre. Bertrand Rougier (D’après Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.34-35) définit ainsi Assaut: "une petite fratrie d’êtres liés par le désir de survivre est emprisonnée dans un espace lui étant homogène: fermé, étranglé, angoissant. Dans ce décor (le commissariat), la multiplicité des angles de prises de vue, un montage heurté, l’exploitation des axes obliques et des contre-plongées composent un espace dense, heurté, vacillant".

Dense, heurté, vacillant… A l’image finalement de cette poignée de personnages amenés à dépasser leurs différences originelles pour s’unir contre la menace extérieure comme en témoigne le couple antinomique et pour tout dire contre-nature que forment le lieutenant Bishop et Napoléon Wilson, c’est-à-dire un agent de police noir et un criminel blanc. Cette démarche de l’un vers l’autre sera la condition de leur survie à mesure que l’espace se rétrécit et se referme sur eux (ville, commissariat, cave). L’espace clos qui sert de décor est donc bien plus qu’une simple commodité de scénario: placé au centre du dispositif filmique (Carpenter en épuise toutes les ressources, tant au point de vue du scénario que de la mise en scène) l’utilisation de l’espace clos se révèle une donnée essentielle, fondamentale et porteuse de sens.

De la même manière, dans New-York 1997 comme dans Los-Angeles 2013, le personnage de Plissken est envoyé dans deux villes closes, véritablement coupées du reste des Etats-Unis, où il est difficile d’entrer, et d’où il est bien plus difficile encore de sortir. Pour Plissken, entrer dans ces villes, c’est entrer dans des univers clos, régis par leurs propres règles: il devra apprendre à identifier ces règles, à comprendre le fonctionnement de ces micro-univers (voir la scène de la horde cannibale dans New-York 1997, où une femme explique à Plissken qu’il ne faut être dans cette partie de New-York la nuit et que "tout le monde sait ça") et à surmonter les épreuves qui lui seront soumises (l’épreuve du basket dans Los-Angeles 2013), accomplissant par-là même un véritable parcours initiatique.

Cet espace clos peut-être également celui, cette fois plus métaphorique, de la ville: non pas les villes closes de New-York et de Los-Angeles dans New-York 1997 et Los-Angeles 2013, celles-ci étant concrètement et physiquement coupées de l’extérieur, mais les villes ouvertes dont les personnages carpenteriens ne peuvent pourtant pas s’extraire. L’exploitation minière de Ghosts of Mars, ville fantôme d’inspiration westernienne assiégée par les esprits de Mars revanchards.

La ville d’Haddonfield, Illinois où l’on fête Halloween: malgré l’utilisation du format scope et des nombreux extérieurs, le personnage de Laurie Strode semble écrasé, enfermé, étouffé par ce cadre urbain. Pour développer cette idée de huis-clos au travers même de l’espace urbain, Carpenter compose soigneusement des cadres très géométriques, et surtout utilise la notion de cadre dans le cadre pour ôter toute possibilité de fuite au personnage de Jamie Lee Curtis. Une fenêtre, un arbre, une voiture, tout élément du décor peut-être utilisé pour limiter la marge de mouvement de Laurie et donner le sentiment qu’elle est véritablement prisonnière de cette ville que Michael Myers est revenu hanter.

Pour accentuer cette oppression, Carpenter prend bien soin d’associer étroitement, presque organiquement la figure de Michael Myers à la ville, comme dans les derniers plans du film, où des cadres de plus en plus larges dévoilent Haddonfield, tandis que se fait entendre la respiration caractéristique du tueur… Cette ville est sienne, et Laurie est sa proie. La ville de Midwich dans le Village des Damnés forme également un espace clos tout en étant ouverte: on notera ainsi qu’on ne sort quasiment absolument jamais de la ville ou de son environnement immédiat. Seul le personnage de Kirstie Alley a de rares contacts avec l’extérieur. La ville semble coupée du reste du monde, notamment en terme de communications, ce qui renforce encore le sentiment d’une "ville laboratoire" développé par le sujet du film, où les habitants et leurs enfants ne sont que des objets d’étude observés "in-vitro".

Une séquence en particulier traduit très bien cette idée d’espace clos: juste après l’invasion, tous les habitants sont plongés dans un profond sommeil. Or, les secours envoyés peu après ne peuvent intervenir: dès qu’ils dépassent une frontière invisible mais très précise située à l’extérieur de la ville ils s’endorment à leur tour: d’où l’idée très drôle d’envoyer un policier attaché par une corde ramené à l’extérieur dès qu’il vient de s’écrouler. A peine tiré hors de cet espace "contaminé", le policier se réveille aussitôt…

Enfin, on pourra également parler de l’inattendu espace-clos du film l’Antre de la Folie. Bien sûr, le personnage de John Trent voyage, de New-York à Hobb’s End (ville maudite au centre des romans de Sutter Cane, où l’on pénètre par un tunnel après un voyage pour le moins étrange, et d’où il est encore une fois, très difficile de repartir…) mais si la réalité dans son entier n’est qu’une création du romancier Sutter Cane, ne peut-on pas considérer que tout le film se déroule dans un espace clos? Celui, métaphorique, de l’esprit de Cane, démiurge, Créateur, et limite de toute chose…

La question de la temporalité enfin: dans New-York 1997, Snake Plissken, interprété par le fidèle Kurt Russell, ne dispose que de 24 heures pour ramener le président échoué en plein New-York, devenu quartier pénitentiaire ultra-dangereux. Au-delà de cette limite, c’est, concrètement, un homme mort. Même situation de "deadline" dans Los-Angeles 2013, suite et remake assumé du précédent.

Dans Vampires , Jack Crow et Montoya doivent retrouver Valek le vampire avant que Katrina, une prostituée mordue par celui-ci, ne soit complètement contaminée… Par temporalité close, on entend donc l’idée de moment limite au-delà duquel le héros carpentérien ne peut strictement plus poursuivre sa quête. Ainsi, que ce soit géographiquement, temporellement, ou métaphoriquement, Carpenter travail sur l’idée d’un espace filmique clos, propre à développer la tension qui servira de révélateur pour ses personnages.

Section 2 : Une hostilité progressive, l’espace déréglé et contaminé

Les personnages carpenteriens s’inscrivent donc viscéralement dans un espace propre: le pénitencier de New-York et l’enfer de Los-Angeles pour Plissken, à nouveau Los-Angeles pour John Nada, le "suburb" d’Haddonfield pour Laurie Strode, la base scientifique et l’immensité glaciale de The Thing, la ville maudite d’Antonio Bay dans The Fog, Midwich dans Le Village des Damnés, le commissariat d’Assaut…

Cet espace peut sembler tout d’abord pour le personnage carpentérien un espace-refuge en mesure de le protéger des agressions extérieures. Or ce sentiment peut se révéler illusoire; ainsi dans Assaut, les personnages, et Bishop en tête, se sentent dans un premier temps en confiance dans le commissariat où ils sont réfugiés, d’abord pour des raisons concrètes (les murs de l’enceinte) mais également pour une raison d’ordre symbolique: cet espace est une représentation physique d’une institution, celle de la police, donc un espace a priori sacralisé et inviolable.

Le tabou va être pourtant brisé, car la menace qui se profile, en tant que représentation épurée du Mal, n’a pas (et ne peut pas avoir) de limites. Le commissariat, pris d’assaut, va donc perdre son statut de sanctuaire intouchable, et, pire encore, se voir progressivement "contaminé" par la masse assaillante pour finir par se refermer sur ses occupants. Comment va se construire cette contamination?

D’abord par le message délivré par les assaillants, qui désigne "officiellement" le bâtiment comme cible. Puis par leurs balles, qui vont venir briser la frontière symbolique des vitres et détruire l’intérieur du commissariat (voir la succession irréelle d’inserts sur les balles qui viennent frapper et démolir les éléments du décor, donnant le sentiment d’un nombre illimité de munitions), transformant un espace ordonné et stable en un champ de ruines à l’image de la violence aveugle du gang.

En détruisant cet espace ils le contaminent et le modifient à leur image. Puis ils vont le pénétrer, se l’appropriant petit à petit et reléguant Bishop et ses compagnons dans un environnement à l’inverse de plus en plus confiné: l’assaut final sera ainsi donné dans un couloir très étroit. C’est ainsi que l’espace d’abord refuge, du fait de la "contamination" dont nous avons parlé, se referme progressivement sur ses occupants.

C’est d’ailleurs pour cette raison que s’extraire du commissariat deviendra un enjeu de plus pour Bishop, Wilson et les autres, Carpenter empruntant directement cette séquence à La Nuit des Morts-Vivants, où les survivants, terrés dans une maison éloignée, tentent de gagner une voiture postée à l’extérieure afin de fuir. Dans les deux cas, l’échec sera cinglant. Pour Carpenter, on ne déserte pas un espace aussi facilement qu’on l’investit, surtout lorsque celui-ci a laissé pénétrer le Mal.

Car le Mal contamine l’espace et se l’approprie. Bertrand Rougier (Ibid p.35), s’il ne parle pas à proprement parler de "contamination", ne dit pas autre chose: "A l’instar de la majorité des films de Carpenter, Assaut est hanté par un malaise qui sourd à tous les coins de rue, chaque parcelle du cadre étant minée par la promesse d’un drame. Figure archétypale du Western, la "ville morte" d’Anderson est habitée par les forces destructrices. La lente désagrégation des murs a libéré les esprits maléfiques de la cité."

L’espace peut également sembler au départ rassurant parce que le personnage carpentérien y est parfaitement habitué, développant avec son environnement une relation quotidienne. Les habitants d’Antonio Bay (Adrienne Barbeau, Janet Leigh…) constituent un bon exemple de ces personnages carpentérien qui vont voir l’espace qu’ils maîtrisent (Janet Leigh est ainsi la maire, donc celle qui détient l’autorité sur la ville, Adrienne Barbeau est la gardienne du phare, celle qui domine physiquement la ville) se dérégler progressivement.

Et de la même manière que dans Assaut, ce sont les forces maléfiques qui menacent la ville qui en l’infiltrant (encore une fois en la "contaminant" donc) vont provoquer son dérèglement: Hélène Frappat (in Fog, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.53) relève que "dans le long générique en forme de prologue (il dure presque 10 minutes), l’irruption des fantômes fait dérailler l’électricité (lampes et télévisions qui s’éteignent ou s’allument), endommagent un supermarché et une station météorologique, renverse les voitures." Bref, note-t-elle, "les fantômes menacent l’Amérique à travers ses biens de consommation, c’est-à-dire ce qu’elle a de plus précieux".

Là encore, la force menaçante modifie l’espace à son image, le brouillard supprimant les moyens de communication modernes et l’électricité, renvoyant littéralement la ville d’Antonio Bay dans le passé, et donc à son passé (coupable). A noter enfin que l’image du brouillard, masse sans matière qui s’infiltre, se faufile et se répand traduit bien cette idée de "contamination" que nous avons évoqué. On pourra rapidement relever ce même système de "contamination-dérèglement de l’espace" dans Prince des Ténèbres et Halloween : dans Prince des Ténèbres, Arnaud Bordas (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.72) remarque que "Carpenter enferme donc à nouveau ses personnages dans un lieu clos assiégé de l’extérieur et miné de l’intérieur." Développant l’idée de virus maléfique, Bordas constate également que "le Mal gangrène [l’église] de l’intérieur, par ses attaques répétées sur les protagonistes, mais aussi de l’extérieur, par les nombreux changements qu’il entraîne dans le comportement des humains (clochards menaçants) et des animaux (grouillement d’insectes) mais aussi par la modification des conditions climatiques ("il y a quelque chose dans l’air" dira le prêtre).".

Dans Halloween, c’est le personnage de Myers qui va dérégler de sa présence fantomatique le cadre urbain d’Haddonfield, Carpenter pliant cet espace, par le simple fait de sa mise en scène, à la volonté du tueur. Par un savant jeu de montage, Carpenter lui donne ainsi la capacité d’apparaître et de disparaître à volonté, le rendant invisible aux yeux de Laurie pendant les trois-quarts du film (seuls les enfants pouvant apercevoir le "croquemitaine"). Myers imprègne même complètement l’espace (voir par exemple le plan où il observe la maison de Laurie: un plan large nous dévoile la maison, avec au premier plan Myers à côté d’un arbre. Plus tard, Carpenter réutilisera le même plan, avec exactement la même valeur et le même cadre, mais sans le tueur.

Pourtant la mémoire visuelle du spectateur fait l’association entre les deux plans et "insère" malgré lui dans le deuxième plan un Myers pourtant physiquement absent.) pour finir par fusionner parfaitement avec lui comme en témoigne les derniers plans du film, des plans larges de la ville accompagnés de sa respiration caractéristique: plus qu’il n’est dans la ville, Michael Myers est la ville en tant qu’il la hante.

Pour finir, on pourra relever dans The Thing un dernier exemple d’espace contaminé et modifié par ce qui le menace: lorsque Mac-Ready se rend à la base norvégienne, il découvre un espace complètement déstructuré, corrompu, en ruines (Carpenter qualifie lui-même ce passage de "séquence maison hantée") mais ne comprend pas ce qui c’est passé. A la fin du film, après que Mac-Ready ait affronté la chose, un des derniers plans nous le dévoile errant dans les vestiges de sa propre base en ruine, cette destruction de l’espace constituant la marque caractéristique du passage de la chose.

Notons enfin que l’idée de « contamination » et même de virus au sens large est présente à travers toute la filmographie de Carpenter : de l’Anti-Dieu qui projette sa matière verte sur les personnages pour les assujettir dans Le Prince des Ténèbres aux envahisseurs qui inséminent les habitants de Midwich dans Le Village des Damnés (cette idée d’infiltration étant déjà présente dans le livre dont s’est inspiré Carpenter comme il le révèle lui-même (Ibid entretien avec John Carpenter p.22) : « The Midwich Coockoos écrit par John Wyndham.

Le coucou du titre est une race d’oiseaux qui mettent leurs œufs dans le nid d’autres oiseaux afin qu’ils élèvent ces créatures comme les leurs. Méthode que les extraterrestres appliquent chez les habitants du Village des Damnés. »), en passant par les ondes radios qui asservissent l’humanité dans Invasion Los-Angeles, le syndrome vampirique de Vampires ou les esprits de Mars qui voyagent de corps en corps dans Ghosts of Mars.

Cette idée de virus trouve bien sûr son apogée dans The Thing où la créature absorbe les identités les uns après les autres par simple contact, ses cellules contaminant et détruisant celles du corps que la chose vient remplacer. En lisant un article avant même le tournage Carpenter s’étonnera d’ailleurs des similitudes entre le syndrome HIV qui vient de faire son apparition et sa propre créature.

Enfin, concluons ce chapitre en remarquant tout de même qu’il peut arriver que le héros Carpentérien n’assiste pas au dérèglement progressif de son espace, mais qu’il prenne simplement conscience qu’il a simplement toujours évolué dans un espace contaminé sans le savoir. Ainsi, dans Invasion Los-Angeles, John Nada découvre que tout l’espace dans lequel il évolue est régi par des extra-terrestres manipulant l’humanité. Le dérèglement, déjà opéré, a institué un nouvel ordre qui est désormais la norme. En voulant renverser cet ordre, Nada devient lui-même le virus qui dérègle l’espace, Carpenter retournant ici ses propres stéréotypes cinématographiques.

Pourchassé par la police et l’armée, véritable système immunitaire de l’ordre instauré par les extraterrestres, le corps étranger John Nada (d’autant plus étranger qu’au début du film il débarque à Los-Angeles) va néanmoins réussir à poser les bases d’un renversement de la situation de nature à rétablir l’équilibre initial (c’est-à-dire avant que les envahisseurs ne prennent le pouvoir).

Chapitre 2 : Un espace qui oblige à la confrontation avec l’ennemi

Section 1 : Une logique d’affrontements et de domination avec un seul enjeu : la survie

Dire que la survie est le seul enjeu de l’univers carpentérien est probablement exagéré… Comme nous le verrons ultérieurement, d’autres enjeux (narratifs, thématiques, métaphysiques même) viennent structurer le film en se succédant et se répondant les uns les autres. Il serait probablement plus juste de dire que cette "survie" en est l’enjeu principal, celui qui est le cœur même du film et dont découlent tous les autres.

Penchons-nous précisément sur les films de Carpenter afin de vérifier cette logique de la survie comme enjeu central: dans Assaut, Bishop et les occupants d’un commissariat doivent survivre aux assauts d’un gang venu récupérer un père de famille coupable d’avoir exercé sa vengeance sur l’un des leurs; dans Halloween, afin d’assurer sa survie Laurie Strode tente d’échapper à un tueur masqué et sans mobile apparent; dans The Thing, Mac-Ready et un groupe de scientifiques américains cherchent à repousser une créature protéiforme venue de l’espace qui les absorbe les uns après les autres; dans Prince des Ténèbres, le professeur Birak (Victor Wong) et le prêtre Loomis (Donald Pleasence, ainsi nommé en référence à son rôle de docteur dans Halloween) entament une lutte à mort contre l’Anti-Dieu et ses serviteurs afin d’empêcher son avènement.

Dans Invasion Los-Angeles, John Nada (Roddy Pipper) un ouvrier pauvre fraîchement débarqué à Los-Angeles découvre que la réalité n’est pas ce qu’elle semble être et que le monde est en fait contrôlé par des extra-terrestres ayant réduit l’humanité à l’asservissement, ce qui provoque son engagement du côté de la résistance; dans le Village des Damnés, des envahisseurs fécondent les femmes du petit village de Midwich afin que les enfants ainsi créés prennent le contrôle de la planète; dans Vampires, Jack Crow cherche à éliminer Valek avant qu’il ne récupère un artefact qui le rendrait quasi-invincible et condamnerait l’humanité à disparaître; dans Ghosts of Mars, Mélanie Ballard et son équipe doivent survivre à l’attaque des esprits de Mars, bien décidés à récupérer leur terre… Survivre, voilà bien le maître mot de la dramaturgie carpentérienne.

Et cette survie s’exprime tout d’abord de la manière la plus concrète, la plus physique, la plus organique qui soit: le héros carpenterien et la force qui le menace ne peuvent coexister, la victoire de l’un passant nécessairement par l’élimination physique de l’autre, tout du moins dans l’espace / temps pur du métrage (en effet nous verrons plus tard que chez Carpenter rien n’est jamais vraiment terminé, chaque victoire de l’un ou l’autre camp n’étant qu’une simple bataille dans l’immense -et éternelle?- guerre que se livrent le Bien et le Mal), l’exemple le plus probant étant sûrement celui de la chose dans The Thing, qui pour éliminer sa proie prend strictement sa place.

Ainsi lorsque le héros carpentérien échoue à éliminer physiquement ce qui le menace, la victoire lui échappe, car une menace simplement repoussée est une menace destinée à revenir "hanter" le personnage : ainsi en est-il de Michael Myers dans Halloween, dont le final suggère que le tueur masqué, parce qu’il n’a pas été, encore une fois, physiquement éliminé (mais peut-il réellement l’être?), reviendra encore et encore tourmenter sa proie, Myers devenant même le héros d’une franchise ultra-rentable et mondialement connue (une dizaine de suites, dont un nouveau projet qui vient tout juste d’entrer en pré-production!) même si elle n’entretient plus de rapport direct avec John Carpenter. De même, dans Le Village des Damnés, la survie du petit David, envahisseur humanisé mais envahisseur tout de même, annonce probablement une nouvelle lutte à mort à venir…

Mais la menace qui pèse sur le héros carpentérien peut-elle être d’ailleurs éradiquée? En étudiant de près la filmographie de Carpenter, on peut en douter: dans Prince des Ténèbres, le sacrifice de Catherine semble condamner l’avènement de l’Anti-Dieu, pourtant un dernier plan final terrible montre l’inutilité de son acte, qui n’aura finalement servi qu’à gagner un peu de temps. On ne lutte pas contre une force supérieure semble nous dire Carpenter dans un constat froidement pessimiste. Allons même plus loin en prenant l’exemple d’Assaut, un des rares films de Carpenter où le héros carpentérien semble anéantir complètement la menace qui pèse sur lui, en l’occurrence un gang déterminé à aller au bout de son action meurtrière, quel qu’en soit le prix à payer: en effet, Bishop et Napoléon Wilson, retranchés dans la cave du commissariat finissent par prendre tous les risques en "dynamitant" purement et simplement ceux qui les assiègent.

La victoire semble alors totale. Mais Bishop, qui a grandi dans ces quartiers et les a vus progressivement gangrenés par la corruption et la délinquance, peut-il réellement croire que cette victoire anecdotique suffira à mettre fin à la violence qui embrase les rues? Bien évidemment non. Même constat amer de Carpenter, qui avoue s’être entretenu de ce sujet avec l’acteur et ex-chanteur de hip-hop Ice Cube (du groupe NWA, Niggas With Attitude, issu des getthos les plus durs de Los-Angeles), à l’occasion du tournage de son dernier film Ghosts of Mars (Ibid entretien avec John Carpenter p.9-10): "la situation aujourd’hui n’est pas reluisante, regardez ce qu’ils ont fait au commissariat ici à Los-Angeles. Il y a eu un article dans Rolling Stone Magazine qui affirmait que les gangs de L.A. avaient infiltré la police.

Pourquoi se battent-ils? Ice Cube a tenté de m’expliquer la situation, il m’a dit: "Imagine que tu vives pépère dans ton quartier. Seulement à côté de chez toi il y a des gars qui ont des gros calibres. Ben t’es obligé de choper l’équivalent pour être prêt lorsqu’ils viendront faire chier. C’est la guerre mec!". Le pire c’est qu’ils n’ont que faire des victimes, ils arrosent les rues un point c’est tout. Les gamins apprennent à se jeter par terre lorsqu’ils entendent des coups de feu. Je ne pense pas que mon film (Assaut) était si terrible quand je vois les rues de L.A. aujourd’hui."

Un personnage dans l’œuvre de Carpenter est particulièrement représentatif de cette idée de survie comme enjeu majeur voire unique: c’est le personnage de Snake Plissken. Que ce soit dans New-York 1997 ou bien dans Los-Angeles 2013, Plissken est un être dont toute l’énergie est dirigée vers un seul but, assurer sa survie coûte que coûte. Une scène, qui a fait couler beaucoup d’encre, illustre parfaitement cet instinct de survie prioritaire: lorsque au début du film, alors qu’il vient d’entrer dans New-York, on le voit passer à côté d’une femme en train de se faire violer sans qu’il daigne intervenir. Surprenant de la part d’un "héros"? Pas si l’on considère que Plissken n’est absolument rien d’autre qu’un survivant, et que donc tout ce qui peut le détourner des conditions de sa survie n’existe pour ainsi dire pas. Plissken n’est pas au-dessus des notions de bien ou de mal, il est ailleurs: un personnage plus amoral qu’immoral.

Ou plus précisément, la seule morale qui tienne, c’est celle qui lui permettra de s’en tirer. Comme l’explique Carpenter (in Conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.36) : « je crois que ce détail fait froid dans le dos, parce qu’il montre que Plissken est un homme renfermé, même cynique, et qui place sa mission au-dessus de tout. La seule chose qui l’intéresse, c’est de retrouver le président des Etats-Unis pour sauver sa peau.".

Pour résumer, Carpenter (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.16) définit d’ailleurs ainsi le personnage: "Snake Plissken symbolise surtout la liberté totale sans entrave, sans la moindre contrainte sociale. Il se fiche de tuer, de secourir des gens. Il est terriblement mauvais, terriblement innocent. Rien ne peut le changer, c’est un incorruptible. Tout ce qu’il désire c’est vivre 60 secondes de plus." Et effectivement, Snake est parfaitement réductible à son instinct de survie.

Ce n’est pas par hasard qu’il est choisi par deux fois pour mener à bien les missions périlleuses, pour ainsi dire même impossibles, de traverser des espaces mortifères (traduisons: où la mort rôde à chaque coin de rue): en lui injectant un poison (ou en le lui faisant croire, l’effet placebo se révélant tout aussi efficace) qui le ronge lentement, c’est-à-dire en mettant en balance sa vie contre la réussite de la mission qui lui est assignée (ramener le président ou une étrange boite noire: missions que Hélène Frappat qualifie de "mac guffin" (in New-York 1997, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video) vivre constituant bien sa seule et unique quête), ses employeurs profitent son instinct de survie, qui, concentrant toutes ses ressources vers ce seul but, lui permettent de littéralement déplacer des montagnes.

Ainsi, Carpenter sème les pires embûches sur le chemin de son personnage, lui dressant un parcours initiatique que l’on peut qualifier de véritable chemin de croix sans qu’à aucun moment Plissken ne semble même songer à renoncer: trahi, kidnappé, roué de coups, humilié, s’éloignant de son objectif à chaque fois même qu’il semble s’en approcher, le "snake" ne cesse jamais de reprendre sa marche en avant, sur une jambe s’il le faut, inéluctablement, en un étrange reflet du personnage de Michael Myers. Si ce dernier est conduit par un besoin de tuer qui transcende son statut de mortel, c’est la volonté de vivre qui donne à Plissken un caractère surnaturel, quasi-miraculeux; on peut citer la séquence de l’épreuve de basket dans Los-Angeles 2013, où Cuervo Jones qui vient de le capturer lui lance un défi insurmontable: effectuer des allers-retours sur un terrain de basket en mettant un certain nombre de paniers en un temps limité, ce que personne n’a jamais réussi.

Tâche d’autant plus difficile pour un Plissken affaibli, qui pourtant n’a qu’un panier de retard à la dernière seconde: un dernier panier à marquer… du milieu de terrain! En un plan large magistral, Carpenter nous montre Plissken prendre le ballon, le lancer de manière peu orthodoxe, presque à l’aveuglette et réussir l’impossible (le gang de Cuervo Jones en reste sans voix pendant de longues secondes, dans un silence assourdissant, avant de se mettre à scander son nom, validant son statut de figure "mythique"), mais finalement de manière parfaitement prévisible.

Echouer signifie mourir: et pour Plissken, voilà l’impossible. En effet, ce personnage est le seul "héros" carpentérien à être ainsi virtuellement immortel: pourquoi? Peut-être parce qu’il est déjà d’une certaine manière, toujours à l’instar d’un Michael Myers, déjà mort. Hélène Frappat relève ainsi (Ibid p.36) que dans New-York 1997 "’à chaque nouvelle rencontre s’engage le même dialogue: "t’es Snake Plissken, je te connais. Je te croyais mort." "- toi t’es un flic? – Non moi je suis un con. – Je te connais, j’avais entendu dire que t’étais mort. – Je le suis.". Ce dialogue en forme de running gag se poursuivra évidemment dans Los-Angeles 2013 (…): "Plissken est mort tellement de fois qu’on ne peut pas toutes les compter." A l’un des ennemis qui le menace: "s’il m’arrive quelque chose tu es mort" Plissken, en toute logique, répond: "je suis déjà mort".

Allant plus loin encore, Hélène Frappat (Ibid p.41) dresse une association entre le final de Los-Angeles 2013 et le statut fantomatique du héros: "Snake est le fantôme du héros, et sa nature fantomatique surgit d’ailleurs "en pleine lumière" à la fin de Los-Angeles 2013, quand il envoie à ses adversaires un hologramme, autrement dit un leurre de lui-même". Personnage donc particulièrement paradoxal, et donc d’autant plus intéressant, qui ne cherche rien tant qu’à assurer sa survie par tous les moyens alors qu’il a peut-être déjà quitté le monde des vivants.

Enfin, notons succinctement que le combat pour la survie du héros carpentérien engage presque systématiquement la survie de l’humanité entière, faisant de ce héros, plus qu’un dernier rempart de l’humanité, un représentant symbolique de celle-ci. Le combat du héros carpentérien, c’est le combat de l’humanité pour sa survie et celle de ses valeurs contre la menace du Mal, que ce soit le Dr Allan Chaffee qui s’oppose aux enfants envahisseurs et à leur volonté d’uniformisation, Mac-Ready contre "la chose" et la menace qu’elle fait peser sur l’identité humaine ou John Nada résistant à la volonté d’asservissement intellectuel et mental des extra-terrestres…

Comme le prouve le final de l’Antre de la Folie, l’échec de Trent, notamment à saisir ce qui fait les limites de notre perception de la réalité, entraîne la disparition de l’humanité entière contaminée par la réalité terrifiante proposée comme nouveau modèle par Sutter Cane. Au contraire dans Assaut, la victoire de Bishop, c’est celle (temporaire) des valeurs d’entraide, de loyauté et de confiance sur la violence aveugle…

Section 2 : Masse indistincte contre agglomérat d’identités

C’est une caractéristique majeure de la menace carpentérienne: son indistinction. Dans Fog, les fantômes, toujours plongés dans le brouillard, ne distinguent physiquement absolument pas les uns des autres. Dans Le Village des Damnés, Carpenter joue sur une parfaite uniformisation (de physique, de pensée) et une parfaite synchronisation, notamment dans les déplacements, créant une homogénéité que viendra d’autant plus perturber le seul élément différent du groupe, le petit David.

Dans Prince des Ténèbres, tous les sans-abri sous l’emprise de l’Anti-Dieu font montre de la même inexpressivité de visage, cette absence d’une quelconque émotion leur retirant irrémédiablement toute notion d’identité. Seul le marginal incarné par Alice Cooper semble être légèrement mis en avant, soit par sa position spatiale par rapport au reste du groupe (quelques pas en avant par rapport aux autres) soit par le fait que c’est lui qui tue l’un des étudiants venant de s’aventurer à l’extérieur de l’église.

On pourra noter également que Carpenter travaille cette idée de menace maléfique comme indistincte avec la métaphore des insectes. L’Anti-Dieu est un être qui s’incarne: or il s’incarne soit en un groupe de marginaux (comme on l’a dit) indistincts dont il prend possession, soit en une nuée d’insectes: fourmis sur le sol, blattes sur une télé, sur le visage d’une clocharde, vers sur la vitre d’une église et enfin cafards carnivores qui dévorent complètement un personnage. Et qu’elle meilleure image d’une masse indistincte, confuse et sans identité peut-on avoir que celle d’un tas d’insectes? Ce phénomène d’indistinction est particulièrement intéressant dans Assaut: à partir du moment où le gang s’attaque au commissariat, il sera exclusivement filmé en plans larges, au mieux en plan moyen, le cinéaste refusant de s’approcher plus près afin d’éviter toute existence aux membres du gang en dehors de l’identité de groupe.

L’action se déroulant de nuit, la pénombre renforce encore cet effet de masse, de meute avec un côté presque animal (voir les plans où ils se déplacent autour du commissariat, toujours avec des valeurs larges ou lointaines.) On notera d’ailleurs que Carpenter refuse de nous montrer ne serait-ce qu’un seul des assaillants isolé: individuellement ils ne représentent rien, seule la notion de gang leur donne une raison d’exister (belle représentation par Carpenter de ce qu’est en réalité la notion de gang aux Etats-Unis: un groupe fort qui assure une protection à ses membres en échange du sacrifice de leur propre personnalité au profit de celle du groupe, cela passant par des tatouages et autres signes rituels destinés à dire à la face du monde que l’on fait partie de ce gang.).

Dans le même ordre d’idée, Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.35) note très justement que dans Assaut, "les assaillants succombent au moment précis où la pellicule capture leur image en gros plan (fin du siège)". Dans Assaut, quelle valeur peut-on accorder à cette masse d’assaillants sans visages sur laquelle travaille la mise en scène de Carpenter? C’est que le réalisateur souhaite volontairement donner un aspect surréaliste, surnaturel à ses assaillants, la comparaison qu’effectue Bertrand Rougier (Ibid p.34) avec les zombies de Romero ("la lenteur des déplacements des assaillants d’Assaut, masse unitaire et homogène soumise à une régénération permanente, rappelle la procession des zombis de La Nuit des Morts-Vivants." n’étant pas dénuée d’intérêt: les assaillants de Carpenter sont une facette du Mal, une image pure de la violence au sein de la société américaine, la situation de décomposition sociale que sous-tend Assaut constituant un troublant rappel de la décomposition physique au centre de l’œuvre de Romero.

Il est donc logique que Carpenter refuse parfaitement d’individualiser la menace qui pèse sur le commissariat, sa métaphore (à la fois politique, sociale et métaphysique) n’en prenant que plus de sens. Jean-François Richet, en réalisant le remake d’Assaut (Assaut sur le central 13), a complètement occulté cet aspect, passant finalement à côté du sens profond du film de Carpenter: en ne gardant que la trame du film original (un commissariat menacé) mais surtout en donnant scénaristiquement une identité aux agresseurs, il n’a livré qu’un "actioner" sans âme de plus, au contraire me semble-t-il de Florent Emilio-Siri qui avec son remake officieux intitulé Nid de Guêpes colle au plus près à l’esprit et à l’univers carpenterien.

En face de cette masse indistincte, Carpenter pose des personnalités fortes, de vraies identités affirmées mais différentes, ce qui crée des points de frictions intéressants en terme de dramaturgie qui fragilisent leur résistance face à une menace, elle, homogène. Certains couples de personnages notamment mettent bien en valeur cette notion, Carpenter n’hésitant pas à travailler sur des couples diamétralement opposés: dans Assaut, c’est le couple Bishop (l’agent de police noir qui a grandit dans ce quartier) / Napoléon Wilson (le criminel blanc venu de l’extérieur, Carpenter s’amusant à renverser les stéréotypes); dans Prince des Ténèbres c’est le couple Birak (le physicien qui fait confiance à la science) / Loomis (le prêtre qui s’appuie sur sa foi); dans Invasion Los-Angeles c’est enfin le couple Frank (l’ouvrier noir qui veut croire en l’Amérique) / John Nada (le travailleur itinérant blanc qui a découvert le "vrai visage" de l’Amérique).

Ainsi, face à la menace, les individualités résistantes semblent a priori plutôt difficilement "s’agglomérer" que de trouver une véritable cohérence. Mais c’est peut-être le combat à mener qui se révélera le véritable ciment de ces personnages.

Enfin notons qu’un film de Carpenter semble renverser ce rapport entre "masse indistincte et agglomérat d’identités fortes": ce film c’est The Thing. Cette fois-ci, c’est la créature qui est individualisée (puisque unique) et le groupe de scientifiques américains uniformisé. C’est ainsi un casting entièrement masculin, où au départ peu de figures se détachent: Carpenter aura ainsi rapidement l’idée d’affubler Mac-Ready d’un chapeau de cow-boy (encore une référence à l’univers du western) afin de permettre au spectateur de plus facilement identifier son "référent". Pourtant ce rapport va se renverser au fil du métrage, les résistants s’individualisant progressivement tandis que la créature révèle sa véritable nature, c’est-à-dire celle d’un être parfaitement transparent. En effet, lorsque la créature absorbe un être, elle s’identifie physiquement parfaitement à elle, et sur tous les points: déplacements, apparence, voix, capacités physiques…

Elle peut adopter toutes les identités, mais dans un mouvement inverse elle n’exprime personnellement strictement aucune identité. L’absorption et la destruction des autres formes de vie semble être son seul projet. Quel peut-être le sens d’une telle existence? Au contraire, en individualisant ses personnages (par exemple en les isolant progressivement dans l’espace les uns par rapport aux autres, contredisant la situation de départ où ils sont tous regroupés), et ce y compris au travers des erreurs qu’ils commettent (Mac-Ready qui abat un humain non-contaminé), Carpenter nous livre en réaction le véritable prix de l’existence humaine: celui de pouvoir construire son identité, y compris dans l’adversité et la souffrance, et affirmer son individualité en effectuant des choix que l’on assume. Mac-Ready a bien saisi ce prix, lui qui envisage de se sacrifier pour éviter que "la chose" ne contamine l’humanité.

Voilà donc une double référence (pas forcément volontaire, mais néanmoins bien présente) à Sartre pour Carpenter: référence au huis-clos sartrien (son fameux "l’enfer c’est les autres", comme en témoigne le plan final nous laissant sur une ambiguïté terrible: y’a t-il un contaminé parmi les deux survivants?), et référence à la morale sartrienne pour qui l’Homme est "condamné à être libre", c’est-à-dire qu’il a la liberté d’agir comme bon lui semble, mais cette liberté s’accompagne d’un devoir existentiel terrible, celui d’assumer strictement tous nos actes ainsi que leurs conséquences, et notamment en cas d’erreur. "On est ce que l’on fait": voilà une morale qui, comme nous le verrons sied bien à l’univers carpentérien.

Chapitre 3 : Un espace qui oblige à la confrontation avec l’autre, donc avec soi-même

Section 1 : Du huis-clos sartrien à la construction d’une unité dans la différence

Ainsi Carpenter s’ingénie donc à confronter ses personnages à une situation de crise caractérisée par l’affrontement d’une menace extérieure dans un espace / temps clos et restreint. Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est que Carpenter va aller plus loin en démontrant que la menace vient aussi de l’intérieur. Et cette menace va naître des différences physiques, intellectuelles, morales qui règnent entre les personnages. En effet, si la menace extérieure est caractérisée par son homogénéité et son fonctionnement "symbiotique", les résistants, eux, doivent construire la cohérence nécessaire à leur survie.

Car dans un premier temps, Carpenter va construire un huis-clos tout ce qu’il y a de plus "sartrien", où chacun va découvrir que si l’enfer est à l’extérieur, il est aussi présent en chacun de nous, dans notre difficulté toute humaine à coexister. Ainsi, notons que le système de mise en scène de Carpenter, lorsqu’il désire traduire les rapports humains qui se construisent parmi les résistants, repose presque systématiquement sur une confrontation entre plans larges et surtouts plans moyens d’un côté, lesquels permettent de représenter dans l’espace les rapports de force, de défiance et de hiérarchie entres les différents groupes ou personnages, et systèmes de champ / contre-champ d’un autre côté, ce système étant le plus à même de traduire le fossé qui sépare, idéologiquement et stratégiquement, les personnages.

Ainsi, lorsque les personnages débattent, par exemple, de la conduite à tenir ou de la stratégie à adopter, Carpenter met en scène "l’affrontement" à travers, donc, un système de champ / contre-champ sans quasiment jamais placer d’amorce: de cette manière il sépare même physiquement les personnages qui ne coexistent plus dans le plan, accentuant la "distance" (au sens le plus large du terme) qui les sépare (on peut constater cet effet dans la première partie d’Assaut, un exemple parmi d’autres) . Dans le même ordre d’idée, on pourra s’attarder sur la manière dont Carpenter met en image la tension et le rapport de force psychologique qui se construisent dans le huis-clos The Thing; écoutons pour cela le monteur du film, Todd Ramsay (Ibid p.52), parler de la manière dont Carpenter a découpé la scène cruciale des poches de sang trouées révélant le fait que l’un des scientifiques soit "la chose": "Mettre en scène 10 personnages debout, dans un lieu relativement clos, avec quatre enjeux simultanés (les renvois de soupçons entre Garry et le Dr Copper, l’arbitrage de Mac Ready, le début de rixe entre Childs et Palmer, la fuite de windows) est en soi un défi narratif incroyable.

N’importe quel réalisateur aurait choisi la solution de facilité, en plaçant sa caméra au centre d’un cercle délimité par les protagonistes. John a, au contraire, découpé son espace en mettant en valeur les interactions entre tel ou tel personnage, avec une incroyable précision. Je n’ai pas le souvenir de m’être dit: "Ah si je pouvais avoir tel ou tel angle!".

Sa couverture était parfaite. Cette séquence compte parmi mes préférés dans toute ma carrière." Ainsi, Carpenter accorde une attention toute particulière à mettre en scène de manière très précise les rapports a priori difficiles qui se mettent en place entre les personnages, éludant et éllipsant dans un mouvement inverse d’autres types de relations psychologiques (par exemple la love story de Jamie Lee Curtis dans Fog est à peine suggérée: elle est prise en stop, on la retrouve dans la séquence suivante alors qu’elle vient de coucher avec Tom Atkins, puis le sujet ne sera plus évoqué. De même, dans Invasion Los-Angeles, la relation d’amitié que Nada semble entretenir avec Franck est à peine esquissée.) au profit des points de friction. Qu’est-ce que cela signifie?

Ce que Carpenter nous fait partager, c’est le décentrement originel que tout être humain expérimente dans sa vie et notamment lorsque, enfants, nous nouons nos premiers véritables rapports sociaux. En effet, durant les premiers mois de notre vie, nous sommes au centre de toutes les attentions, notamment maternelles, et nous ne faisons pas de différence entre nous et les autres: ou plutôt nous confondons les autres avec nous même en une grande fusion ego-centrique (au sens premier, notre "moi" se posant comme le centre de tout). Puis nous découvrons qu’il existe d’autres "moi" et que chaque "moi" est le centre de son propre monde au sein duquel il "m’objectivise", n’hésitant pas à me juger et parfois même à me condamner.

Décentrement fondateur donc, puisque avec la découverte de l’alter ego (c’est-à-dire au sens propre "l’autre moi") c’est mon statut d’être unique et supérieur qui s’évanouit. C’est le même mouvement que l’on observe chez Carpenter: en privilégiant les points de frictions et les confrontations entre ses personnages, il les oblige à prendre conscience de l’existence et de la valeur de l’autre. Et avec cette prise de conscience, c’est la découverte d’une vision du monde différente, et même d’une autre réalité possible. C’est ce que Carpenter (Ibid entretien avec John Carpenter p.18) qualifie de "réalité créée par celui qui l’observe" , c’est une vision relativiste du monde, changeant suivant celui qui le regarde.

C’est cette même théorie d’une réalité relative que développe un des personnages de l’Antre de la Folie lorsqu’il dit que "la vérité c’est ce que nous disons être vrai". Une des clefs de la personnalité et de l’œuvre de Carpenter, c’est donc cette question de la relativité: "La relativité du temps, de l’espace et de ce que l’on perçoit, sont des choses qui paraissent tout à fait normales. Plus tard, on les comprend à nouveau, mais d’un point de vue plus intellectuel et moins émotionnel."(Conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p. 48-49).

C’est ainsi que nous pouvons voir dans le professeur Birak (Victor Wong dans Prince des Ténèbres) un double métaphysique de Carpenter lui-même, car comme le dit Hélène Frappat (in Prince des Ténèbres, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.33), "en quoi consistent les thèses "relativistes" défendues par le scientifique Birak dans Le Prince des Ténèbres? Dans la découverte que ce que nous croyons être la réalité ne repose sur aucun socle "absolu" ou "objectif"."

Chez Carpenter, les morts se relèvent, les extra-terrestres nous contrôlent ou nous "inséminent", et que ces situations contredisent ou non la vision du monde qu’ont les personnages (et ce qu’ils pensent possible ou non), il va leur falloir faire avec et s’organiser pour résister. Vision relativiste de la vie intéressante (et qui justifie peut-être le caractère insaisissable et "kaléidoscopique" de John Carpenter lui-même) mais dangereuse.

Pour le réalisateur (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.18), "c’est un truc très compliqué et ça fait peur; beaucoup l’ignorent parce que ça pourrait remettre en question tous leurs acquis sur le monde qui les entoure."

Mais une fois dépassé ce premier rapport difficile avec l’"autre", les résistants vont véritablement se construire une unité à même de répondre à l’homogénéité de la menace extérieure, unité qui se construit par delà les différences et même grâce à celles-ci. En effet, la friction et même plus loin l’affrontement est une donnée essentielle de l’apprentissage de la différence, apprentissage qui est lui-même une étape nécessaire de la construction d’une identité commune, celle de la résistance.

Cet affrontement peut-être d’ordre stratégique (dans le Village des Damnés, comment s’opposer aux enfants télépathes?), idéologique (dans Assaut, faut-il risquer le prix de sa propre vie pour défendre un parfait inconnu?), physique (le combat urbain entre John Nada-Roddy Piper et son ami Franck-Keith David, combat nécessaire pour que Franck accepte d’abandonner ses certitudes afin de voir au-delà des apparences, ce combat d’une longueur insensée -presque 10 minutes!- faisant directement référence à L’Homme Tranquille de John Ford où John Wayne et Victor McLaglen n’en finissaient pas de se battre.) et enfin thématique comme dans Prince des Ténèbres, où le professeur Birak et le père Loomis semble d’abord exposer des points de vue totalement différents: l’un se posant comme explorateur de la matière, l’autre se posant comme croyant en l’existence de Dieu.

Pourtant, la confrontation de leurs points de vue va être la source d’un rapprochement inattendu, comme le souligne Hélène Frappat (in Prince des Ténèbres, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.30), car à leur insu ils partagent une même attitude ambivalente: "Ces deux hommes sont ambivalents car ils oscillent entre la croyance et le scepticisme. D’un côté ils sont croyants: le prêtre croit en Dieu, le physicien croit en la science; d’un autre côté ils ne cessent de douter: le prêtre doute parce qu’il reconnaît la "force spirituelle" du mal et du diable, le scientifique parce qu’il se heurte sans cesse à l’impuissance de la science.". La confrontation et l’affrontement des points de vue est donc une condition de la découverte et de l’apprentissage de l’autre permettant un éventuel rapprochement. Que se passe-t-il ensuite?

Ensuite vient tout simplement le moment de combattre et donc de prouver sa valeur dans l’action. En confrontant les points de vue et en se rapprochant, on efface les préjugés et les a priori, en bref on "remet les compteurs à zéro". Charge ensuite à chacun de soumettre sa valeur, cette fois-ci à travers l’affrontement avec la menace extérieure, à l’évaluation des autres personnages comme à celle du spectateur, dans Assaut le présumé criminel Napoléon Wilson accédant ainsi au statut de héros tout autant que Bishop le policier. Selon Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.34), "pour Carpenter et Hawks, l’action l’emporte sur les préjugés et l’éducation, la valeur d’un homme s’appréciant à l’aune de son comportement face à l’adversité.

Ainsi, les individus affichant un défaut de compétence (crise de nerf, égoïsme) sont nécessairement destinés à succomber." Comme succombe l’employée du commissariat dans Assaut, éliminée parce qu’elle refuse de prendre le risque de payer de sa vie la défense d’un inconnu. Finalement, chez Carpenter, on n’est rien d’autre que ce que l’on fait, manière en quelque sorte de mettre fin aux inégalités (sociales, raciales, économiques) qui structurent et stratifient la société américaine.

Section 2 : Trouver sa voie et choisir d’être humain

Ainsi, comme nous venons de le voir, se confronter à l’autre et à son point de vue est une étape essentielle pour la construction du groupe, mais également pour la construction de sa propre personnalité, puisque tout au long du métrage carpentérien les personnages vont effectuer un véritable parcours psychologique et métaphysique, sortant nécessairement transformés de l’espace filmique : ce que Linda Seger, script-doctor et scénariste qualifie de manière générale, et pas seulement à propos de Carpenter, d’arc transformationnel. (in Faire d’un bon scénario un scénario formidable, Linda Seger, Dixit, p.216).

Or, le Carpenter cinéaste, tout aussi libertaire que le Carpenter citoyen, laisse la possibilité à chacun de ses personnages de trouver sa propre voie, d’un côté ou l’autre de la barrière. Carpenter montre bien que les deux voies, celle du Bien comme celle du Mal, existent ; ainsi, dans Invasion Los-Angeles au personnage de Nada, l’exclu qui se révolte contre le système répond celui du clochard entr’aperçu au début du film et que Nada et Franck retrouvent à la fin du métrage : celui-ci, en choisissant de collaborer, a rejoint, tout du moins le croit-il, « le camp des gagnants ». Pourquoi résister, puisque, de toutes manières, « they’re running the whole show ! » comme le fait remarquer l’un des collaborateurs ?

Afin de prouver sa valeur ; en résistant, soit, mais surtout en respectant un certain nombre de règles : pour Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.34), « au terme du film [Assaut], les survivants ne devront leur salut qu’au respect d’un code d’honneur strict, basé sur le courage, la loyauté et la confiance », au-delà des préjugés. En résistant dans le respect de ce code d’honneur, le personnage carpentérien prouve sa valeur, et dans un même mouvement celle de l’Humanité, au contraire du Mal qui lutte avec ses armes indignes, à savoir corruption (Le Prince des Ténèbres), dissimulation (The Thing) et mensonge (Invasion Los-Angeles).

Cela implique donc un choix draconien pour le personnage, choix qui engage tout son être dans un camp ou dans l’autre : céder à la tentation et à la facilité, comme les marginaux du Prince des Ténèbres ? Ou accepter de sacrifier sa vie s’il faut parce que l’on connaît le prix de l’Humanité, comme Catherine dans Le Prince des Ténèbres ou John Nada dans Invasion Los-Angeles ? Quelle que soit la voie choisie par le personnage carpentérien, le chemin sera long, difficile et possiblement parsemé de choix erronés (Mac-Ready qui tue un homme sain et non contaminé dans The Thing, acte pour le moins choquant dans la perspective Hollywoodienne du Héros.)

L’erreur sera de toutes façons pardonnée au personnage tant qu’elle est motivée, assumée responsabilisée ; ainsi note Rafik Djoumi (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.54), « Mac-Ready n’est définitivement pas le téméraire Snake Plissken », qui lui tue sans sourciller. « Les personnages de The Thing ont peur. Aucune des mises à mort n’est aisée, et un sentiment de consternation bien palpable envahit le groupe après chacune d’entre elle. Il n’est pas inutile de souligner, à ce titre, que seuls les responsables du groupe (Garry tue le norvégien, Mac-Ready abat Clark qui tentait de l’agresser). » Tout ceci fait partie d’un parcours initiatique du personnage carpentérien qui, face au mal, doit effectuer le choix volontaire et conscient d’être humain.

Comme le relève Hélène Frappat (in Prince des Ténèbres, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.43), « l’idée même de survie est profondément ambivalente : les personnages carpentériens peuvent pour survivre faire alliance avec le diable (tels les collaborateurs d’Invasion Los Angeles ou de Vampires passés dans le camp des gagnants), ou bien comprendre, au contraire, que la seule véritable survie consiste dans une lutte à mort contre les forces du démon. »

Ces forces du démon, ce sont celles qui menacent physiquement le héros carpentérien, mais également la part de mal qui sommeille en chacun de nous et qui ne demande qu’à se réveiller, Carpenter développant un mouvement de focalisation progressif de l’extérieur (la menace physique) vers l’intérieur (le combat moral interne) ; pour Carpenter (in Entretien avec Hélène Frappat et Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001, p.60), « la chose la plus terrible avec le diable, quand il s’introduit dans notre cœur, c’est que nous devenons des créatures, des animaux, littéralement des démons, dans ce que nous faisons les uns aux autres.

Choisir d’être humain, c’est chercher la compassion, l’amour, la passion, tous les jours, comme un travail de longue Haleine ». « L’idée, dit-il encore, est que la sauvagerie et la brutalité font partie de chacun d’entre nous ». Finalement, ce que traduit Carpenter au travers de ce combat physique contre la menace maléfique, c’est, de manière métaphorique et pour ainsi dire psychanalytique, le combat quotidien que chacun d’entre nous mène avec la part sombre qu’il porte au plus profond de lui-même…

C’est toute la valeur de l’emploi par Carpenter de certains plans subjectifs : ainsi dans l’ouverture du Village des Damnés, l’arrivée des extra-terrestres est représentée à l’écran par un de ces fameux plans subjectifs. Dans l’un des derniers plans du Prince des Ténèbres, le spectateur se retrouve subjectivement de l’autre côté du miroir à contempler le personnage de Brian Marsh, adoptant la place et le point de vue du fils de Satan (donc du mal). Dans Halloween, Hélène Frappat (in Prince des Ténèbres, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.50-51) note que le réalisateur « alterne les plans tournés du point de vue du tueur et de ses victimes » et que « la créature sans visage se dissimule derrière un masque car elle peut prendre tous les visages : le tien, le mien – le nôtre. »

Forcé par le réalisateur d’adopter, même pour quelques images, la place et le point de vue du Mal, le spectateur est viscéralement, intimement frappé au plus profond par le discours de Carpenter sur l’ambivalence fondamentale de l’être humain, fruit de la réunion complémentaire d’Abel et de Caïn, du Bien et du Mal. Carpenter conclue (in Entretien avec Bill Krohn, Cahiers du Cinéma n°488, février 1995 p.44) : « mon père me disait : « je me demande si Dieu n’est pas tout – le bien et le mal ». C’est ainsi que nous sommes. Le mal est partout. »

Partie 2 : une montée progressive de la tension

Chapitre 1 : Une structure simple et récurrente que domine le spectateur

Section 1 : Des oeuvres séminales à l’œuvre synthèse, vers une définition de la recette Carpenter

Carpenter fait partie cette catégorie de réalisateurs cinéphiles qui expriment un amour viscéral pour l’art qu’ils expérimentent tout autant comme réalisateur que comme spectateur : Carpenter est ainsi prompt à convoquer la longue liste de films ou de cinéastes qui ont influencé aussi bien son travail que la construction de sa personnalité. Il répond par exemple ainsi (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.8) à un journaliste lui demandant la liste de ses films favoris : « Seuls les anges ont des Ailes de Hawks, grâce à son romantisme stylisé, et à son côté fataliste qui [lui] plaît beaucoup.

The Quatermass Experiment (Le Monstre) et Quatermass 2 (La Marque) de Val Guest. Les deux Quatermass sont terrifiants, tournés avec un budget ridicule en noir et blanc, l’ambiance y est vraiment atroce… Rio Bravo bien sûr, Le Grand Sommeil pour son cynisme… La Rivière Rouge, Cent dollars pour un Shérif d’Henri Hathaway… Chinatown de Polanski… La Dame du Vendredi de Hawks parce que c’est amusant… La liste serait trop longue. » La liste serait trop longue… Peut-on pourtant tenter de définir un nombre restreint d’œuvres séminales, qui portent en elles les germes du travail carpentérien à venir ? On note évidemment chez Carpenter l’influence de cinéastes comme Jacques Tourneur (Rendez-vous avec la peur) pour sa capacité à jouer sur le hors-champ et la suggestion ; Sam Peckinpah (Chiens de Paille) pour la capacité à construire une tension progressive éclatant dans un feu d’artifice de violence finale, et également pour cette capacité à s’affranchir du système (« Je suis un rebelle comme Sam Peckinpah l’était par le passé. Je revendique ce titre. » (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.16) ; Hitchcock, auquel il rend hommage dans Fog : « dans les deux films [Fog et les Oiseaux], une population se retrouve soumise à un fléau insolite. D’ailleurs nous avons tourné quelques plans à Bodega Bay, la ville que Hitchcock a utilisé pour tourner Les Oiseaux. C’est une petite station balnéaire étrange, située dans le Nord de la Californie. » (conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.35).

Il ira même (hasard ou choix volontaire) jusqu’à employer Janet Leigh, mère de Jamie Lee Curtis mais surtout victime de la célèbrissime scène de douche de Psychose…

Pourtant, plus encore que la liste de cinéastes précitée, si je ne devais retenir que deux noms ayant posé les fondements de l’œuvre de Carpenter, je choisirai Howard Hawks et George A. Romero. De Howard Hawks, Carpenter a déjà retenu bien entendu Rio Bravo, qui fut pour lui une expérience fondatrice de son désir de faire du cinéma :

« Puis, en 1959, à onze ans, j’ai découvert Rio Bravo. Toute la ville se battait pour aller voir ce film, je me suis demandé ce que cela pouvait signifier. Je n’avais aucune conscience du système mis en place derrière tout ça, mais je me suis dit que quelque chose d’énorme se tramait là-dessous, et je voulais en faire partie. A cette époque, mon père m’a offert une petite caméra et j’ai mis en pratique, ou du moins j’ai tenté de mettre en pratique les idées qui me passaient par la tête. Le résultat était nul. Personne ne verra jamais mes premières tentatives. Jamais ! » (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.7).

C’est tout naturellement qu’après Dark Star, pastiche de 2001, l’Odyssée de l’Espace et film de fin d’étude gonflé pour une sortie en salle, Carpenter décidera de s’orienter, avec l’inconscience caractéristique des débuts, de réaliser sa propre version de Rio Bravo. Apprenant qu’il n’aura pas le budget nécessaire pour se payer des chevaux, il rédige en huit jours un scénario transposant le schéma hawksien dans un cadre contemporain en s’inspirant d’un fait-divers bien réel. Il fait d’Assaut une version contemporaine de Rio Bravo, mais va également entièrement structurer son œuvre autour des leçons fondamentales qu’il tire de son film-référence.

Ainsi, ce qu’il retient principalement de Hawks, c’est la construction patiente d’une situation d’attente menacée (dans Rio Bravo, John Wayne et Dean Martin, représentants de la loi, se préparent pendant l’essentiel du film à l’attaque de bandits désirant libérer l’un des leurs retenu prisonnier) qui servira de révélateur pour ses personnages : John Wayne apprenant à s’ouvrir au monde et à l’amour, Dean Martin retrouvant sa dignité en dépassant sa faille originelle à savoir sa dépendance à l’alcool.

Or, Carpenter semblerait presque pouvoir réutiliser ce système à l’infini (Assaut, The Thing, Prince des Ténèbres, Ghosts of Mars…) tout en le réinventant constamment dans le détail et les thématiques : par exemple, dans Assaut, Carpenter dépasse le modèle hawksien, car si Rio Bravo exposait d’emblée l’identité et l’objectif des tueurs, le suspens se construisant sur le moment de l’attaque, Assaut laisse volontairement en friche ambitions et identité des gangsters, Carpenter conférant une dimension fantastique et métaphorique à son propos qu’il n’y avait pas chez Hawks.

Il retiendra également de son maître à penser une donnée essentielle de sa filmographie, le travail sur l’ambiguïté des situations et des personnages, soulignant à quel point la frontière entre le Bien et le Mal peut se révéler ténue, les deux extrêmes se rejoignant parfois même. Ainsi, chez Carpenter, flic et bandit, héros et menace, Bien et Mal ne se tiennent jamais bien loin l’un de l’autre : pour plus de précision sur cette notion, on peut se référer à la partie III 2.2 de cette étude, intitulée « de l’inversion qui dissimule une ressemblance à l’humaine monstruosité, une réflexion sur ce qui fait l’Humanité. »

Enfin, dernière caractéristique fondamentale du cinéma de Hawks que Carpenter emploie à son compte, l’idée que c’est dans l’action que l’Homme prouve sa valeur, indépendamment de ses origines sociales ou économiques, chacun d’entre nous ayant en soi le potentiel de se transcender pour accomplir des miracles : le meilleur exemple en est John Nada, travailleur itinérant qu’a priori rien ne distingue du reste de la masse des exclus que produit le système ultra-capitaliste américain et qui pourtant, par sa capacité à accepter de bouleverser ses repères et son mode de pensée, puis par sa volonté de défendre ce qui fait l’Humanité (capacité d’initiative, liberté de pensée et d’action) au prix de sa propre vie, endossera le statut de Sauveur au sens le plus noble du terme.

On pourrait relever encore de nombreuses citations de moindre importance de l’œuvre hawksienne chez Carpenter (par exemple, Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.34) remarque que dans Assaut Carpenter montre « jusqu’aux tics cinématographiques du réalisateur du Grand Sommeil et du Port de l’Angoisse, comme en atteste la position dominante de la cigarette dans tout dialogue spirituel » ; avec notamment le fameux gimmick de Napoléon Wilson : « Do you have a smoke ? »). Enfin, on notera que comme Hawks, Carpenter s’est essayé, directement ou indirectement (le western), à explorer les genres pour mieux les renouveler.

Carpenter, dans son travail de scénariste et de réalisateur, emprunte aussi beaucoup à Romero. Il y a déjà bien sûr dans ses films de nombreuses références plus ou moins directes au zombie si cher à Romero, cette figure fantastique obsédant particulièrement Carpenter : les fantômes lépreux décomposés de Fog et leur marche en avant inéluctable qui rappelle celle de Michael Myers dans Halloween, personnage démoniaque à l’apparence humaine mais qui n’est ni vivant ni mort ; la meute cannibale que croise rapidement Plissken dans New-York 1997 (à noter d’ailleurs que la composition musicale qui accompagne cette séquence a été intitulée par Carpenter… « He’s still alive Romero » !!).

Les corps possédés et mutilés de Ghosts of Mars ou bien encore les extra-terrestres décomposés de Invasion Los-Angeles ; d’ailleurs Carpenter a volontairement rapproché le look des envahisseurs de celui des morts-vivants de son modèle : « Nous voulions que les aliens ressemblent aux créatures du Zombie de George Romero. Ceux-ci représentaient déjà des personnages pourris, corrompus… Mais j’ai craint que les gens pensent que le film mettait en scène des morts-vivants. C’est pourquoi j’ai choisi d’accentuer le côté extra-terrestre avec des yeux métalliques, de façon à les robotiser. » (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.19). Il ira même dans ce film jusqu’à placer un clin d’œil directement adressé à Romero lorsqu’une télé diffuse les images d’un envahisseur déguisé débattant du danger que représente le cinéma violent du réalisateur de La Nuit des Morts-Vivants.

Mais c’est surtout le discours social de Romero qui intéresse Carpenter ; en effet sous couvert de divertissement fantastique et de cinéma d’exploitation, Romero dresse une métaphore extrêmement subversive, la décomposition des cadavres revenus à la vie renvoyant directement à la déliquescence d’une société américaine en bout de course : il ne faut pas oublier que La Nuit des Morts-vivants sort sur les écrans américains pour la première fois en 1968, date symbolique s’il en est.

Par la suite, Romero ne cessera de travailler et de développer son propos au travers d’une ré-écriture permanente de son œuvre (Zombie, Le Jour des Morts-Vivants et le dernier en date, Land of The Dead, dont le discours sur la fracture sociale aux Etats-Unis, machine à créer des exclus, rappelle, par un curieux renvoi d’ascenseur, le discours tenu quinze ans plus tôt par Carpenter dans Invasion Los-Angeles.).

Dans la même optique, Carpenter a toujours travaillé à créer des divertissements avec un vrai fond, développant dans chacun de ses films une réflexion poussée sur l’Humanité ou la société américaine, peut-être au prix d’un succès commercial qu’il a trop peu rencontré (à part peut-être, dans une certaine mesure Assaut et Halloween) compte tenu de la qualité de son cinéma. Il en exprime une amertume bien compréhensible (in Entretien avec Hélène Frappat et Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001, p.59-60) : « je ne fais pas de films sûrs. Plutôt des trucs sauvages. Les gens en ont-ils besoin ? Peut-être qu’en ce moment ils ne veulent pas en entendre parler. On a repoussé beaucoup de dates de sorties. Encore pour contenu inapproprié. C’est la manière américaine : repliez-vous, ayez peur ! »

Enfin, on notera que si Rio Bravo et La Nuit des Morts-Vivants constituent des œuvres séminales, Ghosts of Mars, le dernier film en date de John Carpenter, semble bien constituer une œuvre synthèse dans le sens où il résume et synthétise purement et simplement à lui seul presque l’ensemble de sa filmographie.

On y retrouve ainsi tous ses leitmotivs et toutes ses obsessions : travail sur le genre westernien (l’exploitation minière abandonnée, véritable ville fantôme du genre ; esprits de Mars dont l’aspect tribal fait directement référence aux Indiens d’Amérique ; topographie martienne rappelant fortement celle des rocheuses…) ; rapprochement entre les deux facettes de la nature humaine (la collaboration du flic, Mélanie Ballard et du bandit, désolation Williams) ; les changements de ton (le frère qui se coupe les doigts en pleine préparation de la bataille) ; la notion de virus (les esprits de Mars qui se répandent d’un corps à l’autre).

L’espace clos (ils sont assiégés) ; la notion d’affrontement et de survie pour assurer sa domination (les esprits de Mars veulent récupérer leur terre) ; la position ambivalente des femmes (aussi bien porteuses d’espoir comme le souligne le matriarcat adopté comme norme politique dans le futur, que corrompues : Mélanie Ballard se drogue, Pam Grier la harcèle sexuellement) ; le discours politique (une critique de l’attitude colonialiste et méprisante des Etats-Unis)…

Carpenter lui-même considère ce film (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.27) comme « un mélange de ce qu’[il a] pu faire auparavant (…) » : que faire après avoir ainsi parfaitement analysé et synthétisé son propre travail ? Carpenter, ayant le sentiment d’avoir fait le tour de la question, a envisagé un moment de se retirer définitivement du circuit.

Contre toute attente, il a pourtant annoncé il y a peu de temps avoir entamé la préparation d’un nouveau projet énigmatique, temporairement intitulé Le 13ème apôtre.

Section 2 : Regard entomologique et temps d’avance du spectateur

L’une des premières et plus évidente constatation que l’on peut faire à propos de la mise en scène de John Carpenter, c’est que pour ainsi dire qu’elle ne se voit pas: en effet, à la vision isolée d’un film de Carpenter, sans effectuer de rapprochement avec le reste de sa filmographie, le spectateur peut-être tenté de définir le pur découpage technique de transparent.

C’est un fait que chez Carpenter le découpage se refuse à être démonstratif et s’efface au profit de la narration; de plus on peut effectivement remarquer chez lui une nette propension à l’utilisation de plans larges ou moyens permettant de délivrer un maximum d’informations (scénaristiques ou spatiales) et garantissant la fluidité narrative de l’ensemble. Bien sûr Carpenter n’exclue pas l’utilisation du plan serré (même s’il serait intéressant de prendre le temps de compter le nombre moyen de gros plans par film dans sa filmographie) ou de l’effet (voir par exemple l’utilisation ultra-efficace de la caméra-viseur dans Assaut lorsque les assaillants cherchent une cible): mais il est important de noter l’importance extrême qu’il accorde à l’utilisation du chaque gros plan.

Ainsi l’insert n’est utilisé que pour donner une information capitale, qu’elle soit d’ordre narrative (une main saisit une arme qu’elle va utiliser par la suite) ou autre (l’insert sur le paquet de cigarette écrasé à terre dont se saisit Snake Plissken – Kurt Russell, symbole d’une Amérique respectueuse des libertés individuelles -celle de fumer en l’occurrence, cette activité étant prohibée dans le film- et disparue dans la fiction d’anticipation New-York 1997 ). Cette utilisation parcimonieuse ne donne que plus de sens à chaque emploi du gros plan, qui créé là un véritable choc visuel chez le spectateur amené, même inconsciemment, à s’interroger sur la raison de sa présence: par exemple, il est souvent utilisé pour traduire une forme de violence.

On notera deux exemples: tout d’abord dans Invasion Los-Angeles, lorsque le personnage de John Nada s’attaque à la station de télévision chargée de retransmettre les ondes servant à asservir la population. Nada prend d’assaut la station en éliminant les extra-terrestres sur son passage. Un montage régulier raccorde des plans tailles et des plans larges de Nada qui avance et tirant et des très gros plans récurrents du canon de son arme en train de cracher des balles: ces gros plans souligne la violence de l’entreprise de Nada, et en particulier pour les témoins de la scène car il ne faut pas oublier que dans le film les extra-terrestres se dissimulent sous une apparence humaine que seuls les résistants humains (dont Nada) peuvent percer à l’aide de lentilles spéciales.

Aussi pour les employés de la station dans l’ignorance, Nada est tout simplement un fou-furieux en train de tirer sur des innocents. C’est cette violence reçue par les témoins qui est ici mise en valeur. Violence qui est aussi celle reçue par le spectateur: en effet, Nada est équipé de lentilles spéciales qui lui permettent de déceler l’ennemi, mais le spectateur lui, ne l’est pas. Bien sûr, il est mis au courant de cette réalité par le biais du scénario et de la mise en scène (utilisation de plans subjectifs de Nada voyant les extra-terrestres), mais dans cette séquence, en l’absence (volontaire) de l’emploi de plans subjectifs, le spectateur ne voit réellement… qu’un homme qui tire sur d’autres hommes.

Et comme l’a déjà magnifiquement démontré Brian De Palma, au cinéma ce que le spectateur voit c’est ce qui est. Il y a pour le spectateur une vérité de l’image, et dans cette séquence il ne peut recevoir l’action de Nada autrement que comme violente, adoptant malgré lui le point de vue de la masse dormante jugeant les résistants comme des criminels alors qu’ils représentent leur seule chance de liberté.

On pourra noter également un autre exemple de ce type d’utilisation signifiante du gros plan chez Carpenter dans le film Fog: lors de l’attaque des fantômes lépreux sur le bateau aux abords d’Antonio Bay, les marins voient s’approcher un brouillard étrange qui les décime un par un. Le dernier marin ne voit pas la brume derrière lui, dont s’extrait un fantôme qui l’attaque avec un crochet.

S’ensuivent une série de très gros plans successivement sur l’arme puis sur la partie du corps frappé enchaînés cut, ce découpage exprimant la soudaineté et la sauvagerie de l’attaque. On retrouve en fait là une référence directe au découpage de la scène de douche de Psychose avec sa succession de très gros plans enchaînés, le choc visuel du découpage étant l’exact pendant visuel de la violence de l’acte.

On sait que Carpenter considère comme majeure l’influence de Hitchcock sur son travail, même si Hawks et Romero restent ses deux plus grandes sources d’inspiration visuelle et scénaristique: d’ailleurs, cette scène d’attaque n’est pas la seule référence au maître du suspens dans Fog, Carpenter ayant choisi de tourner quelques plans à Bodega Bay, la ville utilisée par Hitchcock comme cadre pour son film Les Oiseaux.

Ce recours quasi-systématique à des valeurs de plans larges ou intermédiaires permet à certes Carpenter d’inscrire ses personnages dans un espace (et l’on sait l’importance de l’espace chez lui – voir la partie I – ) mais permet également au réalisateur de se poser en narrateur omniscient, et même plus en démiurge observant ses personnages se débattre dans les situations qu’il a crée.

Or, ces situations vont se révéler de véritables catalyseurs propres à exposer toutes les failles des personnages puis à leur permettre de les dépasser, et c’est en cela que le regard de Carpenter se révèle parfaitement scientifique et entomologique: le plan large c’est situer les personnages par rapport à l’espace mais également les uns par rapport aux autres, c’est poser physiquement (distance/proximité, gestuelle…) les rapports de force et les liens qui unissent (ou justement désunissent) les personnages.

Ainsi, on pourra prendre l’exemple de Assaut, où les personnages sont amenés physiquement, par leur placement à, comme le dit très justement l’expression, "choisir leur camp": lorsque des dissensions se font sentir sur la stratégie à adopter, la standardiste du commissariat vient se mettre aux côtés de l’agent de police afin de signifier qu’elle choisit de lui accorder sa confiance, et bien sûr Carpenter choisit de les filmer en plan moyen, l’agent de police laissant à ses côtés dans le cadre un espace que viendra combler la standardiste qui fait son entrée dans le champ.

Comme le remarque Rafik Djoumi à propos du Prince des Ténèbres et du Village des Damnés, l’utilisation du plan large, et notamment du cinémascope, "permet de constants rapports de force entre les groupes et les individus à l’écran" (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.90). Le cinéma de Carpenter c’est donc aussi ça: placer des personnages dans un espace restreint (Assaut, The Thing, Ghosts of Mars…), une temporalité restreinte sur laquelle pèse une sorte de compte à rebours (Vampires et la contamination de Baldwin qui progresse, le personnage de Trent dans l’Antre de la Folie qui doit mener son enquête rapidement…) voire même les deux en même temps (comme dans New-York 1997, où Plissken est enfermé dans New-York et contaminé par un virus); puis observer leurs réactions et en tirer finalement une analyse de la nature humaine, nature qui se révèle dans les situations de crise. Ainsi, comme nous le verrons à nouveau plus tard, le sujet du cinéma Carpentérien, derrière la couverture fantastique, c’est l’Homme, et peut-être même plus précisément l’homme américain et sa place dans la paradoxale société américaine.

Or, comme nous l’avons dit, pour observer la nature humaine, il faut placer les personnages en situation de crise. C’est avec une certaine jubilation que Carpenter construit patiemment ces situations de crise, prenant le temps de faire exister ses personnages tout en posant les jalons de la confrontation à venir. Dans le début d’Assaut, un montage alterné nous montre d’un côté les différents protagonistes (l’agent de police, le père et sa fille…) évoluer dans un cadre quotidien (l’agent en patrouille, le père et la fille en voiture) tandis que d’un autre côté nous voyons la menace se préciser (le gang se réunit, s’arme, se ballade en voiture à la recherche d’une cible…).

Cela permet à Carpenter de construire une base psychologique pour ses personnages (l’agent de retour dans le quartier de son enfance, désormais en proie à la violence, l’attachement du père pour sa fille et la notion de responsabilité qu’il développe à son égard…) tout en préparant de manière inéluctable leur rencontre avec la force menaçante (le gang), le père de famille servant de trait d’union entre ces deux univers, puisque, poursuivi par le gang il viendra se réfugier dans le commissariat confié à l’agent de police.

Mais Carpenter va encore plus loin en entraînant le spectateur dans la jubilation de cette mise en place par l’intermédiaire de l’utilisation du suspens et de l’ironie dramatique: en laissant toujours un temps d’avance au spectateur durant cette préparation, cette mise en place des événements, il le rend tout simplement complice de sa démarche entomologique. Ainsi le spectateur en sait plus que les personnages… Soit. Mais comment cela se manifeste-t-il?

Premièrement, il y a les informations supplémentaires que Carpenter livre au spectateur, notamment par le biais du montage. Dans Halloween, on trouve de nombreuses manifestations de ce phénomène: lorsque Jamie Lee Curtis se trouve dans la voiture avec son amie, le montage nous fait passer successivement de l’intérieur de la voiture où les filles rigolent et discutent, à l’extérieur de la voiture, ce qui nous permet de constater que la voiture est suivie par une autre voiture, voiture que nous avons vu être volée par le tueur peu de temps auparavant. Pendant ce temps, les filles elles ne se doutent de rien…

D’ailleurs toute la construction du film repose sur ces temps d’avance du spectateur: pendant près d’une heure nous voyons le tueur observer Jamie Lee Curtis, puis lorsqu’elle se retourne, il n’est plus là. Mais si elle ne sait pas, le spectateur lui sait…

Ce qui permet parfois de l’entraîner dans de fausses pistes: ainsi lorsque la baby-sitter se rend dans la buanderie, le spectateur, sachant que le tueur rôde, s’attend à ce qu’elle se fasse attaquer (ce qui est annoncé également par la rythmique musicale associée au tueur). Pourtant il ne se passera rien: Carpenter pose ses règles du jeu, mais n’hésite pas à les redéfinir lorsque cela lui chante, conservant ainsi sa capacité à surprendre le spectateur. Toujours dans cette perspective de temps d’avance du spectateur, on notera qu’Halloween est une très bonne illustration de l’utilisation de la profondeur de champ chez Carpenter, laquelle est souvent utilisée pour dissimuler une menace au personnage tout en la livrant au spectateur: on citera le plan très célèbre, ayant souvent servi de visuel pour le film, où l’on voit Jamie Lee Curtis net au 1er plan, face caméra, armée d’un couteau, et dans la profondeur, flou, la menace Michael Myers s’approcher dans son dos.

Deuxièmement, il y a les indices que Carpenter se plaît à livrer au spectateur: ce ne sont pas à proprement parler des informations, mais ils orientent la vision que se fait le spectateur du métrage, instaurant une tension certaine. Dans The Thing, Carpenter fait une utilisation toute particulière de la figure du chien récupéré par l’équipe de scientifique. Dans la magistrale ouverture du film, nous voyons des scientifiques norvégiens en hélicoptère poursuivre un chien afin de l’abattre: cette situation surréaliste prend tout son sens en un plan qui interviendra plus tard au court du métrage. Une fois le chien récupéré par les scientifiques américains, celui-ci se promène librement dans la station.

Or, lorsque Mac-Ready – Kurt Russell revient du campement norvégien, un plan d’une simplicité terrifiante nous montre le chien en train de regarder le retour de Mac-Ready d’une manière presque humaine, comme s’il comprenait ce qu’il se passe et les enjeux de ce retour. Le tout accompagné d’une rythmique musicale répétitive lourde de menace. En un plan, Carpenter rend sensible l’intelligence supérieure qui habite cet animal, et le danger qu’elle représente, illustrant le propos même du film: les apparences sont trompeuses…

Plus tard, quand les scientifiques comprendront que ce chien n’est pas vraiment ce qu’il semble être et qu’ils s’interrogeront sur les personnes exposées à la contamination, le spectateur lui se souviendra qu’il est entré dans la chambre de l’un des membres de l’équipe, Carpenter choisissant de couper la séquence en fondu au noir au moment où l’ombre de ce dernier se tourne vers le chien. En jouant ainsi sur le hors-champ et la suggestion, le réalisateur laisse fonctionner l’imaginaire du spectateur à plein régime, manière la plus simple et la plus efficace de susciter l’angoisse…

Enfin, dans la liste des indices subtils délivrés par Carpenter, toujours dans The Thing, on pourra noter l’exemple suivant, relevé par Rafik Djoumi (ibid p.54): lors de chaque monologue de Mac Ready, "la caméra panote sur les visages des protagonistes et les mots "the thing" sont prononcés lorsque la caméra passe sur le personnage effectivement contaminé". Cet effet plutôt anecdotique car très difficile à remarquer est en tout cas une bonne illustration de l’esprit retors et calculateur de Carpenter, qui dans sa construction filmique ne laisse apparemment rien au hasard !

Chapitre 2 : Menace suggérée et principes d’évitement

Section 1 : Des personnages construits sur le mode de l’observation: comprendre avant d’affronter

Un des premiers principes d’évitement que l’on peut constater chez Carpenter, c’est sa manière bien particulière de retarder l’affrontement entre le héros et la menace qui pèse sur lui. Et ce tout simplement parce que le personnage carpentérien doit d’abord effectuer un travail d’étude et d’observation afin de saisir (au sens intellectuel du terme) son ennemi ; c’est en effet au prix de cette étude que l’affrontement pourra tourner à son avantage.

La première étape consiste à accepter de voir la menace en tant que telle, Carpenter jouant sur l’importance toute cinématographique du regard : dans Halloween, si Laurie Strode ressent la menace Myers sans jamais la voir pendant plus de la moitié du film, c’est aussi parce qu’elle refuse d’accepter la possibilité que le Mal puisse exister. Il n’est pas étonnant de constater que seuls les enfants voient d’abord le tueur, car ce qui les caractérise c’est l’absence de préjugés sur la réalité et la capacité de croire à l’impossible : en l’occurrence ici le croquemitaine.

Au contraire, Laurie répète inlassablement que « le croquemitaine n’existe pas », autant pour rassurer les enfants que pour se convaincre elle-même. Il faudra qu’elle fasse l’expérience d’une attaque directe de Michael Myers pour enfin bousculer ses certitudes d’adulte et accepter de remettre en question sa perception de la réalité, pour qu’elle aille, fondamentalement, chercher en elle ses peurs d’enfant.

On retrouve la même chose dans Fog : si le petit Andy Wayne (Ty Mitchell) trouve le morceau du bateau maudit échoué sur la plage, c’est parce qu’en tant qu’enfant il accepte de croire aux manifestations de l’irrationnel. Carpenter remarque d’ailleurs (conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.36) que « ce n’est pas si innocent si dans ces deux films (Halloween et Fog), les enfants jouent un grand rôle. D’une certaine manière, l’histoire est racontée à travers eux. »

Même question du regard dans Invasion Los-Angeles : en chaussant cette paire de lunette spéciale qu’il trouve dans un carton, John Nada découvre l’envers du décor, ou comment l’entière société est manipulée par des envahisseurs. Mais Nada, s’il ne fait pas le choix de voir (le fait qu’il trouve cette paire de lunette est un pur hasard scénaristique) fait au moins celui de croire. Il accepte presque immédiatement ce bouleversement de ses certitudes et de ses repères et choisit immédiatement son camp, celui de la résistance, en tentant maladroitement d’éliminer à lui seul tous les envahisseurs. Il accepte donc un double danger ; le premier, d’après Hélène Frappat (in Invasion Los-Angeles, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.43-44), est celui d’être vu (par les extraterrestres s’entend), puisque John Nada va découvrir « qu’apprendre à voir, c’est prendre conscience d’être vu.

Le regard est toujours réversible : je vois pour autant que je suis vu. Et être vu, c’est risquer d’être tué (…) ». Le second, c’est celui d’être « mal vu » : en effet, les humains ne disposant pas des moyens de comprendre la démarche de Nada, celui-ci ne peut être perçu autrement que comme un fou furieux (notamment lorsqu’il entre dans la banque et abat froidement les envahisseurs à l’apparence humaine), ce qui ne peut que contribuer encore à renforcer son statut de paria et d’exclu social. Franck, au contraire, va lui dans un premier temps refuser de voir : il faudra un combat homérique avec Nada pour que, équipé à son tour de la fameuse paire de lunettes, il accepte de voir le monde tel qu’il est.

Hélène Frappat (Ibid p.50) souligne qu’il s’agit « d’un renversement crucial au cœur d’Invasion Los-Angeles, mais aussi de toute l’œuvre de John Carpenter dans ce qu’elle a de subversif : renversement de l’aveugle qui acquiert un regard, de l’individu passif qui décide de faire un choix, de l’esclave qui devient libre – bref, de l’individu asservi qui parvient à changer les règles du jeu. A l’issu de ce combat interminable, John Nada peut conclure : « mon frère, une nouvelle vie commence pour nous ». »

Cette première étape du regard est donc une étape essentielle d’après John Carpenter. Laissons-le conclure à ce sujet : « la vue est sans aucun doute l’un des sens les plus importants. Mais les sens, quels qu’ils soient, peuvent produire une sensation de réalité étrange. Les hallucinations ou les troubles de la vue sont autant de phénomènes qui peuvent conduire l’homme à apercevoir quelque chose de différent. Au cinéma, le regard est, à l’évidence, quelque chose de fondamental. » (conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.51)

Enfin, il s’agira pour le héros carpentérien d’identifier clairement la menace, de comprendre « scientifiquement » son mode de fonctionnement pour mieux la combattre. C’est parce qu’il a compris que le miroir est le point de traversée entre le monde de l’Anti-Dieu et le nôtre que le père Loomis, en le brisant, peut stopper temporairement son avènement (Le Prince des Ténèbres). C’est parce qu’ils ont identifié ses particularités biologiques que Mac-Ready et Blair (Wilford Brimley) peuvent mettre au point un test sanguin à même de déceler la présence de la chose (The Thing).

C’est parce que Nada et les résistants ont compris que les envahisseurs utilisent des ondes radio afin d’asservir les humains qu’ils peuvent, en s’attaquant à leur antenne émettrice, dévoiler leur vrai visage à la population (Invasion Los-Angeles). C’est parce qu’il s’est occupé de Myers pendant quinze longues années que le Dr Loomis sait de quoi cette figure du Mal est capable et comment l’affronter (Halloween).

C’est enfin parce que le Dr Allan Chaffee a observé patiemment les enfants-envahisseurs de Midwich qu’il pourra leur résister en dressant un véritable mur mental contre leurs pouvoirs télépathiques (Le Village des Damnés). Celui qui tente d’affronter la menace sans avoir pris le temps de l’étudier ne peut alors que rencontrer l’échec, et de ce fait, la mort : ainsi, toujours dans Le Village des Damnés, lorsque la police tente de d’éradiquer les enfants retranchés dans la grange, ils se mettent rapidement à s’entretuer, manipulés par les pouvoirs télépathiques des envahisseurs.

Section 2 : Une menace retardée car suggérée et incarnée

Notons que si la menace peut être observée et étudiée par le personnage carpentérien, c’est qu’avant de se manifester frontalement, elle s’incarne d’abord dans un premier temps physiquement par des effets sur notre monde scientifiquement observables. Hélène Frappat (in Fog, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.40) souligne que « l’œuvre de Carpenter s’est [toujours] attachée à prouver l’existence du mal par les effets qu’il produit ». Ainsi, dans Fog, avant que les fantômes ne marchent sur la ville, un médecin pratique une autopsie sur le cadavre d’un des marins, celui-ci portant une marque physique (son corps est décomposé comme s’il avait séjourné extrêmement longtemps dans l’eau) surnaturelle mais scientifiquement observable qui lui a été léguée par le brouillard maléfique.

Dans The Thing, Mac-Ready ramène du camp Norvégien une preuve de l’existence de la chose avec ce corps horriblement difforme fruit d’une mutation avortée. Ce corps, étudié par Blair, en plus d’incarner l’existence de la chose, livrera de précieuses informations sur son mode de fonctionnement, ce qui permettra de la combattre. Dans Halloween, le Dr Loomis prouve la présence de Michael Myers dans la ville grâce au cadavre de chien trouvé dans la maison abandonnée, cadavre qui lui permettra dans le même temps de prouver au policier la violence extrême et gratuite du personnage, qui comme il prendra bien soin de le préciser, « n’est pas humain » (« Ce n’est pas un être humain. C’est le mal en personne. Ce qui vit derrière ce regard n’est que le mal à l’état pur. » « A man wouldn’t do that. This is not a man »).

Enfin, dans Prince des Ténèbres, Arnaud Bordas (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.72) précise que la menace trouve son incarnation physique « dans une corruption de la chair qui envahit littéralement le film. Un personnage est complètement dévoré par une multitude de cafards carnivores, tandis que Calder s’égorge au moyen d’une écharde en bois et qu’un bleu étrange grossit sur le bras de Kelly.

Cette progression virale du mal, cette contamination, est une marque de fabrique de Carpenter, et il s’emploie, dans Prince des Ténèbres, à en développer toute la richesse thématique. Le Mal, dans ses films en général, et dans Prince des Ténèbres en particulier, n’est pas une notion abstraite, c’est une réalité tangible qui s’imprime dans les chairs et suinte des murs. ».

A côté de cette incarnation physique et concrète du Mal par les effets qu’il produit, Carpenter travaille à sa suggestion par l’intermédiaire de sa mise en scène : on ne reviendra pas sur la manière dont Carpenter gère sa représentation de l’espace pour imprégner la ville toute entière de la présence de Michael Myers, suggérant sa présence oppressante en permanence.

On peut par contre citer l’utilisation qu’il fait de plans faussement subjectifs dans The Thing : lorsque Mac-Ready s’approche du camp norvégien, la caméra, placée à l’intérieur du camp abandonné, derrière la fenêtre, à hauteur d’homme, effectue un léger mouvement de travelling accompagnant le mouvement du visiteur, donnant la sensation que quelqu’un (ou quelque chose) est là et observe Mac-Ready.

En fait, il n’en est rien ; il s’agit juste d’une fausse piste employée pour faire ressentir au spectateur le poids de la menace qui pèse sur les personnages sans avoir besoin de la matérialiser physiquement. Enfin, on ne peut pas ne pas citer l’emploi particulier que fait Carpenter de la musique qu’il compose essentiellement par lui-même (dans la liste de films que nous avons retenu, seule la musique de The Thing n’a pas été composée par Carpenter ; elle est l’œuvre de Ennio Morricone), utilisée pour suggérer la présence du Mal qui rôde près des personnages.

Que ce soit la rythmique musicale de Fog qui accompagne les avancées du brouillard ou bien encore la fameuse mélodie 5/4 (cinq temps dans une mesure) accompagnant le boogey man d’Halloween (et que Carpenter tient de son père), la musique chez Carpenter devient un palliatif suffisant à la représentation physique de la menace : autrement dit, même s’ils ne sont pas présents à l’image, le simple fait d’entendre la musique qui leur est liée suffit au spectateur pour ressentir physiquement la présence des fantômes de Fog ou celle de Michael Myers.

Cette utilisation ambivalente de la suggestion (qui désincarne et metaphorise la menace) et de l’incarnation physique (qui au contraire ne la rend plus abstraite mais bien physique) rapproche beaucoup la mise en scène de Carpenter de l’écriture de Lovecraft : cet écrivain né à Providence (Rhodes Island) en 1890 et mort en 1937, partage en effet cette même ambivalence dans sa représentation du mal, représentation qui est le cœur même de son écriture.

D’un côté, il traite du Mal indicible et innommable qui ne peut irrémédiablement être que suggéré pour la simple et bonne raison qu’il dépasse les capacités d’appréhension intellectuelle de l’Homme. D’un autre, il cherche constamment à en exprimer les effets physiques, scientifiques sur notre monde. Comme le résume Michel Houellebecq dans son étude de Howard Phillips Lovecraft (in H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie, Michel Houellebecq, j’ai lu, p.90) : « Plus les évènements et les entités décrites seront monstrueuses et inconcevables, plus la description sera précise et clinique ».

Carpenter, conscient de cette filiation formelle et thématique, aura plusieurs fois officieusement adapté l’univers de Lovecraft, notamment dans Prince des Ténèbres et surtout dans l’Antre de la Folie : à ce sujet, il reconnaît d’ailleurs (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.22) s’être « replongé dans l’univers de Lovecraft avant de faire le film. L’antre de la Folie est effectivement une histoire de Lovecraft sans Lovecraft. Il s’agit donc clairement d’un hommage à ce romancier. Je n’avais pas encore dix ans que je lisais déjà The Dunwich Horror dans mon lit. Et j’étais glacé de terreur jusqu’à l’os. J’ai d’ailleurs cité carrément Lovecraft texto. Quand Lynda Styles lit des passages du nouveau livre de Sutter Cane, passages que Trent va voir se matérialiser sous ses yeux, elle lit en fait des citations presque exactes de textes de Lovecraft, des Rats dans les Murs notamment.

Chapitre 3 : Flux et reflux, une structure sinusoïdale

Section 1 : Le basculement des enjeux

Il y a chez Carpenter un talent certain pour cumuler les enjeux et une évidente facilité à passer de l’un à l’autre. Comme nous l’avons vu précédemment, il y a un enjeu principal et essentiel dans l’œuvre Carpentérienne, c’est celui de la survie. En analysant de près sa filmographie, on se rend pourtant compte que c’est loin d’être un enjeu exclusif. Quels sont donc ces autres enjeux?

Les enjeux narratifs tout d’abord. Pour le héros carpentérien, il y a toujours une quête principale liée, comme on l’a dit, à sa survie: ramener le président ou la boite noire pour Snake Plissken dans New-York 1997 puis Los-Angeles 2013, empêcher le gang de venir prendre le père de famille réfugié dans son comissariat pour l’agent Bishop dans Assaut, échapper à la mort masquée pour Laurie Strode dans Halloween, découvrir qui est "la chose" et comment l’éliminer pour Mac Ready dans The Thing, retrouver Valek le vampire pour Jack Crow-James Wood dans Vampires ou bien encore comprendre le fonctionnement des envahisseurs afin de mieux les repousser pour le Dr Alan Chaffee – Christopher Reeve dans Le Village des Damnés…

Mais cette quête principale va avoir pour effet de faire surgir une multitude de petits enjeux secondaires comme autant d’étapes obligatoires à la réalisation de l’enjeu principal. Prenons l’exemple de Assaut: le lieutenant Bishop décide de sauver le père qui a trouvé refuge dans son commissariat, à partir de ce moment, il lie donc son propre sort à celui de cet homme. L’enjeu principal de Bishop devient celui de la survie, enjeu que nous nommerons enjeu A. Pour survivre, Bishop doit résister aux assauts du gang pendant un temps indéterminé en attendant les renforts, et donc organiser la défense du commissariat (enjeu B).

Or la défense du commissariat peut se faire, mais à l’unique condition que Bishop arrive à convaincre ses compagnons du bien fondé de sa démarche (sauver cet homme qu’il ne connaît pas) et de sa stratégie: c’est l’enjeu C. Par la suite, se rendant compte qu’il risque de ne pas être en mesure de résister suffisamment longtemps, Bishop cherche une solution avec Napoléon Wilson afin de s’échapper de leur refuge qui n’en est plus un (enjeu D).

On voit donc comment enjeu principal et enjeux secondaires se croisent, se répondent et se construisent les uns par rapport aux autres (notamment dans le fait que chez Carpenter, très souvent la résolution d’un enjeu secondaire entraîne l’apparition d’un nouvel enjeu secondaire, et que la résolution dramatique de l’ensemble de l’œuvre filmique ne peut se faire qu’au prix de la résolution successive de tous les enjeux secondaires) contribuant à maintenir un niveau de tension dramatique constant, sans temps mort.

On pourra également citer la construction dramatique de The Thing, où Mac Ready afin de survivre doit résoudre également une multitude d’enjeux secondaires (comprendre le fonctionnement de la chose, comment l’éliminer, découvrir qui est infecté, convaincre qu’il est lui-même un "corps sain", trouver un moyen d’empêcher que la menace se propage…), tout comme le Dr Chaffee dans Le Village des Damnés (s’approcher des envahisseurs pour mieux les détruire, trouver comment résister à leurs attaques mentales…). A noter d’ailleurs que, comme nous l’avons vu, comprendre la menace est un enjeu secondaire mais nécessaire que l’on retrouve au sein de toute l’œuvre de Carpenter.

A côté de cette stratification des enjeux narratifs, d’autres types d’enjeux se manifestent, moins attendus mais qui trouvent tout autant leur place. On s’attardera ainsi sur un enjeu majeur chez John Carpenter, l’enjeu métaphysique: en effet, traverser le métrage carpentérien c’est également bien souvent mettre à l’épreuve la notion de réalité.

Finalement qu’est-ce que désigne ce mot? Pour Carpenter c’est une vieille question qui "donne sa définition au genre fantastique: comment savoir que ce que l’on voit ou expérimente est bien réel?" (mad p.22) C’est tout le sens de cette phrase d’Edgar Allan Poe placée en exergue au début de Fog: "is all that we see or seem but a dream within a dream" ("tout ce que nous voyons ou croyons voir n’est-il qu’un rêve dans un rêve?").

En effet, dépasser les apparences et découvrir la véritable nature de la "réalité" ou de la soi-disant réalité dans laquelle il évolue peut s’avérer une étape fondamentale dans la démarche du héros carpentérien: John Nada doit ainsi chausser par hasard une paire de lunettes pour découvrir que le monde dans lequel il évoluait et en lequel il croyait ("je crois en l’Amérique!" s’écrie-t-il naïvement au début du film) n’existe pas, ou plutôt n’existe plus. La terre n’est plus qu’une masse d’individus apathiques et soumis régentée par une race d’extra-terrestres hideux et dissimulés parmi la population.

Dès lors Nada doit faire table rase de ses anciens repères et se reconstruire une réalité: charge à lui d’effectuer des choix afin de déterminer comment se placer par rapport à cette réalité. Certains, tel un sans-abri entr’aperçu au début du film, choisiront de collaborer. Nada, lui choisira de mourir en combattant, déterminé à s’exclure de ce monde dont il a découvert qu’il n’était qu’un leurre. Mais il ne partira pas sans avoir créé une brèche dans le réalité de carton pâte mise en place par les extra-terrestre (il détruit l’antenne qui masque le véritable aspect des aliens), ouvrant la voie à une résistance humaine mondiale dont on devine qu’elle ne tardera pas à se mettre en place, John Carpenter réutilisant là la structure et le final de la nouvelle, "Eight O’Clock in the Morning", dont est tiré le film.

Même phénomène chez Laurie Strode qui va découvrir que la mort se dissimule derrière l’apparente tranquillité d’un petit "suburb" américain (Halloween), et surtout chez John Trent, le privé cynique et revenu de tout, qui va voir sa conception de la réalité s’effriter à mesure qu’il va progresser dans son enquête. En effet, John Trent va finir par découvrir qu’il n’est rien d’autre qu’un personnage de fiction inventé par un écrivain démoniaque; le film se conclue d’ailleurs sur un John Trent en camisole, dans un cinéma, en train de regarder défiler depuis le début le film de ce qu’il a vécu, réalisé par un certain… John Carpenter! Le tout en une boucle probablement sans fin, une mise en abyme perpétuelle sans doute la plus absurde et la plus absolue qu’il ait été donné de voir au cinéma…

On constatera avec quelle maîtrise Carpenter joue sur les différents niveaux de réalité, mettant à mal les certitudes de Trent comme celles du spectateur: voir par exemple la magnifique scène onirique de la voiture où Trent semble croiser sans cesse le même cycliste puis où la voiture quitte le sol pour se retrouver de l’autre côté du tunnel, c’est-à-dire, et la métaphore en est évidente, de l’autre côté du miroir, là où la frontière entre fiction et réalité n’existe plus.

Ce travail de déconstruction de la réalité passe également par la figure du cauchemar, figure ultra-classique ici revisitée par Carpenter grâce à un subtil artifice: Trent fait un cauchemar, puis se réveil… dans un nouveau cauchemar! Illustration au mot près des propos de Poe cités plus haut, et manière de dire qu’il serait illusoire de chercher à définir précisément les limites de la réalité dans laquelle nous vivons, car cela échappe aux capacités de raisonnement de la nature humaine.

Carpenter ne dit pas autre chose au début de son film Le Prince des Ténèbres, lorsqu’un le professeur de physique expose à ses élèves les limites de leur perception de la réalité ("laissez tomber ce que vous croyez être la réalité!" s’exclame-t-il): il démontre, à travers l’exemple de l’indiciblement petit (les particules), qu’il existe des éléments dont nous n’avons pas conscience mais dont la science prouve l’existence.

Etre scientifique c’est chercher à tout expliquer, mais c’est aussi apprendre à accepter que certaines choses puissent nous échapper. Car vouloir appréhender les limites de la réalité à tout prix peut s’avérer dangereux, comme va l’apprendre à ses dépends John Trent: le film commence par son incarcération dans un asile psychiatrique, où il est considéré comme fou. Pourtant son discours apparemment absurde va se révéler bien plus cohérent que prévu, puisque les événements vont lui donner raison: le final, poursuivant la scène d’introduction, va tout simplement voir s’avérer la destruction de l’humanité.

Mais Trent, qui sait la vérité (si tant est qu’il y ait une vérité. comme le précisera de manière absolument relative l’un des personnages, "la vérité c’est que nous disons être vrai". Et encore, après tout, tout ceci n’est-il pas qu’un autre "rêve à l’intérieur d’un rêve", un de plus…), peut il être considéré autrement que comme fou par ses pairs? Accepter son discours reviendrait à remettre en cause les principes mêmes de la réalité, de notre réalité…

Comme le dit justement Stéphane Moïssakis, "quel stade de folie Trent doit-il atteindre pour prouver au monde entier sa logique imparable?" Voilà que John Carpenter relance un vaste débat, et vieux comme le monde: les fous, ou considérés comme tels, sont-ils des marginaux, des exclus de la réalité, ou bien de manière paradoxale sommes-nous, nous les gens "sains", à la marge d’une réalité que nous croyons à tort appréhender, les fous devenant alors des élus, une minorité d’êtres qui eux "savent"…

Enfin, derrière ces enjeux narratifs et métaphysiques, se jouent chez Carpenter des enjeux humains: rapports de force, de confiance ou de défiance qui se nouent et se dénouent tout au long du film. Ce sujet a déjà été abordé dans les sections intitulées "un agglomérat d’individus qui se construit dans la différence" et "dépasser la logique de l’élimination pour choisir d’être humain", aussi nous ne nous attarderons pas dessus…

A noter tout de même comment ces enjeux humains peuvent se retrouver au cœur même de la construction filmique (écriture et mise en scène) de Carpenter: c’est le cas de The Thing, où les rapports au sein du groupe sont la condition même de sa survie, et plus encore le sujet du film. Nous assistons à des retournements permanents de hiérarchie, de pouvoir et de confiance, Mac-Ready passant par exemple du statut de leader à celui de suspect potentiel dont on cherche à se débarrasser, chaque fissure au sein du groupe précipitant un peu plus celui-ci vers une mort inéluctable. Se soutenir les uns les autres c’est survivre, se déchirer c’est donner du pouvoir à la chose, et donc mourir.

Mais comment savoir qui ment? Même la découverte du test sanguin ne résout pas le problème, car pour effectuer le test il faut quelqu’un de confiance! L’enjeu humain est bien le sujet central du film, au-delà de l’argument fantastique, en témoigne le final, d’une efficacité totale: la confrontation de deux hommes, perdus dans l’immensité glaciale, condamnés à attendre d’hypothétiques renforts en se soupçonnant mutuellement, n’attendant qu’un faux pas de la part de l’autre pour l’attaquer…

Carpenter va même encore plus loin en laissant l’ambiguïté: ni l’un ni l’autre se savent qui est "la chose", mais le spectateur non plus! Dans une ironie toute carpentérienne, l’on pourrait même imaginer que ni l’un ni l’autre n’est infecté et que, doutant l’un de l’autre, ils finissent par s’entretuer… Une illustration bien contemporaine de la morale du "Huis-Clos" de Sartre, "l’enfer c’est les autres".

Section 2 : Gestion du rythme et art du contre-pied

Alors que la structure scénaristique carpentérienne semble a priori relativement simple et facilement dominée par le spectateur, elle ne cesse pourtant de le surprendre. Pourquoi ? Parce que Carpenter maîtrise à la perfection les changements de direction ou de ton et multiplie les enjeux secondaires qui découlent tous de l’enjeu central, celui de la survie (voir la partie précédente).

C’est pour cela qu’empruntant une image mathématique on pourrait qualifier la structure carpentérienne de sinusoïdale, le réalisateur choisissant de dilater certains moments ou d’en ellipser d’autres (ainsi, dans Fog, on peut remarquer qu’il prend le temps, dans un très long prologue de presque 10 minutes, de soigneusement retranscrire les effets de l’approche de la force maléfique en une succession de plans aux quatre coins de la ville – voitures malmenées, électricité coupée, supermarché saccagé – préparant même l’incursion de ces effets surnaturels venus bouleverser l’espace quotidien en une longue scène dans le supermarché a priori banale, puisque nous suivons un employé en plein nettoyage, mais où nous sentons pourtant intuitivement par le jeu sur le découpage, la musque et la longueur des plans, que quelque chose va arriver.

Au contraire, il choisit de ne pas montrer certains moments, comme le passage à l’acte de la relation entre Jamie Lee Curtis et Tom Atkins), imprimant un rythme variable à ses séquences, enchaînant moments de pause (dans The Thing, c’est par exemple l’étude médicale du corps difforme, avant que la chose ne se révèle dans le chenil) et brusques regains de tension (la scène du test sanguin). Sur la gestion du rythme, on pourra citer les effets de montage de The Thing, puisque « aux traditionnels fondus au noir, [Carpenter] substitue pour moitiés d’étranges fondus au blanc qui assurent la respiration intra séquentielle tout en enveloppant les personnages, au choix, dans un no man’s land immaculé ou au plus profond de l’obscurité. ».

Même gestion étrange du rythme qui bouscule les repères du spectateur dans Le Village des Damnés : les nombreuses ellipses temporelles nous mettent en difficulté pour nous repérer par rapport au temps qui passe, donnant la sensation que le temps peut aussi bien s’écouler incroyablement vite (les enfants qui grandissent) qu’incroyablement lentement (la séquence de résistance mentale du Dr Chaffee dans les ultimes séquences qui paraît alors en comparaison extrêmement longue). Voyons enfin comment Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.109-110) analyse la construction, ou plutôt la déconstruction rythmique qu’adopte Carpenter dans Vampires : « Par le biais de [son introduction brutale], Carpenter vise à captiver [le spectateur] par un rythme qui ne se relâchera pas, l’assaut de la première séquence provoquant une onde de choc qui se propage sur tout le film, infléchissant même son intrigue.

Le mouvement, la tension, au lieu d’accompagner le récit qui les engendre parviennent ici à le dérober, à s’en rendre maître, tendant à assouplir le découpage au profit de la continuité du rythme. La composition filmique classique, fondée sur les principes d’équilibre, de variété et d’harmonie, en est bouleversé au point que Carpenter en vienne à contester le rôle directeur du scénario. Si le récit progresse bien vers un climax, chaque scène se développe de manière autonome en exploitant toutes ses ressources jusqu’à l’épuisement.

Dans Vampires, Carpenter décide de valoriser la vitalité du mouvement au détriment de la cohérence stricte du récit. Mais le miracle permanent des réactions en chaîne permet à Carpenter de conserver intacte l’énergie produite au départ. Le cinéaste (…) joue avec les nerfs d’un public déjà bien surpris par les accélérations et les ralentissements impromptus du récit. [l’ouverture] communique dès le départ aux spectateurs toutes les informations dont ils auront besoin pour appréhender correctement le film et ses protagonistes.

Carpenter peut donc se permettre de laisser retomber la pression, le long-métrage adoptant un rythme lancinant, bercé non pas par le crépitement des armes, mais par l’alternance du cycle jour / nuit, les plaines ensoleillées du Far-West s’opposant aux repères étroits, lugubres, dans lesquels les monstres sont confinés jusqu’au crépuscule, moment où les grands espaces s’ouvrent à leur tour à la menace. »

Ainsi, Carpenter, à travers un subtil mais précis travail de gestion du rythme des séquences, de leur enchaînement, de leurs respirations (respirations internes aux séquences et respirations entre les séquences), ainsi que grâce à un enchevêtrement d’enjeux qui s’associent se répondent et se valorisent mutuellement, Carpenter complexifie et densifie la structure de son scénario.

Cela est favorisé par la volonté de Carpenter de retarder au maximum l’affrontement final (Laurie / Myers, Nada / les envahisseurs, Loomis / l’Anti-Dieu, Trent / Sutter Cane, Mac-Ready / la chose) promis par son scénario, car étrangement, plus que le climax, ce qui semble l’intéresser c’est ce qui se passe auparavant, toute la préparation scénaristique qui va conduire le spectateur à aborder ce final dans un état de tension particulier, conscient des enjeux de tous ordres qui ont été posés tout au long du film. Pour Carpenter, la préparation du climax semble d’ailleurs presque plus jouissive que le climax lui-même : peut-être parce que c’est cette préparation, en tant qu’elle place le spectateur dans un état à la fois d’attente et d’anticipation permanente, qui est la plus émotionnellement intéressante.

Carpenter définit d’ailleurs ainsi le sentiment de peur (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.19) : « il faut tenir compte du fait que la peur émane de l’anticipation d’un événement atroce. Une fois l’événement passé, on tombe dans la tragédie. Imaginez-vous à Hiroshima en 1945. La partie terrifiante des évènements a lieu avant le largage de la bombe, après c’est autre chose. » Pour continuer à surprendre le spectateur et réactiver sans cesse son anticipation de l’événement atroce, Carpenter va jouer sur deux éléments : le travail sur l’état transitif et la capacité à prendre le contre-pied des attentes du spectateur.

Il travaille donc d’abord sur l’état transitif : état transitif du héros carpentérien, qui, comme nous l’avons vu se construit dans l’affrontement physique et métaphysique, et surtout état transitif de ce qui le menace. Les contours de la menace se précisent (On ne voit d’abord que le bras de Myers, puis son dos, puis son masque et enfin son visage) où se transforment (la créature de The Thing qui se transforme à chaque apparition, signe de son caractère protéiforme), obligeant le spectateur, en bouleversant continuellement ses repères et la représentation visuelle qu’il peut avoir de la menace, à se tenir constamment sur ses gardes.

Carpenter sait également parfaitement jouer sur les changements de ton ou les effets de surprise qui vont venir désarçonner le spectateur dans ses attentes ; on pourra citer deux exemples de traits d’humour noir qui viennent désamorcer des situations tendues : dans le Village des Damnés, dans la séquence d’ouverture, l’arrivée des extra-terrestres provoque l’évanouissement inexplicable des habitants : lorsque ceux-ci se réveillent sans aucun souvenir de ce qui a bien pu se passer, le spectateur constate, mi-effaré mi-amusé, que l’un d’entre eux s’est évanoui… sur son barbecue ! Même humour noir et violent dans Ghosts of Mars, lorsque le frère de Désolation Williams se coupe accidentellement tous les doigts en voulant démontrer sa force.

Mais si Carpenter sait désamorcer des situations, il sait également, en déjouant les attentes du spectateur, en amorcer de nouvelles : attardons-nous sur la gestion du cas Mac-Ready dans The Thing. Rafik Djoumi (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.52) relève que dans ce film Carpenter va tellement loin dans sa volonté de déjouer les attentes du spectateur qu’il va carrément «abattre un interdit narratif. En effet Mac-Ready, référent du spectateur, se trouve à son tour suspecté d’être la chose.

Or, au lieu de nous faire partager son sentiment d’exclusion, Carpenter met tout en œuvre pour que nous le suspections à notre tour ! Sa main tente d’ouvrir lentement une poignée de porte, en référence à un plan incontournable du film de fantômes. Puis il nous apparaît dans la remise d’explosifs, éclairé sur un fond bleuté glacial, les yeux brillants, métalliques, et une barbe de givre qui lui confère une apparence de mort-vivant.

Impossible dès lors, de pousser plus loin la confusion paranoïaque du spectateur, qui vient de soupçonner son référent, la projection de soi à l’écran. » En posant comme postulat qu’il est le seul maître à bord de son espace filmique et qu’il peut à tout moment renverser les perspectives du spectateur, Carpenter entraîne alors le spectateur dans les mailles de son filet, suscitant le trouble et l’angoisse du prochain renversement : en un mot, Carpenter, avec brio créé l’angoisse, ce sentiment de ne pouvoir se reposer sur aucune certitude qui est la caractéristique même de son cinéma. Le spectateur est, littéralement, soumis à la volonté de Carpenter !

Partie 3 : Une mythologie de l’Amérique menacée

Chapitre 1 : Une épuration porteuse de sens

Section 1 : Suggestion et moyens de production

On a souvent présenté Carpenter comme un fervent partisan de la suggestion et de l’emploi du hors-champ, ce qui est vrai, mais dans une certaine mesure seulement. Notons tout d’abord que Carpenter sait parfaitement suggérer la menace qui pèse sur ses personnages sans la montrer à l’image : ainsi, dans Halloween, la première fois que nous voyons Michael Myers à l’âge adulte, Carpenter prend bien soin de dissimuler son apparence.

En jouant au maximum sur la pénombre, et surtout sur la subjectivité des points de vue (notamment le point de vue de l’infirmière dans la voiture qui ne voit que le bras Myers traversant la vitre), le réalisateur nous donne à voir l’élément qu’il juge essentiel à ce moment du film pour l’appréhension du personnage par le spectateur (son extrême violence) sans pour autant que nous sachions rien d’autre de lui. Bien sûr cela répond à un souci d’efficacité (poser la violence de Myers tout en laissant travailler l’imaginaire du spectateur), mais également à une volonté de Carpenter d’épurer au maximum son personnage : il n’a, au sens strict, pas d’identité (un masque inexpressif, et sous ce masque un visage tout aussi inexpressif comme nous le découvrirons à la fin du film) car l’identité pour Carpenter c’est l’humanité, et Myers n’a rien d’humain malgré les apparences.

Il n’est rien d’autre qu’une pure représentation du Mal, tout comme le sont les assaillants d’Assaut. D’ailleurs dans ce film de la même manière, Carpenter jouera à suggérer la présence de la masse d’assaillants d’abord grâce aux effets de leur violence, notamment les multiples inserts montrant les balles frapper l’intérieur du commissariat : souci d’efficacité et d’économie bien sûr (il n’a ainsi pas besoin d’utiliser des centaines de figurants pour faire ressentir au spectateur le danger qu’ils représentent), mais également réelle volonté de jouer sur la toute puissance du hors-champ ; Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.34) constate ainsi que « le cadre étant restreint, l’essentiel du film se joue en dehors de celui-ci, la caméra servant uniquement à enregistrer mécaniquement l’effet dévastateur du hors-champ ».

Lorsque Carpenter choisit donc de ne pas montrer, ce n’est jamais gratuit et cela s’inscrit dans une vraie réflexion par rapport à sa mise en scène : dans Fog par exemple, Carpenter a d’abord choisi de ne rien montrer, s’inspirant d’un Jacques Tourneur pour travailler sur « une mise en scène d’autant plus angoissante qu’elle ne cherche pas à représenter le visage du mal, mais qu’elle suggère son ombre portée sur notre monde. » (Hélène Frappat, in Fog, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.25), même s’il se rendra compte au montage que le film tel quel ne fonctionne pas parfaitement, décidant alors de retourner certaines scènes dans l’optique de les expliciter et de rendre le film plus effrayant.

Mais le film repose encore beaucoup sur cette notion de donner à croire au spectateur qu’il a vu alors qu’il n’a souvent fait que deviner ou distinguer, son imaginaire comblant les images manquantes : il suffira de revoir les scènes ou les fantômes attaquent les marins près d’Antonio Bay. Par un jeu très précis sur le son et le montage, la scène semble bien plus violente qu’elle ne l’est en réalité (inserts sur le visage de la victime au moment précis où l’arme frappe, son de chair et d’os qui craque tandis que la lame transperce les corps hors-champ). Mettre en scène la peur, c’est donc principalement relever le défi de trouver un équilibre entre ce que je suggère et ce que je montre.

Parfois, au contraire, Carpenter décide de montrer parfois bien plus qu’on ne pourrait s’y attendre: dans The Thing, son film le plus représentatif de cet état de fait, les SFX particulièrement gores de Rob Bottin (probablement le meilleur maquilleur d’effets spéciaux avec Tom Savini) traumatisent les personnages tout autant que le spectateur, bien aidés en cela par toute la préparation psychologique sur laquelle travaille le cinéaste.

Remarquons avec Rafik Djoumi (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.52-53) « qu’il s’agit dorénavant pour Carpenter de détourner systématiquement l’attention de son public, avant que n’éclatent les visions cauchemardesques amoureusement préparées par le maquilleur Rob Bottin. Lors de la réanimation de Norris, non seulement Mac-Ready occupe l’essentiel des plans, mais de savants cadrages mettent en évidence les manœuvres de Clark pour s’emparer du scalpel.

Lors du test sanguin, une dispute éclate quelques secondes avant le moment fatidique. Si les visions infernales et grotesques de Bottin ont effectivement un impact cauchemardesque, la tentation de rire, pourtant bien réelle, est d’emblée désamorcée par la longue préparation psychologique à laquelle nous a soumis Carpenter. » Ainsi non seulement Carpenter décide de montrer et d’incarner physiquement la menace, mais ce choix conscient s’accompagne de tout un travail de mise en scène visant à venir soutenir cette incarnation. Dans le même ordre d’idée, Carpenter fait le choix de montrer à l’écran l’indicible cher à Lovecraft ; pari risqué quand l’on sait que représenter à l’écran ce que l’on a d’abord travaillé à suggérer a de fortes chances de venir décevoir le tout-puissant imaginaire du spectateur.

Dans l’Antre de la folie, Carpenter a choisi de représenter les créatures diaboliques qui entrent dans notre monde alors qu’il aurait pu décider de ne pas le faire (ce passage étant à mon avis sans doute le moins réussi du film) ;Carpenter confirme d’ailleurs qu’il aurait pu se passer de cette représentation (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.22): « C’est vrai, les effets spéciaux ne sont pas indispensables pour ce genre d’histoire. Mais j’adore les effets spéciaux ! Ils rendent le film plus effrayant, lui donnent un aspect étrange. Si vous voulez suggérer une créature de l’au-delà ou une métamorphose, il faut se fixer une limite sur ce que vous voulez montrer.

Moi, j’ai décidé d’y aller à fond sur les effets. Alors certes ils ne sont pas indispensables au film, mais je suis bien content d’en avoir. » Plus loin, Carpenter soulève un point essentiel concernant sa manière d’aborder la question de la limite entre représentation et suggestion (Ibid p.22) : « Et puis, c’est une décision que j’ai prise sur le moment. Vous savez, je n’ai aucun raisonnement arrêté sur mes choix quand je fais un film. Je raconte toujours mes histoires comme je le sens. Je m’en tiens toujours à mon instinct. »

Voilà une nouvelle facette intéressante de Carpenter : un réalisateur d’instinct dont l’œuvre traduit une très grande cohérence thématique et visuelle. En tout cas, qu’il s’agisse de représenter ou de suggérer la menace, une constante se dégage du travail de Carpenter : son habileté à faire la synthèse de son sujet, de l’angle selon lequel il souhaite l’aborder et des moyens de production qui lui sont accordés.

Carpenter est un véritable artisan au sens noble du terme, formé à la difficile école de la série B et de la « débrouille » capable de travailler avec des budgets dérisoires compte tenu des ses ambitions sans pourtant pratiquement jamais les dépasser. Ainsi, l’emploi du hors-champ est parfois tout simplement une solution efficace et économique pragmatiquement adoptée par un cinéaste soucieux d’optimiser ses moyens de production.

Le Prince des Ténèbres en est sûrement l’exemple le plus flagrant : après l’échec cuisant Des Aventures de Jack Burton dans les Griffes du Mandarin, hommage grand-guignolesque vibrant à tout un pan du cinéma asiatique qui le fascine (les production hong kongaises de la Shaw Brothers, Tsui Hark, Bruce Lee bien sûr…), Carpenter décide de se refaire une santé loin de la pression des studios et de se tourner vers ce qu’Arnaud Bordas (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.72) désigne comme « un cinéma indépendant, fauché mais ingénieux, où la pauvreté du budget n’a d’égale que la rigueur de la conception.

Bref, de la série B authentique, pour résumer rapidement. ».Carpenter multiplie donc les images économiques mais fulgurantes : prolifération d’insecte qu’il décrit (conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.48) comme « un hommage direct à l’univers de Bunuel qui adorait inclure des images d’insectes », horde de marginaux aussi effrayants qu’inexpressifs, rêves prémonitoires des personnages matérialisés par une image vidéo sale et granuleuse d’autant plus inquiétante, Catherine prisonnière de l’autre côté du miroir…

La représentation de l’Anti-dieu enfin : comment retranscrire à l’image une image inversée de Dieu censée créer la plus grande frayeur physique et métaphysique ? Le plus simplement du monde en choisissant de ne pas la retranscrire, ou si peu : un liquide vert dans un container, une forme massive et indistincte derrière un miroir… Et c’est tout. Point.

Le réalisateur laisse simplement le spectateur s’effrayer lui-même en convoquant ses propres peurs les plus intimes, ce que confirme Carpenter lui-même (Ibid p.49) : « Au départ, nous voulions que l’Anti-Dieu ait l’aspect d’une créature de Lovecraft mais nous n’y sommes pas parvenus. C’est pourquoi je les ai finalement supprimés de la version définitive. Mais peut-être que Le Prince des Ténèbres ressemble de cette façon plus à un film lovecraftien que si nous avions inclus ces plans. Vous savez, on peut arriver à décrire un monstre de Lovecraft facilement, mais lorsqu’il s’agit de lui donner une forme visuelle, le problème prend une autre dimension. ».

Laissons le mot de la fin à Arnaud Bordas (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.72) résumant le travail de Carpenter sur Prince des Ténèbres : « Comment Carpenter arrive-t-il à nous coller une pétoche pareille avec seulement un million et demi de dollars en poches ? Ayant retenu les leçons d’un Robert Wise (La Maison du Diable – 1963) ou d’un Jacques Tourneur (Rendez-vous avec la peur – 1957), il maîtrise parfaitement l’art de la suggestion et l’utilise mieux que personne pour générer la peur. Mieux encore, de même que chez Lovecraft, dans Prince des Ténèbres ce qui est dans le noir n’est pas horrible mais innommable (au sens littéral). Et l’imagination de turbiner à plein rendement… »

Section 2 : Fin ouverte et dérisoire, ou plutôt dérisoire car ouverte

Il est clair que John Carpenter est loin d’être un adepte du manichéisme: dans son univers, le "tout blanc ou tout noir" ne trouve pas sa place. Il travail constamment la question de l’ambiguïté, et en particulier dans la façon dont il choisit de terminer ses films, ou plutôt dans la façon dont il choisit de ne pas les terminer. Le cinéma de Carpenter pose des questions, mais n’y répond pas forcément, ouvrant des pistes et laissant au spectateur et à son imagination le soin de s’investir afin de trouver ses propres réponses…

Il y a tout d’abord les fins qui portent en soi les germes d’un prolongement probable: dernière image évocatrice, final "In Media Res" c’est-à-dire en plein milieu d’une action… On pourra ainsi citer le final du Village des Damnés, où nous voyons le petit David sauvé par sa mère, son regard vide se promenant sur l’horizon tandis que la voiture roule vers une destination inconnue. Or, si son comportement s’est révélé différent des autres envahisseurs (beaucoup plus "humanisé), nous savons que David n’est pas, et ne sera jamais, un être humain.

Le cauchemar de Midwich (des enfants identiquement parfaits et parfaitement identiques envahissant une communauté de l’intérieur) est donc voué à se répéter, d’autant que comme l’a précisé le personnage de Kirstie Alley, d’autres communautés se sont vues infiltrées à leur tour… De même à la fin de Ghosts of Mars, nous voyons le personnage de Désolation Williams secourir Mélanie Ballard, puis tous deux repartir à l’assaut des "esprits de Mars", qui échappés de leur ville fantôme, viennent s’attaquer à la civilisation.

Nous n’en saurons pas plus sur le destin de nos deux personnages, mais en est-il vraiment besoin? Tout juste avons-nous besoin de savoir que le mal n’est jamais vaincu, qu’il est là, tapi dans l’ombre prêt à frapper de nouveau.

C’est en cela que l’on pourrait qualifier le cinéma carpentérien de dérisoire, voire même d’absurde: durant 1h30, nous suivons le combat désespéré de personnages pour assurer leur survie, avant que les derniers plans du film nous révèlent que la menace n’a été que repoussée, et qu’elle est destinée à revenir, encore et encore, inéluctablement, condamnant les humains à un éternel combat. Ainsi, à la fin d’Halloween, le Dr Loomis (Donald Pleasence) abat Michael Myers qui tombe par la fenêtre. Or, lorsque le docteur se penche par la fenêtre il n’y a plus de corps. Bien au contraire, les derniers plans, des cadres de plus en plus larges de la ville (la maison de Laurie, la rue, la ville..) accompagnés de la respiration lancinante et caractéristique du tueur nous mettent sur la piste: Myers ne peut pas mourir car il est déjà mort 15 ans plus tôt lorsqu’il a froidement poignardé sa sœur.

Toute humanité est morte en lui, et désormais, comme le précise le Dr Loomis, "he’s the evil", une figure du mal vouée à hanter éternellement la ville d’Haddonfield (c’est le sens de ces derniers plans), à la recherche de la proie qui lui a échappé.

On a reproché à Carpenter d’avoir fait un calcul commercial en choisissant cette fin: penser ainsi c’est passer complètement à côté du sens profond de ce final, c’est-à-dire de faire de Laurie Strode une sorte de Sisyphe contemporain condamné à mener éternellement le même combat pour assurer sa survie. D’ailleurs, Carpenter n’hésitera pas à abandonner la franchise nouvellement créée pour aller réaliser Fog.

Cette fin ouverte contribue également à faire d’Halloween un conte cauchemardesque: Myers c’est le croquemitaine, et comme le résume Stephen King, "il était une fois trois baby-sitters qui décidèrent de sortir pendant la nuit d’Halloween, et une seule d’entre elles était encore vivante lorsque vint le jour de la Toussaint." C’est le même phénomène que l’on retrouve à la fin du Prince des Ténèbres: Kelly s’est sacrifiée en plongeant de l’autre côté du miroir qui est ensuite brisé afin d’éviter l’avènement de l’Anti-Dieu.

Or, au final le personnage de Brian Marsh (interprété par Jameson Parker), réveillé par un cauchemar récurrent (en fait un message adressé par le futur à travers le temps), s’approche du miroir situé dans sa chambre, tend la main… et le film se termine. Carpenter sous-entend ainsi que les personnages ont fait une erreur d’interprétation: le miroir de l’église n’était pas le seul vecteur d’entrée pour la force maléfique; tout miroir peut-être une condition suffisante permettant à l’Anti-Dieu de s’incarner dans notre monde, cette donnée changeant la situation, en rendant dérisoire la résistance menée dans l’église, et surtout en rendant dérisoire même toute forme de résistance.

C’est pourquoi Brian Marsh continue de faire ses cauchemars alors même qu’ils devraient cesser: ils expriment la victoire certaine du mal (la forme noire sur le pas de l’église) quelles que soient les conditions. Dans Fog enfin, dans l’avant dernière scène du film, le personnage d’Adrienne Barbeau, gardienne du phare et voix d’Antonio Bay, engage les habitants à surveiller le brouillard: son "look for the fog" faisant directement référence au "watch the skies" clôturant le film de Howard Hawks et Christian Nyby, La Chose d’un Autre Monde, film de chevet de Carpenter.

Ici, comme le précise Hélène Frappat (in Fog, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.63) , la voix d’Adrienne Barbeau "délivre alors la "morale" de la fable carpentérienne. Le mal peut revenir. Autrement dit, la menace de Fog est d’autant plus terrifiante qu’elle est incertaine, indéterminée, puisqu’elle réside dans les zones d’ombre et de brouillard présentes en chacun de nous."

Ainsi chez Carpenter, paradoxalement, toute fin ne peut-être définitive: de Jack Crow voué à pourchasser éternellement ses ennemis vampires et notamment Katrina et Montoya, contaminés (Vampires, encore que le final met fin à la traque de Valek et en relance une nouvelle, celle de Montoya, l’enjeu n’étant plus alors la survie de l’humanité, mais le rapport de compétition entre Crow et Montoya) à John Trent dans l’Antre de la Folie condamné à revivre à l’écran une mise en abyme perpétuelle de son existence créée de toute pièce par Sutter Cane (un final en boucle, à la fois ouvert et fermé), il y a dans son oeuvre un goût certain pour l’ambiguité et l’ambivalence.

D’où cela vient-il? Comme le précise John Carpenter lui-même (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter), il "aime beaucoup les fins ambiguës. [Il a] toujours eu des problèmes avec les films qui ont une "vraie fin". Ce n’est pas comme ça que cela se passe dans la vraie vie, tout y est beaucoup plus stable et incertain. C’est pourquoi [il] utilise souvent des fins ouvertes. En fait, [il] leur ressemble beaucoup. [Il lui] arrive très souvent de ne pas trouver de solution à un problème." C’est dans cette même optique qu’il effectue une comparaison entre John Ford et Hawks (Ibid p.7) : "j’apprécie John Ford, mais je n’aime pas son sentimentalisme, son romantisme, ni son respect pour les valeurs morales. Les films de Hawks sont plus ambigus."

Enfin, le choix d’un final ouvert peut-être également l’occasion pour Carpenter d’y tenir un discours spécifique, comme c’est le cas dans The Thing: à la fin, Mac- Ready semble avoir éliminé la chose, mais il découvre alors qu’un autre personnage a survécu. Dès lors, le plan final montre les deux hommes armés, perdus dans l’immensité glaciale, se surveillant l’un l’autre à la recherche d’un signe pouvant trahir la présence de l’extra-terrestre protéiforme. En un seul plan très "sartrien", Carpenter résume le sujet même du film, c’est-à-dire la peur de l’autre: deux hommes incapables de se faire confiance, prêts à s’entre-tuer à tout moment, symboles d’une humanité paradoxale qui ne peut vivre qu’en groupe mais sans pour autant pouvoir faire confiance à son prochain.

Carpenter est bien conscient que son goût pour les fins ouvertes ne sert pas forcément ses intérêts commerciaux: "Un de mes grands problèmes, c’est que la plupart de mes fins sont ambiguës et ne sont pas toujours très gaies. Elles mettent mal à l’aise, alors que Spielberg, par exemple, est conscient des sentiments qui nous animent et sait comment les flatter. (…) Chose dont je suis totalement incapable, parce que je fais d’abord ce métier pour moi." (Ibid p.12)

Section 3 : Vers un mal pur

Carpenter refuse de perdre son temps en explication et en justification: dans son espace cinématographique, les choses arrivent, un point c’est tout. Libre au spectateur de refuser d’entrer dans l’univers mis en place par le cinéaste, mais s’il accepte d’y entrer c’est pour accepter ce postulat de départ: les choses arrivent un point c’est tout. Dans l’univers carpentérien, il y a toujours un événement perturbateur de départ qui déclenche une crise et qui pousse les personnages à s’organiser pour la dépasser, et il importe peu de savoir pourquoi ou comment cet événement arrive: les enfants envahisseurs qui colonisent le Village des Damnés, la chose qui s’infiltre dans la base américaine dans The Thing ou encore les esprits vengeurs qui se réveillent sur Mars dans Ghosts of Mars…

On peut aisément établir un parallèle avec un film qui fait partie des références cinématographiques de Carpenter: Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock. Dans son métrage, Hitchcock fait s’abattre sur une île (et sur ses personnages) un fléau bien particulier, puisque tous les oiseaux s’unissent pour attaquer les humains sans raison apparente.

Il n’y a pas d’explication, et c’est bien là le plus terrifiant. Cela permet bien sûr à Hitchcock de rendre son film ultra-efficace, puisqu’en ne perdant pas de temps en explications (qui auraient été de toutes manières probablement peu crédibles), il dispose d’un maximum de temps pour mettre en place ses personnages, en particulier son héroïne incarnée par Tippi Hendren, une femme à la marge car trop moderne, trop "libérée" pour son époque, puis pour filmer l’attaque proprement dite.

Mais cela permet également à Hitchcock de se libérer du joug réaliste pour metaphoriser son discours et livrer, au travers de ses oiseaux, une incarnation du Mal. Or, que fait de son côté Carpenter, si ce n’est explorer dans chacun de ses films une facette différente du Mal?

Ainsi dans Assaut, pour Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.34), Carpenter "ne révèle jamais franchement les ambitions ni le visage des gangsters, le film se nourrissant précisément de ces interrogations pour alimenter la teneur fantastique du récit".D’autre part, comme le souligne Hélène Frappat, "on ne saura jamais exactement qui sont les fantômes de Fog"(in Fog, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video).

Bien sûr, ils ont une histoire, une histoire de vengeance plus précisément puisqu’ils reviennent éliminer les descendants de ceux qui ont fait échouer leur bateau pour de l’or, fondant la communauté d’Antonio Bay sur un crime originel. Mais cette motivation, cette explication que choisit Carpenter est là avant tout pour véhiculer un discours métaphorique sur les Etats-Unis, pays fondé lui aussi sur un crime originel, celui du massacre des indiens.

Pour le reste, John Carpenter choisit, comme le dit justement encore Hélène Frappat, de s’intéresser à la "confrontation avec le mal pur (d’autant plus "pur" qu’il est aussi vague qu’un banc de brouillard) et à la terreur qu’il engendre", recherchant "une forme de stylisation très pure et abstraite de l’horreur".

Cela est encore plus prégnant dans le film Halloween, où Carpenter part d’une figure réaliste, ou tout du moins crédible (le tueur sociopathe) pour en faire la figure même du mal: démarche lente et inéluctable rappelant les zombies de Romero, absence totale d’expression donc d’émotion et donc d’humanité comme le montre une des dernières séquences du film où l’on voit Laurie Strode arracher le masque de son agresseur et révéler un visage tout aussi transparent et inexpressif (la même inexpressivité que l’on découvrait sur le visage du petit Michael Myers après le meurtre de sa sœur: il n’y a plus trace d’humanité en lui), emploie d’un champ lexical très précis de la part du Dr Loomis qui désigne Myers par les termes "devil" (= le diable) ou bien "evil" (= le mal), sentiment d’invincibilité: Myers se fait tirer dessus, tombe par la fenêtre mais ne meurt pas, sûrement parce que d’une certaine manière il est déjà mort…

Surtout, un élément en particulier contribue à faire de Michael Myers non plus un simple serial-killer de série B, mais bien plus une figure mythologique du Mal, c’est sa capacité à "hanter l’espace": cela a déjà été abordé dans la partie "l’espace déréglé et contaminé" mais précisons ici le propos. Tout le dispositif de mise en scène de Carpenter, en particulier dans la gestion de l’espace, est destiné à donner la capacité à Myers de se "fondre" véritablement dans le décor urbain d’Haddonfield (rues, maison…).

Ainsi, il y a un recours régulier au système de montage suivant: plan de Myers qui observe Laurie Strode, puis plan de Laurie qui, sentant intuitivement la menace, se retourne vers Myers, puis retour au plan précédent (même valeur et même cadre) mais cette fois-ci Myers a disparu; ce système confère à Myers la possibilité d’apparaître et de disparaître comme bon lui semble au sein de cet espace urbain, ou tout du moins donne à croire au spectateur qu’il a cette possibilité.

De même, Myers semble maîtriser complètement l’espace dans lequel il évolue: lorsque Laurie Strode se dissimule dans la penderie pour échapper au tueur, celui-ci la repère immédiatement comme s’il pouvait voir à travers les surfaces solides de cet espace qu’il a fait sien; lorsqu’il poursuit Laurie, notamment dans l’affrontement final dans la maison, Myers se retrouve systématiquement derrière elle de manière quasi-surnaturelle…

D’ailleurs, comme nous l’avons remarqué précédemment, les ultimes plans du film, ces plans de plus en plus larges de la ville avec en fond sonore la respiration du tueur, confondent complètement Myers et son environnement en une symbiose parfaite et parfaitement indissociable.

Enfin, dernier élément qui fait de Myers un personnage de conte terrifiant comme l’a définit Stephen King, c’est le fait que pendant plus de la moitié du film seuls les enfants que garde Laurie semblent avoir la capacité de voir réellement le tueur: comme le dit le jeune garçon dont s’occupe Laurie, "he’s the boogey man", "c’est le croquemitaine". Et effectivement c’est bien ça dont il s’agit: Michael Myers c’est le croquemitaine, le monstre caché sous le lit ou dans le placard prêt à revenir nous terrifier à tout instant. Dès lors, la comptine chantée par les enfants lorsqu’ils sortent de l’école à propos du "Boogey man" devient, plus qu’un effet de style, une véritable déclaration d’intention.

D’ailleurs on pourra noter pour conclure que la volonté de Carpenter de faire de Myers une figure mythique était présente dès l’origine du projet comme il le précise lui-même: "nous cherchions à donner notre interprétation d’une icône comme le Frankenstein de Boris Karloff. Nous aimions ces monstres. Godzilla par exemple, dans son premier film, était un monstre horrible… Et il est devenu un héros! (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.10)" Tout comme Myers, entré au panthéon des figures maléfiques du cinéma au même titre justement qu’un Frankenstein, un Dracula ou un Freddy Krueger…

Chapitre 2 : Une normalité effrayante: le paradoxe carpentérien

Section 1 : Le travail de détournement du quotidien et des institutions

Un des talents que l’on peut certainement reconnaître à Carpenter, c’est sa capacité à travailler sur des éléments du quotidien, donc des éléments a priori rassurants, pour les rendre a posteriori terrifiants. Les rues d’un petit "suburb" américain moyen, un commissariat de police, un village, un chien qui court dans la neige… Autant d’éléments, d’images qui dans n’importe quel film traditionnel sembleraient anodines et qui prennent un tout autre sens pour les spectateurs de Carpenter.

Cela peut paraître surprenant, mais comme le précise Carpenter (Ibid) "certaines des choses les plus terrifiantes pour moi et pour pas mal de gens, ce sont les trucs qui ont l’air en apparence tout à fait normal. Une personne, un quartier… Mais sous le vernis ils ne sont pas comme vous et moi.". A propos de quartier, on a déjà beaucoup parlé d’Halloween et de la capacité de Michael Myers à se fondre dans l’espace urbain d’Haddonfield, petite ville de l’Illinois: c’est également un moyen pour Carpenter de brouiller tous les repères traditionnels de Laurie Strode, de l’étouffer dans cet espace qui est le sien depuis toujours et qui devrait la rassurer.

Ainsi toute la mise en scène de Carpenter va travailler soit à la "perdre" dans l’espace (utilisation du scope, et de plans d’ensemble accompagnés d’une focale extrêmement courte, presque déformante qui isolent Jamie Lee Curtis et semblent la mettre à la merci de son prédateur) soit à l’y enfermer avec des cadres très composés où arbres, voitures, maisons, fil à linge (toutes les composantes d’une ville en somme) viennent créer des lignes et des cadres dans le cadre qui emprisonnent le personnage en limitant ses possibilités de déplacement, donnant le sentiment d’interdire toute tentative de fuite. L’espace urbain quotidien, loin d’être rassurant, devient par le travail de découpage une menace pour le personnage de Laurie.

Dans cette même perspective de détournement, on pourra citer le plan du chien déjà évoqué dans The Thing, lorsque celui-ci, regarde par la fenêtre le retour de Mac-Ready ramenant avec lui une preuve de l’existence de la chose: un chien regardant par la fenêtre, voilà bien une image qui semble a priori bien peu effrayante. Pourtant, quelque chose vient susciter le malaise du spectateur: est-ce cette façon de regarder par la fenêtre comme s’il comprenait réellement les enjeux de ce qui est en train de se passer? Peut-être, mais pas seulement.

C’est aussi le travail très précis de mise en scène du réalisateur qui vient donner une force particulière au plan. Il y a déjà, comme nous venons de le dire, et aussi surprenant que cela puisse paraître, un travail de "direction d’acteur" sinon de dressage: cette fixité du chien, le corps tendu, en arrêt constitue déjà une perturbation pour le spectateur qui ne peut alors s’empêcher d’effectuer un rapprochement avec la séquence d’ouverture du film où l’on voyait le chien se faire poursuivre par un hélicoptère. Il se passe définitivement quelque chose avec ce chien: mais quoi? Enfin, Carpenter, choisit de filmer ce chien en deux plans qui entrecoupent au montage l’action de Mac-Ready, Carpenter liant les deux propositions (le chien / le retour de Mac-Ready) comme si le chien avait bel et bien un rapport direct avec ce qui est en train de se jouer, c’est-à-dire la découverte de la menace extra-terrestre : or, comme nous le découvrirons par la suite, c’est effectivement le cas.

De plus, le choix de cadre du 1er plan du choix est significatif : Carpenter décide de placer la caméra derrière le chien, avec celui-ci en amorce, plaçant le spectateur dans la perspective de l’animal, type de cadrage que l’on emploie en général pour un personnage humain puisqu’il souligne une observation consciente et raisonnée, le tout contribuant à conférer au plan un sous-texte qui deviendra évident lorsque le chien placé dans le chenil se révélera être le corps-véhicule de "la chose".

Dernier exemple de ce travail de détournement, les envahisseurs du Village des Damnés: Carpenter s’attaque ici à un tabou essentiel puisqu’il choisit des enfants pour incarner une nouvelle figure du Mal! Comme le précise Carpenter (Ibid), "la métaphore du Village des Damnés est effectivement assez complexe et touche un des points les plus sensibles des sociétés urbaines actuelles: qu’arrive-t-il quand les enfants deviennent des tueurs froids et sans remords?" Comment s’y prend-il alors pour rendre ses enfants effrayants? Et bien il va effectuer tout un travail de mise en scène reposant sur l’uniformisation: uniformisation physique bien évidemment avec tous ces enfants aussi parfaitement identiques qu’identiquement parfaits, tous blonds aux yeux bleus dans une réminiscence de fantasmatique nazi.

Uniformisation de réaction ensuite comme par exemple lorsque l’un des médecins blesse accidentellement l’un des enfants avec du produit oculaire et que nous voyons tous les autres enfants attendant dans le couloir se lever d’un coup et se tourner vers la salle (les enfants semblent réagir physiquement à la douleur de l’un des leurs, comme autant de composantes d’un même et unique corps); uniformisation des déplacements enfin, avec ces nombreuses séquences où l’on voit les enfants traverser le village à un rythme exactement synchronisé, dans une espèce de parodie de démarche militaire (et la comparaison n’est pas anodine: sous leur apparence, ces enfants sont-ils finalement autre chose que des "soldats" envoyés pour nous envahir? Carpenter développe d’ailleurs volontiers dans sa mise en scène un champ lexical militaire lorsque les enfants sont représentés à l’écran, notamment le fait que les envahisseurs en viennent petit à petit à véritablement "occuper" la ville…).

Mais c’est peut-être avant même que les enfants ne fassent leur apparition que Carpenter montre le plus de talent pour détourner les images quotidiennes; examinons ainsi comment le réalisateur nous donne à voir toutes les étapes de la grossesse des femmes du village de Midwich: Carpenter nous montre les images traditionnelles d’une préparation de naissance, mais renverse complètement notre perspective par l’intermédiaire d’un principe très simple, le principe de répétition.

Nous voyons ainsi tout d’abord des femmes se succéder chez le Dr Chaffee, apprenant leur grossesse les unes après les autres, le Dr sous-entendant par la suite que strictement toutes les femmes du village ayant la capacité de procréer attendent un "heureux" évènement. Premier malaise: en généralisant de manière surréaliste cette vague de grossesse, Carpenter lui ôte tout aspect personnel créant une première fracture avec l’image traditionnelle de la grossesse heureuse, attendue et préparée.

Il ne va cesser par la suite, toujours suivant ce même principe de répétition, d’utiliser des images vues mille fois mais qui cette fois-ci prennent une tournure foncièrement malsaine: on citera la vague de rêves frappant au même moment toutes les femmes sans exception durant leur grossesse (et le même rêve, répété strictement à l’identique: l’angoisse pré-natale traditionnelle prenant là une tournure bien plus menaçante) ou bien encore les gestes préparatoires à l’accouchement répétés par une multitude de couples de tous âges regroupés dans un petit espace, cette négation de l’individualité surréaliste, presque absurde, achevant de renverser notre perspective de spectateur comme celle des personnages: voir le visage des "pères", complètement dépassés par le non-sens de la situation s’observant les uns les autres.

Ce travail trouve son apothéose lors de la scène de l’accouchement même, où dans un hôpital de fortune dressé par l’armée, un long travelling passe devant cette multitude de femmes en plein travail (exactement au même moment!), transformant l’hôpital en gigantesque usine à bébés: les limites de l’absurde sont ici atteintes, mais alors que la scène pourrait prêter à rire ce n’est absolument pas le cas, car avec cette parfaite négation de l’individualité, et de l’humanité donc, c’est aussi les limites de l’horreur qui sont atteintes…

On notera également rapidement qu’au centre de cette uniformisation des envahisseurs Carpenter travaille à isoler un enfant en particulier, David, cette identité qui se dégage du groupe ne prenant alors que plus d’importance: pour Rafik Djoumi, (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter) "le petit David devient, par la force des choses l’élément principal qui renvoie à la fragilité de ce groupe d’envahisseurs, offrant au cinéaste l’occasion de jouer à plusieurs reprises sur la désynchronisation (tout en conservant le rythme de marche du groupe, le petit David s’en détourne pour pénétrer dans le cimetière)". Or, si David est un élément perturbateur, c’est parce qu’il est "orphelin, à cheval entre deux mondes".

Personnage d’une ambiguïté extraordinaire en somme, talon d’Achille des envahisseurs de par son humanité sûrement, fossoyeur de l’humanité peut-être car il reste malgré tout un envahisseur (cf le final où la voiture s’éloigne avec le petit David à son bord, la musique sous-entendant que cette histoire est loin d’être terminée).

Cette attaque directe au tabou de la maternité montre bien que Carpenter n’hésite donc pas à égratigner les institutions: par institutions nous entendons les choses instituées (règles, usages, organismes…) auxquelles, par définition, on ne touche pas, les lois fondamentales régissant la vie politique et sociale d’un pays. Première institution mise à mal dans l’œuvre de Carpenter, la police, et la notion de forces de l’ordre en particulier.

Une image pourrait résumer le sentiment de Carpenter à l’égard de la police, celle du cauchemar de Trent dans l’Antre de la Folie, où il voit, dans une ruelle étroite un policier frapper à mort un sans-abri. Lorsque le policier se retourne vers Trent pour le menacer, il expose un visage bouffi et déchiré, cette corruption physique faisant directement référence à une autre forme de corruption, mentale cette fois-ci. Carpenter vit à Los-Angeles: comment ne pas voir dans cette image une référence (à peine) dissimulée aux violences policières et notamment à l’affaire Rodney King datée de 1992, où des agents de Los-Angeles se virent filmés alors qu’ils s’en prenaient à un afro-américain innocent, des émeutes raciales éclatant par la suite dans toute la ville?

L’image de la police n’est pas plus reluisante dans New-York 1997 et Los Angeles 2013 ou bien encore dans Invasion Los-Angeles, le problème principal étant que cette police est une force de l’ordre, autrement dit un bras armé au service de l’ordre établi, sans possibilité de jugement ni de réflexion, y compris si celui-ci se révèle moralement discutable comme peuvent l’être les régimes fascisants des films cités, où sont progressivement gommées capacités d’initiatives et libertés individuelles des citoyens (voir ainsi la bande annonce de Los-Angeles 2013, où une voix énumère les règles à suivre dans les cinémas, les ordres devenant progressivement ceux qu’il faudra suivre en 2013: "interdiction de parler, de fumer, de manger de la viande rouge, de choisir sa religion, de se marier sans le consentement du département de la santé…").

Carpenter bouleverse donc encore une fois les repères du spectateur en faisant de la police (au sens large du terme, comme garantie d’un ordre établi) non plus une présence rassurante mais une menace, une de plus, pour le héros carpentérien: Snake Plissken est arrêté par la police, ce qui contribuera à l’envoyer derrière les murs du pénitencier de New-York (dans une scène d’introduction finalement coupée au montage de New-York 1997, on voyait Plissken se faire arrêter et son complice se faire abattre), John Nada est poursuivi par les forces de l’ordre tandis que "Justiceville", le refuge des laissés pour compte, est mis à sac dans un triste reflet des exactions policières courantes aux Etats-Unis. Chez Carpenter, la police est donc, au pire, une menace, au mieux inefficace, comme dans Assaut où Bishop attendra désespérément des renforts qui ne viendront jamais ou dans Halloween, avec cette figure du policier de banlieue complètement transparente et inutile…

L’Eglise, et surtout la hiérarchie ecclésiastique, est également une cible de choix pour Carpenter, en particulier dans sa volonté permanente de dissimuler pour mieux contrôler: dans Prince des Ténèbres, c’est l’existence de l’Anti-Dieu qui est dissimulée afin d’éviter un contre-poids qui pourrait nuire à la domination de la religion traditionnelle sur les hommes. Mais Carpenter va encore plus loin dans Vampires, puisque Jack Crow, engagé par l’Eglise pour éliminer les créatures de la nuit, va découvrir que c’est son employeur même qui est responsable (par une ambition démesurée) de l’existence de Valek, ce qu’elle a toujours cherché à cacher! Ainsi les deux extrêmes (l’Eglise / les vampires) finissent par se rejoindre en une espèce de boucle bouleversant les repères traditionnels du bien et du mal: en effet, poussant la métaphore vampirique jusque dans ses derniers retranchements, Carpenter unit les deux opposés par une même et inextinguible soif, soif de sang pour Valek, soif de pouvoir pour les hommes de Dieu…

Mais Valek, lui, ne peut lutter contre cette sombre part de lui-même, car son avidité est physique et condition de sa survie: s’il n’a physiquement pas le choix, peut-on encore juger sa soif de sang en terme de bien ou de mal? Fait-il autre chose que consommer pour survivre, soit l’équivalent de ce que nous faisons chaque jour avec les matières premières de notre planète au risque d’en épuiser les ressources? D’autant que comme l’explique Bertrand Rougier (Ibid p.111), "l’existence de Valek est littéralement infernale. A peine est-il sur pied qu’il lui faut courir après sa subsistance, guetter ses victimes, les séduire, les absorber.

Valek est perpétuellement menacé par le dessèchement de ces sangs volatils, ces mauvais sangs faisant de lui un éternel sursitaire de la mort. Sa soif, aveugle et irrépressible, est celle de vivre" (Ibid p.111) Pourquoi cet acharnement contre l’institution religieuse, plus précisément l’institution catholique? Carpenter nous en livre peut-être une clef dans un de ses entretiens: à la question "êtes-vous une personne religieuse?", il répond "non, je ne crois pas au surnaturel. La seule place où il existe c’est sur un écran. La vraie vie est telle qu’elle est: nous sommes assis dans ce café, il y a des voitures dehors, il n’y a pas de fantômes autour de nous, il n’y a pas d’Ovni au-dessus de nos têtes, je ne vais pas me transformer en loup-garou et vous n’êtes pas un vampire.

Si nous étions dans un film, tout ceci pourrait arriver." (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.18).Voici donc peut-être l’explication de ce rapport conflictuel: Carpenter reprocherait à la religion catholique, non pas de mentir puisque le mensonge est une donnée fondamentalement cinématographique, mais de mentir dans le but d’exercer un contrôle sur l’Homme.

Ainsi dit-il encore dans le même entretien, alors que le journaliste remarque qu’il n’est pas très tendre avec les autorités catholiques dans Vampires: "j’ai été élevé dans le protestantisme, chez les méthodistes pour être plus précis. Les méthodistes composent une branche très particulière de la religion protestante: ils ne reconnaissent pas la culpabilité comme une valeur sacrée.

Tout le contraire du catholicisme qui, justement, repose sur la notion de culpabilité, de péché. Le catholicisme est très étrange à mes yeux. D’autant plus qu’il accorde une place importante à l’apparat, aux costumes, aux ornements, à tous ces symboles rituels. Je ne comprends pas cette manière d’habiller une religion. Tout ce décorum rend le catholicisme très suspect. Je m’en méfie." Apparat, culpabilité, autant d’armes de l’Eglise pour asseoir sa position de supériorité et contrôler les foules…

Enfin, dernière cible, et pas la moindre, de Carpenter: l’institution politique. Que ceux qui nous dirigent soient manipulateurs (les extra-terrestres d’Invasion Los-Angeles qui asservissent la masse humaine par l’intermédiaire de messages subliminaux), inefficaces (dans Ghosts of Mars, malgré l’interrogatoire de Mélanie Ballard qui annonce la menace, le matriarcat est incapable d’organiser une défense et se trouve débordé comme le suggère la fin du film: les esprits gagnent la civilisation), assoiffés de pouvoir (les militaires du Village des Damnés qui font de Midwich un laboratoire d’observation en espérant en tirer des informations avant de se faire, encore une fois, déborder) ou bien héritiers d’une culpabilité originelle (Janet Leigh qui joue le rôle d’une maire dans Fog, commémorant l’anniversaire d’une ville -Antonio Bay- fondée dans le crime et le sang), il est clair que Carpenter n’accorde pas une confiance aveugle aux instances dirigeantes.

Probablement parce qu’il a fait l’expérience, en tant qu’homme, des injustices du système dans lequel il évolue: ainsi dit-il, "j’ai vu comment l’Homme est traité par la grande machine capitaliste et comment ceux qui la contrôlent n’ont absolument rien à faire des autres. J’ai du mal à comprendre cela. Je suis né en 1948, et j’ai grandi dans cette époque de grande espérance. On croyait alors que le système était amical et qu’il tenait compte de chacun. En grandissant, je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas, et cela m’a plongé dans une terrible colère." (Ibid) Ainsi, à sa manière, Carpenter est ce que l’on pourrait appeler un véritable (et grand) cinéaste politique, malheureusement sous-estimé.

Mais un cinéaste politique au sens premier du terme: étymologiquement, le terme "politique" vient du grec "polis" (= la cité). La politique c’est donc ce qui concerne la vie de la cité, et que fait Carpenter si ce n’est observer la "cité" dans laquelle il évolue, c’est-à-dire la société américaine? Mais cette observation, Carpenter la fait avec un certain recul, presque lointainement, sans jamais vraiment se livrer, et bonne chance à celui qui tentera de cerner le personnage! Stéphane Moïssakis et Rafik Djoumi (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, introduction à l’entretien) se sont risqué à ce difficile exercice, dressant un portrait en forme de kaléidoscope à partir de sa filmographie: Carpenter est "un narrateur (cartésien), un cadreur perfectionniste (mathématicien), un naïf pessimiste et anarchiste (individualiste mais socio-capitaliste), un monteur-compositeur-interprète à la rythmique infaillible (et sa rock’n’roll attitude) et un fidèle conservateur des grandes traditions, un amoureux dévolu à l’entité cinéma, bref Carpenter le cinéaste!".

Mais, reconnaissent-ils tous deux, "tous ceux qui s’intéressent à son cas lui reconnaissent une certaine constance, assimilent sans peine le personnage à ses films, lui font porter de multiples casquettes plus ou moins militantes, sans pourtant s’accorder sur une définition satisfaisante de ce qu’est "John Carpenter". Anarchiste ou gauchiste pour certains, réactionnaire pour d’autres voire même les deux à la fois (pour Jan Kounen, "on retrouve dans ses films des idées à la fois provocatrices et sociales (Invasion Los-Angeles) mais aussi des côtés plus réactionnaires, sécuritaires [Assaut, qui est pour [lui] un chef-d’oeuvre)" (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter annexes p.144], Carpenter est le cinéaste de tous les partis et d’aucun à la fois (parlant d’Invasion Los-Angeles, il qualifie le film de "révolte contre la gauche, la droite, la censure et le politiquement correct" (conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.51-52) et pour lui Los-Angeles 2013, "n’attaque pas un parti en particulier, il tape sur tout le monde.

Plus que de servir la soupe aux républicains ou aux démocrates, [ce film] dit tout simplement que le pays abandonne actuellement la liberté au profit de l’ordre. Un pas de plus vers le fascisme. Notre société se trompe, se berce d’illusion." (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter p.23), pour finir souvent mal aimé "car les gens ne savent pas comment [le] considérer, [l’]aborder." Et il est d’autant plus difficile à "considérer" qu’il n’hésite pas à se contredire, contribuant à rendre son image encore plus insaisissable! Il critique ainsi "la grande machine capitaliste", avant de reconnaître: "je mentirais si je vous disais que je ne me suis jamais soucié de l’argent.

C’est important, je suis un capitaliste, je suis américain! Si quelqu’un débarquait avec beaucoup d’argent je serais facilement à sa merci." (Ibid)… Pour ma part, si je devais m’engager sur ce terrain glissant de la définition, forcément réductrice, je dirais que John Carpenter est un réalisateur libertaire, et profondément indépendant, dans son travail comme dans ses opinions, très proche finalement de son personnage de Snake Plissken, comme il le reconnaît volontiers lui-même (Ibid, p16): "il y a effectivement du John Carpenter en lui. A Hollywood on me perçoit comme un hors-la-loi. Je suis un rebelle comme Sam Peckinpah l’était par le passé. Je revendique ce titre. Et c’est vrai que c’est ce qui m’a attiré dans le personnage de Snake Plissken". Alors, Plissken-Carpenter, même combat?

Section 2 : De l’inversion qui dissimule une ressemblance à l’humaine monstruosité, une réflexion sur ce qui fait l’Humanité

Chez Carpenter, la menace n’est jamais loi, dissimulée dans l’ombre, prête à surgir pour s’emparer du héros carpentérien (ainsi, dans Assaut, lorsque Bishop effectue son tour de reconnaissance dans la ville au début du film, il n’entend pas sa radio énoncer des informations inquiétantes, comme un indice de l’explosion de violence à laquelle nous assisterons par la suite. ) Mais en allant plus loin, n’y a t-il pas une frontière des plus mince qui sépare le héros carpentérien de ce qui le menace ? Ainsi, en regardant bien, héros et menaces, une fois soumis à l’analyse, semblent dangereusement se rapprocher, presque se confondre parfois.

On a déjà parlé de l’étrange ressemblance de Plissken et de Myers, tous deux entre deux mondes, ni tout à fait vivants ni tout à fait morts. Même cas de figure entre Jack Crow et Valek qui finissent par se rejoindre dans leur manière de n’exister qu’à travers leurs quêtes respectives. Carpenter l’admet lui-même (Ibid, p26) : « finalement Jack Crow et Valek ne forment qu’une seule et même personne. Ils sont si fortement impliqués dans une même quête ! Les similitudes entre les bons et méchants donnent un peu de piment au scénario de Vampires. A l’instar de La Horde Sauvage d’ailleurs. Dans ce western les bandits sont les héros et vice-versa. J’en ai assez du manichéisme radoteur des vieux films de vampires. »

Dans le même ordre d’idée, Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter) constate que « aucun personnage dans Vampires ne peut revendiquer le rôle de good guy. C’est contre la figure héroïque incarnant généralement les valeurs de la collectivité américaine que l’attaque de Carpenter porte le plus ardemment. Pouvant laconiquement être définis comme une fratrie d’assassins dénués d’âme, tous les personnages du film offrent l’image d’une intégrale négativité. (…) Valek n’est pas un dandy hautain mais un animal enragé, aveuglé par sa haine et son ambition.

Tony Montoya n’est pas l’inébranlable bras droit de Jack Crow, mais un vulgaire pantin se désarticulant dès que son maître l’abandonne. Les pontifes du clergé ne sont évidemment pas les représentants d’une foi altruiste, mais de vils hypocrites animés par une vanité sacrilège : devenir immortels. Quant à Jack Crow, c’est une brute dénuée de spiritualité, un être viscéralement, voire exclusivement, violent. » Ainsi donc, les deux côtés de la barrière se rejoignent, les extrêmes s’unissent et en viennent à se confondre, en une bouillie de valeur où les repères traditionnels de Bien et de Mal n’ont plus de valeur.

Pour Carpenter la ligne qui sépare les bons et les méchants dans ses films est « comme dans la vie bien ténue. Les flics et les voleurs sont les mêmes » (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John Carpenter). Pas étonnant donc qu’ils s’associent (Bishop / Wilson dans Assaut ; Mélanie Ballard / Désolation Williams dans Ghosts of Mars). Pour rendre sensible cette atténuation, voire cette disparition de la frontière entre les deux mondes, Carpenter convoque l’image du miroir : le miroir, très présent dans Le Prince des Ténèbres, c’est qui renverse mon image tout en la renvoyant quasiment à l’identique. Exactement comme peuvent l’être Crow et Valek, inversés (camps différents, quêtes opposées…) mais identiques dans une même violence, une même brutalité et surtout un même déficit d’existence en dehors de leur traque réciproque. En un sens, ils n’existent qu’en tant qu’ils se combattent…

Carpenter souligne encore la minceur de ce qui sépare ses héros des forces maléfiques en employant justement et volontairement des anti-héros. John Nada par exemple en est l’archétype même. John Carpenter remarque à ce sujet (Ibid) : « John Nada est un individu sans grande motivation, quelqu’un de complètement banal. (…) Du point de vue de la société il n’est rien (nada en espagnol signifie littéralement rien. Vous savez pour les riches les pauvres sont invisibles. Ils n’existent pas. » Carpenter va même plus loin dans sa volonté de brouiller les pistes (et les valeurs) en créant des figures du mal capables d’adopter la forme même de l’Humanité : Michael Myers affiche un visage humain derrière lequel toute humanité est décédée tandis que la chose se montre capable de reproduire tout être humain dans ses moindres détails : voix, déplacements, physique…

Dans un mouvement inverse, comme nous l’avons vu Carpenter fait du référent même du spectateur (Mac-Ready dans The Thing) une menace potentielle. Dans cette confusion des places et des statuts où ‘on ne peut savoir à qui se fier, que reste-t-il à défendre pour l’Humanité ?Peut-être pas son apparence qui peut être copiée et imitée, mais sûrement ses valeurs et ses principes, et en particulier le combat éthique qu’elle peut mener contre elle-même afin de contenir le Mal qui se trouve en chacun de nous.

Chapitre 3 : L’humain à dimension fantastique, le fantastique à dimension politique

Section 1 : Un nouveau décentrement: la logique de domination successive

Le combat, la résistance, la survie est l’enjeu principal du cinéma carpentérien. Mais survie contre qui, contre quoi? Gang de Los-Angeles dans Assaut, extra-terrestres dans The Thing ou bien Invasion Los-Angeles, l’Anti-Dieu dans Prince des Ténèbres, vampires dans… Vampires, fantômes revanchards dans Fog ou bien Ghosts of Mars, écrivain démiurge et démoniaque dans l’Antre de la Folie. Qu’est-ce qui unie toutes ses menaces? Tout simplement la volonté d’imposer sa domination en soumettant le personnage carpentérien, ouvrant ainsi la voie à l’instauration d’un nouvel ordre renversant, parfois à l’exact opposé de celui établi.

Dans Vampires, Valek cherche à récupérer un artefact qui lui permettrait, à lui et aux siens, de "marcher le jour", faisant de lui un prédateur complet. En effet, en l’état, Valek est maître la nuit et traqué le jour comme un animal ainsi que le démontre la scène d’ouverture où Jack Crow et ses comparses arrachent les vampires à leur repère et les exposent sauvagement à la lumière du jour. Au début du film, de manière surprenante, c’est donc plus Jack Crow (l’homme) qui représente une menace pour Valek (le vampire) que l’inverse.

Mais avec cet artefact, Valek ferait de la terre un gigantesque terrain de chasse, l’homme se trouvant réduit au rang de gibier et perdant de ce fait son statut d’être supérieur de la création. Après le premier décentrement que constitue la rencontre avec "l’alter-ego", il s’agit là d’un nouveau décentrement tout aussi fondamental, car désormais l’être humain est mis à bas de son piédestal, est déchu de son statut de figure centrale et dominante de la création, mis en concurrence (et bien sûr à son désavantage) avec d’autres formes d’existence.

Dans Ghosts of Mars par exemple, les humains se trouvent confrontés aux esprits de Mars, et le final, pour être ouvert, laisse bien entendre que le rapport de force risque d’être déséquilibré, tout comme dans The Thing: si la chose est battue pour cette fois (et au vu du final choisi par Carpenter on peut en douter), ce n’est que partie remise, car comment lutter contre une force qui se répand et que l’on ne peut identifier?

De la même manière, dans Prince des Ténèbres, l’avènement de l’Anti-Dieu signifierait l’avènement d’un nouvel ordre parfaitement opposé, en témoigne les sans-abri qui entourent l’église: mis au service de l’Anti-Dieu ils seraient les premiers à profiter de ce bouleversement total. Pourquoi des sans-abri? Peut-être justement parce que ce sont des marginaux, Carpenter instaurant là un décentrement d’un nouveau type, et politiquement très subversif: paraphrasant une phrase biblique très célèbre, avec la victoire de l’Anti-Dieu les derniers seront les premiers et inversement.

Dans ce décentrement, c’est la majorité, celle de l’intégration et de la réussite sociale, qui se trouve menacée par la minorité, celle des exclus et des laissés pour compte, dans un bouleversement total des valeurs et des repères… On peut facilement imaginer la résonance qu’un tel propos peut avoir dans une société américaine championne toutes catégories de la fracture sociale!

Si dans un film comme Prince des Ténèbres le renversement total des valeurs n’est que suggéré (même fortement: en tout cas, le décentrement évoqué, s’il se fait, se fera en dehors de l’espace filmique, dans l’extrapolation que se fera le spectateur de "l’après film" tout comme dans Ghosts of Mars), dans d’autres films il est véritablement mis en image: ainsi le final de l’Antre de la Folie qui voit l’humanité décimée au profit d’une force obscure, et qui voit surtout, dans un renversement par rapport au début du film, le personnage de Trent d’abord considéré comme fou, avoir raison dans les paroles prophétiques qu’il avait lancées.

Désormais, ce sont les fous, ou considérés comme tel, qui détiennent la vérité. Parfois même ce renversement des valeurs est posé comme norme dès le début du film et non seulement traverse tout le film mais le structure même: dans New-York 1997, la ville de New-York, fleuron et fierté de l’Amérique, est devenue un pénitencier peuplé des pires criminels, et dans Los-Angeles 2013, la ville de Los-Angeles, devenue une terre d’exclusion pour tous les inadaptés de la société américaine, est paradoxalement le dernier espace de liberté. Dans Invasion Los-Angeles, le décentrement qui menace traditionnellement le héros carpentérien est cette fois-ci réalisé avant même le début du film: s’il a confiance en le monde dans lequel il vit, John Nada ne sait pas encore que les extra-terrestres ont (temporairement) gagné et qu’ils ont pris le pouvoir. Beau (et subtil) miroir tendu par le cinéaste à la société américaine d’ailleurs: les nantis humains méprisant les exclus sans se douter qu’ils sont eux-mêmes les exclus d’une race supérieure et dominante…

Dès lors la mission du héros carpentérien n’est plus d’éviter le décentrement, mais de renverser le renversement déjà opéré en rétablissant ainsi l’ordre originel… Sans pour autant, et c’est cela aussi l’ironie carpentérienne, que cela change quelque chose aux inégalités sociales aussi caractéristiques de la société humaine que de celle mise en place par les extra-terrestres… Une fois les envahisseurs chassés, fondamentalement que cela changera-t-il? Peut-être tout. Sûrement rien. Enfin, en s’attardant sur Ghosts of Mars, on remarquera que c’est cette fois le décentrement qui menace le héros carpentérien (les esprits de Mars dominant les humains) qui vient pourtant rétablir un ordre originel: en effet cette terre de Mars appartient aux esprits puisqu’ils étaient là avant les hommes, ils ne font finalement que reprendre leurs droits. Comme si les esprits des indiens d’Amérique se réveillaient et venaient "botter les fesses" du cow-boy en somme…

Ainsi Carpenter ose menacer le statut même de l’Homme en posant la possibilité, sinon la certitude, que l’être humain est voué à être remplacé par "quelque chose d’autre" que ce soit fantômes, extra-terrestres ou quoi que ce soit d’autre… Comme l’Homme a succédé aux dinosaures, quelque chose d’autre, de supérieur lui succédera. Et ce pour la simple et bonne raison que l’Homme porte en soi les germes de sa propre destruction…

Section 2 : Des codes westerniens aux menaces internes : l’Amérique revisitée

Carpenter n’a jamais réalisé de western, bien qu’il ne sache pas très bien lui-même pourquoi (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.107) : « j’ai failli en faire un mais je ne sais pas pourquoi je ne suis jamais passé à l’acte. Je ne saurais formuler une réponse correcte. Peut-être que je n’ai pas eu le courage. Il ne faut pas oublier que les jeunes n’en ont plus rien à faire des westerns. Ils ont fait leur temps. »

Pourtant le genre traverse toute son œuvre, de la ville déserte d’Assaut aux fantômes desperados de Fog, du chapeau de cow-boy de Mac-Ready aux duels dans les couloirs de la station de télé dans Invasion Los-Angeles, de l’arrivée de Trent à Hobb’s End (rien que le nom de cette ville est en soi un manifeste !) tel un cow-boy vengeur dans l’Antre de la Folie aux esprits primitifs de Mars venus récupérer leur terre conquise par les terriens… à propos de Vampires, Bertrand Rougier (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.107) signale que « Carpenter signe tout autant un western nocturne inspiré par Rio Bravo (la musique), la Nuit des Mots-Vivants (l’ambiance et la progression du récit) et la Horde Sauvage (les thématiques générales et la gestion de l’espace) qu’un remake de Prince des Ténèbres. »

Mais les films dans lesquels cette influence du western se fait le plus sentir, c’est peut-être le couple New-York 1997 / Los-Angeles 2013 ; Carpenter lui-même les définit ainsi (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.41) : « Los-Angeles 2013 est comme New-York 1997, un western noir, un film avec des Indiens et des cow-boys ».

Pourquoi cet attrait pour le western ? Par goût bien sûr, puisque c’est le cinéma populaire qui a bercé son enfance et a provoqué ses premiers émois de spectateur… Mais aussi parce qu’évoquer le western, c’est évoquer l’histoire des Etats-Unis, et pas n’importe quelle histoire…

C’est évoquer la culpabilité originelle d’un pays qui s’est construit dans la violence et dans le sang, et cette culpabilité, Carpenter n’a cessé de travailler à la représenter à sa façon: dans Fog avec les fantômes venus faire payer son crime à une communauté qui se complaît dans le mensonge, dans Ghosts of Mars avec les colons qui apprennent à leurs dépend qu’on ne s’approprie pas une terre aussi aisément (les esprits se définissant clairement comme un reflet vengeur des Indiens d’Amérique chassés de leur terre), et finalement au travers de toute son œuvre. En effet la notion de culpabilité et de généalogie maudite structure complètement l’œuvre carpentérienne. C’est pourquoi Cédric Delelée n’hésite pas à établir une comparaison pleine d’à propos entre Carpenter et Clint Eastwood, les deux s’inscrivant dans une même logique de conteurs de l’histoire de l’Amérique (in Mad Movies, hors-série collection réalisateurs n°1, John Carpenter p.41) : « Carpenter se rapproche d’un autre grand cinéaste fasciné par l’Amérique et sa mythologie.

Il est en effet impossible de ne pas songer dans Fog à l’Homme des Hautes Plaines de Clint Eastwood, le seul réalisateur avec Carpenter à s’inscrire dans une veine classique héritée de John Ford, Howard Hawks, Anthony Mann et John Sturges. La passion que partagent Carpenter et Eastwood est là pour le prouver, tout comme leur désir de transmettre des légendes typiquement américaines (c’est-à-dire inscrites dans l’inconscient collectif d’une nation encore jeune) et qui ne peuvent avoir été forgées que dans ces espaces héroïques que sont le Far West et l’Océan.

Dans Fog, les spectres qui surgissent de la mer évoquent plus d’une fois une bande de desperados. Et ce n’est pas un hasard si Carpenter en profite pour mettre l’accent sur le fait que l’Amérique a été bâtie sur les cadavres d’innocents à qui on a volé leurs terres, tout comme l’avait fait Eastwood dans Josey Wales Hors-la-loi. ».

Enfin, notons que si Carpenter nous balade d’un bout à l’autre de l’Amérique (New-York, Los-Angeles, suburb, province, ville côtière, grand Nord…), c’est bel et bien, sous couvert de divertissement, pour dresser un catalogue des menaces qui pèsent sur elle… Quelles sont-elles ? Menace d’uniformisation avec les envahisseurs du Village des Damnés ou les extraterrestres d’Invasion Los-Angeles qui standardisent les comportements humains (obéissez ! Mariez-vous !), cette uniformisation étant aussi celle qui menace spécifiquement le monde du cinéma (Carpenter dit ainsi (conversation avec John Carpenter, in Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.51-52) « qu’à l’époque sa rage n’était pas dirigée contre un studio en particulier ou un producteur. Ce qui le rendait fou, c’était plutôt l’état dans lequel se trouvait le cinéma américain.

Il était révolté par ce qu’on proposait aux spectateurs, mais aussi par l’apathie du public en général. Un public qui n’accepte plus l’originalité et se rassure en consommant bêtement des formules toutes faites. »).

Dans la même optique, menace de la perte d’identité individuelle dans The Thing, et menace de la perte d’identité collective, c’est-à-dire notre culture, dans Invasion Los-Angeles (ce qu’Hélène Frappat qualifie de menace de la laideur, un nivellement par le bas de notre société qui s’enferme dans la médiocrité : « le danger le plus grand que les exploiteurs font courir à notre monde est moins sa destruction que son enlaidissement. » ), menace de la fracture sociale et de la violence de la grande machine capitaliste (machine à produire de l’exclusion) dans Invasion Los-Angeles, menace de la violence aveugle comme seule règle (Assaut, New-York 97 : c’est virtuellement la loi du plus fort qui règne).

Egalement menace du puritanisme et de la perte de libertés individuelles (Los-Angeles 2013, Los-Angeles se révélant paradoxalement le dernier espace de liberté.), menace de la censure contre la différence (Trent dans l’Antre de la folie est censuré parce que sa vision de la réalité n’est pas conforme… Il est donc fou.) et enfin menace de la technologie aliénante qui nous réduit à l’état de moutons dépendants… (c’est le sens du dernier bras d’honneur de l’incontrôlable Plissken qui décide d’éteindre le monde).

Or ces menaces que Carpenter décide de faire peser de manière fictionnelle sur les Etats-Unis (extra-terrestres, monstres…) sous couvert de divertissement ne sont finalement que le reflet des obsessions et des hantises qui rongent l’Amérique de l’intérieur. Finalement voilà tout le mouvement métaphorique du cinéma de John Carpenter : prendre les menaces bien réelles qui minent notre société de l’intérieur et les déguiser en de moins dérangeantes menaces extérieures fictives. Pourtant, bien malgré nous nous ne sommes pas dupes. Voilà bien toute la leçon du cinéma carpentérien ; s’il nous fait aussi peur, c’est parce qu’il ne fait que nous tendre le reflet disgracieux de nos névroses les plus intimes…

Conclusion

Il est impossible sur une si courte étude de faire le tour de Carpenter comme de son œuvre, riche et iconoclaste. Mais pour résumer, que devrait-on en retenir ? Probablement deux traits majeurs :

D’une part, si Carpenter aime à endosser le rôle du metteur en scène / artisan, gestionnaire avisé des moyens de productions au service de son récit (écoutons-le à ce propos : « Ce dont je suis sûr, c’est que je suis d’abord conduit par le récit. C’est toujours lui qui guide ma démarche de metteur en scène. Je construis toujours mes images à partir du récit et non l’inverse. J’essaie ensuite de viser la plus grande simplicité possible. J’essaie surtout de faire en sorte que mon style, c’est-à-dire la façon dont les images vont raconter l’histoire, soit presque invisible. » (La profondeur et la surface, conversation entre John Carpenter et Dario Argento, in Simulacres n°2 : Circulations, p.110) ), il est, quoi qu’il en dise, indubitablement un cinéaste d’une profondeur (politique et philosophique) rare et salutaire dans le cinéma contemporain.

C’est notamment dans le travail d’épure et d’économie (au sens large du terme) qu’il entreprend à chaque instant que réside le secret de l’universelle résonance de son œuvre. Sous couvert de divertissement fantastique, Carpenter nous livre bien autre chose : une réflexion sur l’humanité, ce qui fait son prix, ses limites. John Carpenter, si cela était encore à prouver, est, « comme Edgar G. Ulmer ou Phil Karlson en leur temps, un auteur, un vrai » (American Movie Classic : John Carpenter in Simulacres n°1: Filmer la peur, p.78).

Et à ceux qui trouveraient surprenant que cinéma de genre et cinéma fantastique puissent véhiculer du sens, certifions avec Kent Jones que « l’engagement artistique de Carpenter prétend satisfaire aux conventions du genre et aux exigences de la narration tout en filtrant à travers elles des préoccupations plus profondes. » (American Movie Classic : John Carpenter in Simulacres n°1: Filmer la peur, p.77). D’ailleurs Hélène Frappat voit même en Invasion Los-Angeles une symbiose parfaite de la forme (film de science-fiction) et du fond (discours politique) : « un documentaire sur Los-Angeles en 1988, c’est nécessairement un film, à la fois de politique et de science-fiction.

C’est l’articulation entre les deux qui fait la force et l’originalité d’Invasion Los-Angeles : pour John Carpenter, la politique est inséparable de la science-fiction, car dès qu’on regarde la réalité sociale, économique et politique d’un pays comme l’Amérique, on bascule dans la science-fiction. (…) Et si l’on regarde de plus près, les « riches » qui peuplent les hauteurs de la ville ne sont-ils pas, vu d’en bas, de chez les « pauvres », aussi étranges que des extra-terrestres ? » (in Invasion Los-Angeles, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video, p.43-44)

D’autre part, il y a chez Carpenter un mouvement général de l’extérieur vers l’intérieur, un mouvement que l’on pourrait qualifier d’introspectif au sens large du terme : le menace extérieure devient une menace interne, le mal qui menace le héros carpentérien devenant une métaphore du démon intérieur qu’il doit combattre (peur, méfiance, égoïsme, lâcheté…) tout comme les menaces fantastiques que le cinéaste fait peser sur l’Amérique dans sa filmographie deviennent des métaphores des maux qui rongent la société américaine de l’intérieur (fracture sociale, marginalisation, perte d’identité…).

Car Carpenter, s’il est un auteur, est également (et peut-être surtout) sincèrement et profondément humaniste. Un humaniste certes parfois critique à l’instar d’un Clint Eastwood, n’hésitant pas à s’attarder sur le « côté obscur » de la nature humaine, mais un humaniste tout de même en ce sens qu’il place l’Homme et ses potentialités de dépassement de soi au centre de son œuvre, faisant de la survie de l’Humanité (et des ses valeurs, ses principes et son mode de vie) l’enjeu absolument nécessaire d’un combat entre le Bien et le Mal : or comme nous venons de le préciser, pour Carpenter le combat que doit mener l’Humanité c’est d’abord un combat avec elle-même, avec « la sauvagerie et la brutalité qui font partie de chacun d’entre nous et qui est là si on y fait pas attention » (in Entretien avec Hélène Frappat et Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001, p.59), mais un combat qui vaut la peine d’être mené car l’homme a en lui les ressources nécessaires et suffisantes pour en sortir vainqueur.

Comme il le précise également (in Entretien avec Hélène Frappat et Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001, p.60), « il existe deux types de récits d’horreur. Imaginez que nous sommes tous (..) les membres d’une même tribu, et que nous parlons autour d’un feu. Notre chef va nous dire où se trouve le diable, en pointant du doigt la zone obscure au-delà de la lumière des flammes. « Là-bas dans le noir ce sont nos ennemis, ils ne nous ressemblent pas. » C’est le premier genre de récit d’horreur. Pour le second, dans la même situation, le chef dira que l’ennemi est ici, parmi nous, autour du feu…

« Nous sommes tous capables de ce genre de choses. Nous devons choisir de ne pas le faire, et notre humanité nous sauve. » Cette deuxième option est la plus difficile en Amérique car les gens vont directement vers l’autre, « eux », ceux qui n’ont pas la même couleur de peau, qui ont de drôles de chapeaux sur la tête, qui parlent une langue bizarre. Nous sommes comme ça. ». Et ce combat contre « la sauvagerie et la brutalité », Carpenter le connaît mieux que quiconque, lui qu’il l’a expérimenté de (très) près ; ainsi se confie-t-il en novembre 2001 : « J’ai eu affaire au diable très jeune et de très, très près. Un autre genre de diable, c’était… quelque chose de similaire à ce que l’on voit dans certains de mes films… une situation difficile… (…)Ce que je sais, c’est que les films que je tourne sont le résultat de ce qui m’est arrivé. D’un côté ça a été une chance : j’avais quelque chose pour construire une œuvre, un domaine dans lequel je suis un expert. Mais d’un point de vue personnel, cela a été difficile et ça l’est encore » (in Entretien avec Hélène Frappat et Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001, p.60).

On notera comment la résilience dont nous parle Carpenter semble soudain un écho bien douloureux aux personnages de son œuvre qui se construisent eux aussi dans le combat et la souffrance… Mais malgré tout, Carpenter garde foi en l’humanité, comme il le confie à Dario Argento : « Si le regard que vous portez sur la société, et plus largement sur l’humanité, est négatif, si vous ne croyez plus à l’autre, si vous n’êtes plus capable de faire un film motivé par un sentiment d’amour ou d’humanité, alors il faut changer de métier. » (La profondeur et la surface, conversation entre John Carpenter et Dario Argento, in Simulacres n°2 : Circulations, p.115).

Bibliographie

1. Mad Movies hors série, collection réalisateur n °1 John Carpenter.
2. Fog, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video.
3. Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998.
4. New-York 1997, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video.
5. Prince des Ténèbres, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video.
6. Invasion Los-Angeles, une lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma – StudioCanal Video.
7. H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie, Michel Houellebecq, j’ai lu.
8. Simulacres n°2 : Circulations, hiver 2000.
9. Simulacres n°1 : Filmer la peur, automne 1999.
10. Faire d’un bon scénario un scénario formidable, Linda Seger, Dixit.
11. Cahiers du Cinéma n°488, février 1995 et n°562, novembre 2001.


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