Gosses de Tokyo

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Un parfait exemple de la « touche Ozu ».

Il y a un moment dans la vie où, enfant, on découvre le monde qui existe au-delà du cercle familial. C’est cette découverte à la fois si importante et commune qui se fait l’étincelle de départ d’une analyse plus vaste qu’Ozu trame à travers ce film : une réflexion profonde sur les relations et les moeurs, faite sans aucune grandiloquence. Autrement dit une mise en place (et en scène) de ce qui sera toujours l’enjeu dans ses films, les rapports sociaux et générationnels, conduite avec la simplicité qui deviendra une véritable manière, sa marque de style. La « touche Ozu » se manifeste ici dans sa capacité toujours surprenante à laisser parler les petit gestes, les visages, en calibrant la durée de chaque plan de façon à ce que l’intensité de chaque action se donne à voir avec encore plus de clarté.

Les deux gosses de Tokyo, protagonistes du film, sortent peu à peu de chez eux pour se confronter à un monde qui leur préexiste et dans lequel ils doivent s’insérer. On pourrait résumer le récit du film en disant qu’il retrace l’histoire de la traversée du « passage à niveau » : frontière qui sépare leur maison, espace protégé et familial, du reste du monde. C’est à cet endroit que leur père les quitte. Au-delà de ces barrières, il y a la société : l’homme doit laisser son rôle de père et se rendre au travail, les enfants doivent aller à l’école, traversant la rue, premier lieu de socialisation, pour un jour devenir des adultes et se faire leur place dans la foule.

La foule ? Oui, nous faisons ici référence à celle dépeinte magistralement par King Vidor dans son chef-d’oeuvre The Crowd (1928), tout juste deux ans avant Gosses de Tokyo. On ne sait pas si Ozu l’avait vu. On peut l’imaginer, connaissant l’intérêt du réalisateur japonais pour le cinéma occidental de l’époque, qui se reflète ici dans un style encore non épuré, qui ne renonce pas à des mouvements de caméra et à un découpage hérité du cinéma américain classique. Mais si nous citons le film de Vidor, ce n’est pas pour faire une comparaison formelle, qui est au fond discutable, mais parce qu’il est intéressant de souligner comment les deux films partagent la même préoccupation : la place qu’occupe un individu parmi un groupe. Si Vidor le fait avec plus de sophistications et un tissu narratif plus complexe, Ozu choisit au contraire de dessiner ces rapports avec peu de traits, mais autant d’efficacité. Il n’as pas besoin de beaucoup d’éléments pour que l’enjeu soit clair : les rapports entre les être humains sont avant tout des rapports de pouvoir établis avec la force.

 

Les enfants sont confrontés au pouvoir imposé par le petit chef du gang adverse : ils doivent conquérir leur place grâce à quelques coups de poing, quelques bousculades et non sans quelques fuites providentielles, cachés derrière l’imperméable du père. Les rapports de force entre enfants sont parfois cruels, mais ils témoignent aussi d’un certain humour et restent beaucoup plus francs que les rapports entre adultes. Ozu se sert de l’enfance comme représentation à échelle réduite de la société japonaise, n’essayant pourtant pas de gommer les aspects ludiques de cet âge qui, pour le réalisateur, reste le plus beau moment de la vie. Une braguette déboutonnée, quelques grimaces ponctuent le portrait social d’ironie et restituent à la narration des moments de pure comédie, transmettant la formidable capacité des enfants à transformer en jeu chaque situation à laquelle ils sont confrontés.

Mais, aux deux tiers du film, un tournant se fait sentir. Le moment où les enfants découvrent, à travers le cinéma, que les même rapports de pouvoir auxquels ils étaient confrontés se retrouvent dans le monde des adultes. Là, malheureusement, les choses se compliquent : la force n’est plus celle de poignet mais celle de l’argent. Ils découvrent que leur père, ce chef de famille, au delà du « passage à niveau », n’est qu’un employé modeste, soumis à un patron qui ne rit pas avec lui, mais de lui. L’ironie devient dérision, et la honte pour les enfants est telle qu’ils voudraient presque renoncer à grandir… Réussiront-ils à échapper à la logique des rapports de force, ou la norme finira-t-elle à les réintégrer ?

Titre original : Otona no miru ehon ou Umarete wa mita keredo

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Durée : 92 mn


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