L’ouverture du film est claire : il est question de mariage. Ce n’est bien sûr pas étonnant de la part d’Ozu. Ce qui est plus singulier, c’est que la suite du film nous montre la réception organisée pour le mariage en question. Le cinéaste nous a pourtant habitué à éclipser ce moment qui l’intéresse généralement moins que ce qui se trame autour. Mais c’est qu’ici, le mariage en question n’est que secondaire ; l’important est qu’il introduit le personnage principal du film : Wataru Hirayama, père de famille et homme d’affaires visiblement issu d’une bonne famille. Le film va nous montrer ses démêlés avec sa fille, Setsuko, lorsqu’il apprendra que celle-ci veut se marier avec un homme qu’il n’avait pas envisagé. Le récit prend donc base sur un thème cher à Ozu : le conflit des générations. Ce conflit va souvent de pair avec l’occidentalisation du Japon, les jeunes faisant souvent preuve d’une liberté de moeurs qui semble littéralement étrangère aux tendances traditionnelles du pays insulaire.
Il est indiscutable que le père constitue le personnage central du film : toutes les histoires, même secondaires, passent par lui. Il est donc confronté à diverses situations qui vont peu à peu caractériser son personnage et mettre en lumière toutes ses contradictions. Ainsi, concernant la question du mariage, ses réactions divergent : alors qu’il conseille à la fille d’une connaissance de choisir elle-même son mari, il refuse ce privilège à sa propre fille. Et il n’en démordra que très tard. Ozu nous dresse donc le portrait d’un père sévère et sûr de lui, et tout le cheminement du film sera de rendre possible une forme de compromis, une acceptation sereine que quelque chose a changé…
Mais qu’est-ce qui a changé ? Bien sûr, la société se transforme, mais le film n’en reste pas à cette constatation : il tente d’approcher la question autrement que socialement. Une scène, située au début du film, nous donne une piste. Il s’agit d’un rendez-vous entre le père et deux amis, dans une auberge qu’ils semblent fréquenter régulièrement. Le ton est amical, libre : la discussion peut y prendre un tour relativement personnel. C’est ce qui arrive lorsqu’ils en viennent à parler d’une croyance qui affirme, en substance, qu’on peut déterminer qui, de la mère ou du père, domine l’autre, en fonction du sexe de leurs enfants : si le couple a une fille, alors c’est que le père aura été le plus puissant, si c’est un garçon, alors la plus puissante aura été la mère. Cette scène s’inscrit dans le film sur un ton humoristique (notamment le dialogue qui suit, où les trois hommes se moquent de la tenancière, une forte femme), mais elle nous donne pourtant une clé importante du film : il y est question de puissance, et du sexe comme différenciation. Et l’association de ces deux éléments constitue la question que pose le film : qu’en est-il, en cette période de transition, des rapports de domination entre les hommes et les femmes ? C’est ainsi qu’il faut voir tout le processus du film comme une sorte de réponse : nous assistons bel et bien à un renversement progressif de l’autorité paternelle par les femmes, solidaires entre elles. Le mariage de Setsuko devient ainsi représentatif de la volonté des femmes d’agir selon leurs désirs.
Il est assez significatif que cette lutte soit progressive : c’est en faisant preuve de patience qu’elles viennent à bout du père. Cette dimension inscrit leur lutte dans une dimension non guerrière. Ozu nous montre que la guerre est plutôt un fait masculin, notamment dans la magnifique scène de réunion des anciens élèves, où l’acteur Chishu Ryu chante un poème du samouraï Masatsura Kusunoki. Il s’agit d’un poème extrêmement guerrier, qui exalte la fidélité à l’Empereur et l’oubli de soi durant le combat. Cependant, malgré la force de conviction avec laquelle il l’avait entrepris, l’acteur ne termine pas le poème. Les autres insistent pour qu’il poursuive, mais il n’en démord pas. Ils entament alors un tout autre chant, d’un tout autre ton : c’est cette fois-ci la mélancolie qui les anime, doublée d’une certaine sérénité. Cette scène est capitale, car à travers elle, Ozu dresse en quelque sorte la mort des guerriers, ceux-là qui ont forgé tout un pan du Japon. C’est pourquoi une certaine tristesse émane de cette scène, en même temps que le refus de terminer le chant est clair : Ozu nous donne à penser qu’il ne faut pas aller au bout de cette logique là, qu’il faut passer à autre chose. Et cet autre chose, nous l’avons vu, c’est du côté des femmes qu’on peut le trouver.
En définitive, le film nous montre une société en voie de féminisation, après une longue tradition masculine. La fin ne nous donne pourtant pas une impression de victoire : c’est qu’Ozu ne souhaite pas prendre parti. Il se positionne à distance pour nous donner à saisir la situation, sans émettre de jugement, car il ne semble pas croire à l’idée de progression.
Pour comprendre cela, il faut songer à un point qui traverse le film : la question de l’amour. Il est clair que la féminisation de la société que nous montre Ozu ne favorise en rien les conditions de l’Amour. Premier exemple : le mariage qui nous est présenté au début n’est pas, d’après le discours prononcé, un mariage arrangé. Or une certaine morosité règne, une certaine gêne : les deux mariés ne semblent pas heureux, ils semblent au contraire soumis. Deuxième exemple, ou plutôt contre-exemple : si l’on observe rapidement la relation entre Wataru et Kiyoko Hirayama, les deux parents du film, on pourrait dans un premier temps penser qu’ils n’ont aucune affection l’un pour l’autre. Or plusieurs passages attestent le contraire, comme la très belle scène au bord d’un lac, où le couple parle du passé. Il faut pour cela, bien sûr, passer outre le caractère grognon du père, qui est une marque de sa virilité (en ce sens, on peut tout de même dire que, selon Ozu, l’Amour est plutôt un attribut féminin) : on se rend alors compte que le couple a eu de réels moments de bonheur, malgré les temps difficiles dans lesquels ils ont pris place.
Sans que la chose ne soit trop appuyée, Ozu suggère dans ces moments là que l’Amour a pu exister malgré le mariage arrangé, et que la disparition progressive de cette tradition ne veut pas dire que l’Amour sera systématiquement donné aux amants nouveaux (c’est le sens de la phrase qu’une jeune femme prononce, à propos de son couple, au milieu du film : « Le bonheur, n’est-ce pas aussi un peu triste ? »). C’est ainsi qu’au final, nous ne savons pas si Setsuko sera heureuse avec son mari : la chose est laissée en suspens. Fleur d’équinoxe nous montre donc avec force que la question de l’Amour n’a strictement rien à voir avec le social.