Fanny et Alexandre

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Un film vibrant, enfantin, hallucinatoire, testament inoubliable d’un des plus grands cinéastes du vingtième siècle.

« Tout est possible. Le temps et l’espace n’existent pas. Sur une mince couche de réalité, l’imagination ne cesse de tisser et dénouer ses motifs. ». Etrange déclaration. A la fois belle et énigmatique. Naïve et provocatrice. Son auteur : le dramaturge suédois August Strindberg (préface du Songe, 1907). Ces mots concluent les 5h20 de projection de Fanny et Alexandre (1982), le dernier film qu’Ingmar Bergman écrivit et réalisa pour le grand écran. Une œuvre-somme, romanesque et foisonnante, présentée par le cinéaste comme testamentaire.

La grand-mère lit donc ce texte de Strindberg de sa voix suave. Pâle et attentif, le garçon s’est blotti contre la vieille dame ; ses yeux miroitent d’émotion. La caméra s’attarde sur ce visage rêveur, comme absent au monde. Et pourtant, quelle intensité dans le regard ! Après les paroles, silence profond. Fondu au noir. Écran rouge de générique. Le spectacle est fini. Le spectateur se retrouve seul face à lui-même, le cœur palpitant et l’esprit indécis.

Que s’est-il passé ? Le jeune Alexandre – puisque tel est son nom – a été libéré du joug de son tyrannique beau-père, l’évêque Vergérus, mort dans un incendie. Pourtant cet homme haï vient de ressurgir, telle une apparition, dans une pièce voisine. Son corps sombre et imposant a bousculé Alexandre ; voilà le garçon projeté par terre. Heureusement sa grand-mère est là, tout près ; il vient se réfugier contre elle. La réalité selon Bergman est ainsi faite : les morts se mêlent aux vivants, les fantômes sont partout. Ce fut d’abord le cas du propre père d’Alexandre, passé de vie à trépas en jouant le spectre de Hamlet, et qui réapparaît par la suite, interprétant enfin ce rôle de manière convaincante. Désormais, c’est au tour de Vergérus, incarnation de la religion qui édicte, qui étouffe, de revenir hanter le garçon en proie à ses rêveries.

« Tout est possible. Le temps et l’espace n’existent pas » : notre appréhension ordinaire du monde relève de constructions mentales. D’un écran fait de nos préjugés, de notre éducation, de toute la somme de nos conditionnements. Strindberg et Bergman l’affirment d’une même voix : la vérité n’est pas réductible à des mots, ni à des cases intellectuelles ; l’art et le rêve rapprochent et confrontent ce qui sans eux resterait épars dans le temps et l’espace mesurables, et ainsi instituent leur propre réalité. Plus vraie que celle des regards conventionnels.

La phrase de Strindberg résonne comme un ultime défi à l’ombre castratrice de l’évêque. Elle est en même temps le vecteur de son éternel retour. Le monde du rêve et le monde de l’art – à la fois salvateurs et traumatiques, riches d’une ambigüité qui défie et stimule – poursuivent et répercutent, au-delà de la mort, la présence de Vergérus. Celui-ci n’est pas définitivement vaincu ; il ne le sera jamais. La lutte se poursuit. L’enfance n’est qu’un prélude. On ne peut que frémir d’émotion en imaginant la suite. Quand il sera grand, que deviendra Alexandre, alter ego avoué du cinéaste vieillissant ? En plus de rêver, produira-t-il lui aussi des images, dans le sillage de cette lanterne magique dont l’exhibition avait jouxté la première réapparition du père mort ? Mettra-t-il en scène des pièces de théâtre, transposera-t-il sur pellicule ses rêves et cauchemars les plus intimes ? Léguera-t-il à son tour, comme testament filmique, une œuvre où il représentera la source de ses démons intérieurs, la naissance de sa vocation d’artiste, placée sous le sceau de l’affrontement œdipien et du rejet de la névrose religieuse ?

 

 

Mentir, dire la vérité

« L’art est un mensonge qui dit la vérité », disait Cocteau. Il faut apprendre à mentir, c’est-à-dire à rêver, à fantasmer, pour accéder à la vérité profonde des choses. Un exemple : les relations entre le pasteur et son ancienne famille. Il n’a pas assassiné celle-ci, comme Alexandre l’imagine ; cela dit, il l’a oppressée par des voies détournées, qui ont indirectement débouché à l’issue mortelle. Certes, Vergérus n’a pas désiré ce dénouement ; mais il est sec de cœur, aveuglé par ses principes, et par conséquent incapable d’empathie : son intransigeance a abouti au même résultat que s’il y avait eu préméditation. D’où un crime sans doute identique aux yeux de Dieu. Or, cela, la justice humaine, figée, étriquée, ne veut pas le voir. Elle ne peut pas le voir. Avec l’âge, le regard se sclérose.

« L’art est un mensonge qui dit la vérité » : le jeune Alexandre a vu la vérité qui se cache sous les apparences. Il a vu des fantômes, des spectres accusateurs. Voilà peut-être le cœur de la démarche du créateur, qui trouve son écho dans la phrase de Strindberg. Tout artiste a quelque chose de l’enfant, de son regard innocent et pénétrant. Peut-être le cinéaste est-il né à cet instant même, la tête blottie contre le flanc chaud d’une vieille dame qui lui lit ces phrases étranges dont l’écho retentira à la fois comme un exorcisme et un appel. Appel à créer, à accepter des mystères qui sont aussi des sensations. Oui, la création germe certainement ici même, à la conjonction toute sensorielle du plus grand bonheur et des cauchemars les plus épouvantables, à ce paroxysme existentiel où fusionnent rêves et réalité, prosaïsme et fantastique. Ce lieu paradoxal de l’âme que la caméra de Bergman – grand maître du cinéma fantastique – n’a eu de cesse d’arpenter.

Célébration de la vie par le rêve

Fanny et Alexandre est un film d’hallucinations. L’hyperréalisme d’une reconstitution d’époque, sublimée par la photographie de Sven Nyqvist et les accents de Bach et Schumann, devient prétexte à un foisonnement visuel qui touche parfois au délire. Il ne s’agit pas d’une transmutation de classique en baroque : l’hyperréalisme bascule sans transition dans le surréalisme. Une scène emblématique de cette symbiose figure dans le cinquième acte du film. Un rabbin (Erland Josephson) énonce un conte au fil d’un long monologue, faisant suite à un grave péril auquel les enfants viennent d’échapper – par miracle, littéralement. Le conte multiplie les rebondissements et les symboles ; il déroule longuement la plus fascinante des quêtes initiatiques. Étirement du Verbe jusqu’au vertige. Puis silence subit. Musique. Brusque embardée dans des hallucinations qui préfigurent un univers à la fois effrayant et exaltant, frémissant des longues notes vibrato du quintette de Schumann, pareilles à un oiseau qui planerait, ailes déployées, et ne voudrait plus se poser, plus jamais, puisant sa dynamique non dans une quelconque violence mais dans le sein d’une douceur incroyable, bouleversante, qui touche à l’incandescence. Pendant ce temps défilent des pèlerins, des créatures mystérieuses, des visages envoûtants ou menaçants. Nous voilà face à la source vive des rêves, en deçà ou au-delà des mots. Matrice mystérieuse et chaude de  l’imaginaire. Inouïe. Insensée. Nos yeux et nos oreilles deviennent les témoins éblouis des créations intérieures du jeune garçon. Créations où apparaissent en filigrane les images des autres films de Bergman (Le Septième Sceau,  Cris et Chuchotements, et tant d’autres), tel le stupéfiant récapitulatif de toute une vie alors que celle-ci n’en est à ses prémices – comme si les mouvements contraires de l’aube et du crépuscule se réconciliaient en une même célébration unanime, par-delà les arcanes du temps. De tels instants laissent désemparé. Perclus d’émotion. On se sent pareil à un enfant face à cette lanterne magique que se révèle être le film.

 

 

La magie doit beaucoup à la direction d’acteurs. Devenu un vieil homme, Bergman cesse de placer exclusivement les femmes au cœur de sa dramaturgie. Il les mêle aux hommes, aux vieillards et aux enfants. Oui, c’est plus que jamais l’enfance qui le fascine, son mystère distant et poignant qui se passe de mots. Chez le jeune Alexandre, la virginité des sensations ne signifie nullement l’ignorance, mais au contraire induit une forme d’extra-sensorialité. L’enfant peut voir l’invisible ; il échappe au conditionnement adulte ; sa vie n’est pas encore aseptisée, comme le voudrait l’évêque Vergérus, avec son culte stérilisant de la vérité nue, au fond moins vraie que les mensonges de la création. Chez Alexandre, l’effroi côtoie l’émerveillement. Il voit, ressent cette magie étrange du monde que nous ne savons plus ressentir. Les quinze premières minutes déploient un univers où se réconcilient le bleuté et l’incarnat, la chaleur et le froid, le familier et l’étrangeté, la vie et la mort. Foisonnement de sensations. Pénombre colorée, air ouaté et translucide, comme si ces meubles et ces pièces étaient plongés au fond d’une eau claire et stagnante. Cristaux qui vibrent au vent. La Mort rôde avec sa longue faux, mais la Beauté aussi, que la statuaire matérialise mais ne saurait figer. Déambulation solitaire et rêveuse de l’enfant. De cette errance pleine de promesses, émaillée de beauté et de terreur, le reste du film apparaît comme l’écho. Mais pas tout à fait l’accomplissement. Bergman aurait dû, pour y parvenir, faire oublier ces incandescentes premières minutes, et les reprendre tout en les dépassant. Oui, ce prélude éblouit ; il est beau, au sens le plus poignant – au sens où la beauté est une blessure dont on ne guérit pas. La verbalisation finale paraîtra presque superflue, en particulier le discours de l’oncle Gustav Adolf, quand bien même la citation conclusive de Strindberg marque la mémoire.

En contrepoint de sa poésie audacieuse et de sa célébration de la vie, il faut donc oser dire que certains fragments du film, comme une partie de l’œuvre de Bergman, possèdent quelque chose d’étriqué, de confiné. Des complaisances et bavardages consacrent un dispositif quasi masturbatoire, dont le spectateur se sent parfois exclus. Certes, dans ce film, Bergman s’ouvre plus que jamais à l’altérité, celle de l’enfance, de la famille, de l’imagination libérée et de la vie ; ce faisant, il touche du doigt ses contradictions intimes, car au bout du voyage ce n’est que lui-même et son œuvre qu’il palpe. La boucle est bouclée, elle s’auto-alimente. D’où un film brillant, tour à tour irritant et jubilatoire, parfois lent et bavard, d’autres fois trop rapide. Bergman se récapitule plus qu’il ne se transcende ; il perd la fulgurance expérimentale de ses plus grands films, leur mystère insondable et presque abstrait (Persona, L’Heure du Loup, Cris et Chuchotements…). Ces carences, finalement, ne rendent Fanny et Alexandre que plus attachant : ce film possède les qualités et les défauts de son auteur, sa respiration à nulle autre pareille. Il mérite d’être aimé comme un témoignage vibrant et sincère. Témoignage au sein duquel le créateur au crépuscule de son œuvre a mis le meilleur de lui-même pour nous le léguer, frémissant et précieux, stimulant et vivant, matrice de rêves, voire de vocations.

Titre original : Fanny och Alexander

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Durée : 320 mn


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