Et au milieu… coulait un fleuve pas très tranquille

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D’un côté, des méga-productions qui vampirisent les entrées en salle. Avant de doubler la mise en DVD ou à la télé. De l’autre, des petits films fragiles, qui vivotent dans les festivals pour « happy few ». Les années 2000 n’auront pas été tendres, en France, pour « les films du milieu »…

Février 2007. Sur la scène du théâtre du Châtelet, Pascale Ferran, réalisatrice du voluptueux Lady Chatterley, reçoit ses cinq César avec un brin d’amertume. "Il n’y a pas eu de fête à la fin de notre tournage, comme le veut la tradition, parce que nous étions ruinés", explique-t-elle en substance. Un discours ample, aigu d’intelligence et de perplexité, accompagne son sourire grave. Il porte sur une notion qui lui est chère : celle des "films du milieu". "Ni très riches ni très pauvres", ceux-là même, dit-elle encore, qui, menacés, sont pourtant "la marque de fabrique du cinéma français".

Le sien, beau et fragile, en fait partie. Et combien d’autres encore ? De moins en moins à l’entendre, le système actuel, obsédé par la rentabilité à court terme, n’autorisant plus quasiment que deux extrêmes : les super productions (qui concentrent en quelques titres, et au plus vite, la majorité des entrées en salle, avant de doubler leur mise en DVD et/ou à la télé) et les films à tout petit budget, qui vivotent contre vents et marées, de festivals en salles d’art et essai. En quelques phrases, militantes et solidaires, Pascale Ferran stigmatise donc une tendance lourde du cinéma des années 2000 en France. Pas étonnant que cette expression "films du milieu" ait fait florès depuis ! Elle sera reprise avec plus ou moins de nuances et d’intentions diverses, cela dit…

Au rapport

Un an plus tard, de fait, en mai 2008, un texte édité chez Stock, intitulé Le milieu n’est plus un pont mais une faille, est transmis au ministère de la Culture (et au Centre National de la Cinématographie). Il est rédigé par le Club des 13, un groupe de travail fédéré spontanément autour de Pascale Ferran, et constitué de 13 professionnels du cinéma (à l’origine). Son enjeu ? Émettre une douzaine de propositions, au terme de 200 pages de rapport, notamment en revoyant le système d’aides qui, jusqu’alors, a permis à la fameuse "exception française" de se maintenir tant bien que mal. Mais de moins en moins bien, a priori…

Deux cents pages qui, incidemment, sonnent comme l’état des lieux (impliqué) du cinéma hexagonal. Certes, l’on on y lit les difficultés croissantes auxquelles sont confrontés les créateurs (auteurs, réalisateurs, producteurs), le cinéma n’étant plus franchement un produit d’appel pour les télévisions, pourtant principales mannes financières (dur, dur pour certains, depuis la chute de la maison Canal). D’où ce sentiment étouffant, pénible, inquiétant, de formatage (et tant pis pour le public !). Mais l’on y retrouve, aussi, la dénonciation d’une baisse de qualité générale (tout le monde serait tiré par le bas par le système actuel de production), et un regard pas si unanimiste sur "la politique des auteurs" telle qu’initiée par la Nouvelle Vague, dont sont pourtant héritiers la plupart de ces cinéastes du "milieu"…

Haro sur le statut quasi sacré du metteur en scène en France ? Euh non, pas tout à fait ! Mais il semblerait bien, par exemple, que le rôle du scénariste reprenne quelques couleurs tout à coup… Bien sûr, cette vision du scénario reste essentiellement auteuriste – disons "artistique" : on ne verse évidemment pas, ici, dans l’efficacité artisanale des scripts américains ! Mais bon, une liste non exhaustive des cinéastes emblématiques de ce "milieu" chahuté, également fournie, permet de penser que le 7e art germano-pratin (père psy, maman galeriste, appartements haussmanniens à moulures et hauts plafonds) n’est plus tout à fait au centre de l’histoire. Guédiguian, Jolivet, Jeunet, Klapisch, Desplechin, Kahn, Ferran, Kassovitz, Jacques Audiard, Salvadori, Belvaux, Jaoui, Ozon, Cantet, etc : en voici quelques échantillons, morceaux de choix dont on ne peut, quelles que soient ses affinités avec leur travail, dénier les ambitions à la fois scénaristiques et esthétiques.

Pour qui ?

Le souci, après et bien sûr, c’est que le cinéma est un art ambivalent, puisqu’il repose aussi sur une dynamique économique… Car ça n’est pas rien d’investir dans un long métrage, même quand il s’agit de productions "moyennes" (4 à 7 millions d’euros). Ce n’est pas que le Club des 13 néglige cette "contrainte" (ses propositions portent essentiellement sur une redistribution des fonds, également sur des mesures en matière de distribution et d’exploitation des films). Mais bon, après l’amont, en toute logique, il y a… l’aval. En clair : avant de se demander si ces films "intermédiaires" quoique exigeants rapportent ou pas (oh la vilaine question), il s’agit déjà de savoir à qui ils s’adressent… Puisque de fait, et ces 13 "sages" sont les premiers à le reconnaître, le cinéma a juste quand même un peu vocation à être un art populaire… Eh bien, là encore, les années 2000 – méchante bascule semble-t-il – n’ont pas été tendres…

Car au vu des chiffres, surtout si on les compare avec ceux d’il y a 30 ou 40 ans, le cinéma "du milieu" intéresse… de moins en moins les Français. En 2009, les trois films estampillés comme tel qui ont (péniblement) dépassé la barre des 1 millions d’entrées sont Mic Mac à tire-larigot de Jeunet (1,25 millions de spectateurs, avec pourtant Dany Boon en tête d’affiche), puis Un prophète de Jacques Audiard (1,22) et enfin Welcome de Philippe Lioret (1,17). Pas franchement un raz-de-marée, si l’on soumet ces comptes à ceux, la même année, du plus convenu (et plus richement doté) Petit Nicolas (5,4 millions d’entrées, Kad Merad et Valérie Lemercier, plus "bankable" que le Ch’ti number one ?). Encore moins frémissants si l’on se souvient des 2,19 millions de spectateurs du Peau d’âne de Jacques Demy en 1970, ou des 3,38 millions d’entrées du Dernier métro de François Truffaut en 1980. Deux cinéastes pourtant fondateurs du "milieu" d’aujourd’hui. Donc boxant, a priori, dans la même catégorie.

Bien sûr, à l’époque, l’étrange lueur des petites lucarnes n’obsédait pas autant les foyers, les villes et bourgs comptaient davantage de cinémas de quartier (donc on se déplaçait), et seules les stars d’Hollywood possédaient des "home cinémas" en leurs aimables forteresses. Quant aux DVD, voire aux piratages internet, ils occupaient essentiellement l’imaginaire des scénaristes de SF futuriste…

Reste que le grand remue-ménage technologique des années 2000 ne peut être l’unique responsable de cette désaffection progressive. Ni même la crise financière endémique actuelle (juste pour mémoire, en 1930, période effectivement très noire, le nombre d’entrées a doublé en France). Cela n’est sans doute pas un hasard, en fait, si d’aucuns, caustiques ou agressifs, ont cru entendre dans ce terme de "milieu" une connotation de "tiédeur" (film du milieu égalant moyen), tandis que d’autres se sont empressés de le relier à un univers plus… mafieux (le fameux petit milieu parisiano-bobo nombriliste). On peut, ou pas, le déplorer : mais les films de Benoit Jacquot, de Laetitia Masson ou de Catherine Breillat n’ont pas l’heur de passionner autant que ceux, par exemple, de Claude Sautet. Bref, il semblerait bien qu’entre ce cinéma-là et le public français, il y ait non pas une rivière, mais comme qui dirait un ravin.

A l’orée de ces années 2010, il y a, en tout cas, un vrai travail d’ouverture à faire… en matière de contenu. Pour que, peut-être, ces étranges aventures, ces drôles d’objets mixtes que sont ces "films du milieu", parviennent, en séduisant les Français, à convaincre de nouveau les financeurs. Bien sûr, le cinéma étant de toute façon un pari en mouvement, et souvent un rêve éveillé, nul n’en connaît réellement la clé. Pour autant, si Entre les murs, l’Ovni de Laurent Cantet, est parvenu à toucher près de 2 millions de spectateurs en 2008, c’est que forcément cette voie médiane n’est pas que faille, fissure, et chute. Elle mérite que l’on s’y accroche, offrant parfois, en marge du succès vertigineux et vorace de Bienvenue chez les Ch’tis (un épiphénomène) de merveilleuses et pertinentes excursions.


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