Entretien avec Jean-Marc Barr et Pascal Arnold

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Jean-Marc Barr et Pascal Arnold sortent ces jours-ci leur cinquième film, « American Translation ». Pour l’occasion, ils nous parlent du cinéma français, d’amour et de sexualité.

D’où est partie l’idée d’American Translation ?

Pascal Arnold : Au bout de notre cinquième film, nous avons toujours la même envie : s’attacher à des personnages. Tous les deux intéressés, avec Jean-Marc, par le schéma de pensée autour des meurtres, nous avons eu l’idée d’écrire un scénario qui traiterait de la vie d’un tueur en série. Ce n’est pas un thème nouveau au cinéma, mais là, nous avions pour but d’être dans sa tête et de questionner son décalage, en le plaçant au centre d’une histoire d’amour. Le personnage d’Aurore étant un personnage auquel on peut facilement s’identifier, on voulait s’interroger sur la manière dont on réagirait dans cette situation, sans tomber dans la psychologie. Et bien sûr, il y avait l’envie d’écrire un personnage comme celui de Chris, qui réagit en fonction de ses pulsions, et qui est un personnage malade.

Comment définiriez-vous American Translation ? Comme un polar ? Un film de genre ?

Jean-Marc Barr : Oui, c’est vraiment un polar ! On vit dans un monde où il y a une vraie noirceur, où l’amour n’est pas seulement un état de grâce, qui fait que tout va bien. On a voulu faire un film noir, un vrai film de genre, où les situations et la noirceur seraient crédibles. On voulait montrer l’amour aujourd’hui…

P.A. : Dans tous nos films, c’est l’être humain qui nous intéresse, lui que l’on place au centre de tout. Tout ce qu’on a lu au sujet des tueurs en série, les témoignages notamment, ont énormément nourri le film. Qu’est-ce qui est normal ou anormal ? Le passage à l’acte est une limite très définie dans l’esprit collectif. On voulait surtout questionner la société d’aujourd’hui, avec un personnage qui évolue en toute liberté et qui va jusqu’au meurtre. Le polar, c’est comme un décor : on voulait surtout une ambiance.

On sent une certaine volonté d’approcher l’instinct meurtrier de manière réaliste…

P.A. : Dès qu’on a affaire à un tueur en série, on n’est pas proches de la réalité… Le film est loin d’être un documentaire, même s’il part d’une dynamique réaliste. Dernièrement, nous réfléchissions justement beaucoup sur le rapport au réel. On a l’impression que le cinéma doit énormément s’y référer. Ce qui est étrange, vu qu’on est face à une réalité de plus en plus déconnectée du réel, et que, dans la vraie vie, on a besoin de sensationnalisme pour nous captiver. Au cinéma, c’est l’inverse : on lui demande de nous captiver de moins en moins… Ce n’est pas parce qu’on fait un film dans un contexte réaliste que les personnages et l’histoire doivent l’être. Avec Jean-Marc, on croit surtout au cinéma : on a des histoires, un genre, des personnages… Des personnages jusqu’au-boutistes, souvent. Après, on les inscrit dans des contextes réalistes, mais eux ne le sont pas forcément. C’est cela, qui nous passionne.

Depuis Lovers, vous n’avez de cesse de questionner la « normalité », les marges. C’est encore le cas dans American Translation…

J.-M. B. : Pour ce film, on voulait vraiment montrer la manière dont la société change, et la façon dont les personnes réagissent par rapport ou contre cette société. Il me semble qu’on assiste actuellement à une véritable américanisation de la France. Là-bas, il existe encore de véritables cow-boys, comme il y a 150 ans : des serial-killers qui tuent sur leur passage, puis rentrent tranquillement chez eux. C’est ce qu’on a voulu creuser : une volonté de liberté entière, totale, qui peut créer des démons…

C’est de là que vient le titre, et le bilinguisme d’Aurore (elle est franco-américaine) ?

P.A : Oui, surtout que Chris s’intéresse beaucoup à la culture américaine sans parler un seul mot d’anglais. Le titre vient du polar au départ : traduit en français, ça donne « traduit de l’américain », note que l’on voit souvent sur la page de garde des romans policiers. Aux Etats-Unis, il existe une forte médiatisation des serial-killers, de leurs cavalcades ; c’est un phénomène qui arrive ici aussi. On voit de plus en plus de personnes passer à l’acte pour des motifs a priori anodins. En Europe, peut-être à cause des frontières, c’est moins médiatisé, et soudain, on voit apparaître des cas extrêmes de meurtres par dizaines… Au cinéma, les Etats-Unis ont réussi à faire des tueurs en série un genre à part entière, pas du tout réaliste, que ce soit d’un point de vue psychologique ou des actes, tous mis en scène avec grandiloquence. Ici, American Translation s’est vu interdire aux moins de 16 ans à cause d’une scène de strangulation trop réaliste, ainsi que pour sexualité malsaine. On aurait tué le personnage au couteau, dans un bain de sang, à l’américaine, je pense que ce serait passé. Il faut quand même savoir qu’ici, à la commission de censure, il y a un seul journaliste, et qu’il travaille à Télé 7 Jours ! Ca fait peur***.

Vous attachez toujours autant d’importance à la sexualité et, surtout, à une forme de sexualité libre et décomplexée…

P.A. : Oui, la sensualité et la sexualité ont toujours autant d’importance à nos yeux, c’est vrai. Ca fait vraiment partie intégrante du fondement d’un personnage, on ne peut pas l’écrire sans connaître sa sexualité. Ici, on l’a abordée de manière un peu différente : avant – les préliminaires – et après l’amour. En fait, il n’y a aucune scène de sexe à proprement parler dans le film !

J.-M. B. : En fait, la seule vraie scène de sexe, c’est celle de l’étranglement ! Pour nous, l’hétérosexualité, l’homosexualité, la bisexualité… c’est derrière nous ! Ce sont des choses acquises, dont on n’a même plus besoin de parler. On est au XXIe siècle, tout de même ! Les enfants ont accès à des corps dénudés tout le temps : à partir de ce moment-là, on peut essayer de faire changer le regard.

P.A. : En plus, nos personnages ont 25 ans. Parler d’eux sans parler de leur sexualité, ce serait un peu à côté de la plaque. Mais on a beaucoup régressé en matière de représentation du sexe, de la nudité notamment : montrer des seins, ca va, mais un sexe masculin, c’est vraiment plus compliqué !

 

 

Revenons au personnage d’Aurore. On a quand même du mal à croire qu’elle puisse fermer les yeux aussi facilement

P.A. : C’est que vous n’avez jamais vraiment été pris dans une passion amoureuse, alors !

J.-M. B. : Il faut surtout savoir que c’est une jeune fille perdue. Très seule et perdue. Elle a peu de points de repère, et cet amour devient l’une de ses seules ressources. Et puis il y a également une sorte de fascination qu’elle éprouve, malgré elle, pour les actes de son copain…

P.A. : Mais elle n’est pas idiote ! Elle se questionne quand même en permanence. Mais c’est soit l’amour qui prend le pas, soit la raison. Alors c’est vrai qu’on passe tout juste, d’un point de vue de la morale. Mais c’est justement pour garder le spectateur d’un certain côté… L’idée, c’est de se questionner en même temps qu’elle. Quand elle se renseigne sur Internet sur les tueurs en série, elle essaye de comprendre. C’est un peu comme avoir un copain accro à l’héroïne… Alors ici, ca va plus loin, parce que c’est un meurtrier, mais elle est crédible à partir du moment où l’on croit à son amour pour lui.

C’est tout simplement une grande histoire d’amour, en fait ?

J.-M. B. : Disons qu’on croit au cinéma, et qu’on croit à l’amour. L’amour impossible, surtout !

P.A. : Dans tous nos films, on croit très fort à l’amour. Dans Lovers, deux amoureux qui sont prêts à tout pour vivre leur histoire impossible – lui est sans papier – jusqu’à la déchirure. Dans Too much flesh, la découverte tardive de la sexualité, dans un contexte très moraliste américain. Ici, on pourrait se dire que c’est trop gros, mais non ! Aurore est folle amoureuse de Chris, elle essaye donc de le comprendre à tout prix, de l’aider, aussi, quelles que soient ses failles. Tout est uniquement dicté par sa passion pour lui, pas par des règles pré-établies.

Vous dites avoir écrit le film pour Lizzie Brocheré et Pierre Perrier. On les sent en effet très impliqués…

J.-M. B. : Quand on les a découverts au moment de Chacun sa nuit, on les a tout de suite beaucoup aimés. Là, le film a été écrit pour eux, surtout pour Pierre. Il avait le corps, mais aussi le bagage nécessaire pour développer le personnage de Chris. On croit vraiment en leurs propositions d’acteurs, et ils se fient à nous et à nos propositions artistiques. On a besoin de travailler avec des gens avec qui on se sent en confiance : c’est vraiment le cas avec Lizzie et Pierre. Il arrive qu’un film tombe à cause de l’ego d’un acteur ou d’un metteur en scène, et le travail devient futile. Nous, on veut se faire plaisir dans notre travail. Pierre, Lizzie et quelques autres, on travaille ensemble, c’est comme une famille désormais !

P.A. : On a écrit le scénario en pensant à eux, parce qu’il est très stimulant d’écrire pour des acteurs. On a vraiment pu échanger sur les personnages. On est dans le même état d’esprit. Et puis, Lizzie et Pierre, ils sont au seuil de la célébrité, on ne sait pas s’ils vont réellement rentrer dans le système… C’est toujours touchant de révéler ces émotions, ces attitudes-là.

 

 

Le film semble très écrit. N’y avait-il aucune place pour l’improvisation ?

J.-M. B. : Quand on tourne avec un petit budget, il faut tourner ce qui est écrit. On a peu d’argent, et donc peu de temps pour montrer ce qu’on a envie de montrer.

P.A. : C’est vrai que depuis nos premiers films, tout est très écrit. Après, on tourne les scènes au feeling. Si elles ne marchent pas, on les coupe. Il faut dire aussi qu’on cherche un modèle économique un peu alternatif pour nos films. Pour American Translation, on a été encore plus radical, on n’est passé par aucun biais de financement classique. On a eu un seul partenaire en faisant le pari qu’en dépensant moins, on pourrait rendre le film fiable économiquement. C’est en train de marcher à l’international, puisqu’il a été acheté par les USA, l’Angleterre, la Corée du Sud et le Japon. En France, on a choisi un tout petit distributeur parce qu’on voulait un maximum de liberté, dont celle de ne sortir le film qu’en numérique. Ici, les critères de financement sont beaucoup plus figés, le système beaucoup plus fermé, et 90 % des films ne sont pas rentables.

C’est une manière de sortir des limites du système français ?

J.-M. B. : On questionne ces limites, en tout cas. On essaye de ne pas être dépendants. Et on tente de s’ouvrir à l’international, de ne pas rester centrés sur la France.

P.A. : C’est vrai qu’on a cru naïvement, il y a dix ans, qu’on pourrait faire changer les choses, en étant les premiers notamment à tourner en numérique. On s’est dit qu’il y aurait une nouvelle génération qui se mettrait au cinéma, sans passer forcément par les formations étatiques. Et puis le système n’a pas pris. C’est dommage. Aujourd’hui, on va vers de plus en plus de formatage : de fabrication, de production, de contenu, aussi. On a une société de production depuis 12 ans, mais c’est de plus en plus fragile, et on a peur de devoir passer du côté du système à un moment donné…

Comment se passe votre collaboration, entamée depuis plus de dix ans maintenant ?

J.-M. B. : Ca évolue, forcément. Mais on commence vraiment à connaître les pièges, à savoir comment on s’organise l’un et l’autre. C’est comme un talent, ça s’affine, ça s’améliore !

P.A. : On est tellement différents qu’on se complète dans la créativité. Ce qui est important, c’est le film et son existence, et pas le petit ego des réalisateurs ou des acteurs.

Vous avez tourné deux films coup sur coup : American Translation donc, et Chroniques sexuelles d’une famille d’aujourd’hui… Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

P.A. : Oui, Chroniques sexuelles… est actuellement en post-production et devrait sortir dans six mois environ. On s’est rendu compte que depuis 25 ans, la représentation de la sexualité était monopolisée par l’industrie du porno. Du coup, on a voulu montrer la sexualité filmée de notre point de vue à nous. On parle d’une famille classique, sur trois générations : les parents, leurs trois enfants, et le grand-père, et il s’agit de traiter de l’intimité et de la sexualité, mais du côté de la comédie cette fois-ci.

J.-M. B. : Une célébration de la sexualité, encore et toujours !

Propos recueillis par Jean-Baptiste Viaud, mai 2011

*** Droit de réponse du journaliste en question, qui s’appelle Gérard Lenne et nous a joint par e-mail. Il précise qu’il n’y a plus de « commission de censure » mais une « commission de classification des films » ; que celle-ci ne comporte pas un journaliste mais deux (critiques de cinéma) ; qu’enfin, il ne travaille plus à Télé 7 Jours depuis plus de 6 ans.

 


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