DVD « La Femme aux 5 éléphants »

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Vadim Jendreyko livre un documentaire captivant sur une femme de l´ombre passionnée et passionnante. Un bel hommage au travail intellectuel, à la littérature et à la magie du verbe.

Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Démons, L’Adolescent et Les Frères Karamazov. Cinq romans de Dostoïevski, cinq éléphants que Svetlana Geier passa près de vingt années à traduire en allemand, mot après mot, ligne après ligne. Quand elle entreprit ce travail titanesque, elle avait près de soixante-dix ans. « Elle est trop vieille pour faire des pauses », commente Vadim Jendreyko d’une voix emplie d’admiration et de tendresse.

Née en Ukraine à l’aube du XXe siècle, Svetlana partagea les maux d’une Europe malmenée par les dictatures stalinienne et hitlérienne. Elle a 16 ans quand son père est libéré des goulags après 18 mois de torture ; 19 ans quand les troupes SS entrent dans Kiev et assassinent 30 000 Juifs ; 20 ans quand elle quitte définitivement l’Ukraine pour l’Allemagne. Entre la mort du père, en 1938, et celle du fils, en 2007, elle devint l’une des plus éminentes traductrices de la littérature russe en allemand.

Comment rendre compte d’une vie, d’un destin, d’une œuvre ? En suivant au quotidien ce petit bout de femme courbée par le poids des années, Vadim Jendreyko nous entraîne dans les dédales de la langue, dans le labyrinthe de la traduction. « Les langues ne sont pas compatibles », constate Svetlana. Traduire, c’est essayer d’atteindre quelque chose qui ne cesse de se dérober, s’acharner à trouver le mot le plus juste possible, tout en sachant que ce mot ne sera jamais le bon. Le documentaire de Nurith Aviv, Traduire, insistait également sur les compromis et les sacrifices que ce travail implique. Mais peu importe les difficultés qui se dressent sur sa route : Svetlana Geier aime les langues et les mots, elle sait les écouter, en déceler les finesses, en savourer la musicalité.

 

 
Lorsqu’elle n’est pas plongée dans un livre, elle s’attèle à ses tâches quotidiennes avec une infinie délicatesse : préparer un repas, éplucher des oignons, repasser du linge… Chacun de ses gestes semble doté d’une portée philosophique. « La traduction naît d’un tout », explique-t-elle. Il ne faut pas suivre les lignes en rampant de gauche à droite comme une chenille, mais se laisser pénétrer par le texte, en déceler les nuances, la profondeur. Il en va de même avec l’existence : chaque détail est lié à l’ensemble. Les gestes ordinaires que filme Vadim Jendreyko éclairent la vie et l’œuvre d’une traductrice de génie, d’une anonyme dévouée corps et âme à la littérature. Une vie qui, à elle seule, est déjà un roman.

Le réalisateur contemple cette vieille dame, à la fois humble et têtue, tout en demeurant silencieux. « Je vous raconterai tout, mais ne me posez pas de questions », avait déclaré le père de Svetlana lors de sa remise en liberté. C’est ainsi que procède Vadim Jendreyko : il laisse son interlocutrice se dévoiler petit à petit, recueillant les mots qu’elle prononce comme des fruits précieux. Il s’en imprègne à la manière d’un lecteur plongé dans un roman passionnant.

« Exister ne peut pas être le seul but de l’Homme. Ça ne se justifie que si c’est un chemin vers quelque chose qui continue ». Svetlana Geier a tracé son chemin pendant 87 ans. Un chemin pavé de livres et de mots, d’amour et de souffrances. Un chemin sur lequel on prend plaisir à s’attarder, en sa compagnie.

Bonus

Poèmes (3 minutes). Langue et traduction (12 minutes). A propos de Dostoïevski (7 minutes). Pensées (6 minutes). Livret : textes de Jacques Catteau, Arnaud Schwartz, Agathe Neuve, Patrick Sibourd et Vadim Jendreyko. 

Edité chez Montparnasse.

 

 


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