Au vu de son titre anglais (bien mal choisi au passage) et de son intrigue qui semble se rapprocher du revenge movie, il serait tentant de relier Blood Island à des figures très ancrées dans le genre comme Park Chan-Wook ou même Kim Jee-Woon avec son récent J’ai rencontré le Diable, le motif de la vengeance étant très répandu au sein d’une Nouvelle Vague coréenne presque entièrement dédiée à la tragédie acerbe et stylisée. Cependant, Blood Island penche plutôt vers le cinéma ambigu à la violence sourde de Kim Ki-Duk, que Jang Cheol-Soo assista sur Samaria. On pense bien sûr à L’Île pour sa situation spatiale, la solitude des personnages et l’exploration des rapports hommes/femmes. Blood Island trouve pourtant une identité forte dans l’atmosphère poisseuse qu’il dégage, contrastant avec un cadre bucolique magnifié par une lumière rasante de fin d’après-midi.
A l’instar du hongkongais Dream Home, le film de Jang Cheol-Soo met en scène un personnage féminin ambigu et glacial ne se projetant qu’à travers sa propre réussite sociale. Individualiste et concurrentielle, Hae-won est mise à l’écart de son entreprise et décide de rejoindre une amie d’enfance sur une île au large de Séoul. Neuf habitants vieillissants y résident encore, dont Bok-nam (Young-hee Seo, à fleur de peau), seule jeune femme parmi cette microsociété quasi autonome, rayon de soleil au milieu des visages fermés, peu accueillants qui cachent mal une hiérarchie totalitaire, faisant de Bok-nam une esclave captive. Alors qu’Hae-won profite du cadre pour décompresser, sa jeune amie voit en elle un plan d’évasion.
La grande réussite du film réside dans ce basculement des points de vue entre les deux jeunes femmes qui ne se perçoivent que par antagonisme. Si Bok-nam voit en Hae-won la femme citadine et émancipée qu’elle rêve de devenir, Hae-won réduit son amie à un être faible, incapable de prendre son destin en main, mettant de côté toute compassion. Car contrairement aux apparences, Blood Island est tout sauf un film féministe, quand bien même les hommes n’y sont que des brutes assujetties à leurs pulsions sexuelles. La cruauté est en effet particulièrement bien relayée par les différents personnages féminins qui méprisent la faiblesse et sont les premiers à réduire la condition féminine à un assouvissement vital des desideratas masculins. Une des cheftaines de l’île, qu’on percevait alors comme une vieille femme méfiante et mystérieuse, déclare sèchement : « une femme doit avoir une bite dans la bouche ». Jang Cheol-soo renverse ainsi avec audace tout ce qu’il a mis en place dans le premier acte qui laissait espérer un revirement solidaire d’Hae-won envers son amie. Niet. L’indifférence de la jeune femme force la narration à épouser le point de vue douloureux de Bok-nam tout en refusant l’identification du spectateur à celle-ci. Hae-won reste le personnage référent, un point de vue extérieur désagréable qui est celui de la société moderne.
Le monde primal de Blood Island, à travers cette communauté minimaliste, met en relief la brutalité inaltérable de la nature humaine, notamment dans son rapport à la sexualité. Le mari de Bok-nam en est la plus édifiante représentation, jusqu’à devenir l’archétype primitif d’une virilité malade qui ne se réalise que dans la domination physique de l’autre. Jang Cheol-Soo n’épargne rien au spectateur et pratique une surenchère constante dans la violence de ses personnages sans jamais craindre l’excès, préférant accentuer l’aspect métaphorique du film plutôt que de donner dans la chronique sociale. Blood Island trouve ainsi un équilibre adroit entre une dramaturgie puissance (le martyre de Bok-nam est bouleversant) et un ton savamment caustique participant à l’ambiance irréelle qui implose dans le dernier acte, attendu, certes mais sans doute pas sous cette forme glaciale et désabusée.
Marche funèbre éreintante, Blood Island se veut la critique acide d’une société patriarcale en lambeaux qui méprise les faibles et compartimente le rôle des hommes et des femmes. Un discours récurrent dans le cinéma coréen (voir notamment Breathless de Yang Ik-Joon) qui trouve ici une radicalité explicite dans un univers quasi dystopique proposant une atmosphère réellement intrigante. La mise en scène brillante de Jang Cheol-Soo, et son approche narrative complexe et impliquante, décuplent le potentiel dramatique de Blood Island pour en faire une œuvre totale et immanquable. Probablement l’une des meilleures sorties DVD de ce début d’année.