Cinéphile depuis son plus jeune âge, collaboratrice de Jean-Max Causse et de Jean-Marie Rodon, les créateurs des cinémas Action, Élise Girard nous offre, après Belleville Tokyo en 2011, un deuxième long-métrage magique et habité. Habité d’abord par le cinéma puisqu’il est magnifiquement et sobrement mis en scène avec l’aide du directeur de la photo, Renato Berta. Habité ensuite par des références à François Truffaut puisque, avec son côté poétique et hors du temps, son héroïne, Mavie, pourrait être une sorte d’Antoine Doinel. Si le film fait penser à la Nouvelle Vague, il invoque aussi plus précisément Jacques Rivette en mettant en scène une femme douce, distinguée, comme celles de Céline et Julie vont en bateau (1974) par exemple. En plus, Élise Girard est allée jusqu’à appeler son personnage masculin principal Georges Salina, en hommage explicite au Guépard (Luchino Visconti, 1962) bien sûr. Puis, pour l’interpréter, elle a fait appel à Jean Sorel qui n’avait jamais tourné sous la direction d’une femme. Mais qui avait bien connu Visconti, puisqu’il interprétait le rôle de Gianni Luzatti dans Sandra en 1965 aux côtés de Claudia Cardinale et de Michael Craig.
Mavie est une jeune provinciale qui vient à Paris pour y trouver du travail. Elle a fait le voyage avec son chat, hébergée dans un premier temps chez une amie épicurienne qui ne pense qu’à faire l’amour. Un jour, elle répond à une petite annonce manuscrite qui l’introduit dans un univers inconnu pour elle, un peu à la manière d’Alice au pays des merveilles. Ce monde, c’est celui d’une vieille librairie poussiéreuse, où personne n’entre jamais, tenue par un vieux monsieur qui va devenir à la fois son mentor, puis son amant. Cette histoire n’est pas si banale, elle joue sur la retenue du personnage de Mavie, interprété de façon magistrale par Lolita Chammah, qui porte le film avec son apparence diaphane, sa rousseur distinguée héritée de sa mère et son air de jeune fille du XIXe siècle qui marche comme si elle dansait. Tous ces éléments apportent au film un charme infini. Elle n’est pas du tout comme les jeunes filles contemporaines qui se baladent avec leur Smartphone à la main et jurent dans le métro. Elle écrit sur un carnet dans des cafés hors de toute mode, elle n’aime pas le bruit et la fureur de la ville, elle se recueille parfois devant le buste de Berlioz. Mavie est belle et comme étrangère à ce monde, ce qui en fait un personnage de l’époque romantique à qui la vie va sourire quand elle rencontre le flamboyant Georges Salina, au départ bougon, puis de plus en plus tendre et aimant.
Un homme haut en couleurs
Pour créer ce personnage qui devait être, lui aussi, hors du commun, Élise Girard a eu l’idée de s’inspirer de l’éditeur des Brigades Rouges, Giangiacomo Feltrinelli, qui aurait pu se sauver et s’exiler à Paris, en plein Quartier Latin, au cœur de ce qui fut longtemps le cerveau de la France. Ne manquant ni d’argent, ni d’entregent, Giangiacomo, alias Georges Salina, aurait pu sous ce nom d’emprunt acheter une librairie insignifiante pour tenter de se faire oublier. Du coup, l’ambiance de certains moments du film, avec restaurants italiens et faux airs de mafieux, fait penser à l’Italie… ne sommes-nous pas dans le quartier dit latin ? Mais lorsque son passé le rattrape, il quitte Mavie, non parce qu’il ne l’aime plus, mais parce qu’il ne veut pas lui gâcher sa vie.
Film tendre, féminin, équivoque par moments, empreint de poésie mais aussi de surnaturel qui laissera au spectateur sa liberté d’interprétation : notamment dans ces séquences où seule Mavie voit choir, sur le macadam, de gros oiseaux qui ne se cachent même plus pour mourir, ou dans la manière dont on se débarrasse d’un cadavre, ou encore comment avoir de l’argent sans trop se fatiguer. Et le meilleur compliment qu’on pourrait lui faire, c’est de dire que par moments, on pense un peu avec émotion à The shop around the corner d’Ernst Lubitsch (1940), qu’Élise Girard a dû voir en boucle comme moi dans les cinémas Action d’alors, temples de la cinéphilie parisienne.