Détenu en attente de jugement (Detenuto in attesa di giudizio, Nanni Loy – 1971)

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Entre cauchemar orwellien et engrenage kafkaïen, « Détenu en attente de jugement » est l’oeuvre inédite dans ce registre d’un satiriste: Nanni Loy. Cinéaste engagé, il décrit comme une parenthèse tragique le calvaire vécu par un citoyen au-dessus de tout soupçon broyé par la machine judiciaire et carcérale. A (re)découvrir.

A première vision, ce film glaçant provoque un malaise trouble chez le spectateur. Il fait l’effet d’une douche froide qui précèderait l’électrochoc. On pense d’emblée à Vol au dessus d’un nid de coucous de Milos Forman (1976) qui épinglait une administration psychiatrique réduite à un espace concentrationnaire sous la férule d’ une infirmière tyrannique. Au questionnement folie ou normalité que soulevait ce film culte vient ici se substituer celui de culpabilité ou innocence.

Détenu en attente de jugement semble de prime abord faire l’apologie de la soumission pour dénoncer de l’intérieur un système oppressif en montrant un anti-héros résigné à tout ce qui le brime devenir le catalyseur d’une agressivité carcérale refoulée.

De la cellule familiale à la cellule carcérale

Di Noi (Alberto Sordi), le protagoniste central, vit, hébété, un cauchemar effroyable dont le récit à lui seul compose une sidérante descente aux enfers.

Le titre résonne comme un constat de procès-verbal et le film vient corroborer tout du long cette sècheresse procédurale qui donne des sueurs froides. Di Noi se révèle n’être qu’un vulgaire pion sur l’échiquier de la détention carcérale aux méthodes coercitives. Il s’escrime tant et plus ; en butte à une admininistration obtuse dont il serait devenu la tête de turc désignée. Invariablement. Il retourne à la case départ de sa désespérance avec l’entêtement d’une souris de laboratoire piégée dans un dédale inextricable.

Sordi donne ici l’impression de livrer un rôle de composition tant son interprétation magistrale est époustouflante de justesse émotionnelle. Dans les prémices du film, il reste toutefois fidèle à sa bonhomie naturelle d’homme du peuple romain ; campant un géomètre à l’alacrité transalpine . Expatrié depuis six ans en Suède et marié à Ingrid (Elga Andersen), qui lui a donné deux enfants, Giuseppe Di Noi semble jouir d’une position confortable.

Fil rouge du récit, notre géomètre italien s’apprête à partir en vacances en famille et négocie un ultime chantier. La partition musicale signée Carlo Rustichelli est enjouée à ce moment inaugural du film. Tout semble concourir à ce que les ingrédients propres à la comédie à l’italienne soient au rendez-vous : la famille, la volubilité du héros, le départ en vacances, le choix du lieu de villégiature : la péninsule italienne, berceau natal du héros.
 

Présomption de culpabilité

Le réalisateur de Hold-up à la milanaise (1959) fait exécuter comme un virage à 360 degrés à sa narration. Tandis que la famille est sur le point de franchir le poste-frontière italien d’Aoste ,ce qui s’annonce comme une simple formalité de contrôle d’identité enclenche l’emballement d’une machine judiciaire implacable. Le récit fait une brusque embardée comme le véhicule policier qui embarque Di Noi manu militari ; plantant là femme, enfants, bagages sans autre forme de procès. Un leitmotiv anxiogène succède au thème entraînant d’ouverture.

S’ensuit un enchaînement quasi schizophrénique d’ordres d’écrou et de mises sous écrou qui ne quittera plus le film jusqu’à la levée d’écrou finale de Di Noi. C’est dans ce caporalisme ambiant que lui et ses co-détenus sont trimbalés ainsi sans plus d’égards que les ballots qu’ils portent.

Leurs déplacements erratiques sont entravés et l’espace est jalonné de barreaux et de grilles qui ne laissent possible aucune échappatoire. L’univers carcéral est à ce point occlusif que rien ne filtre du dehors. La moindre fenêtre est pourvue de barreaux. On ne fait qu’entrevoir Di Noi à travers des ajourements intersticiels. L’utilisation répétée des effets de zoom et de plongées accentue la sidération claustrophobique.

Transférée de prisons en centres de détention, la colonne pénitentiaire est désignée à l’opprobre publique comme des parias de l’humanité pour des délits parfois dérisoires.

En immergeant Di Noi dans la réalité carcérale la plus sordide, le réalisateur opère ainsi un hiatus spatio-temporel comme si sa descente aux enfers préludait en quelque sorte à une remontée dans le temps totalitaire de l’époque fasciste.

La censure avait dissuadé Georges Orwell d’intituler son roman originel « 1948 » pour ses connotations historiennes évidentes. C’est pourquoi il en inversa les deux derniers chiffres. Par inférence, Nanni Loi semble faire la même chose avec la construction dramatique de son film en imaginant un présent totalitaire des plus oppressants.

En filigrane des apories judiciaires répétées dans un dédale de cellules d’isolement et de punition et leur litanie de procédures bureaucratiques ubuesques se révèle la condamnation implicite d’une Italie alors engluée dans les affaires politico-judiciaires et l’activisme des mouvements d’extrême-gauche pour corollaire. Par définition, aucun citoyen n’est au-dessus de tout soupçon. Il n’y a pas d’électrons libres dans Détenu en attente de jugement mais de simples matricules prisonniers de leur assujettissement.
 


La géhenne de l’incarcération

A sa manière corrosive et grinçante, Nanni Loy met à mal avec la plus extrême virulence l’inanité d’un système de détention carcérale totalement gangréné de l’intérieur par le soudoiement mafieux. Seul prévaut l’arbitraire encore régi sous le sceau des lois fascistes. Il porte une charge féroce contre l’inefficience et la pesanteur administrative en soulignant à gros traits l’incurie de l’autorité judiciaire.

Depuis les directeurs des centres de détention jusqu’aux juges chargés d’instruire les affaires des inculpés et leurs avocats incompétents, toutes les instances sont visées.Les situations sont prétextes à une bouffonnerie tragi-comique et à une parodie de justice. Cette dernière est toujours coupable comme le scande un des détenus en rebellion et les justiciables tous innocents. L’autorité carcérale de ceux qui en sont les dépositaires est moquée , montrée du doigt et bafouée allègrement.

Ainsi de ce fonctionnaire de prison seulement préoccupé des commentaires du calcio à la radio et qui expédie les prisonniers comme les affaires courantes. De même, ce directeur de prison maniaque, trop zélé pour être honnête, qui s’interpose au cours de l’homélie funèbre consécutive au suicide d’ un détenu dont la détention a été commuée à quatre années pour avoir volé 3 kgs d’olives!

Toute l’institution pénitentiaire en prend ainsi pour son grade et la révolte gronde face à la maltraitance redoublée des réprouvés. Elle s’embrase dans une flambée de violence menée par les détenus les plus insoumis. Assimilé aux mutins meneurs alors qu’il est resté claquemuré dans sa cellule, Di Noi subit les derniers outrages au contact d’un groupe de co-détenus. Filmée dans une pagaille généralisée, la rebellion intervient comme une psychothérapie de choc.

Par déformation professionnelle, un géomètre est toujours en mouvement et Nanni Loy enferme à dessein Di Noi dans la géométrie des situations qu’il va lui faire vivre : celles d’un homme cantonné à un désœuvrement physique mais constamment déplacé et confiné en lieux clos qui se succèdent et se ressemblent à eux-mêmes dans un labyrinthe kafkaïen asphyxiant.

 

 
Tout innocent est un coupable qui s’ignore

A l’instar du héros de Le Procès (Franz Kafka, 1925 ), Joseph K, Di Noi se retrouve réduit à quia dans la posture inconfortable du prévenu appréhendé arbitrairement et accusé de faits que l’administration se refuse à lui exposer. Dans sa dérive totalitaire, le film n’est pas sans rappeller par endroits la trame narrative de L’Aveu (1970) de Costa Gavras et ce lent processus de dépersonnalisation de l’individu qui lui fait perdre tous ses repères jusqu’à sa dignité.

Là où L’Aveu dénonçait crûment les purges staliniennes et leurs méthodes inavouables de lavage de cerveau promptes à arracher les pires témoignages, Détenu en attente de jugement insiste sur le poids de la culpabilité qui taraude l’innocent dans ce contexte déshumanisant.Sordi se défend avec l’énergie du désespoir. Il passe d’une conscience sociale de sa présumée culpabilité liée à la honte que lui renvoie le regard d’autrui à une conscience intériorisée d’un homicide sur lequel il ne peut mettre aucun nom. Et pour cause.

Di Noi et ses co-détenus sont baladés dans la géhenne de l’incarcération. Rien n’est élucidé sinon l’absurde d’une situation kafkaïenne même si le qualificatif tant usité paraît forcément galvaudé. C’est en cela qu’on peut parler d’une orwellisation des esprits où le judas du gardien de cellule tient lieu de « Big Brother » et où l’individu est dénié et ravalé au rang de l’animal. Ainsi des scènes de mises à nu corporelles, de toucher rectal ou encore celles à répétition où Di Noi se voit contraint de faire ses besoins sous le regard railleur de ses géoliers.

Le chef d’accusation qui justifie le maintien en captivité de Di Noi est son prétendu homicide au second degré d’un certain Franz Kaltenbrunner dont les initiales F.K. redoublent ironiquement celles de Franz Kafka. L’allusion au dignitaire allemand (Ernst) Kaltenbrunner, chef de la police nazi exécuté à Nüremberg en 1946 est sans équivoque. « Mais qui est ce Kalten brunner ? » clame Di Noi à qui veut l’entendre. L’absurde du confinement en prison trouve son apothéose lorsque Sordi apprend du juge qu’il est définitivement innocenté d’un homicide qu’il n’aura en définitive jamais commis.

Demandez à un géomètre de mesurer la terre mais ne lui demandez pas de mesurer le bout de son nez

Sordi est saisissant de naturel dans ce rôle de géomètre qu’on pourrait dire déboussolé et totalement dépassé par les événements. D’une obséquiosité geignarde, il n’a aucune prise sur la mesure de la situation dans laquelle il se trouve et subit en victime expiatoire les pires humiliations au milieu de ses camarades reclus. Le visage hâve et les traits de plus en plus émaciés alors que le film progresse, sa composition ne cesse d’être bouleversante.

Notre héros marche de long en large comme l’arpenteur qu’il est. Montand alias Artur London dans l’adaptation de Costa Gavras marchait en rond sous l’injonction de la chiourme stalinienne. Ici,rien ne semble contraindre Di Noi sinon sa volonté de s’abstraire mentalement de l’incarcération dont il est victime pour ne pas sombrer dans la folie du ressassement.Comme un fauve en cage, il se trouve pris dans les rets d’un réseau carcéral labyrinthique. Nanni Loy donne un tour délibérément grotesque à cette situation en la dupliquant aux autres détenus.

Le film referme la parenthèse ouverte en son début par l’arrestation brutale de Di Noi en redoublant un dénouement symétrique. Prostré par le traumatisme qu’il vient de vivre, Di Noi repasse le poste-frontière italien qui doit le ramener avec sa famille en Suède. Son appréhension est telle que Nanni Loy lui prête une vision onirique apocalyptique où il est exécuté par les douaniers. Mais ce n’est qu’un mauvais rêve … Et si le film en son entier n’était qu’un mauvais cauchemar ? Le réalisateur se résoud à conclure de lui-même en ajoutant la mention d’usage : toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite.

Titre original : Detenuto in attesa di giudizio

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