Désordres

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La mécanique capitaliste décortiquée par l’anarchie.

Comme un métronome

Au coeur du système suisse, paradis du capitalisme, actuellement en train de disparaître lentement mais inexorablement (pour preuve, la faillite récente de la banque ancestrale, Crédit suisse), et en s’inspirant de l’histoire de sa propre famille, le réalisateur Cyril Schäublin est allé filmer au moyen d’axes étranges et de plans fixes le désordre au coeur de l’ordre, représenté par l’allégorie de l’horlogerie, autre parangon suisse. « Ma grand-mère fabriquait le cœur mécanique des montres, ce qu’on appelle le balancier (Unrueh), comme beaucoup d’autres femmes de ma famille qui travaillaient dans une horlogerie suisse aux XIXe et XXe siècles, explique-t-il dans le dossier de presse du film. Je désirais faire un film qui rende compte de leur travail, du temps passé à l’usine ainsi que mettre en lumière l’histoire du mouvement anarchiste chez les horlogers qui apparut au XIXe siècle. Leurs propositions pour réinterpréter notre façon d’organiser la société, de produire, méritaient d’être remises en avant. »

Plans désaxés comme prolepse

Le film commence d’ailleurs par un plan fixe sur des femmes de la haute société russe en habits de galas, discutant sur une belle terrasse arborée d’un certain Pierre Alexeïevitch Kropotkine (1842-1921), un cousin, géographe et explorateur, qui s’est rendu dans le Jura suisse pour le cartographier. Et bien sûr, de les convaincre à l’anarchisme, lui qui lors de son séjour après des études de haut niveau à l’école du Corps des Pages du tsar Alexandre II, a pu étudier les petites communautés sibériennes, avec leur sens de la coopération et leur don d’organisation sociale. Il en résulte ce petit film étrange, sans grand moyen mais avec une portée politique discrète mais très efficace qui prend place dans les années 1870 et restitue, à partir de faits historiques, ce moment où la vallée de Saint-Imier, au nord-ouest de la Suisse, devient l’épicentre d’un mouvement anarchiste en expansion. C’est aussi la rencontre entre Josephine Gräbli, une ouvrière qui fabrique des balanciers d’horlogerie, et Pierre Kropotkine dont les Mémoires d’un révolutionnaire, racontant son séjour anarchiste en Suisse, a été une ressource fondamentale à l’écriture du scénario. 

 

Le temps c’est de l’argent

Par son écriture justement, par la mise en scène volontiers minimaliste, avec le regard caméra des officiels qui, comme cela se pratique de plus en plus grâce aux médias modernes actuels s’adressent directement aux spectateurs, et la disparition de certains ouvriers dans quelques plans comme pour insister sur leur insignifiance aux yeux des dirigeants, le film est à la fois une leçon de politique libertaire et de cinéma. Le cinéma joue sur le temps ne serait-ce que sur l’illusion d’optique du 24 images/seconde, la montre et l’horloge ont la prétention de codifier le temps : les trains n’ont-ils pas besoin d’utiliser tous la même heure pour arriver à temps et ne pas se tamponner ? Le temps est aussi une notion très utilisée par le capitalisme, ne serait-ce que pour quantifier le temps de travail des ouvriers, par les pointeuses et le paiement des heures effectuées. Par des cadres surprenants, souvent désaxés, le réalisateur place son spectateur dans une situation à la fois inquiétante et rassurante, ce qui est plus qu’une gageure réussie. On sort du film sans bien savoir de quoi il s’est agi en fait : « Les définitions du temps et du travail, développées et affirmées sous le capitalisme industriel, sont-elles de simples inventions ? Comment les discours sur la « nation » et d’autres inventions du XIXe siècle définissent-ils encore notre façon de travailler ensemble, d’organiser et d’user de notre temps aujourd’hui ? Existe-t-il une sorte de mythologie capitaliste qui guiderait insidieusement notre quotidien ? S’agit-il d’un conte de fées ? Quels autres contes peut-on encore écrire ? », comme le précise fort opportunément le dossier de presse du film. 

Titre original : Unrueh

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Durée : 93 mn


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