Avec ce récit d’émancipation, Jean-Marc Vallée explore à nouveau son penchant pour les déviants, ceux qui refusent la routine et le conformisme. L’élément déclencheur varie : les héros de C.R.A.Z.Y (2006) et Dallas Buyers Club (2014), victimes d’homophobie, étaient forcés de définir leur propre voie hors de la société ; ceux de Wild (2015) ou Demolition semblent davantage dans la norme, et un bouleversement personnel sous la forme d’un deuil les pousse à remettre en question leurs aspirations profondes. Dans ce cheminement, les thèmes de la famille, des addictions et de la souffrance physique (voire de l’auto-flagellation) sont toujours omniprésents, et son dernier film ne fait pas exception. Sur la forme, sa BO éclectique et soignée, ainsi que les images en lumière naturelle et caméra à l’épaule ne surprendront pas les habitués du travail de Jean-Marc Vallée.
Dans Demolition, l’affranchissement se fait sur un mode heurté et discontinu, violent parfois, plus réaliste qu’un lent cheminement édifiant vers le bien. Le jour de l’enterrement, Davis commence à écrire des lettres à une entreprise de distributeurs, frustré de n’avoir pu obtenir des M&Ms à l’hôpital où est morte sa femme. De plus en plus longues et détaillées, ces lettres vont finir par trouver une réponse, en la personne de Karen (impeccable Naomi Watts). Permettant à la fois de présenter le personnage de Davis, et d’expliquer son basculement, ces échanges épistolaires sont intégrés à la perfection par un travail de montage brillant, où se télescopent passé et présent, le moment de l’écriture, celui de la lecture, et celui des actions racontées, le tout dans un rythme crescendo alors que Davis s’enflamme et que la rencontre avec Karen devient inéluctable. L’écriture se rapproche du réel, et le rejoint enfin : Davis écrit à Karen qu’il a trouvé son adresse, et sonne au moment où elle lit sa lettre.
En écrivant, Davis cherche la cause de son mal-être, et cette recherche trouve son pendant visuel dans son obsession pour le démontage d’objets : frigo, appliques, ordinateur, porte de toilettes, tout y passe. Ce penchant n’est pas sans évoquer Matthew B. Crawford, ce philosophe reconverti dans la réparation de motos, devenu prophète du travail manuel comme réponse au manque d’attention contemporain. Davis aurait pu y trouver un moyen de renouer avec le monde qui l’entoure, lui qui est incapable de contacts humains normaux et qui réprime à l’extrême ses émotions. Mais Demolition n’est pas un film à thèse, et Jean-Marc Vallée abandonne cette piste, comme celle des lettres, pour ouvrir à Davis de nouveaux moyens d’exprimer sa fureur. Sur un rythme plus convenu, la suite va ainsi se concentrer sur l’intégration de Davis dans la famille formée par Karen et son fils Chris, mais en déjouant à nouveau les attentes puisque l’attention se porte peu à peu sur Chris, ado androgyne et trop intelligent pour son âge, qui trouve en Davis le moyen d’exprimer sa colère.
Demolition construit son évolution sur une destruction créatrice et l’enchainement d’idées scénaristiques intéressantes, écartées dès qu’elles ont été exploitées. Cette construction saccadée, accentuée par un montage vif, exprime bien le cheminement intérieur hasardeux suivi par Davis. Elle laisse certes une impression un peu frustrante, comme la tendance de Jean-Marc Vallée à couper un morceau en pleine envolée, qu’il s’agisse d’une nocturne de Chopin dès la première scène, ou de Crazy in love un peu plus tard. Mais elle témoigne avant tout de la liberté de ce film, qui avance sans souci des convenances, comme son personnage principal, dont la désinvolture nouvelle tranche merveilleusement avec sa belle-famille de New-Yorkais coincés et matérialistes, quand elle ne s’exprime pas par une tendance à tout démonter, démolir, ou danser en pleine rue.