Dans la chambre de Vanda

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Apocalyptique et monstrueux, à la frontière entre réel absolu et écriture stylisée, le plus révolutionnaire des films de Pedro Costa se mesure et se ressent bien davantage qu´il ne se comprend. L´expérience, véritable plongée dans les entrailles d´un bidonville de Lisbonne, est traumatisante.

Vanda est une jeune droguée portugaise qui vit, entre misère et désespoir, dans le bidonville de Fontainhas, à la périphérie de Lisbonne. Comme ceux qui l’entourent dans ces ruelles sombres et froides, elle se laisse porter par un temps à deux mesures, alternativement scandé par les phases de trip et de descente désespérée. Comme tous ceux qui peuplent un décor peu à peu abattu par les coups de massue des ouvriers du gigantesque chantier qu’est devenu leur bidonville, elle ne connaît plus de la vie que l’extase et l’angoisse pures, que les hallucinations et la cruelle réalité, de celles qui sautent à la gorge lorsque la lucidité réapparaît subitement, rageusement.

Le geste se doit donc d’être rapide et précis : il s’agit de saisir au vol les infimes variations d’atmosphère, les modulations les plus intimes, à peine reflétées par les yeux des protagonistes. Entrapercevoir, deviner presque physiquement, ce basculement irréversible de l’autre côté, vers une sorte de transcendance confondant la réalité, la soumettant provisoirement au soulagement intérieur. Reconnaître le regard noyé par le bien-être artificiel que tous s’injectent au fil de la journée, lire dans ce néant passager la douleur à venir, lors de l’atterrissage. Percevoir dans la pénombre le reflet du jour, posé sur les aiguilles du quotidien de junkie. Comprendre intimement ce quotidien, l’absorber, le faire sien durant presque trois heures.

La plus belle des leçons de cinéma données par Pedro Costa dans cette œuvre réside certainement dans l’amour infini que porte le cinéaste à son sujet, ou plutôt, ses sujets. Car Dans la Chambre de Vanda relève finalement davantage d’un montage de différents témoignages émus, que du documentaire habituellement diffusé sur les écrans, petits ou grands. Aucune visée journalistique, aucun goût pour le reportage affamé de révélations ne transparaissent ici. Rien que la volonté de s’imprégner tout entier et d’imprégner le film même d’un univers, des pensées et douleurs contenues dans un campement de cabanes prêtes à s’effondrer. Costa laisse méthodiquement les images et récits venir à lui, apprivoise peu à peu l’atmosphère et, délicatement, la capte dans sa caméra. Chaque plan constitue ainsi une séquence entière, tandis qu’il incarne l’expression la plus pure d’une idée, d’un motif scénaristique inspiré par le récit de la vérité qui se déroule lentement, devant ses yeux.

 

Alors, au gré des rencontres et des habitations de fortune visitées, et pendant que plus loin on continue de détruire pierre par pierre le décor du film, le cinéaste se familiarise avec ces ambiances, perce le mystère des ombres et sonorités qui peuplent les demeures de ses héros. Plus particulièrement celle de Vanda, car c’est Vanda qui va mourir bientôt, sans que la caméra DV ne le sache alors, et c’est elle qui emportera le semblant de fierté et de détermination qui subsiste encore à Fontainhas.
La télévision, plantée au milieu d’un fatras de légumes, de linge sale et de cartons, dans cette pièce centrale de la maison de Vanda où s’entassent habituellement tous les membres de la famille, vide pourtant à cet instant, diffuse en sourdine un reportage sur une famille de ragondins qui bâtit, malgré le courant du fleuve, son barrage. Au loin, les machines du chantier s’activent.
Allongées sur le lit, Vanda et sa sœur se disputent les doses, s’échangent aluminium et cigarettes. Vanda, les pages jaunes sur les genoux, prépare les rations en marmonnant. Le récit du voisinage, de la lente et sournoise destruction des corps des uns et des autres. Béquilles qu’on entend arriver au loin, Nhuro qui nettoie sa chambre, se méfie des aiguilles abandonnées près de son lit, et que rend malade la tristesse dans les yeux de sa mère, quand elle aperçoit son grand corps maigre, ses yeux creusés. Tous sont conscients qu’ils vivent leurs derniers instants, et pas seulement parce qu’à deux pas d’ici on arrache leur quartier de la surface de la terre.
 

Leurs longues silhouettes décharnées se confondent avec la pierre et la terre, déjà. Les mouvements sont ralentis par la souffrance et la faiblesse morale. Le manque gronde sa menace à chaque respiration, plus encore que la mort, plus cruel, plus humiliant sans doute. Peu importe s’il s’agit là du fruit de leur destin ou de la conséquence de leurs erreurs passées : ils savent tous que leur fin est toute proche, et sentent souvent son frisson les parcourir lorsqu’ils reposent l’aiguille ou relâchent l’aluminium. Ce qui frappe le plus, au creux de cette violence viscérale de tous les instants, de ces organismes dont on dévoile sans pudeur aucune la putréfaction avancée, c’est l’intense humilité de ceux qui continuent de vivre là où pelles et marteaux les chassent, là où ils apprivoisent chaque jour un peu plus la mort, le temps de quelques secondes hallucinées, là même où d’autres mains désossées les enterreront.

Cette merveilleuse édition Capricci du film de Costa offre surtout la possibilité, grâce au recueil qui lui est joint, de prolonger l’expérience et de se plonger avec passion dans un entretien accordé par le réalisateur pendant une journée entière, où son art est évoqué avec force humilité et enthousiasme. On y découvre les réflexions qui ont nourri l’écriture d’un film dont le réalisme est le fruit paradoxal d’une composition très étudiée lors du montage, et on décèle un peu de la force géniale de cette œuvre à part, qui se démarque toujours autant de la création contemporaine.

 

Dans la Chambre de Vanda
Pedro Costa, 2001
DVD Capricci, Collection "Que fabriquent les cinéastes"
DVD & Livre : Conversation avec Pedro Costa, Mutual Films, collage d’Andy Rector, Illustrations et documents
 


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