Confusion, un scénario inédit de Jacques Tati, Episode I : Mollesse et écoulement

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L´événement César/Tati, un parcours marseillais de Macha Makaïeff (3 et 4 septembre 2008 à la Fondation Cartier), inaugure le premier << épisode >> d´une série d´articles thématiques consacrée à « Confusion », film jamais réalisé de Jacques Tati .

À l’origine de cet article, il y eut la lecture de Confusion, un des scénarios inédits de Jacques Tati (1). Cent vingt-trois pages d’une richesse incroyable, foisonnantes de détails. Le travail d’analyse s’annonce particulièrement excitant, mais par quoi commencer ? C’est à l’annonce des deux soirées réunissant les œuvres de César (2) et celles de Tati qu’un premier axe de réflexion s’est dégagé, né du rapprochement (et non d’une comparaison) entre les Expansions (3) du sculpteur et l’épanchement progressif, le ramollissement d’un monde structuré imaginé par Tati dans Confusion.

Avant-propos

Aucune indication technique – sauf précision de lieu et de temps (nuit ou jour) – ne permet d’imaginer comment Tati aurait filmé ce scénario. Seul indice annoncé en préambule, la distinction entre deux réalités :

 » Ce film repose sur un contraste entre deux façons de voir la vie : l’une où la réalité est restituée simplement, sans mouvements de caméra apparents, l’autre, vue à travers des reportages dans lesquels la technique audiovisuelle, exagérément utilisée, complique la perception.
Pour faciliter la lecture du scénario, les scènes de vie réelle seront indiquées par un C et les scènes de reportages par un V. »

Il s’agira donc de s’attacher aux thèmes et autres descriptions qui animent le scénario. Cette première mise en jambe s’articule autour de deux notions-clés, fils rouges de cette analyse : la mollesse et l’écoulement. Déjà amorcées dans les films précédents mais de manière anecdotique, celles-ci trouvent leur véritable accomplissement dans Confusion.

Déborder le moule

Confusion traite de l’ébranlement de la C.O.M.M, (« Compagnie d’Ordinateurs et de Matériels Multividéo ») (4), conséquence du comportement de ses employés et des incidents techniques qui s’y produisent. Le point de départ de la narration : l’arrivée d’un jeune ingénieur, Luther, dont la personnalité « comporte un certain « hulotisme » » (5) et inventeur d’un objectif permettant de transformer la réalité en rectifiant les couleurs. Après avoir séduit les membres de la direction, les défaillances de son système engendrent catastrophes et bévues, tandis que l’agitation et la confusion gagnent l’usine toute entière. Le thème de la mollesse y est omniprésent. Le « mou » était, dans les années 60-70, une préoccupation propre aux arts plastiques. Succédant aux formes molles peintes par Dali (1930) et à celles tridimensionnelles de Claes Oldenburg, les premières Expansions de César apparaissent en 1965. Difficile de ne pas voir dans le scénario de Confusion, écrit dans les années 70, un possible écho à ces recherches.

Quand César déverse la mousse de polyuréthane, sa démarche consiste à évider le moule de la matière qu’il contient, de la laisser couler. Il n’est plus question alors de reproduire une forme par moulage, d’équilibrer un volume et de le faire tenir debout. César ôte toute colonne vertébrale à la sculpture. L’académisme chancelle : « la matière sans les garde-fous que constituent les moules, évolue librement dans l’espace » (6). De la même manière, un vent de liberté souffle sur Confusion. La mollesse prend place dans un milieu en apparence très strict, celui de la C.O.M.M., que Tati présente comme un « moule ». Il décrit un espace souterrain et technologique régulé et rigide, qui cerne, contraint et canalise les employés qui y travaillent (à l’image de l’univers urbain de PlayTime).

 » Des bureaux, il se dégage une atmosphère lourde et pesante, provenant de la concentration des techniciens absorbés dans leurs tâches très passives. Le tableau d’ensemble de ces nombreux employés donne une impression de profonde inhumanité, comme si la vie avait été figée, et que toute intervention humaine semblât inutile. «  (7)

Dans ce monde où il est sans cesse question de rajustement et de retenue, Tati inocule le virus de la mollesse et de la nonchalance. Il décline les écarts à la bonne tenue, un certain « laisser-aller » chez les « traîne-savates » qui peuplent l’usine (les mots sont récurrents dans le tapuscrit), une flemmardise à tous les étages, une inertie qui transpire des pages. Les techniciens et les ouvriers sont avachis, en sous-régime (8). Le scénario joue d’ailleurs de la confusion entre ceux qui ne font rien et ceux qui paraissent ne rien faire. Et comble du relâchement, une défaillance du climatiseur de l’usine fait s’épancher les corps. Certains fondent littéralement : le PDG effaré, croise un employé « en tenue négligée, cravate desserrée, col ouvert, mouchoir à la main, à qui il fait quelques remontrances. L’employé fait comprendre, en passant sa main sur la bouche d’aération, que la température est trop élevée » (9).
Ces dilettantes dilués forment une masse ramollissante qui désespèrent le patron de la C.O.M.M., dont la rectitude et l’autorité – il représente la ligne, le modèle à suivre -, sont littéralement débordées. La mollesse prend des allures subversives dans une société en quête de totale efficacité.

Images à taux de retenue variable

Outre l’indolence des employés de la C.O.M.M., Tati décrit une mollesse visuelle (même s’il est délicat de parler d’images pour un scénario) à travers l’objectif à différents foyers colorés du jeune ingénieur, source de perturbations visuelles. Lors de la projection d’une cérémonie militaire, les formes s’affaissent et les images débordent :

 » On s’aperçoit très vite que les revendications étaient pleinement justifiées, au vu des défaillances du nouvel objectif K 16, l’invention du jeune ingénieur.

En effet, cette cérémonie prend des couleurs mauves, puis les têtes de tous les officiers supérieurs deviennent vertes. Ceux qui reçoivent leurs décorations sont alignés sur un rang, et l’on peut voir la moustache très noire de l’un d’entre eux, lui conférant une autorité toute militaire, se mettre à fondre, et les traînées noirâtres qui apparaissent autour de sa bouche le transforment en un bandit de grand chemin. Cette impression est renforcée par le fait que la teinture de ses cheveux dégouline elle aussi.

C’est alors que la médaille à ruban rouge que l’on vient de remettre à un officier supérieur commence à se répandre irrémédiablement sur son uniforme. Puis, c’est la dorure particulièrement fournie d’un amiral qui lui coule lamentablement sur le visage.

Enfin le coussin vert d’apparat sur lequel sont posées les décorations semble se liquéfier et l’officier supérieur ne tient plus en main qu’une sorte de pâte molle vert pistache. » (10)

Ce passage, extrêmement drôle, est la scène clé du scénario. Tati invente ici des images à taux de retenue variable, conséquence d’un procédé instable (11). Les lignes sont dépassées, les couleurs s’épanchent, se dilatent et provoquent une sorte de précipité. La coquille se fend, « la matière ne reçoit pas de pression suffisante qui l’amènerait à abdiquer » (12). Tati joue de cette dialectique contenir/déborder, tenue/relâchement à des fins comiques mais aussi contestataires. Par le cerne débordé, troublé, il amène la confusion entre un haut gradé et un voyou, entre les personnages respectables et les parias. Corseté dans son costume de bureaucrate ou dans son uniforme, l’ordre des choses, et par extension, la hiérarchie, sont mises en branle. Les images, autant que les individus perdent contenance. Bref, Tati crée du chaos.

La vision chaotique des images, par le truchement de l’objectif du jeune ingénieur, renvoie à l’image de l’usine toute entière. À mesure que l’histoire avance, les problèmes vont crescendo : la venue du ministre de l’Industrie dont on n’attendait pas la visite génère panique et embarras, les incidents techniques en tout genre entachent la réputation du PDG, jusqu’à la débandade totale (une situation qui rappelle la soirée sous les décombres du Royal Garden dans PlayTime). En imaginant cette débâcle, Tati tente de « dé-modéliser » le monde du travail. Dans ce sens, Confusion opère une certaine remise à niveau des couches sociales par l’effondrement de la hiérarchie. Le choix de l’armée n’est d’ailleurs pas anodin, elle est le symbole même de la hiérarchie. Les corps impériaux des généraux, tirés à quatre épingles, deviennent ridicules :

« Il ramène à grandes enjambées le jeune ingénieur à la première salle de projection où la dernière scène de cérémonie de remise de décorations montre l’alignement des officiers ridiculement colorés, passés en revue par un général suivi d’un officier supérieur dont le sabre subit les mêmes effets du procédé. Du fourreau en acier, il semble sortir, comme d’un tube, une espèce de pâte argentée traînant derrière lui. »
(13)

Il n’y a plus de socle, de piédestal, tous les attributs de mise en valeur sont dévalués, ramollis et portés en dérision. Ce précipité coloré sur les visages des militaires rappelle les « attentats pâtissiers » perpétrés par Noël Godin, geste subversif malgré le recours paradoxal au crémeux, au mou. À l’instar des tartes à la crème dégoulinant le long des visages augustes, l’objectif souille l’image, blesse l’amour-propre lié à une fonction sociale.

Aussi, Tati ne cesse de déjouer les frontières hiérarchiques, d’aplatir la pyramide sociale. Tout le scénario consiste à créer de la confusion – génératrice d’anomie – entre les employés des classes dites supérieures et inférieures et ce, dès les premières pages. Depuis sa limousine, le PDG de la C.O.M.M. répond aux appels téléphoniques destinés à son chauffeur, plus loin, des hommes en smoking élégants s’avèrent être des garçons de café, des ouvriers sont amenés à dépanner de quelques pièces de monnaie des hauts fonctionnaires. D’un système vertébral, on passe à une apparente horizontalité, invertébrée, rhizomatique, où les personnages semblent tous équivalents. C’est aussi le retour au « comique démocratique » énoncé par Tati à propos de PlayTime et un peu mis de côté dans Trafic. Abolissant la hiérarchie entre personnage principal et personnage secondaire, le « comique démocratique » destitue la figure du « héros » en faisant de chacun l’acteur d’un gag potentiel.

Tati prévoyait pour son dernier film de « mettre les choses à plat ». De faire de la mollesse, de la nonchalance, un doux sabotage, critiquant insidieusement le monde du travail et la rigidité de la hiérarchie sociale. En somme, le recours à la mollesse prend la forme d’une « désistance » car les personnages de Confusion, sans avoir l’air d’y toucher, parviennent à bouleverser l’ordre établi.

(1) Confusion reste un projet inachevé, Jacques Tati est mort un mois après avoir déposé le scénario à la SACD en 1982. Il existe deux versions du scénario et la version la plus aboutie est un tapuscrit de 123 pages.
(2) Amateur de burlesque, César admirait tout particulièrement le travail de Jacques Tati, il fut même figurant dans Les Vacances de Mr. Hulot en 1953.
(3) Il s’agira ici des Expansions non moulées de César, telles que l’Expansion N°14 (1970).
(4) Confusion, un scénario de Jacques Tati, tapuscrit de 123 pages, p. 8.
(5) Ibid, p. 2.
(6) Maurice Fréchuret en parlant des Expansions in Le Mou et ses formes, Nîmes, 2004. Ed. Jacqueline Chambon, p. 119.
(7) Confusion, un scénario de Jacques Tati, tapuscrit de 123 pages, p. 47.
(8) Au-delà des similitudes avec les personnages des films précédents – le cantonnier dans Mon oncle ou le chevelu mélangeur de peinture dans Trafic – il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec la nonchalance involontairement subversive d’un Gaston Lagaffe ou la paresse assumée des Pieds Nickelés.
(9) Ibid, p. 67.
(10) Ibid, p.108-109.
(11) L’instabilité était aussi à l’œuvre dans les films précédents et surtout dans Trafic, Cf. Article Coin du cinéphile sur Trafic de Jacques Tati.
(12) Maurice Fréchuret, Le Mou et ses formes, Nîmes, 2004. Ed. Jacqueline Chambon, p. 22.
(13) Confusion, un scénario de Jacques Tati, tapuscrit de 123 pages, p. 112.

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Avec l’aimable collaboration de Philippe Gigot des Films de Mon Oncle.

Un article d’Alexandrine Dhainaut et Ismaël Bahri


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